Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2020

Séance 9 : A propos du Screen new deal

Séance 9 : A propos du Screen new deal

Exorganologie III Remondialisation, Localités et modernité

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 9 : A propos du Screen new deal », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2020 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2020/seance9.html.
version 0, 20/12/2025
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Je reprends ce séminaire interrompu accidentellement. C'est la dernière séance que je ferai tout seul à partir de la prochaine, tous les 15 jours, il y en aura d'autres, je vais vous en parler. Aujourd'hui, je vais parler du Screen New Deal qui est une expression qui a été proposée par Naomi Klein dans ce texte qui a été publié d'abord sur The Intercept puis republié dans The Guardian. Là c'est The Guardian. Ça m'a été envoyé, cet article m'a été communiqué par Dan Ross. Voilà. Naomi Klein, nous apprend que Éric Schmidt, qui était pendant longtemps le patron de Google, qui avait remplacé Larry Page parce que c'était un manager plus que Larry Page semble-t-il et qui a quitté depuis Google. Donc Naomi Klein nous apprend que Google tire parti de cette opportunité, comme on dit, le kairos, je le disais moi-même l'autre fois, qu’est le choc de la pandémie pour accélérer et intensifier la pénétration dans toutes les sphères de l'existence humaine de ce qu'elle appelle le Screen New Deal et de ce que moi j'appelle ici un nouveau stade de la grammatisation. Alors je vais préciser tout à l'heure, je vais revenir tout à l'heure plus précisément sur ce qui m'autorise à dire que le Screen New Deal est un nouveau stade de la grammatisation. Enfin la plupart d'entre vous le savez déjà, mais j'y reviendrai et j'essaierai de l'argumenter plus précisément. Le Screen New Deal, grosso modo, vous l'avez compris, j'imagine, mais je le précise quand même, c'est ce qui fait qu'en ce moment, par exemple, vous avez énormément d'entreprises, de startups, de PME et de petites boîtes de conseils, etc., qui se sont branchées sur le multicloud permettant le télétravail, etc. Enfin bref, toutes sortes d'entreprises du monde des technologies numériques se déploient, notamment pour le télétravail, mais aussi pour beaucoup d'autres choses, et en particulier, c'est surtout ça qui va nous intéresser aujourd'hui, l'enseignement à distance. J'y reviendrai plus tard. Avant de parler de ça, je voudrais rappeler des préalables que vous connaissez aussi déjà mais que je veux utiliser, rappeler pour faire une mise en perspective du problème que veut poser Naomi Klein. Je vous rappelle que par ailleurs, nous travaillons depuis le début de ce qu'on appelle le confinement et la pandémie, nous travaillons sur ce concept qu'elle a - ce concept, c'est pas un concept, sur cette réalité - qu'elle a décrite qu'elle appelle la doctrine du choc, qu'on a traduit en français par la stratégie du choc, mais qui n’est une doctrine qui n'est pas la sienne, qui est celle surtout de l'école de Chicago et dont je soutiens qu'en réalité c'est un développement de la théorie de la société du Mont Pèlerin, c'est-à-dire donc du néolibéralisme deuxième version après la Deuxième Guerre mondiale. Je vous rappelle que moi-même j'avais introduit cette problématique suite à une espèce de tribune que j'avais lue, je ne sais plus très bien où d'ailleurs, peut-être sur Mediapart ou ailleurs, qui appelait à faire ce que les auteurs, dont en particulier Pablo Servigne, avaient appelé une stratégie du choc à l'envers. J'avais souligné que cette prétendue stratégie du choc à l'envers n'était pas du tout à la hauteur et que en fait, d'abord ce n'était pas une stratégie du choc, c'était une doctrine du choc et que cette doctrine du choc qui est constituée et avancée par l'école de Chicago notamment comme développement d'une thérapie de choc du Chili, c'est-à-dire comme politique en fait qu'on a appelée aussi ultralibérale, extrêmement violente. Cette doctrine du choc c'est une doctrine, ce n’est pas simplement une stratégie, comme toute doctrine ça comporte des éléments de « docteur », c'est-à-dire de théorie, de savoir. Alors, je pense que Dan Ross m'a envoyé cet article de Naomi Klein parce qu'il savait que je travaille dans ce séminaire avec vous sur ce que j'appelle moi une « alter doctrine du choc », c'est-à-dire une doctrine reposant sur des docteurs, c'est-à-dire des théorèmes, des gens qui produisent des théorèmes, qu’on pourrait opposer comme une alter doctrine à cette doctrine du choc pour montrer qu'en fait elle n'est pas rationnelle et qu'elle ne sait pas penser la question du choc. Parce que la question du choc ce n’est pas simplement une stratégie, c'est une réalité, c'est la réalité de l'exosomatisation. Depuis le début de l'exosomatisation, il y a au moins trois millions d'années, même évidemment plus en réalité, il se produit des chocs. Et si une choc doctrine ultralibérale a pu se développer, c'est parce qu'elle s'est emparée de cette réalité des chocs.

Cela étant dit, cette doctrine telle qu'elle se rejouerait selon Naomi Klein dans le screen, dans ce qu'elle appelle le screen new deal, à l'occasion d'un choc sanitaire et pour étendre et approfondir un choc technologique, elle constitue ce qu'on pourrait appeler une stratégie hyper disruptive. Une stratégie hyper disruptive qui par ailleurs rendrait possible une hyper thérapie de choc. Qu'est-ce que c'était que la thérapie de choc de Friedman ? C'était de dire il faut transférer vers le marché des tas de trucs qui sont portés par l'État. Là il ne s’agit pas simplement de transférer vers le marché des choses qui sont portées par l'État, il s'agit de faire disparaître l'État purement et simplement à travers cette shock doctrine s'appuyant sur une situation hyper disruptive et combinant un choc sanitaire avec des chocs technologiques pour produire des thérapies de choc d'un nouveau genre qui sont plus simplement ultralibéraux ou néolibéraux mais proprement libertariens. Alors face à cet état de fait, ce que je crois être un état de fait, que je trouve relativement bien décrit par Naomi Klein, même si vous allez voir pourquoi je pense que sa description est très intéressante, extrêmement bien documentée, mais absolument insuffisante selon moi, avant de venir vers ça, je vais vous emmener pendant au moins trois quarts d'heure vers mes propres théorèmes ou axiomes. Une doctrine c'est toujours fondé sur des axiomes et des théorèmes.

Ma doctrine du choc, c'est-à-dire mon alter doctrine, c'est que premièrement il y a toujours du choc exosomatique. Le choc exosomatique depuis l'origine de la noèse, je ne dis pas de l'humanité, moi l'humanité ça ne m'intéresse pas, je ne sais pas ce que c'est, je m'en fous. Par contre la noèse, ça m'intéresse énormément, ça m'apporte énormément. La noèse commence avec le choc exosomatique selon moi et le choc exosomatique c'est ce qui va rythmer des âges par exemple l'âge de pierre, l'âge de fer, l'âge de bronze comme disent les grecs dans leur mythologie ou bien l'âge de la pierre polie comme disent les archéologues d'autrefois, plus maintenant on parle plus tout à fait comme ça, c'est-à-dire le néolithique. Donc des chocs exosomatiques, par exemple passé de la pierre taillée à la pierre polie, de la pierre polie à la faïence au feu, aux bronzes, etc. constituent des ères et des époques de l'évolution exosomatique qui constituent elles-mêmes des ères et des époques de la noèse. Ces chocs exosomatiques sont toujours dominés et organisés par une nouvelle invention. Je prends ici le mot invention au sens de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, c'est-à-dire en tant que production de l'intelligence fabricatrice ou encore de ce qu'il appelle l'homo faber.

Deuxièmement, à partir de chaque nouveau choc exosomatique, de nouvelles formes d'exorganisation sociale, je dis d'exorganisation sociale, ce sont des organisations, mais il y a déjà des organisations animales, par exemple une fourmilière c'est une organisation animale, sociale. Moi, je dis exorganisation sociale pour spécifier ce que c'est qu'une organisation sociale noétique, c'est-à-dire fondée sur des principes de bifurcation que je vais préciser plus tard. Donc, à chaque nouveau choc exosomatique se produisent de nouvelles exorganisations sociales qui constituent ce que j'appelle des exorganismes complexes, inférieurs mais surtout supérieurs. Et cette génération d'exorganisations qui sont les exorganisations, ce que j'appelle aussi avec Bertrand Gille et Niklas Luhmann des systèmes sociaux et qui constituent par ailleurs ce que j'avais appelé dans Le temps du cinéma des dispositifs rétentionnels, cette génération donc de telles exorganisations à chaque fois repose sur la génération d'une nouvelle époque de la noèse. Par exemple, on va expliquer que ce qu'on appelle l'âge classique, ce qui va développer par exemple la monarchie absolue en Europe, en France et ensuite ailleurs, c'est lié à quoi ? A ce qu'on appelle la philosophie moderne qui elle-même va générer la physique moderne, etc. ce qu'on appelle la modernité au sens des philosophes. De même que l'humanisme d’Erasme etc. ça va être généré par la Renaissance qui elle-même correspond à des chocs exosomatiques, etc. Et en fait, on peut faire toute une histoire comme ça, de ce qu'on a fait, ou encore l'histoire des sciences, ou encore l'histoire épistémologique, disons, l'épistémogenèse, à chaque fois, ça s'articule sur une nouvelle époque de la noèse, qui est à la fois fondée sur des chocs exosomatiques et des transformations sociales. Un grand débat totalement sophistique pour moi, chez les historiens, et souvent contre les philosophes, c'est de savoir s'il faut poser, par exemple, que le choc exosomatique est à l'origine de l'exorganisation sociale ou réciproquement. Ça n'a pas de sens. Ce sont des processus qui se co-génèrent, qui co-évoluent. Mais par contre, il y a des délais. Le passage de ce que j'appelle le premier temps du double rendement épokhal au second temps du double rendement épokhal, c'est une latence, un délai qui a à voir à des choses dont a d'ailleurs parlé Anne Alombert dans un article où elle cite Freud et la latence sur le deuil qu'il faudrait analyser en détail mais je ne vais pas en parler, je n'en ai pas le temps.

Troisième point, je suis toujours dans le rappel de mes axiomes et mes théorèmes. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l'accélération de l'évolution exosomatique, qu'on appelle aussi le capitalisme consumériste, c'est à dire qui repose sur une création permanente, constante, ce qu'on appelle l'innovation permanente dans une guerre économique terrible va conduire à une exosomatisation totalement débridée et très gravement toxique, très gravement toxique et par ailleurs définie comme étant illimitée. Une exosomatisation qui n'aurait aucune contrainte et la caricature la plus ridicule et la plus dangereuse parce que, tout aussi ridicule qu'elle soit, elle est très efficiente, ça s'appelle le transhumanisme. C’est une espèce d'hyper consumérisme où on va « consumériser » la vie, par exemple, immortelle ou de ce genre de choses, évidemment des âneries, mais qui constitue un imaginaire qui est quand même, il faut le savoir, il faut le rappeler, tout le monde le sait, mais est quand même grosso modo l'imaginaire très largement dominant de la Silicon Valley et des GAFA et qu'on trouve malheureusement aussi bien développé en Chine. Ça s'appelle le Sinofuturism. Alors dans ce contexte, sur la base de cette accélération qui advient après la Deuxième Guerre mondiale, se mettent en place les conditions de ce qui va devenir au 21e siècle, non pas la shock doctrine simplement, mais la disruption doctrine, la doctrine de la destruction qui est théorisée aujourd'hui, à Harvard, je l'ai souvent dit, par un type qui s'appelle Christensenhttps://en.wikipedia.org/wiki/Clayton_Christensen↩︎, notamment, et beaucoup d'autres. En fait, la doctrine de la disruption, c'est une transformation de la Stock Doctrine de Friedman en une stratégie de guerre menée par le monde économique contre toute forme de puissance publique, et à travers une disruption qui rend pratiquement la noèse impossible. Pourquoi ? Parce que la noèse c'est ce qui suppose un après-coup et la disruption est ce qui prend de vitesse la possibilité d'un tel après-coup. La noèse étant par ailleurs la critique, la puissance critique, je prends le mot critique au sens kantien, c'est-à-dire la puissance d’énoncer des limites. Cette disruption qui rend en apparence en tout cas le deuxième temps du double redoublement épokhal impossible, donc qui rend la critique impossible, c'est ce qui est basé sur une radicalisation des axiomes, des théorèmes de l'informatique théorique. Ce que je veux dire par là c'est que, je l'ai déjà dit dans les séances précédentes, ce qui constitue le deuxième modèle du néolibéralisme, de Hayek, qui sera repris par Friedman comme théorie de la... comme doctrine du choc précisément, c'est une appropriation des technologies informationnelles, en tant qu'elles sont automatiques et computationnelles, qui permet de remplacer toute prise de décision délibérative par une prise de décision parlementaire. C'est ça le but de l'informatique théorique tel qu'elle est mise en œuvre depuis les années 80, grosso modo et qui a conduit donc du capitalisme financier entrepreneurial au capitalisme financier spéculatif qui est aussi à l'origine de tout ce qui est les systèmes de... de... comment on appelle ça ? Tout ce qui génère les toxic assets, etc. etc. Et en particulier les subprimes.

Quatrièmement, pour lutter contre cette stratégie disruptive et paralysante, c'est-à-dire pour reconstituer une nouvelle puissance publique, car c'est ça mon but, comme c'est le but depuis l'origine d'Ars Industrialis, de cette association qui s'appelle maintenant l'association des amis de la génération Thunberg, pour reconstituer une puissance publique porteuse d'un intérêt général, car c'est ça une puissance publique, au-delà des intérêts particuliers qui s'affrontent dans une guerre économique qui ruine les sociétés où cette guerre a lieu, qui repose sur le court-circuit de toute délibération et de tout état, la seule possibilité c'est de refonder de part en part la noèse dans le contexte actuel de la grammatisation. Et cette refondation donc passe par une refondation de l'informatique théorique qui tire les conséquences d'une part de ce qu'implique l'évolution exosomatique telle que l'a décrite Alfred Lotka au niveau de l'informatique théorique et en particulier qui rappelle qu'un ordinateur c’est un stade de l'évolution exosomatique, c'est essentiellement ça, et rien d'autre que ça. Mais à travers ça c'est aussi un processus de normalisation, donc une évolution des mathématiques, etc. etc. Ça c'est pas du tout nouveau. Les mathématiques, et bien avant les mathématiques d'ailleurs, la calculabilité qui existe au moins depuis 40 000 ans, c'est-à-dire depuis le chamanisme, a toujours été liée à des processus exosomatiques, donc ça n'a absolument rien de nouveau. Et deuxièmement, ce stade de l'exosomatisation est automatisé, comme machine à calculer automatiquement, eh bien c'est ce qui doit tirer les conséquences de ce qu'implique le devenir thermodynamique, sachant que par ailleurs, Lotka fait sa théorie de l'exosomatisation depuis la théorie de l'entropie c'est-à-dire à partir de ce qu'il a développé dès 1922 sur : quelles sont les conséquences dans le domaine du vivant de la reprise des modèles thermodynamiques et finalement qu'est-ce qui en résulte, qu’est-ce qu'il en est de la forme humaine de la vie et qui est la forme exosomatique de l'évolution, ce qu'il appelle l'évolution exosomatique. C'est ça les deux questions qu'il faut adresser à l'informatique théorique pour la refonder et la remettre au service de l'avenir c'est-à-dire des bifurcations et non pas du devenir c’est-à-dire de l'entropie. Alors ça c'était un rappel de mes considérants généraux.

Si on veut critiquer maintenant et penser avec un a la doctrine d’Éric Schmidt, car pour moi quand on critique on pense ce qu'on critique et on le panse avec un a, on le soigne. Il ne s'agit pas de tuer le malade, il s'agit de le soigner. Et Schmidt c'est un malade. Éric Schmidt c'est un malade. En fait, ce malade c'est une incarnation de nous qui sommes des malades. Nous sommes malades de ce stade de l'exosomatisation qui est incarné par Éric Schmidt. Pour critiquer, pour penser plus généralement ce que Naomi Klein appelle ce Screen New Deal, comme vous le voyez icihttps://theintercept.com/2020/05/08/andrew-cuomo-eric-schmidt-coronavirus-tech-shock-doctrine/↩︎, eh bien il faut considérer la spécificité de ce Screen New Deal, qui selon mon vocabulaire constitue un double redoublement épokhal, mais dans lequel n'a pas lieu le second temps de ce qui suit normalement le premier temps, qui est celui du choc exosomatique. Je répète un peu ce que je viens de dire, je vous en demande pardon. Mais si ce second temps n'a pas lieu, ce n’est pas seulement parce que le premier temps nous prend de vitesse, à travers ce que je décrivais tout à l'heure comme la disruption, mais c'est parce que nous ne parvenons pas à pe/anser le premier plan, c'est-à-dire l'informatique, à la pe/anser avec un e et avec un a. Je ne connais personne qui a pensé l'informatique chez les philosophes. Soit il y a des gens qui s'appellent des philosophes analytiques qui n'ont pas du tout pensé l'informatique, qui ont produit des instruments conceptuels pour étayer les thèses fondamentales de l'informatique théorique que je combats, et ça pour moi ce ne sont pas du tout des philosophes en réalité, ce sont des larbins, des serviteurs d'un modèle dominant auquel ils tentent de s'adapter parce que c'est un modèle qui peut rapporter très gros, quand on est businessman ça peut rapporter des milliards, quand on est businessman, ça peut rapporter des milliards. Quand on est universitaire, ça peut rapporter de très belles positions dans l'université à Harvard, à Berkeley, à Stanford, etc. On fait partie du mainstream et on est très bien traité. Un prof bien traité aux Etats-Unis, il gagne quatre à cinq fois plus qu'un prof en France, au moins, sans parler des stocks options et des machins et des trucs qui fait que ces gens dans des conseils d'administration et ce genre de choses, je l'avais décrit dans « État de choc », on peut se toucher 100 ou 200 000 dollars par an de jetons de présence. Je décris ça sur un cas bien particulier de Columbia, un prof de Columbia. Enfin bref, je ne vais pas développer tout ça. Ce que j'essaie de vous dire simplement, c'est que l'université est très corrompue. Elle est corrompue aux États-Unis, mais elle est aussi corrompue en Europe. Et tout autant en Europe, mais pas de la même manière. En Europe, on ne donne pas d'argent aux universitaires, ils sont bien trop médiocres par contre on les mène à la carotte. Et du coup, ils ne pensent rien du tout. Ils n'ont qu’ à « répéter » pour obtenir des crédits du ministère de la Recherche et ce genre de choses. Je suis un peu dur avec mes collègues. Il y a quelques exceptions, mais elles sont rarissimes. Il y en a quatre que je vais vous présenter. Vous les connaissez déjà. David Bates à Berkeley, Yuk Hui en Asie, Dan Ross en Australie, qui ne trouve pas de boulot à cause de ça. Et d'une certaine manière, je dis bien d'une certaine manière, Peter Szendi. Je dis d'une certaine manière parce que je pense que Peter ne va pas assez loin dans ses analyses. Voilà, c'est pour ça que je l'ai invité, qu'on en reparlera avec lui, je crois, le 18 juin prochain. Alors, aujourd'hui disais-je, je ne connais aucun universitaire qui travaille, je parle de philosophes, sur l'informatique théorique, ce qui est absolument incompréhensible, incompréhensible, parce que l'informatique reconfigure toutes les formes de savoir, la géographie, la physique, les mathématiques, la linguistique, l'histoire, tout, absolument tout. Je connais des universitaires européens qui font des travaux très intéressants sur ces questions, Frédéric Kaplan par exemple, mais ce n'est pas du tout des travaux de philosophie, c'est des travaux de mathématiques appliquées, faits par un ingénieur polytechnicien brillant et très astucieux, et qui prétend d'ailleurs refonder les humanities sur la base de ce qu'on appelle digital humanities, et qui a fait en sorte que son université, l’EPFL, devienne le leader européen de cette démarche. Il est brillant, mais il ne produit aucune critique de l'informatique théorique qui est à l'origine de tout ce qu'il fait. Je pense qu'il est temps de se mettre à faire cette critique, et de la faire philosophiquement. Qu'est-ce que ça veut dire, la faire philosophiquement ? Eh bien ça veut dire d'abord en penser la raison et en concevant les limites de cet état de la noèse, puisque l'informatique théorique c'est un état de la noèse, qui en particulier se caractérise par le fait que l'entendement peut être délégué intégralement à des automates qui produisent à travers des algorithmes des processus analytiques qu'on appelle des big data ou autrement, bref, de features qu'on va extraire de calcul sur de très grandes quantités de données, vous connaissez ça, tout le monde sait ça maintenant de toute façon. Et la question c'est de penser ce stade de l'exosomatisation en le critiquant pour en montrer les limites, pour montrer comment il prétend remplacer le second temps du double rendement épokhal et pourquoi ce remplacement est impossible, c'est-à-dire suicidaire. Alors la question qui est derrière tout ça décrit une situation qui n'est pas nouvelle, elle date d'il y a 30 ans, à partir du moment, enfin pas tout à fait 30 ans, à partir du moment où le World Wide Web a étendu l'Internet à toute forme d'activité humaine progressivement, il y a fait qu'aujourd'hui absolument tout et l'expérience du confinement l’a singulièrement mise en évidence, pas absolument tout mais presque tout est désormais encapsulé dans cette réalité-là. Et cette réalité-là, eh bien si on veut en mesurer les enjeux, il faut se tourner non pas vers la philosophie analytique, mais vers Jacques Derrida. Par exemple vers ce texte qui parle d'un mal d'abstraction qui serait provoqué à son époque, là ce texte il date de 1992 je crois, c'est Foi et Savoir, c'est un séminaire qui a eu lieu à Capri, qui est consacré à la religion, qui donc a été publié ensuite au Seuil, et où Derrida essaye de penser ce qui relie la religion à la technologie, et plus précisément à ce qu'il appelle la télétechnologie, et plus précisément à la télétechnologie digitale. Je dis plus précisément à la télétechnologie digitale, mais il y a des télétechnologies qui ne sont pas digitales. Par exemple, la radio est une télétechnologie, ça s'appelle la radiodiffusion. La télévision est une télétechnologie, ça s'appelle la télédiffusion. Mais l'écriture aussi est une télétechnologie. C'est par exemple ce que Platon critique dans Phèdre, en disant que le texte peut s'en aller tout seul sans son auteur, etc. Donc c'est une question extrêmement ancienne qui produit un mal d'abstraction dit Derrida dans le texte que vous voyez là, qui procède de ce qu'il appelle aussi une abstraction radicale, et dont il montre qu'elle procède, cette abstraction radicale, aussi bien de la religion, c'est-à-dire de la foi, que de la science et du savoir. Son texte s'appelle « Foi et savoir », qui est la reprise d'un texte de Hegel qui a le même titre. Et ce que montre Derrida, c'est que cette abstraction radicale qui provoque un mal d'abstraction, et qui donc caractériserait aussi bien la religion que la science en particulier en tant qu'elle est une télé-techno-science, une télé-technologie scientifique, et bien elle est convoquée, si je puis dire, y compris dans sa dimension religieuse, par le fait que cette télétechnologie ne peut se développer, qu'elle soit littérale, qu'elle soit analogique comme la radio et la télévision, ou qu'elle soit numérique comme aujourd'hui, et Derrida nous parle du début du numérique, c'est le tout début d'Internet pour lui. Ça ne peut fonctionner, dit-il, qu'avec du crédit et du fiduciaire. Qu'est-ce que ça veut dire du crédit, du fiduciaire et de la fiabilité ? Si vous n'avez pas confiance dans le système, si vous ne lui faites pas crédit, et si on ne vous fait pas crédit dans le crédit que vous lui faites, on ne vous prêtera jamais l'argent pour acheter ce que vous voulez acheter, on ne prêtera pas d'argent à l'investisseur qui va développer tout ça, etc. Bref, dans l'économie, dans oeconomia, dans tous les sens du terme, qu’elle soit libidinale ou politique, il y a toujours la question d'une foi fondamentale. Même si c'est la foi issue de ce que Derrida appelle plus loin, je ne commenterai pas cette page, la mort de Dieu. Même si c'est une foi qui procède de ce qu'il appelle une mondia-latinisation, c'est-à-dire une foi qui est l'extension du capitalisme comme christianisme, christianisme catholique ou protestant, qui s'impose au monde entier, y compris à travers la colonisation, etc. Et puis finalement, à travers un système de crédit, c'est-à-dire bancaire, c'est-à-dire économique en ce sens, qui repose sur une technologie de l'abstraction radicale. Ce qui est important de souligner pour nous dans ce texte de Derrida, c'est qu'il souligne aussi que ce qui est en jeu dans les questions qu'il pose là, c'est le salut. Il précise, c'est-à-dire le sain, santé, le saint avec un t, le sacré, le sauf, l'indemne, le sacer, le sanctus, heilig, holy, etc. Le salut, sachant que nous, nous sommes confrontés à la question du salut aujourd'hui. Même si Dieu est mort, nous sommes confrontés comme tous les religieux à la question du salut de nos âmes et de nos corps. Et non seulement de nos âmes et de nos corps, mais de la biosphère en totalité. Avec le coronavirus, ce que nous avons face à nous, invisible mais tout à fait palpable, palpable par en tout cas ceux qui sont malades et même ceux qui meurent, c'est le salut de l'humanité. Cette question du salut qui est donc aussi celle du saint et du sacré, c'est celle qui pose la question du salut, qui est donc aussi celle du saint et du sacré, c'est celle qui pose la question du mal, d'un mal que Derrida interroge à cette époque-là au début des années 90, en demandant où est le mal, le mal aujourd'hui, comment se présente-t-il, sachant que ce dont il nous parle là, ce n'est pas notre contexte en fait. C'est le contexte de ce qu'on appelle à l'époque le retour du religieux, la réapparition des intégrismes islamiques, juifs, chrétiens, surtout protestants d'ailleurs, mais aussi catholiques, Monseigneur Lefebvre en France par exemple, et il dit que dans cette réapparition des intégrismes, il y a quelque chose qui procède fondamentalement de cette abstraction radicale qui s'articule avec la question d'un mal, d'un mal radical, il parle aussi de mal radical, voilà juste après. Mal radical étant, que l'on voit ici, une expression que l'on va... Il pose la question, face à ce mal radical, du salut. Quant à nous, le mal radical, même s'il s'est présenté dix ans après Derrida, après ce texte de Derrida, encore bien plus radicalement puisque c'était à ce moment-là le World Trade Center, et donc la catastrophe absolue de ce qui va être appelé le choc des civilisations, la guerre entre les terrorismes que Derrida appellera le terrorisme d'État d'un côté et les terrorismes religieux de l'autre, etc. Et que nous avons vu se développer pendant 20 ans, presque 20 ans, 19 ans pour le moment, comme étant le grand tournant absolument catastrophique qui va faire apparaître Bush, puis Bush Junior, puis Trump, qui nous conduit là où nous sommes, Donald Trump, qui produit, qui conseille de boire de l'eau de Javel aux gens qui sont inquiets de la maladie du coronavirus, donc qui est une catastrophe de la dénoétisation totale, et qui ne frappe pas que Donald Trump ou Jair Bolsonaro, malheureusement qui nous frappe tous en réalité, qu'on le veuille ou non, eh bien là-dedans se pose la question de... alors là je suis embêté parce que le truc me cache, voilà, je sais pas si ça vous le cache à vous, mais ça me cache un peu mon écran, peut-être que je vais pouvoir le déplacer, non, ça pose... c'est la question de ce que Derrida appelle l'immun. Vous voyez là sur l'écran le mot immun ? Ou bien est-ce que c'est caché comme sur le mien ? On le voit. On le voit ? D'accord. Alors pourquoi est-ce que j'incite sur ce point ? L'immun, c’est un vieux mot « immun » qu’on n’utilise plus aujourd’hui c'est la racine unique et c'est aussi la racine de commun. Le com-un qui va être aussi ce que Roberto Esposito va poser dans Communitas, où il va parler d'un delinquere primordial. Je ne vais pas commenter ça malheureusement, c'est un des très importants textes de Roberto Esposito. Mais en tout cas, je le dis simplement pour signaler que ce que j'introduis là est la co-unité de Sloterdijk que l'on commentera bientôt avec Yuki Hui le 2 juillet prochain, dans un mois, un peu plus d'un mois, et qui est une question que je crois qu’il faut visiter avec la question de l'immun que pose Derrida et surtout d'une question qu'il pose à partir de l'immun qui est la question de l'auto-immunité. Alors, avant de vous parler de l'auto-immunité, je voudrais parler de la télétechnologie dans laquelle nous vivons nous aujourd'hui, qui n'était pas le cas, que n'a jamais connu Derrida. La télétechnologie dans laquelle nous vivons, c'est la télétechnologie des écrans tactiles. Et ces écrans tactiles, screens, touch screens, sont basés et exploités via des réseaux exosphériques qui n'existaient pas non plus à l’époque de Derrida. Ils commençaient à se mettre en place au niveau de la recherche, surtout militaire mais ils n’existaient pas. Aujourd'hui, il y a des milliers de satellites comme ça, à différentes altitudes, je l'ai déjà signalé, 200 km, 400 km, jusqu'à 36 000 km, il y a des milliers de satellites comme ça, et comme vous vous en souvenez peut-être, si vous avez suivi la séance précédente, comment s'appelle-t-il ? Elon Musk vient de lancer une constellation satellitaire d'un nouveau type dont je ne vais pas vous parler maintenant. J'en ai parlé il y a un mois, donc vous pouvez vous y reporter. Cette situation télétechnologique est nouvelle. Elle introduit des questions que Derrida n'a peut-être pas vues aussi violemment que nous, si je puis dire. Il les a entrevues, ça c'est tout à fait évident. Plus qu'entrevues même, il les a même anticipées. Mais néanmoins il ne les a pas vues, il les a entrevues. Nous, nous les voyons, etc. Nous les subissons. Comme cette femme que je montrais confinée avec ses écrans et un peu désespérée, se tenant la tête, vous vous en souvenez.

Ce que j'aimerais souligner, c'est que non seulement Derrida a anticipé un peu ça, mais avant lui Heidegger, par exemple, dans Être et temps, dans ce passage d'un chapitre, je crois que c'est le paragraphe 24, je ne me souviens plus très bien, où Heidegger dit « la radio par exemple permet aujourd'hui à l'être-là d'accomplir un é-loignement du « monde » dont il n'est pas encore possible de mesurer tout le sens pour l'être-là lui-même ». Qu'est-ce que nous dit Heidegger là ? C’est écrit en 1927, la radio existe en Allemagne depuis quatre ans, la radio publique, la radio militaire existe depuis déjà 15 ans, et il dit on ne peut pas encore prendre la mesure de ce que produit la radio, de l'énormité de ce que la radio change fondamentalement à l'être-là. Ça je pense que les philosophes d'aujourd'hui feraient bien, par exemple Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy, feraient bien de relire ces textes-là. Ils feraient bien d'avoir un peu la modestie de Heidegger, parce qu'il est très modeste. Il dit que la radio ça vient d'arriver, je ne suis pas capable de mesurer les conséquences. Et je rappelle qu'en 1878 ou 79, je ne me souviens plus très bien, Nietzsche dit la même chose à propos du télégraphe. Il ne connaît pas encore apparemment le téléphone, il ne connaît évidemment pas encore la radio, mais il voit déjà le problème de ce qu'il appelle lui-même la proximité. Ce que je veux dire c'est que ce qui nous arrive à travers Éric Schmidt qui avec le maire de New York essaie de passer un contrat pour développer dans l'état de New York une lutte contre le coronavirus qui serait concrétisée à travers ce que résume Naomi Klein sous le nom de Screen New Deal, c'est-à-dire ce serait pas le Green New Deal de la gauche des démocrates américains, mais le Screen New Deal des démocrates aussi américains, mais qui serait basé sur un deal avec les GAFAM et avec plus généralement la Silicon Valley et tout cela, eh bien ce n'est pas du tout une question nouvelle. Et que si on ne se rend pas compte du fait qu'elle n'est absolument pas nouvelle et que c'est par contre la grande question que n'arrive pas à penser la pensée, qu'elle soit philosophique ou autre, eh bien on sera absolument incapable de lutter contre la shock doctrine pour produire une alter doctrine du choc. Et moi ce que je prétends, c'est que pour ça il faut se retourner vers Alfred Lotka et d'autre part les théories de Schrödinger sur l'entropie et de Lotka sur l'exosomatisation et ses conséquences quant à l'entropie. Alors les détours que je vous propose de faire, que je viens de vous faire faire rapidement sommairement par Derrida, Nietzsche et Heidegger ont pour but de nous rappeler que le Screen New Deal participe d'une trajectoire historique qui procède d'une part du double redoublement épokhal et d'autre part de la grammatisation qui se poursuit depuis le Paléolithique supérieur, dès les grottes ornées, qui se développe à travers les différentes formes d'écriture, idéographique, puis alphabétique, etc. Puis finalement qui se transforme avec les technologies analogiques qui va produire des réseaux, des réseaux de télégraphie, de téléphonie, de radiodiffusion, de télédiffusion et maintenant des réseaux numériques qui transportent des objets temporels industriels. Nous-mêmes, nous sommes en train de produire un tel objet temporel que je vais même appeler hyper industriel. Alors vous allez me dire mais je ne suis pas un industriel des objets temporels et vous non plus. Non mais nous participons à une économie qui est l'économie de ce que Peter Zandi appelle le supermarché des images. Nous produisons des images, je suis en train de les produire en ce moment même. J'ai enlevé ma caméra mais je montre des photos. Cette production est un objet temporel hyper industriel digital qui est évidemment pharmacologique, mais qui en tant qu'il est pharmacologique, soit on en fait un soin, c'est-à-dire un médicament qui permettrait de soigner le savoir et à ce moment-là, il devient positivement pharmacologique, soit on ne le fait pas et à ce moment-là, il est inévitablement négativement pharmacologique, c'est-à-dire toxique. Autrement dit, s'il y a un problème avec le Screen New Deal, ce n'est pas du tout à cause d’Éric Schmidt ou des méchants comme Bill Gates dont je vais vous reparler dans un instant, et sa fondation avec Melinda Gates, sa femme, non ce n’est pas à cause de ces méchants, qui ne sont pas méchants en fait, ils croient à ce qu'ils font, etc. C'est à cause de notre nullité. C'est à cause de notre incapacité à comprendre ce qui se passe et en faire une vraie critique. Donc, il nous faut nous réveiller. Et pour nous réveiller, il faut que nous comprenions d'abord que les objets temporels industriels apparus au début du 20e siècle avec la radio puis la télévision, le cinéma évidemment, le supermarché des images dont nous parle Szendi, mais aussi les objets temporels numériques qui sont aussi des protentions digitales, numériques comme dit Yuki Hui, des rétentions tertiaires numériques etc. qui sont devenues une industrie, et bien tout ça, ça reconfigure complètement l'espace et le temps. Et ça nous oblige à refonder complètement nos conceptions de l'espace et du temps et par conséquent de la noèse, en tant qu'elle-même elle est constituée par la spatialisation des rétentions tertiaires hypomnésiques digitales et par leur temporalisation, sachant que cette temporalisation et cette spatialisation soit elle produit du devenir, et ce devenir est forcément anthropique, ça c'est ce que produit selon moi la Silicon Valley, et ça c'est ce que dit sans très bien en avoir conscience Naomi Klein, je dis « sans très bien en avoir conscience » parce qu'elle ne thématise pas ces questions-là, soit ça génère des bifurcations et à ce moment-là ça veut dire qu'on invente une nouvelle époque de la noèse en utilisant le screen new deal, en faisant notre screen new deal pour en faire un green new deal avec les screens parce que les écrans ça va se développer de plus en plus, c'est déjà le cas depuis très longtemps et donc il s'agit pas de les rejeter mais de les penser. Ça suppose profondément de constituer de nouveaux circuits de transindividuation qui eux-mêmes constituent un deuxième temps du redoublement épokhal et une réorganisation de la noèse elle-même. Réorganiser la noèse, c'est réorganiser totalement les institutions académiques et tout ce qui constitue les dispositifs rétentionnels qui sont capables de produire de la noèse et qui aujourd'hui ont été remplacés par les algorithmes de Google et de Facebook ou autres mais que nous pouvons parfaitement combattre à condition de penser tout cela. Telle est ma doctrine des chocs, toujours plus choquants et toujours plus rapides qui constituent l'exosomatisation depuis son origine et avec elle la génération de savoirs nouveaux qui sont à chaque fois liés à une nouvelle conception de la noèse sachant qu’aujourd’hui nous sommes confrontés à un problème très particulier. Nous ne parvenons pas à enchaîner sur ce choc. À la différence de Charles Baudelaire, par exemple, qui enchaîne sur le choc que décrit Walter Benjamin, d'ailleurs, pour faire de Baudelaire le grand poète de la modernité. Eh bien, nous n'arrivons pas à produire une pensée de cette modernité, pas plus que nous ne parvenons à faire ce que Clausius fait en pensant à partir de Carnot, qui en 1824 pense ce choc exosomatique de la machine à vapeur, il essaye d'optimiser la machine à vapeur, il dit que ce n'est pas possible. Clausius, 40 ans plus tard, en élabore une théorie qui devient la nouvelle base de la physique, la base thermodynamique de la physique. Nous, nous n'arrivons plus à faire ça. Et je pense que c'est parce que nous avons affaire à une archi-rupture, une archi-critique de la noèse existante, qui est aussi une tâche extrêmement difficile, parce qu'elle doit se confronter et combattre à la fois le pouvoir technoscientifique, la puissance économique et la puissance étatique mise au service de la puissance économique, ça s'appelle le néolibéralisme.

Alors la doctrine que j'essaie d'élaborer moi-même pour contribuer à franchir cette limite, j'essaie de l'exposer à la critique des pairs comme toute critique digne de ce nom. Une critique philosophique c'est une critique qui critique les limites même des concepts qu'elle mobilise, ça c'est une critique kantienne, mais c'est aussi une critique qui s'expose à la critique des physiciens, des biologistes, des mathématiciens, des juristes, des économistes quand on n'est pas soi-même tout ça, c'est mon cas, je ne suis pas tout ça. J'essaye de travailler avec des gens comme ça pour essayer de construire un espace transdisciplinaire qui serait capable de produire cette critique, mais c'est difficile. La transdisciplinarité, tout le monde veut la pratiquer en théorie, mais en pratique, personne ne la pratique, ou pratiquement personne, ou très peu de gens, parce que c'est extrêmement ingrat. Quand on pratique ça, on est pénalisé dans sa carrière académique par exemple, et en plus, on s'expose à des tas de mécompréhensions, parce qu'on prend des risques. On parle de sujets qu'on ne connaît pas très bien, etc. Cela étant, cette ingratitude de la démarche transdisciplinaire, qui est la base de ce que nous appelons ici dans ce séminaire et à l'IRI et à l'association des Amis de la génération Thunberg, la recherche contributive, c'est la base. Elle procède d'un état de fait qui lui-même procède d'une organisation systémique de la dénoétisation. Tant qu'on n'aura pas compris ça, et tant qu'on n'aura pas fait de cet enjeu l'enjeu commun de toutes les disciplines noétiques dignes de ce nom, qui décident de se battre ensemble pour surmonter cet état de fait, pour lui réimposer un état de droit, tant qu'on n'aura pas compris qu'il y a une organisation systémique de la dénoétisation et qui donc procède d'une prolétarisation du travail intellectuel, qui est mise en œuvre au profit de l'efficience fonctionnellement hégémonique, la cause efficiente devient hégémonique, dans un contexte de guerre économique mondiale, ce qui veut dire qu'elle est fonctionnellement hégémonique au dépend de toutes finalités, c'est-à-dire aux dépens de toute cause finale – je mets le mot « finalités » au pluriel ; je précise que les finalités au pluriel c’est ce que Kant appelle le règne des fins et ce qu’il appelle le règne des fins c’est le royaume de la liberté comme il l’appelle aussi. Et moi je dis que la liberté ce n’est pas la liberté simplement de faire fonctionner ma raison spéculativement sans l’entendement parce que c’est ça qui procède des idées de la raison, dit Kant. Non, c'est la capacité de bifurquer, c'est-à-dire d'agir sur le monde. Et là, si j'avais le temps, je vous parlerais de Kojin Karatani qui essaye de concilier Karl Marx avec Emmanuel Kant pour essayer de penser la raison comme capacité d'agir, c'est-à-dire pas seulement d'interpréter le monde mais de le transformer, comme disaient Marx et Engels. Tant qu'on ne se confronte pas à ces questions-là en tant que tels, lutter contre l'hégémonie de la cause efficiente pour reconstruire un horizon des causes finales, un règne des fins, comme dit Kant, tant qu'on ne fait pas ça en tant que mathématicien, physicien, économiste, juriste, etc. et qu'on ne se met pas ensemble pour ça, tant qu'on n'arrive pas à construire un contrat social de la noèse à venir sur cette base-là, eh bien on ne peut pas penser. On ne peut pas penser ensemble disciplinairement ou transdisciplinairement. On ne peut que penser avec un e, mais on ne panse pas. C'est ce que j'ai essayé de dire dans le deuxième tome de Qu’appelle-t-on panser ? Si Heidegger a eu tort de dire que la science moderne ne pense pas, avec un e, moi je pense qu'il se trompe complètement et qu'il ne devrait pas dire cela. Mais c'est en fait parce qu'il voulait dire qu'elle ne panse pas avec un a, c'est à dire qu'elle n'est pas soigneuse et malheureusement c'est absolument vrai. Quand on voit l'état de déshérence dans lequel se retrouve la science biologique, médicale, zoologique etc. face à la catastrophe qu'on est en train de vivre où il y a une espèce de cacophonie noétique absolument invraisemblable, je ne parle même pas du monde politique ou économique qui tire d'ailleurs son parti de tout cela. Eh bien, quand on pense à ça, on se dit oui, en effet, la noèse ne fonctionne pas très bien. Elle ne fonctionne plus du tout en réalité parce qu'elle ne pense plus. La noèse, c'est ce qui pense et ce qui soigne avant tout. Et donc, elle est totalement discréditée et c'est extrêmement dangereux parce que comme l'avait rappelé Husserl en 1935 quand la noèse est discréditée le nazisme peut prendre le pouvoir et il écrit ce texte juste après le plébiscite d'Adolf Hitler par les allemands à 89,6%, il écrit ce texte incroyable ; il écrit dans le sillage de Paul Valéry qui lui-même écrit en 1919, dix ans avant Freud qui va écrire lui-même un autre texte en 1929. Tous les trois, Valéry, Freud et Husserl vont parler de la noèse qui est discréditée parce qu'elle s'est mise au service de la mort, c'est-à-dire au service des militaires, au service de la guerre mondiale qui a fait des dizaines de millions de morts. Mais comme on le sait bien, cette soumission de la science à ce qu'on appellera plus tard le complexe militaro-industriel, elle va être transférée non pas dans la guerre militaire mais dans la guerre économique comme tout le monde le sait aujourd'hui je crois ; ces industries chimiques qui avaient produit du gaz allemand seront transformées en industries de fabrication d'engrais pour développer une agriculture intensive basée sur des intrants agricoles qu'on appelle donc des engrais chimiques. Et ça c'est le début d'une énorme transformation des technologies militaires et en particulier des technologies du renseignement, de la communication parce que la radio au départ elle est évidemment militaire et elle devient publique cinq ans après la première guerre mondiale, toutes ces technologies qui sont développées au service de la guerre militaire et donc de la mort, de la destruction, vont être mises ensuite au service de la guerre économique. La guerre économique étant ce qui prépare la guerre militaire à nouveau, selon moi. Et tout ça, ça veut dire que le règne des fins, qui est le règne de la raison selon Kant, est soumis à l'hégémonie d'efficience qui est le règne de l'entendement. Le règne de l'entendement qui permet, à travers le calcul, de devenir plus fort que l'autre, mais pas plus juste que l'autre. Et généralement moins injuste que lui. Ça c'est la question que nous posons. Et tant que nous n'arriverons pas à poser un nouveau contrat social de la raison qui passe par ce que dit Georges Canguilhem ici à savoir que l’essence de la raison c’est de lutter contre l’entropie, c’est de lutter contre la mort dit Canguilhem ici, dans ce texte, mais un peu plus loin il dit c’est-à-dire contre l’entropie, là il parle de la raison biologique et bien nous ne comprendrons pas comment il est possible de surmonter la dénoétisation actuelle. La raison en général dans ses divers domaines régionaux, par exemple la biologie de Canguilhem, par exemple la philosophie, les mathématiques et la physique de Whitehead a pour fonction sinon de libérer la forme humaine de l’entropie parce qu’on ne peut pas se libérer de l’entropie du moins de la limiter donc on retrouve la question de la limitation de Kant mais cette fois-ci ce n’est pas simplement la limitation des fonctions de la raison, limitation de l’entendement, limitation de la raison elle-même, c’est la limitation de l’homme lui-même en tant qu’il engendre de l’anthropie avec un a et un h à travers le fait que cette raison, elle n’est pas simplement la raison théorique, elle est la raison pratique et cette raison pratique, c’est pas simplement la raison de la liberté, de la deuxième critique de Kant c’est-à-dire la critique de la raison pratique, de la raison morale etc. c’est aussi la raison fabricatrice que sens de Bergson. Il faut lire Kant avec Bergson en intégrant dans les questions kantiennes pas simplement la question de l'entropie, pas simplement la question de l'exosomatisation au sens où le dit Lotka, mais la question de l'exosomatisation au sens où Bergson tente de la penser, par exemple ici, à la page 23, Les deux sources de la morale et de la religion. Sachant que l'intelligence fabricatrice, ça c'est ce que comprend très bien Bergson, c'est ce qui engendre des chocs exosomatiques. Ça a été dit avant nous, ça a été dit par Nietzsche, je l'ai déjà dit tout à l'heure, ça a été aussi dit par Walter Benjamin. Walter Benjamin, je n'ai pas le temps de vous en parler, mais quand il parle des chocs esthétiques, il les pense à travers la reproductibilité technique, à travers la photo, le cinéma, etc. Et puis finalement, il généralise cette question du choc. On en reparlera certainement avec Peter Szendi. Ce vers quoi je tente de me rendre et de nous conduire, c'est vers une théorie des exorganismes complexes supérieurs qui est fondée sur une alter doctrine du choc qui reprend tout ce que je viens de vous dire et qui passe par Kojin Karatani. Kojin Karatani qui est un philosophe japonais, dont je crois que je ne vous ai encore jamais parlé, qui a écrit deux textes extrêmement importants. Un qui s'appelle Transcritic, qui n'est pas traduit en français, qui est traduit en anglais, où il essaye de lire Kant avec Marx et de lire Marx avec Kant. C'est extrêmement intéressant, même si je pense que c'est limité et que ça doit être critiqué. Et deuxièmement, un autre qui s'appelle, je ne me souviens plus du titre en fait, mais j'en avais un petit peu parlé je crois l'autre fois, une Structure de l’histoire du monde, une histoire en fait des exorganismes complexes supérieurs. Alors lui n'emploie pas ce mot-là. Il décrit, on va appeler ça des civilisations, des modes d'organisation sociale, la société clanique, la société basilique, l'empire, l'état asiatique, l'état ancien classique, l'état féodal, l'état moderne, etc. Et ce que Marx appelle les superstructures politiques. Il décrit tout ça, mais d'un point de vue anthropologique, philosophique, économique, mais aussi anthropologique. Il est extrêmement documenté. Il a aussi un point de vue japonais, ce qui est toujours utile quand on regarde l'histoire de l'Occident, parce que ce qu'il décrit c'est beaucoup l'histoire de l'Occident, mais en japonais il ne la voit évidemment pas forcément exactement comme un occidental. Disons qu'il voit ce qu'un occidental souvent ne verrait pas. J'essaie de vous conduire vers une théorie des exorganismes complexes supérieurs qui s'appuierait notamment sur ce travail de Karatani et d'autre part donc sur une épistémologie de l'informatique théorique refondée à partir du double redoublement épokhal de l'exosomatisation autrement dit et du rôle des exorganismes complexes supérieurs là-dedans, c'est-à-dire du rôle de la noèse là-dedans, sachant que c'est l'exosomatisation telle que la qu'on soit Lotka, c'est-à-dire comme production fondamentalement de savoir et même de sagesse, basée sur des processus de recording, d'enregistrement. Donc tout ça je vous le rappelle c'est totalement sous-développé par Lotka, c'est 25 pages et puis après plus rien, notre travail à nous c'est de reprendre ce texte et de le commenter ligne à ligne et d'en tirer toutes les conséquences en mobilisant toutes ces autres références que j'ai citées tout à l'heure, Bergson, Karatani, Derrida, etc. Et bientôt vous verrez Guattari et Deleuze. Ce processus qui génère à travers des chocs exosomatiques des nouveaux exorganismes complexes supérieurs qui génèrent eux-mêmes leur supériorité en produisant des nouvelles bifurcations noétiques se produit à travers deux temps, ces bifurcations noétiques étant générées par le knowledge, par la sagesse, etc. C'est ce qui chez Bergson suppose ce qu'il appelle l'ouverture, la société ouverte qui permet à chaque fois, à travers la mystique, alors pourquoi la mystique ? On va y revenir dans un instant avec Derrida. C'est ce qui permet à travers ce que Bergson appelle la mystique, de réouvrir ce qui s'était fermé et donc de passer à une nouvelle exorganisation complexe supérieure, c'est-à-dire à une nouvelle époque de l'esprit. C'est ce qui constitue aussi l'horizon des réflexions de Jacques Derrida, cette question de l'ouverture et de la mystique, puisque dans Foi et Savoir, Derrida à un moment donné commente Les deux sources de la morale et de la religion. C'est d'ailleurs comme ça, quand il a écrit ce texte, que dans les années 90, j'ai lu pour la première fois ce texte de Bergson. Je précise sur ce point que ce qui m'intéresse dans le texte de Derrida, sur lequel je vais revenir, quant à notre question contemporaine du mal, car nous sommes confrontés à la question du mal, et j'essaye de convaincre Naomi Klein que le mal, ce n'est pas Éric Schmitt, ce n'est même pas Donald Trump, c'est notre incapacité à noétiser, c'est notre dénoétisation. Donc Trump et Schmitt sont des victimes autant que des causes, tout comme nous. Cette question que pose Derrida, qui n'est pas tout à fait la même que la nôtre, procède de part en part d'une question de l'incalculable chez Derrida comme chez Bergson. C'est ça que Bergson appelle le mystique. C'est ce qui n'est pas calculable. Et c'est ce que Bergson essaye de penser en articulant la mystique avec ce qu'il appelle la mécanique chez Bergson. À cette époque-là, la mécanique, ça désigne les machines en général. Tout ce qui est automatique, en fait, tout ce qui est machinique en un sens large. Alors, nous essayons de penser ces questions qui sont difficiles, qui sont complexes, qui immobilisent énormément de textes très différents les uns des autres. En plus, ce n'est pas facile, ce n'est pas évident pour la génération Thunberg parce que ça fait du boulot devant, mais ça fait un bel avenir en même temps. Nous essayons de travailler ces questions dans un contexte qui est l'état d'urgence absolu. J'appelle l'état d'urgence absolu la combinaison entre l'état d'urgence climatique, l'état d'urgence sanitaire et l'état d'urgence politico-économique dans lequel nous sommes maintenant. Il ne faut pas nous faire d'illusions. L'État français, mais beaucoup d'autres états ont fait la même chose, a voté des lois d'exception. Et ça va nous peser lourd sur les épaules pendant très longtemps. Il faut le critiquer, il faut y résister, mais il faut surtout inventer. Et pour ça, il faut créer une nouvelle situation noétique, un nouvel âge noétique, ce qui est très difficile. Parce que nous sommes en état d'exception noétique, c'est-à-dire que nous n'avons plus le temps de faire travailler la Noèse comme elle devrait le faire. Et c'est pour ça que nous développons une recherche contributive qui est une recherche qui a pour but d'accélérer les temps de transfert et de délibération noétique de manière transdisciplinaire avec des habitants, des populations, des gens sur des territoires, en passant d’un travail très théorique à un travail qui est aussi très pratique par exemple sur le territoire apprenant contributif de Plaine Commune, par exemple en Croatie ça démarrera cet été, par exemple en nous mettant à essayer de discuter, c'est loin d'être gagné, avec les genshttps://fabriquedestransitions.net/↩︎ qui ont lancé cet appel et qui proposent de lancer une assemblée citoyenne, un Conseil national de la transition, etc. On dit d'accord, pourquoi pas, allons-y. On essaye de parler avec eux en nous appuyant sur la génération Thunberg et en travaillant avec la génération Thunberg. C'est dans ce contexte-là que la shock doctrine est mise en œuvre comme Screen New Deal. Et c'est dans ce contexte-là que nous disons, il faut nous référer à Félix Guattari. Pourquoi faire ? Pour développer des nouveaux types de territoires existentiels. Je vais y revenir dans un instant. Mais je précise tout de suite que quand je dis ça, j'insiste sur le fait que ce texte de Guattari par exemple n'a pas été compris. Parce qu'il est lu par des exaltés, je les ai décrits ces exaltés dans le tome 1 de Qu’appelle-t-on panser ?. Ce sont des gens qui n'ont pas vu ce que signifie le fait que Guattari, lorsqu'il se met à écrire en 1989 Les trois écologies et qu'il pose que l'implosion barbare n'est nullement exclue, a abandonné une position structurellement affirmative par rapport au devenir et se met en question face au devenir. C'est dans ce contexte là qu'il déclenche un programme écologique qui touche à la fois à l'écologie, à la technoscience, au territoire et à la territorialité telle qu'il la présente ici, c'est-à-dire comme accrochage territorialisé idiosyncratique, ça veut dire la territorialité terrestre, c'est pas du tout une métaphore, c'est tout à fait la localité du territoire. Et il dit, non, le territoire, vous ne m'avez pas compris. Vous avez mal lu L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Quand on parle de déterritorialisation, ça ne veut pas dire qu'il n'y a plus de territoire. Ça, c'est les gnan-gnans qui pensent comme ça. C'est de la pensée, mais vraiment à la petite semaine. Chez Deleuze et Guattari, comme chez Derrida, on ne fonctionne pas dans des oppositions. Il n'y a pas d'un côté la déterritorialisation et d'autre part le territoire. Non, le territoire se constitue en se déterritorialisant. Donc arrêtons de nous cacher derrière nos petits doigts en nous disant qu'on ne va pas parler des territoires. Non seulement il faut en parler, mais c'est sur eux qu'il faut travailler, c'est avec eux qu'il faut travailler et il faut les soigner parce qu'ils souffrent. Ils souffrent gravement. Il faut y introduire ce que Guattari appelle ici des univers incorporels. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire la quasi causalité des stoïciens. Donc je dis que ce texte a été mal lu par les exaltés. Les exaltés, c'est Tony Negri et sa bande. C'est tout un ensemble de post-opéraïstes italiens ou français ou autres et beaucoup d'autres encore. Mais voilà, je pense que ceux-là sont parmi les plus exaltés. Et ils sont très exaltés parce qu'ils sont fait sur des charbons ardents. Ils sont confrontés à quelques petits problèmes fondamentaux. Par exemple, comment revendiquer Deleuze et en même temps s'appuyer sur la dialectique de Marx, c'est-à-dire de Hegel ? Ils n'ont jamais résolu ce type de problème. C'est parce qu'à un moment, ils ont arrêté de penser et ça fait longtemps que ça s'est arrêté.

  1. Alors, ce que je crois c’est qu'il faut sortir de cette exaltation et il faut se mettre à produire des territoires existentiels à partir de territoires laboratoires en réseau. Je dis bien territoire existentiel, existentiel ça passe par Heidegger. Le premier livre de Deleuze important, il est sur Heidegger. Là c'est pareil, les crétins exaltés dont je parlais tout à l'heure, Heidegger, oh, oh ! c'est le fasciste, etc. Mais oui, mais sauf que c'est le premier penseur avec lequel dialogue Deleuze. Et c'est ça la base de la pensée de Deleuze. Donc, il faudrait se mettre à retravailler un petit peu ces textes sérieusement et non pas simplement en militant. Parce que les militants, ça peut être une catastrophe ; ça peut être des... comment on appelle ça ? des doctrinaires, voilà, qui transforment les doctrines des docteurs en doctrine de doctrinaire, c'est-à-dire, je ne sais pas moi, en Ayatollah, en période catastrophique du catholicisme qu'on appelle l'Inquisition et bien d'autres choses comme ça qui conduisent aussi parfois au goulag ou au camp d'extermination. Un des problèmes qui se pose chez Guattari, je l'avais souligné et on l'a retrouvé la semaine dernière quand on a discuté avec Alberto Magnaghi, c'est en ligne si ça vous intéresse vous pouvez tout à fait aller suivre cette session qui a duré deux heures et demie, je crois. C'est l'hétéropoïèse. Je veux dire par là que, chez Guattari, ce qu'il appelle les territoires existentiels, il dit qu'il faut les penser par rapport à l'autopoïèse. Et moi j'ai objecté que je vois mal comment on articule l'autopoïèse avec l'hétéropoïèse. C'est un petit peu comme je ne vois pas très bien comment on articule Gilles Deleuze avec la dialectique du prolétariat qui vient de Hegel. À partir du moment où on pose ce problème, il faut aller voir de plus près ce que c'est que l'origine du mot « autopoiesis ». Alors ça c'est un problème que j'ai retrouvé, je ne l'ai pas dit à Alberto Magnaghi la semaine dernière parce qu'on avait mille choses à se dire et on n'en avait pas le temps, j'espère qu'on va avoir l'occasion de le refaire bientôt, c’est un problème qu’on trouve aussi chez Alberto Magnaghi lui-même dans ce livre-làhttps://www.eterotopiafrance.com/catalogue/la-conscience-du-lieu/↩︎ par exemple La conscience du lieu où il parle du caractère autopoïétique et d'une autonomie fondamentale du territoire alors qu'il publie son livre dans une collection qui s'appelle eterotopia. Là je trouve qu'il y a un truc assez bizarre. Comment est-ce qu'on peut à la fois se revendiquer de eterotopia, c'est-à-dire de Deleuze en réalité, de l'hétérogénèse de Deleuzienne, celle que Alessandro Sarti revendique aussi du côté des mathématiques, et en même temps défendre l'autopoïesis ? Moi je ne comprends pas. Et je pense qu'il y a un problème. Ce problème d'où vient-il ? Eh bien il vient de l'autopoïesis, ce qui en fait est une façon varelienne, inspirée par la biologie de Francisco Varela, mais Francisco Varela qui se prétend être un naturalisateur de la phénoménologie, il disait ça très régulièrement, je l'ai très bien connu, Francisco Varela, on a travaillé ensemble sur ces questions, on s'est un petit peu combattu sur ces questions. Il disait qu'on peut naturaliser Heidegger par exemple, on peut naturaliser Husserl et moi je n'étais pas du tout d'accord. Qu'est-ce que veut dire naturaliser Husserl ou Heidegger ? ça veut dire on peut depuis la biologie fonder une phénoménologie. Husserl n’aurait jamais accepté ça, Heidegger encore moins. À partir de quoi est-ce que Varela s'autorisait à faire ça ? À partir de quelque chose qui s'était développé avant lui, à l'époque de ce qu'on appelle la deuxième cybernétique ou la cybernétique de second ordre, comme on dit souvent, qui sont les théories de l'auto-organisation qui vont se développer dans le sillage, disons, de ce qui se développe entre le MIT et Stanford, mais surtout en Californie, dans le champ des recherches fondamentales de l'armée américaine notamment sur l'intelligence artificielle et où on va produire une cybernétique de deuxième ordre qui n'est plus la cybernétique de Norbert Wiener, qui est plutôt celle de Von Foerster et de gens comme ça et qui va se combiner à un moment donné, alors d'abord avec ce qu'on appelle l'individualisme méthodologique, c'est-à-dire le fait qu'on s'interdit de se référer à toute holistique, à toute dimension holistique. Par exemple, on va s'interdire de convoquer, pour expliquer le comportement de l’individu humain, des dimensions qui sont celles de ce qu'on appelle la psychologie de la forme, la Gestalt théorie, en disant que l'homme qui a tel comportement en fait est inscrit dans des modèles qui sont produits par la société dans laquelle il se trouve, etc. On va s'interdire de faire ça. Et on va par ailleurs poser que l'individu qui est donc considéré du point de vue de l'individualisme méthodologique, c'est aussi un processus qu'on peut observer comme une génération d'ordres par le bruit, ce qu'on appelle les théories de l'ordre et du désordre. Il va y avoir une espèce de magma, j'appellerais ça plutôt une soupe, un mélange de toutes sortes de choses qui, de manière opportuniste, vont se développer à travers ce qu'on appelle la théorie de l'auto-organisation. En France, c'est Jean-Pierre Dupuis qui va introduire ça, à travers un colloque qui se tiendra à Cerisy qui est publié aux éditions du Seuil, c'est au début des années 80, je crois. Et c'est ce qui va nourrir les idéologies cognitivistes tout en s'appuyant toujours sur le modèle computationnel de l'informatique théorique, c'est-à-dire tout en s'appuyant toujours sur le fait que tout ça, c'est simulable intégralement par une machine de Turing qui est un ordinateur. Alors ce que vous savez si vous avez suivi mes précédentes séances, c'est que pour moi un ordinateur n'est pas du tout une machine de Turing. C'est un simulacre de machine de Turing. Et par ailleurs l'autopoïesis, ou l'auto-organisation, c'est un leurre. C'est un leurre qui ignore le fait que pour ce qui concerne l'âme noétique, eh bien il y a toujours de l'hétéropoïésis, c'est-à-dire que à la différence du martin- pêcheur que j'avais montré dans les séances précédentes, l'homme pour attraper un poisson calcule. Il calcule comment je vais faire un filet pour capturer ce poisson, par exemple un piège, il réfléchit, etc. Il a une expérience, il partage son expérience avec d'autres hommes. Cette expérience partagée avec d'autres hommes et transmises de génération en génération, ça s'appelle l'éducation, etc. Et ça, c'est tout ce que ces théories de l’autopoïèse effacent totalement. Et donc, elles effacent totalement ce que, par exemple, Alberto Magnaghi appelle le patrimoine, le territoire comme patrimoine. Mais patrimoine, non pas du tout au sens touristique ou misographique, mais comme étant la puissance d'un territoire, le savoir qu'il développe. Alors moi, je suis complètement d'accord avec Alberto pour dire, oui, un territoire développe un savoir, mais il n'est pas du tout autopoïétique, il est hétéropoïétique. Il procède d'une hétérogénèse, cette hétérogenèse, elle est elle-même ce qui procède de ce que j'ai appelé la différance transitionnelle. Qu'est-ce que c'est que cette différance transitionnelle ? C'est la différance avec un a, telle qu'elle se distingue de la différance avec un a du vivant telle qu'elle l'a décrite Derrida dans par exemple De la grammatologie, ce mal radical qu'il décrit dans ce qu'on va voir maintenant comme ce qu'il appelle un processus d'auto-immunité. Qu'est-ce qui génère cette différance transitionnelle  La différance dedans / dehors est la différance transitionnelle↩︎? C'est une organisation dedans-dehors qui n'est plus l'organisation dedans-dehors du soi de l'organisme biologique. Ce dedans-dehors, il n'est pas produit par ma peau par exemple, qui détecte des corps étrangers, ma peau, mes poumons, mes intestins, etc. Puisque ma peau reçoit des choses par le toucher, mes poumons reçoivent des choses, par exemple des virus qui circulent dans l'air par les poumons. Quand je mange, je peux manger des choses infectées ou quand je bois de la même manière et j'ai un système immunitaire qui détecte tous ces corps étrangers et qui va déclencher des réactions immunitaires pour les réduire et faire que je ne les assimile pas et pour les détruire. Il représente, si on peut dire, le mal biologique. Mais la différence conditionnelle, ce n'est pas un mal biologique, c'est un mal noétique. Et dans ce cas-là, le dedans, ce n'est pas l'intérieur du corps, par exemple, de ce que Claude Bernard appelle le milieu intérieur du corps humain, ce n'est pas cet intérieur, le dedans, qui s'oppose à l'extérieur que Claude Bernard appelle le milieu extérieur et qu'on appellerait le dehors, si vous voulez. Non, c'est le dedans-dehors par rapport au chez-soi, par exemple. Soit le chez-soi de chez-moi en tant qu'exorganisme simple qui vit dans un exorganisme complexe. Alors cet exorganisme complexe, moi j'y appartiens, c'est chez moi, mais il y a un chez moi du chez moi. Et ce chez moi du chez moi, c'est mon espace privé et là personne n'a le droit d'entrer, sans un mandat d'arrêt ou sans que je laisse rentrer. C'est ce qui est en train de changer d'ailleurs, la loi sur le COVID-19 avec Stop Covid qui fait qu'on a le droit de rentrer, alors pas chez vous, mais dans vos données médicales qui sont en principe du secret médical, vous n'avez pas le droit d'y entrer, sauf un médecin. Il n'y a qu'un médecin qui a le droit d'y entrer. Là, hop, il y a une loi d'exception, ben si, on a le droit d’y entrer, là. Mais c’est tout à fait vraisemblable qu’un jour on vous dise : on a le droit de rentrer de chez vous et sans mandat d’amener comme on dit et sans mandat d’arrêt, sans mandat de perquisition parce qu’il y a une loi d’exception.

Nous sommes en train de vivre quelque chose comme ça. Ce qui est en cause ici, c'est une question d'auto-immunité. Cette question d'auto-immunité, je m'excuse parce que j'ai bien conscience que ce que je raconte est assez complexe. Il y a beaucoup de choses. C'est difficile. Si c'est difficile, je vous recommande un truc, ça va être mis en ligne, vous pourrez le revoir. Si ça vous intéresse, si ça ne vous intéresse pas, vous laissez tomber. Mais si ça vous intéresse, vous pourrez le revoir. C'est difficile aussi pour moi.

Derrida parle d’un processus d’auto-immunité. Qu’est-ce que c'est que ce processus d'auto-immunité ? C'est le fait que, et on revient à autopoïesis et hétéropoïésis, il y a entre le savoir et la foi, entre la science ou la télé-technologie scientifique d'une part, et d'autre part la religion ou plus généralement le crédit, la confiance, la fiance comme il dit, il y a un rapport qui est une aporie qui se constitue entre autos et hétéros. Ce qui me constitue dans mon autos, mon soi, mon self comme dirait Donald Winnicott, c'est ce qui me destitue dans mon soi, c'est ce qui me transforme et m'oblige à quitter mon soi, à sortir dans un non-soi pour constituer un nouveau soi. C'est-à-dire pour constituer un processus d’adoption qui est aussi un processus d'individuation au sens de Gilbert Simondon. Ce double processus qui est à la fois autos et hétéros, qui me constitue dans mon immunité, mais qui ne constitue mon immunité qu'en y introduisant de l'hétéros, de l'hétérogénéité, ça développe une auto-immunité qui fait que je peux me détruire moi-même et que je peux sécréter, comme dit Derrida ici, mon propre antidote. Il propose d'ailleurs ici, dans cette note à la page 59, une analyse sur les réactions de rejet des immunodépresseurs. C'est important de savoir qu'à cette époque-là, Jean-Luc Nancy a été opéré, il a été greffé du cœur et que Derrida discute beaucoup avec Nancy sur cette question d'immunité, d'auto-immunité, d'immunodépression, etc. Sachant qu'évidemment c'est aussi une question politique. C'est une question politique, mais c'est une question politique qu'on ne peut pas traiter au nom de concepts biologiques. Et là, c'est ce que je reprocherai à Peter Sloterdijk quand on en discutera avec Yuk Hui. Mais je dirais que Derrida lui-même ne va pas assez loin dans sa critique, parce que quand il parle de l'indemne, de l'immunité, de l'auto-immunité, il convoque des concepts biologiques, il le dit lui-même, il le dit très très bien dans cette note. Eh bien, il faut se mettre au clair sur... alors c'est un concept biologique ou ce n’est pas un concept biologique ? Si ce n’est pas un concept biologique, il faut en tirer les conséquences. Les conséquences, c'est que ça pose un problème du rapport entre le dedans et le dehors qui n'est pas celui de l'intérieur du corps et de son extérieur, ce n’est pas le milieu intérieur et le milieu extérieur de Claude Bernard, c'est quelque chose d'autre, c'est la question des exorganismes complexes supérieurs. Ces exorganismes complexes supérieurs ont des réactions de rejet, bien évidemment, et ces réactions de rejet, elles tendent à préserver quoi ? d'abord un équilibre noétique. Une structure noétique qui n'est pas simplement un modèle intellectuel, mathématique ou autre. Non, la noèse c'est aussi toutes les pratiques sociales, c'est tous les savoirs, c'est toutes les formes de savoirs religieux, culinaires, rituels, etc. artistiques évidemment, politiques, économiques. Et donc, un exorganisme complexe supérieur qui est toujours territorialisé doit défendre ses savoirs et il peut les détruire parce qu'il peut déclencher des processus auto-immunes qui sont dangereux et menaçants. Et à partir de là, il y a à trouver des compromis, on va appeler des compromis politiques, qui sont les questions de l'ouvert de Bergson, qui sont les questions de ce que Bergson appelle la mystique dans son rapport à la mécanique. Ici ce que dit Derrida ne va pas aussi loin que ça, simplement ce que dit Derrida c'est ce qu'il tente à montrer, je crois en s'appuyant sur la question de la foi et de la religion, qu'il y a toujours une limite au calcul. Voilà c'est ça qui est fondamental dans son analyse, c'est la page suivante, « aucun calcul, aucune assurance ne pourront réduire l'ultime nécessité, celle de la signature testimoniale (…) » de cette structure de la foi élémentaire qui est aussi auto-immunitaire . Ça c'est absolument fondamental et si on ne pose pas les questions comme ça, on ne peut rien objecter de sérieux à Éric Schmidt. On ne peut rien faire du screen new deal pour le transformer d'un processus toxique en un processus curatif. Ça veut dire qu'il faut réintroduire la question des relations entre calcul et incalculable et il faut refonder là-dessus l'informatique théorique. Et ça nous en reparlerons le 2 juillet avec Dan Ross, Inch'Allah. Quelques mots pour préciser mon insistance quant à cette informatique théorique, cela dit, et pour revenir ensuite vers le New Deal, le Screen New Deal annoncé par Naomi Klein. Elle est extrêmement lucide, elle est toujours d'une extraordinaire lucidité, cette femme. Donc, je pense qu'il faut la lire très attentivement, il faut prendre très au sérieux ce qu'elle dit, mais il faut essayer d'aller un peu plus loin. Et pour tout vous dire, puisqu'elle est éditée chez Actes Sud, et que moi-même je suis en train de me rapprocher de Actes Sud, eh bien je vais essayer de demander à Actes Sud qu'on organise un débat là-dessus avec elle.

Je voudrais rappeler des points que j'avais déjà abordés il y a un mois à propos de la refondation de l'informatique théorique. Il faut la refonder, ce que j'appelle l'informatique théorique, c'est tout simplement la théorie des rétentions tertiaires hypomnésiques digitales et réticulées. Il faut refonder l'informatique théorique pour panser avec un a la réticulation algorithmique des rétentions tertiaires hypomnésiques numériques en luttant contre l'hypertrophie de l'entendement. Et ça, ça suppose de développer ce que j'appelle une hypercritique. Pourquoi une hypercritique ? Parce que l'entendement, chez Kant, ça repose sur ce que la deuxième édition de la Critique de la raison pure appelle le schématisme transcendantal, c’est le schématisme qui rend possible la production des catégories de l'entendement. Ce que je veux montrer, c'est que ce schématisme n'est pas du tout transcendantal, il est a-transcendantal, il est constitué par la rétention tertiaire. Et c'est ça qui doit être au cœur d'une informatique théorique refondée. Deuxièmement ça suppose de panser avec un a l’exorganogenèse de la noèse, c'est-à-dire son évolution, la transformation des rapports fonctionnels ou l'apparition de nouvelles fonctions, car il y a des fonctions nouvelles qui apparaissent au fil des siècles et des millénaires. Il faut panser l'exorganogenèse de la noèse, y compris dans ses dimensions constituées par ce que j'appelle les dispositifs rétentionnels. La noèse, ce n'est pas simplement des fonctions inférieures comme le dit Kant, c'est-à-dire intuition, entendement, imagination, raison, c'est aussi ce qu'il appelle des facultés supérieures, la faculté de théologie, la faculté de médecine et la faculté de droit qu'il veut renverser, enfin pas renverser, mais qu'il veut remettre en question pour ajouter une faculté de philosophie. Et cette faculté de philosophie c'est aussi une faculté de mathématiques, de physique, etc. Parce que pour lui la philosophie c'est les sciences en général. Aujourd'hui nous devons rajouter de nouvelles fonctions supérieures. C'est-à-dire que nous devons inventer de nouveaux dispositifs rétentionnels. L'internation que nous revendiquons est une façon de poser ce problème. Ce sont les dispositifs rétentionnels comme fonctions supérieures de la noèse et de l'esprit qui constituent les exorganismes complexes supérieurs. Et là, il est extrêmement important de dire qu'avant de passer à la cybernétique de deuxième ordre, il faut d'abord avoir commencé par lire Wiener, c'est-à-dire la première cybernétique, et se souvenir qu'il en parle des exorganismes complexes supérieurs, il les analyse, il dit « les calvinistes, les hébreux, les communistes, l'islam, le bouddhisme, l'américain moyen, etc. Tout ça, ça constitue des processus noétiques différents et donc il faut lire Wiener avec Karatani. Troisièmement, dans cette histoire des exorganismes complexes supérieurs, il faut considérer la place très particulière du christianisme, en particulier en Amérique du Nord, et son rapport au progrès comme croyance. Puisque l'Amérique du Nord c'est le pays où plus que nulle part ailleurs le progrès va se développer comme une croyance, non pas comme un modèle d'émancipation, ça c'est le modèle européen, je dirais franco-allemand surtout, mais en Amérique ça va se développer comme la croyance dans le père Noël de la marchandise. Et là je vous recommande vraiment de regarder un film que je l'ai déjà recommandé une fois ou deux dans ce séminaire qui est extraordinaire, qui s'appelle Miracle dans la 47e rue, je crois, qui se passe en plus dans un magasin Macy’s. Les magasins Macy’s sont les grands magasins qu'on trouve dans toutes les grandes villes aux Etats-Unis et ce qui est extraordinaire c'est que la famille Macy qui est propriétaire de ces magasins, mais aussi d'énormément et c'est elle qui a financé Norbert Wiener, Franz Foerster et tous ces gens-là pour développer la cybernétique et l'informatique théorique au service de l'intelligence artificielle. Je ferme cette parenthèse. En tout cas, Wiener qui connaîtrait bien tout ça, dit : «  les Américains croient au progrès comme ils croient au Christ » sauf que le christianisme, lui, il n’a jamais cru en ce progrès parce que le christianisme il dit « le bonheur sur terre, ça ne peut pas arriver ». Alors, ce n'est pas tout à fait vrai, peut-être, du christianisme protestant puisque Benjamin Franklin dit « Ah, mais si, être fidèle à la vie de Jésus-Christ, c'est acheter une truie, faire petits avec cette truie qui va fabriquer des dollars, c’est finalement travailler sur terre comme le disait déjà Martin Luther, après Calvin, et puis ensuite Benjamin Franklin. Tout ça, ça mériterait de longues discussions. J'en ai parlé beaucoup dans un livre qui s'appelle Mécréance et discrédit qui reprend les questions de Derrida dans Foi et savoir mais en tout cas ce que nous dit ici Wiener, c'est que ça, ça n'est pas possible parce que ni le protestantisme, ni le catholicisme, ni le judaïsme considèrent qu'on peut jouir d'une félicité durable sur cette terre. Et donc il dit : toute croyance véritable attend le second avènement du Christ. C'est extrêmement intéressant de lire ça avec Derrida. Je dois vous dire que j'ai fait cette connexion hier. Je n'avais jamais fait le lien entre les deux. Et puis d'un seul coup je me dis mais c'est incroyable ! Et quel dommage que Derrida n'ait pas lu ce texte. Mais nous devons le lire, et c'est ça continuer le travail de Derrida et nous devons le lire avec David Bateshttps://escholarship.org/uc/item/6t97q98q↩︎. Pourquoi ? Parce qu’avant le second avènement du Christ pour Carl Schmitt mais aussi pour Saint Paul, pour Paul de Tarse, et bien c'est une lettre de Saint Paul bien connue, il y a le katechon, c'est-à-dire ce qui doit lutter en amont de l'antichrist et qui lutte contre l'illusion d'un avènement du Christ qui serait prématuré, qui lutte contre l'illusion qu'on serait arrivé au temps du jugement dernier. David nous expliquera bientôt, il a accepté cette proposition hier, de nous parler de tout cela en nous parlant des rapports entre Carl Schmitt qui est celui qui a introduit ce qu'il appelle la théologie politique dans l'analyse des sociétés modernes et dans un texte, enfin dans beaucoup de textes, mais surtout dans un qui s'appelle Le nomos de la Terre https://www.puf.com/le-nomos-de-la-terre↩︎qui doit être absolument lu parce qu'il y parle, je l'avais déjà dit il y a un mois, en quelque sorte par avance d'Elon Musk. Il faut lire ce texte qui est tout à fait extraordinaire et on le lira avec David Bates qui nous dira quel était le rapport entre Carl Schmitt et la cybernétique. Car Carl Schmitt a parlé de la cybernétique, pas dans les mêmes termes que Heidegger, comme Heidegger il s'y intéressait, mais il n’en a pas parlé dans les mêmes termes. Et moi-même j'essaierai de voir avec David Bates quand il sera là avec nous, dans quelle mesure on peut articuler ce que Carl Schmitt dit de la cybernétique et du katechon avec ce que Heidegger dit de la cybernétique et de ce qu'il lui-même appelle l’Ereigniss, c'est-à-dire ce qu'on traduit par exemple par l'événement ou encore l'avènement. On pourrait appeler ça la bifurcation. Si on veut travailler toutes ces questions, et là je vous parle toujours d'informatique théorique, il faut s'intéresser à ce que j'appelle la récurrence qui constitue la dynamique de ces spirales dont je parle depuis très longtemps. Régulièrement, je les sors et je n'en dis pas plus. Donc, ça peut paraître une sorte de pratique mystique. Ça l'est certainement un peu. J'attends d’être prêt pour en parler vraiment de ces spirales. Je ne suis toujours pas tout à fait prêt. Mais si ces spirales-là, je vous en parle maintenant, c'est parce que Yuk Hui parle de récursivité. Et pour moi, ce qu'il appelle récursivité, c'est ce que j'appelle récurrence depuis 40 ans. En particulier, Yuk Hui parle de la récursivité comme étant, selon moi, la récurrence à l’époque des rétentions tertiaires hypomnésiques numériques qui rendent possible le développement de ce qu’on appelle en informatique théorique des fonctions récursives sachant que la récurrence et la récursivité sont dans l'exosomatisation le fait de ce que j'ai appelé tout à l'heure la différance transitionnelle, différance avec un a.

Et ici, on verra lorsque Yuk viendra le 2 juillet nous parler que la récursivité rencontre la question de l'immunité et de la co-immunité de Peter Sloterdijk. C'est ce qu'il expose dans ce texte làhttps://lundi.am/Cent-ans-de-crise↩︎ où il ne parle en fait quasiment pas de la récursivité mais qui est à l'horizon de ce qu'il dit et moi je vais essayer de lui en faire parler beaucoup plus, de la récursivité, pour que nous puissions à travers ça adresser à Sloterdijk des questions précises. Je dis ça parce qu'il y aura également Dan Ross dans cette session. On fera une session, ça sera le matin d'ailleurs du 2 juillet parce que Dan est en Australie, Yuk est à Hong Kong donc il y a une décalage horaire important et il est dans l'autre sens. Donc là où David Bates fera le matin de bonne heure, là où nous ferons notre séminaire comme d'habitude à 17h, pour ce qui concerne Dan et Yuk, eh bien ils seront dans l'autre sens, c'est à dire qu'ils seront vers le soleil couchant. Ils auront entre 7 et 9 heures d'heure plus tard que nous. Donc, je suis en train de vous dire que j'essaierai d'amener Yuk et Dan à parler ensemble. Ce sera le matin du 2 juillet à cause du décalage horaire. Nous aurons une discussion sur Sloterdijk tous les trois avec vous. C'est une discussion que nous avons commencé en fait en Chine il y a un an parce que nous avons des points de vue comment dire partagés au sens on dit un peu contradictoire et compliqué sur Peter Sloterdijk, sur la pertinence de ses analyses et sur leurs limites à ces analyses. Et nous avions imaginé, enfin je dis ce n’était pas l'année dernière, c'était il y a deux ans, nous avions imaginé d'écrire un texte sur Sloterdijk qui serait en fait une manière de lui poser des questions pour l'obliger à sortir un petit peu de ses derniers retranchements. Voilà ce que j'ai déjà essayé de faire et ça a complètement foiré. Alors ce que j'essaierai de montrer le 2 juillet avec Dan et Yuk, et peut-être avant, y compris quand on parlera avec David Bates, et aussi certainement avec Peter Szendi, c'est qu'au cœur de toutes ces questions est la notion d'information. Je dis la notion d'information, c'est une expression, tout le monde le sait, de Gilbert Simondon. J'ai toujours pensé que cette notion est mal foutue. Ce n'est pas l'idée de Yuk Hui. En tout cas, que j'aie raison ou que Hugh ait raison, il y a une fonction de l'information dans l'informatique, puisqu'informatique, ça veut dire information automatisée en fait, technologie automatisée d'information. Il y a une fonction de l'information qui est absolument essentielle aujourd'hui dans la transformation de l'espace public en espace totalement privatisé par le screen new deal et qu'il nous faut travailler à fond sur cette notion d'information et la critiquer à fond si nous voulons arriver à critiquer le Screen New Deal en question pour nous le réapproprier. Ça c'est ce qu'on a commencé, c'est pour ça que depuis des années j'invite régulièrement tous les ans au Centre Pompidou Giuseppe Longo. C'est parce que Giuseppe outre, son intérêt pour l'entropie et l'anti-entropie, critique cette notion d'information sur des bases extrêmement solides. Et je voudrais qu'on revienne sur ces questions au mois de décembre prochain au Centre Pompidou durant le colloque qui sera consacré en partie à la refondation de l'informatique théorique. Ça, ça va nous amener par ailleurs à discuter de la fonction, non pas simplement de l'information, de l'entendement, etc. mais de la fonction et de la question de l'imagination avec Peter Szendi. J'ai oublié de vous présenter ce texte de Dan Ross qui nous servira d'arrière-plan pour cette réunion du 2 juillet. Donc, nous rencontrerons Peter Szendi, ce sera, je ne sais plus exactement quand, je crois le 18 juin. Peter Szendi qui a présenté au jeu de paume, à la galerie du jeu de paume à Paris, une exposition qui a été complètement foutue en l'air, en fait, par la pandémie, qui s'appelle le supermarché des images, mais en fait qui renvoie à un livre qu'il a écrit sous ce titre-là. Et en fait, il m'a demandé de discuter avec lui de ce que dit en particulier Gilbert Simondon de l'imagination et de ce que c'est que les images dans les rapports qu'il y a entre l'imagination et l'invention. Donc, j'en suis ravi parce que d'une certaine manière cette exposition sur le supermarché des images anticipe et nourrit la question du green new deal. Évidemment le supermarché des images c'est aussi le supermarché des écrans. Il y a des écrans partout. Peter l'explique dans son livre à presque à chaque page. Il analyse de très près ce que c'est qu'un écran, la très grande diversité des écrans, etc. Et Peter c'est quelqu'un de très cultivé et d'extraordinairement spéculatif, donc avec lequel nous serons capables à partir de ce travail de revenir vers des questions beaucoup plus génériques que j'essaye d'aborder dans ce séminaire. Si vous m'avez bien compris, le but de tout ça, c'est de contribuer à la définition des conditions dans lesquelles on pourrait constituer ou reconstituer un second temps du double redoublement épokhal dans ce Screen New Deal, qui est un choc exosomatique, et à condition que ce soit possible, peut-être que ce n'est pas possible. Je ne sais pas si c'est possible. Mais je pose en principe qu'il faut que ce soit possible. Et donc nous devons tout faire pour que ce soit possible. Et peut-être faire un miracle. Il n'y a pas d'autre possibilité que de croire au miracle dès qu'on est entré dans la question de l'entropie. Un miracle c'est une bifurcation dans le devenir entropique qui produit l'avenir néguentropique. C'est ça que j'appelle un miracle. Si on veut faire ça, si on veut essayer ça, il faut être capable de trouver le sens exosomatique supérieur de la cybernétique. Je soutiens que Norbert Wiener a tourné autour sans arrêt, qu'il l'a approché de très près, il a échoué sur l'information justement, Norbert Wiener aussi a un concept d'information qui pour moi est très problématique, mais il l'a beaucoup approché donc il faut le relire. Il faut le relire en particulier là où il articule la cybernétique avec ce qu'il appelle l'interférence de l'extérieur, référant à qui ? Eh bien à saint Augustin. Je soutiens qu'il faut relire ces questions qu'on pourrait appeler para-théologiques, post-théologiques, ce qu'on appelle la théologie d'après la mort de Dieu chez certains penseurs en particulier aux États-Unis du côté de Chicago, il y a des théologiens de la mort de Dieu, ils s'appellent comme ça. Et ça veut dire qu'il faut revenir vers toutes ces questions de la théologie, en passant peut-être par Carl Schmitt et la cybernétique pour essayer de repenser la quasi-causalité avec Deleuze, avec Guattari, avec les stoïciens, avec ce qu'eux appellent les incorporels, que moi j'appelle les hypermatériels et les consistances, pour s'opposer à une destruction du deuxième temps du double redoublement épokhal. Enfin, je vais essayer de terminer maintenant, excusez-moi parce que parfois je me trompe d'écran et donc je fais des bêtises, je vais essayer de terminer maintenant en revenant vers Naomi Klein. Naomi Klein dans son article, qu'il faut vraiment lire, c'est un article important, souligne en particulier que William Gates, qu'elle appelle Bill comme tous les gens d'Amérique du Nord, moi j'ai horreur de ces surnoms, c'est William son prénom, William et Melinda Gates et leur fondation ont l'ambition de développer un smarter education system. Quelles conséquences faut-il tirer de ce que dit ici la fondation Gates ? D'abord, que dit cette fondation qui a beaucoup de moyens, d'énormes moyens, bien plus que Emmanuel Macron ? Il dit qu'il faut développer un système éducatif plus smart. Que veut dire smart ? Est-ce que ça veut dire noétique ? Pour moi ça ne veut pas dire du tout noétique, ça veut dire métique, ça veut dire qui développe les ruses, la smartness, c'est la ruse du renard, du poulpe que décrivent Vernant et Détienne dans les ruses de l'intelligence, c'est-à-dire la métis des grecs. La métis, ça n'est pas la noésis. Il y a une métis, une intelligence du poulpe ou du renard. Tout le monde sait que le renard a une intelligence. Si vous connaissez d'ailleurs les corbeaux par exemple ou tous ces animaux, vous savez que c'est étonnamment intelligent, incroyable. Les perruches et les perroquets aussi d'ailleurs. Je vous recommande d'observer de près ces animaux. J'ai des films sur les corneilles par exemple qui sont absolument incroyables. Mais ça n'est pas noétique. Ça n'est pas intellectuel si vous préférez. Enfin je préfère dire noétique parce que noétique ça ne veut pas dire seulement intellectuel, ça veut dire aussi spirituel. Qu'est-ce que ça veut dire spirituel ? Ça fait peur aux gens, spirituel. Geist. Ça fait peur. Ça fait peur surtout quand on sait que Heidegger se met à utiliser ce mot de Geist à une époque où il se rapproche des nazis. C'est embêtant. Il parle à ce moment-là du Geist allemand. Donc ça fait peur. Eh bien Geist, ça veut dire « revenant ». Et d'où est-ce que ça revient, le revenant ? Ça revient de l'humus noétique, c'est-à-dire de la bibliothèque, des films, de l'architecture, des façons de faire la cuisine, de l'habillement, bref de l'exosomatisation. Et c'est tout ce qui constitue ce qu'Alberto Magnaghi appelle le patrimoine territorial, qui est supporté dans ce que Ignace Meyerson appelle les œuvres, et les œuvres chez Meyerson, c'est tout ce qui a été fabriqué par les êtres humains, et qui se transmet, qui se conserve à travers des pratiques, à travers toutes sortes de dimensions, et à travers surtout l'enseignement. Et ça, ça produit de la noèse. Il n'y a pas d'humus noétique chez les corneilles, les renards ou les poulpes. Il y a une grande intelligence métique, une smartness on dirait en anglais, mais il n'y a pas de noésis. Il faudrait analyser très en détail et patiemment ce que dit Naomi Klein pour saisir les enjeux de ce que dit Bill Gates, de ce qu'il en est de la smartness, de ce qui est smart. Il faudrait en particulier analyser ce qui relie les algorithmes avec les écrans, les screens et plus précisément avec les écrans tactiles, avec les écrans non seulement à regarder mais à toucher en passant ou non par un clavier, il faudrait analyser ce qui fait que

via les machines écran tactile, il n'est plus nécessaire de se toucher corporellement. Il n'est plus nécessaire de se toucher corporellement. Et pourquoi est-ce qu'il n'est plus nécessaire de se toucher corporellement ? C'est ce qu'elle appelle, Naomi Klein, un « no-touch future ». Elle dit que la Silicon Valley, grosso modo, est en train de nous préparer un futur, un avenir où on ne se toucherait plus, il n'y aurait plus de corps en fait. Et ça, ça mériterait de revenir vers ce qu'écrit Derrida sur Nancy et le toucher de Nancy, enfin bon. Je ne vais pas développer, mais ce que je voudrais souligner c'est que pour aller dans ce sens-là, no touch future, elle cite, Naomi Klein, Anuja Sonalker, je ne sais pas comment ça se prononce, qui dit « Humans are biohazards, machines are not ». Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que les êtres humains ne sont pas fiables sur le plan viral, sur le plan… Voilà, les machines ne sont pas des êtres vivants, elles ne transmettent pas des virus. Ce qui est tout à fait faux, puisque les machines transmettent des virus, mais ce sont des virus algorithmiques justement. Tout ça mériterait des analyses extrêmement précises. Comme vous l'avez bien compris, je n'ai pas le temps de les mener. Ce que je suis en train de faire, c'est une invitation à les mener. Je vous invite à les mener. Je nous invite à les mener dans différents contextes, y compris ce qu'on est en train de faire en Croatie, en Seine-Saint-Denis, etc. Et tout ça pour dire que la question ce n'est pas de dénoncer la doctrine du choc, ça n'est pas de dénoncer le Screen New Deal, c'est de les critiquer, et plus précisément de les hyper-critiquer pour les renverser, comme le proposait Pablo Servigne, mais les renverser, ça demande un très gros effort que je trouve dommage que Pablo Servigne, qui en a d'ailleurs tout à fait les moyens, il est biologiste, ne fait pas. Si on veut faire cette hyper critique et ce renversement de la doctrine du choc, il faut penser la nécessité de l'écran dans le devenir des savoirs. Si les écrans se développent, c'est parce qu'ils sont nécessaires. Ils sont nécessaires non seulement dans l'éducation, mais dans le savoir artistique. Par exemple, c'est ce que Walter Benjamin a écrit à propos de la photo, du cinéma. Ils sont nécessaires du côté des images virtuelles, notamment dans le champ scientifique, par exemple en astrophysique, en physique en général, en nanophysique puisque la nanophysique est essentiellement ce qui travaille avec des images virtuelles, mais c'est aussi dans le champ architectural. Nous y travaillons en ce moment à Seine-Saint-Denis avec des architectes à travers le Building Information Modeling qui est une technologie de virtualisation par les images des chantiers de construction et des projets urbains, etc. Et de toutes ces choses-là, et je devrais en citer d'innombrables, j'en aurai pour une semaine à vous citer une liste complète de tout ça, eh bien il faut faire des cas de pharmacologie de l'auto-immunité, dont parlait Derrida, qui sont particulièrement complexes et qui nécessitent beaucoup d'humilité, beaucoup de patience et beaucoup de ténacité et l'organisation de collectifs de travail transdisciplinaires. Ça suppose en outre d'assumer trois tâches en état d'urgence absolu et en état d'exception noétique, c'est-à-dire pour faire face à l'état d'exception noétique, ça suppose d'assumer ces trois tâches en pratiquant la recherche contributive. Car la recherche contributive c'est un antidote à l'état d'exception noétique qui transforme cette exception en moment de production exceptionnelle, si je puis dire. Non pas de transgression des règles de la noèse, mais d'invention de nouvelles règles de la noèse. Quelles sont ces trois tâches ? Première tâche, il faut reprendre la question de l'enseignement et plus généralement de la fonction noétique telle qu'elle se forme à travers un système académique par où se fonde dans sa totalité la supériorité des organismes complexes supérieurs. Je dis il faut reprendre la question de l'enseignement que pose William Gates à travers sa fondation en posant que l'enseignement c'est ce qui assume une fonction noétique qui se forme à travers un système académique qui lui-même constitue la supériorité d'un exorganisme complexe supérieur. Donc il faut savoir ce que c'est qu'un exorganisme complexe supérieur. Il faut savoir que cette supériorité elle se génère en deux temps. Premièrement, l'invention de l'intelligence fabricatrice, c'est ce que j'appelle plus généralement l'exosomatisation. Deuxièmement, l'ouverture extraterritoriale irréductible à la déterritorialisation technique et ça c'est ce que à la fois Bergson et Derrida décrivent comme le mystique, la foi, etc. Mais qui n'est pas forcément religieux, qui est tout simplement ce qui est ouvert parce qu’incalculable. C'est ce que nous nous appelons une bifurcation néguanthropique avec un a et un h. Deuxième tâche, s'il faut critiquer le modèle de la smartness, qui est celui de la calculabilité totale, c’est la métis est devenue un système algorithmique basé sur un concept d'information totalement inacceptable, non pas qu’il ne soit pas efficace, il est extrêmement efficace, mais il est condamné à mort à court terme parce qu'il est anthropique. Il faut analyser cette smartness et la critiquer comme génération industrielle de rétentions tertiaires hypomnésiques en réseau, produites via Facebook, via Instagram, etc. et qu'il faut se mettre à produire non pas par Facebook et par Instagram, mais par de nouveaux dispositifs rétentionnels qui devraient être des écoles, des lycées, des universités, des centres de recherche, qui feraient que toute cette smartness serait mise au service non pas de la smartness mais de la noèsis, de la science autrement dit, et redeviendrait un instrument de développement rationnel d'un avenir qui lutte contre l'entropie. Troisième tâche, ça suppose de mettre en œuvre noétiquement ces rétentions tertiaires hypomnésiques, ça veut dire donc constituer de nouveaux dispositifs rétentionnels qui ne sont pas académiques, mais qui sont éditoriaux, juridiques, scientifiques, et qui sont fondés sur de nouvelles fonctions et de nouvelles récursivités liées à la refondation de ce qui constitue non plus des machines de Turing, ce ne sont pas des machines de Turing, des ordinateurs, mais des réseaux diversement constitués par des rétentions tertiaires hypomnésiques de tous ordres, qui sont agencées entre elles à travers des systèmes de grammatisation dont toutes les formes de savoir des exorganismes complexes supérieurs sont issues, de cette grammatisation je veux dire, et qui soit fonctionnellement réticulée en vue d'activer des fonctions délibératives locales, qui sont seules capables de former des savoirs locaux, c'est-à-dire ce que Félix Guattari appelait des territoires existentiels, qui sont eux-mêmes seuls capables de lutter contre l'anthropie avec un a et un h, et qui est, cette anthropie avec un a et un h, la menace constante que porte en elle ce que Derrida appelle l'auto-immunité. Si on ne relie pas Bergson, Heidegger, Derrida, Guattari, tous ces gens-là et bien d'autres que j'ai cités, à partir de ces questions-là, on ne fait absolument pas de la philosophie ou on ne développe pas du tout du savoir, on fait du tourisme intellectuel de haut niveau où on forme dans des grandes universités des gens qui serviront ensuite d'alibi pour faire exactement le contraire de ce que tous ces gens ont enseigné. Si on veut faire ça, si on veut assumer ces tâches, alors il faut repartir de ce que dit Norbert Wiener. Il faut dire que les réseaux, parce que là il parle de ça, il dit on peut mettre en réseau tous les ordinateurs et on peut créer une fourmilière fasciste, comme il l'appelle, et à ce moment-là, qu’est-ce qui va se passer ? eh bien l’homme va jeter ce qui constitue ce qu’il appelle son privilège à savoir de produire du savoir. Il dit, à ce moment-là, la cybernétique sera mise au service du fascisme. C'est ça que nous sommes en train de vivre. Il faut donc reconstituer des organismes complexes supérieurs dont je vous ai montré qu'il s'y intéresse beaucoup, en réinventant une supériorité qui constitue une noèse. Il ne s'agit pas de repenser la noésis comme récursivité avec Yuki Hui mais en partant des rétroactions sociales telles que les décrit Wiener. Ces rétroactions sociales, c'est ce qui constitue des boucles de rétroaction à l'époque de la cybernétique selon Wiener, mais avant la cybernétique, dit-il, il y a eu des rétroactions sociales dans toutes les sociétés. Elles étaient organisées par les scribes du pharaon par exemple, par la société de Babylone, etc. par les hiérarchies féodales et aujourd'hui elles sont organisées par des boucles de rétroactions computationnelles mais dit Wiener, il ne faut pas détruire les savoirs. En aucun cas les boucles de rétroactions computationnelles peuvent remplacer les savoirs. Bon, je vais m'arrêter parce que ça fait longtemps que je parle, ça fait beaucoup trop de temps. J'aurais voulu vous parler de la manière dont... je voulais vous faire une petite histoire très rapide de la manière dont les exorganismes complexes supérieurs se sont constitués à partir de la Grèce ancienne à travers l'alphabet ionien en 403 avant Jésus-Christ et c'est une espèce de, ce n’est pas un screen new deal, c'est un grammata new deal. Et donc ceux qui en ont profité c'est d'abord les sophistes, dit Platon avec Socrate et Socrate dit oui mais il ne dit pas qu’il ne faut pas s'en servir de l'alphabet attique, il dit dans ce texte fort connu, qu'il faut renverser pour en produire une nouvelle noèse que Platon va s'approprier en disant que c'est la dialectique de l'analyse et de la synthèse qui est à l'origine selon moi des quatre fonctions que décrira Kant dans la Critique de la raison pure mais ça je ne le développerai pas. Nous avons commencé à travailler sur ces questions à l'IRI il y a fort longtemps quand on a lancé le Digital Studies Network, il y a huit ans maintenant, en soutenant que derrière tout ça il y a des questions de catégorisation qui sont opérées par des schèmes qui ne sont pas du tout transcendantaux, qui ne sont pas les produits de l'imagination transcendantale, mais les produits de l'imagination exosomatique, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Bon, ça aurait été bien qu'on puisse se donner le temps d'en parler, de montrer comment on peut reprendre les questions qui sont dans ce livreLa dialectique de la raison Max Horkheimer et Theodor W. Adorno Tel Gallimard↩︎, qui a été un peu méprisé par la French Theory, à tort à mon avis, et de reprendre un peu tout ce qu'ils disent au sérieux, mais sans en prendre à notre compte leur néokantisme, parce que les limites de ce livre c'est qu'il reste dans le modèle kantien. Il y a eu des articulations qu'il faudrait étudier de très près, par exemple à l'époque où la rétention tertiaire hypomnésique alphabétique ou littérale se constitue, il y a une institution qui apparaît qui s'appelle le scoleion et qui est étroitement lié avec le jardin d'Académos à ce qu'on appelle le bouleutérion. Le bouleutérion qui ensuite va devenir dans le cœur d'Athènes avec l'acropole, le Prytanée, etc. l'ensemble des institutions politiques qui vont faire la puissance qui va conduire à l'Empire Alexandrin. On pourrait montrer que dans la Chine ancienne, à peu près à la même époque, Confucius, 6e siècle si je ne me trompe pas, avant Jésus-Christ, contemporains de Héraclite et de ces gens-là, mettent en place un processus qui existe toujours. Ce processus, vous le voyez là, c'est l'école chinoise. Ça, c'est à Nanjing, c'est là où j'enseigne, c'est ici, et bien chaque année il y a une fête des écoliers qui rappelle. En ce moment, la Chine est en train de restaurer un petit peu la figure de Confucius. C'est ce qui me fait penser que la Chine va peut-être dépasser l'Occident une bonne fois pour toutes parce que je crois qu'elle a une meilleure intelligence de sa supériorité que les Occidentaux qui ont perdu la compréhension. Mais je me trompe peut-être. En tout cas, ce que je crois, c'est que l'Europe, si elle veut exister dans les années qui viennent, a fortement intérêt à se repencher sur toutes ces questions. Je vais m'arrêter là pour qu'on ait le long aujourd'hui. On reviendra sur tout ça de toute façon avec nos invités dans les trois prochaines séances. Je m'arrête et je vous cède la parole.

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