Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2020

Séance 8 : Doctrine et alterdoctrine du choc et refondation de l’informatique théorique

Séance 8 : Doctrine et alterdoctrine du choc et refondation de l’informatique théorique

Exorganologie III Remondialisation, Localités et modernité

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 8 : Doctrine et alterdoctrine du choc et refondation de l’informatique théorique », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2020 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2020/seance8.html.
version 0, 20/12/2025
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Donc je vais repartir de, évidemment, de la question que j'avais introduite il a trois semaines maintenant de faire ce séminaire sur ce registre-là pour répondre à un appel qu'on m'avait demandé de signer pour faire renverser ce qui... C'était un appel qui était lancé par Pablo Servigne qui proposait de renverser la stratégie du choc. Comme je l'ai rappelé l'autre fois, en fait, stratégie du choc, ce n'est pas le terme anglais. Le terme anglais, c'est shock doctrine. Et à mon avis, c'est beaucoup plus intéressant. Et ce que j'essaye de montrer ici, c'est que si on veut lutter contre la doctrine du choc, du néolibéralisme, parce qu'en fait, c'est même, on pourrait dire l'ultralibéralisme, c'est Milton Friedman en réalité qui est derrière tout cela, il faut avoir soi-même une doctrine. Sinon on peut toujours faire des moulinets comme on veut, des manifestations, des protestations, de toute façon ça ne sert absolument à rien. Donc ce que je propose ici dans ce séminaire, c'est de contribuer à l'élaboration d'une telle doctrine. Et ce que je voudrais commencer par dire, c'est que la question du choc, c'est un cas spécifique, la question du choc telle que la présente d'une part Friedman et disons les néolibéraux d'une façon générale ou les ultralibéraux, mais aussi les libertariens, je veux dire même surtout les libertariens aujourd'hui et d'autre part Naomi Klein qui a analysé tout ça dans ce livre que je vous recommande de lire, si vous ne l'avez pas fait. Pour moi, c'est un cas spécifique, tout à fait spécifique, mais un cas d'une beaucoup plus grande généralité, qui est ce que j'appelle le double redoublement épokhal que je théorise depuis maintenant presque 30 ans et qui est le processus à travers lequel s'établit le rapport entre système technique et système sociaux, ou autres systèmes, pas simplement système sociaux d'ailleurs, c'est aussi le système géographique et le système biologique. Et évidemment, en ce moment même, la question du système biologique et du système géographique est particulièrement importante. Je ne l'aborderai pas en tant que telle aujourd'hui d'ailleurs, mais on y reviendra certainement. Qu'est-ce que c'est que la shock doctrine ? C'est une doctrine, donc, à ce point de vue, une théorie, on pourrait dire, enfin, pas exactement une théorie, mais en tout cas, une élaboration modélisée et formelle des conditions dans lesquelles on peut accélérer selon la société du Mont-Pèlerin parce qu'en fait tout ça c'est les gens qui resurgissent de ce qui s'est passé en 1947 sur le Mont-Pèlerin en Suisse qui a été la relance du projet néolibéral qui a conduit à l'ultralibéralisme. C'est le projet d'accélérer la soumission des systèmes sociaux aux systèmes techniques. Non plus d'ajuster les systèmes sociaux et les systèmes techniques réciproquement, mais de soumettre les systèmes sociaux et même de les remplacer par le système technique, sachant que ce système technique est lui-même devenu intégralement contrôlé par le marché. Et c'est possible pour une raison très précise, c'est parce qu'il est lui-même devenu purement computationnel. Absolument tout est devenu computationnel. Les bateaux aujourd'hui, il y a encore des capitaines dessus, mais on pourrait mettre des pilotes automatiques. On pourrait entièrement automatiser tout cela. Pourquoi ? Parce que tout est calculé. De A à Z et dans tous les secteurs. Ça, c'est la spécificité du double redoublement l'époque à notre époque, d'être computationnel de part en part et de permettre de ce fait que le marché s'empare complètement des systèmes sociaux et les remplace par des systèmes techniques. Alors, dans la théorie du choc, enfin dans la doctrine du choc, Naomi Klein, dans son livre, montre que la stratégie, ce qu'on appelle la shock doctrine, qui a été traduite en français par la stratégie du choc, repose sur des points de vue militaires en réalité. Ça c'est un rapport de doctrine militaire au moment où l'Irak a été envahi au début du 21ème siècle. « Semer le choc et l'effroi engendre des peurs, des dangers et des destructions incompréhensibles. La nature sous forme de tornades, d'ouragans, de tremblements de terre, d'inondations, d'incendies incontrôlés, de famines et de maladies peut provoquer le choc et l'effroi ». Et qu'est-ce que c'est que cette doctrine ? C'est la doctrine selon laquelle quand on provoque le choc et l’effroi, on fait ce qu’on veut parce qu’on sidère totalement les populations et donc on peut faire ce qu’on veut grosso modo. Alors ce que montre Naomi Klein c’est ce qui inspire le néo ou l'ultra-libéralisme et que c'est ce qui impose ce qu'elle appelle un capitalisme du désastre en s'appuyant sur la terrible catastrophe de Katrina qui s'était produite dans le sud des États-Unis, vous vous en souvenez évidemment, à Bâton Rouge notamment et où une destruction urbaine colossale avait eu lieu, qui a permis à ce capitalisme du désastre d'imposer des états de fait sans droit. Par exemple, en tirant parti de la crise pour pouvoir produire, imposer, comme je cite Naomi Klein qui paraphrase Milton Friedman,

 imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre.

Évidemment, si je vous parle de ça, c'est parce que nous sommes dans un désastre planétaire cette fois-ci, et pas simplement dans le sud de l'Amérique du Nord, et nous sommes confrontés à ce très grand danger auquel on ne peut qu'opposer une autre rationalité et essayer des alliés, des partenaires, des compromis avec des forces sociales qui soient capables de se rassembler derrière une autre doctrine du choc. Je dis une autre doctrine du choc parce que le choc ce n’est pas le néolibéralisme qui le produit, c'est l'exosomatisation. Et ça n'a pas commencé au 21e siècle, ni même au 17e, au 18e, au 19e siècle, ça a commencé avec l'hominisation il y a 3 millions d'années. Sauf que ça s'est accéléré considérablement et toute ma théorie repose sur l'idée, que je reprends aussi chez Nietzsche et chez Benjamin, que le choc est le destin des sociétés humaines et que la politique c'est savoir faire de ces chocs des bénéfices et pas simplement des pertes. Alors la théorie de Friedman c'est de, par exemple dans le cas de la Nouvelle Orléans avec la catastrophe de Katrina, c'est d'en profiter pour liquider totalement l'enseignement public et le remplacer par ce qu'on appelle les écoles à chartes, qui sont des écoles privées, conventionnées avec l'État, mais à but lucratif et qui sont donc des écoles totalement ségrégationnistes en réalité, puisque le service se fait en fonction de ce que l'on paye. Ça c'est ce qui s'est passé en Nouvelle-Orléans, c'est de ce cas qu'est partie Naomi Klein pour développer sa théorie. Maintenant je voudrais vous rappeler moi-même que j'avais dans Qu'appelle-t-on panser ? tome 1, l'année dernière, rappelé ce passage d'un des premiers textes de Friedrich Nietzsche, c'est une conférence qui s'appelle Le malaise dans les établissements d’enseignement là où il disait – j’avais aussi organisé il y a cinq ou six ans une académie d'été à Épineuil sous cette bannière, si j'ose dire – « notre philosophie, disait Nietzsche, doit ici commencer non par l'étonnement, mais par l'effroi : celui qui ne peut pas en venir là est prié de ne plus toucher aux choses de la pédagogie ».

Alors, comment ça se fait qu’il parle de la pédagogie ? il est en train d’expliquer qu’enseigner, ils ont traduit pédagogie, alors Bildung moi je dirais plutôt de la formation, comme d'ailleurs ma fille Barbara l'a précisé. Donc, « …aux choses de la formation. », de la Bildung. Nietzsche explique que « jusqu'ici, c'est ce qu'il écrit dans la phrase suivante, c'était l'inverse qui était la règle : ceux qui étaient saisis d’effroi prenaient la fuite comme toi mon pauvre ami, et c'était des gens lucides et libres d’effroi es froids qui posaient largement leurs larges mains sur la plus délicate des techniques qui puisse exister dans un art, la technique de la Bildung, de la formation ». Donc on est en train de parler de l'éducation. Donc Nietzsche dit, jusqu'à maintenant, il fallait ne pas être effrayé pour être un bon formateur, mais maintenant c'est le contraire. Alors pourquoi est-ce que c'est le contraire ? Et bien c'est parce que les temps ont profondément changé, le temps du choc est arrivé. Et ça c'est l'aphorisme 278 d’Humain trop humain, tome 2, Le voyageur et son ombre. Comme vous en souvenez peut-être, si vous avez lu en tout cas Qu'appelle-t-on panser ? J'ai beaucoup commenté ce passage qui a été aussi commenté par Barbara, ma fille : « La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses dont personne n'a encore osé tirer la conclusion qui viendra dans mille ans ». Nietzsche nous parle de nous là, de ce que nous sommes en train de vivre et lorsque nous disons que le choc, par exemple, de la mondialisation a participé à l'augmentation de la dangerosité virale, ce qui est évident, et l'OMS le dit depuis plus de 10 ans, 14 ans, l'OMS a fait un rapport il y a 14 ans là-dessus, qui sont liés à la déforestation, à l'augmentation de la circulation, à la mondialisation, etc. Eh bien c'est la combinaison de la presse, de la machine à vapeur, du chemin de fer et du télégraphe qui sont maintenant devenus les emails, les ordinateurs, l'automatisation, etc. et les réseaux digitaux. Il est temps de tirer la conclusion de ces questions. C'est ce que j'essaye de répéter sans arrêt en disant que à ce que dit Nietzsche, il faut ajouter quelque chose, mais je ne vais pas le développer maintenant, c'est la question de l'exosomatisation que lui ne voit pas. Il ne la voit pas, il tourne autour en permanence, mais j'ai essayé de montrer qu'il tourne autour en permanence dans le Qu'appelle-t-on panser, tome 1, mais il ne la voit pas vraiment. Alors, si je vous reparle de Nietzsche ici et de cette combinaison de presse, de machines, de réseaux ferrés et de télégraphes, c'est parce que ça, c'est le point de départ de la doctrine du choc. La doctrine du choc repose sur le fait qu'à un moment donné, une combinaison technologique saisit les sociétés et les saisit même d'effroi, compte tenu du fait qu'on n'arrive pas à anticiper toutes les conséquences de ce qui se produit et qu'on est sidéré par les processus de transformation. Et comme vous le savez, Nietzsche dira, il ne s'agit pas de les rejeter ces processus de transformation. Chez Nietzsche, il ne s'agit jamais de rejeter, il s'agit en revanche de le penser. Et moi je dis de le « panser » avec un a. J'ajoute que, et c'est surtout ça que je voulais démontrer, dans Qu’appelle-t-on panser tome 1, chez Nietzsche, cette question est directement corrélée d'une part à la mort thermique de l'univers qu'il a découverte dès les années 1860, dans les travaux de Thomson, et d'autre part, et corrélativement, de la question de l'entropie. Et j'ai soutenu, dans le tome 1 de Qu'appelle-t-on panser que lire Ainsi parlait Zarathoustra c'est comprendre que Nietzsche est en train de chercher à produire ce que j'ai appelé dans la précédente session, il y a trois semaines, une affinité a-transcendantale dans l'exosomatisation, luttant contre l'entropie tout en l'augmentant. Je pose que, et je vais y revenir tout à l'heure et dans la séance suivante avec Norbert Wiener, je pose que ce à quoi se confronte Nietzsche qui l'amène en dépression et qui en fait lui fait surréagir à travers la doctrine de l'éternel retour, c'est aussi une doctrine, eh bien c'est l'épreuve de l'entropie dans l'exosomatisation. Je soutiens qu'il essaye de penser cela, qu'il n'y parvient pas vraiment mais qu’en même temps il préfigure selon moi avec « l'éternel retour » ce que dira Schrödinger en 1944. Voilà ça c'était pour faire les liens avec la séance précédente et Qu'appelle-t-on panser.

Maintenant revenons vers la shock doctrine des Chicago boys comme on les appelle, c'est-à-dire les élèves de l'école de Chicago d'économie dirigée par Milton Friedman, laquelle école se base sur ce qu'on appelle la société du Mont Pèlerin qui va élaborer à travers les deux personnages du haut que vous voyez là c'est Friedrich Hayek le philosophe autrichien, Milton Friedman l'économiste Chicagoan et puis les deux qui vont déclencher l'offensive à travers la révolution conservatrice qui sont donc Thatcher et Reagan. Vous vous souvenez peut-être qu'il y a trois semaines, j'ai cité Karl Popper. C'est important de savoir que Karl Popper fait partie de la société du Mont Pèlerin. Et si j'y insiste, d'une part, parce que moi-même, je me réfère de plus en plus souvent à Karl Popper. Et d'autre part, c'est pour vous prouver, si je me réfère à Karl Popper, c'est que je considère qu'il a des concepts très solides et importants. C'est pour vous prouver que cette doctrine, ce n'est pas simplement une idéologie. C'est une théorisation qui s'appuie sur les travaux de gens très sérieux, avec lesquels je ne suis pas d'accord, y compris Popper, parce qu'il y a beaucoup, beaucoup de points de vue de Popper que je ne partage pas. Mais en même temps, il y a des choses chez Popper extrêmement intéressantes, et en particulier la question de ce qu'il appelle le troisième monde. Et il ne faut surtout pas négliger la force de ces gens-là. Hayek j'ai toujours détesté donc je ne vous dirai pas que… Friedman encore plus. Mais il y a d'autres gens dans la société du Mont Pèlerin qui sont des gens puissants, très intelligents et qui sont convaincus de ce qu'ils disent d'ailleurs. Donc il ne faut pas simplement les regarder comme une bande de voyous qui voudraient dépecer le monde pour accumuler de la richesse, non, il faut les regarder comme un courant de pensée qu'il faut combattre, que je combats depuis très longtemps personnellement, mais qu'il faut estimer à sa juste valeur. Il y a des gens puissants là-dedans, intelligents, qui élaborent de vrais concepts. Et si donc on veut leur répondre, il faut soi-même être capable de développer d’autres concepts, une autre doctrine, qui est celle que je vous propose en l'occurrence aujourd'hui, selon moi, c'est le double redoublement épokhal et le fait qu'il consiste toujours dans des chocs, c'est ce que j'ai théorisé dans ce livre d'abord, dans État de choc, et en essayant de montrer que ce qu'on appelle la French Theory mais pas simplement la French Theory, la théorie, la philosophie continentale, ce qu'on appelle la théorie critique, les modèles marxistes etc. sont incapables de penser ça, incapables et que donc il est temps de passer à autre chose, non pas d'oublier ces doctrines, ces théories, ces pensées comme ce qu'on appelle la French theory, etc. Pas du tout, je m'appuie dessus. Mais on ne peut pas se contenter de s'appuyer dessus. Il faut inventer et en particulier dans la disruption. Parce que la disruption radicalise absolument les questions qui étaient posées déjà dans état de choc. Et la disruption, c'est ce que nous sommes en train de vivre aujourd'hui à une échelle, y compris biologique, climatique, etc. où l'enjeu c'est ni plus ni moins que la survie de l'humanité. Et donc nous devons être à la hauteur, arrêter de rabâcher toujours les mêmes chansons qu'elles soient foucaldiennes, derridiennes, heideggériennes, deleuziennes, guattariennes ou je ne sais pas quoi et se mettre à travailler, à penser par nous-mêmes comme je l'avais déjà proposé l'année dernière en écrivant panser avec un a. La doctrine du choc est donc à articuler avec celle de la disruption qui est apparue après. La doctrine de la disruption est apparue au début des années 90. Elle est aujourd'hui un enseignement officiel, c'est une chaire à Harvard et elle a mis au point des tas d'outils qui sont essentiellement ceux que développe la Silicon Valley. Et donc il y a eu à travers la disruption une jonction entre la révolution conservatrice et les néo-conservateurs ou l'alt-righthttps://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/16/etats-unis-qu-est-ce-que-l-alt-right-et-le-supremacisme-blanc_5173096_4355770.html↩︎ etc. les trumpistes, les gens comme ça et d'autre part les libertariens, les libertariens dont comme vous le savez Peter Thiel est le penseur en chef et l'orchestrateur parce que c'est lui qui gère quasiment tous les fonds de Capital Risk. Il ne les gère pas tous, mais il a la voix au chapitre sur tous ces... Il est extrêmement influent en matière de Capital Risk. C'est lui, je l'ai souvent dit, qui est à l'origine de Facebook. Ce n'est pas du tout Zuckerberg, qui est une marionnette. Et il est extrêmement important de comprendre la nouveauté de cette dimension de la disruption en tant qu'elle repose sur une prise de vitesse par le calcul réticulaire d'échelle planétaire, c'est-à-dire sur l'informatique théorique inspirée de ce qu'on appelle la machine de Turing et tout ce qu'en a tiré ce qu'on appelle le cognitivisme qui s'est développé essentiellement un petit peu au MIT mais surtout à Stanford. Dans la disruption, l'état de choc technologique devient permanent. C'est-à-dire qu'il y a des chocs absolument permanents. Tous les jours de nouvelles innovations. Tous les jours, par exemple, je faisais ça sur Skype l'année dernière, aujourd'hui je suis sur Zoom. Et après-demain, je serai sur un autre truc. Ça n'arrête pas. Et d'ailleurs, c'est une espèce de lutte pour la vie des organes exosomatiques, et on pourrait être tentés d’interpréter ça avec un point de vue néodarwinien, des organes artificiels. Ce n’est pas mon cas mais en même temps il faut prendre au sérieux cette hypothèse. J'y reviendrai plus tard.

Dans ce contexte de stratégie du choc, Shock doctrine s'emparant de la disruption avec les libertariens et créant un état de choc permanent survient tout à coup la catastrophe sanitaire appelée Covid-19. Et quel est le problème ? Et c'est d'ailleurs ça le problème que posait l'appel de... il le posait plus ou moins bien, mais en tout cas c'est clairement ce qui était l'enjeu de la référence à la stratégie du choc par Pablo Servigne. La question c'est : comment est-ce que à travers la stratégie du choc, ce modèle ultralibéral et libertarien va s'emparer de la panique et de la sidération provoquée par l'épidémie pour aller encore plus vite et encore plus loin dans la destruction des systèmes sociaux, c'est-à-dire des structures publiques, pour les soumettre totalement au capitalisme du désastre, un capitalisme qui repose sur l'exploitation, la destruction, ce que j'appelle la destruction destructrice, c'est plus simplement Schumpeter, c'est la destruction comme principe de guerre en fait, la guerre économique totale. Ce que je vais essayer de vous montrer en m'appuyant sur Norbert Wiener, c'est que si on veut critiquer cette doctrine du choc, pour lui opposer une autre doctrine, une alter doctrine qui est aussi une alter stratégie, il faut repartir de ce que j'appelle une nouvelle libido sciendi que j'avais déjà évoquée dans la session précédente. Et ça veut dire qu'il faut requalifier ce que Emmanuel Kant appelait l'affinité transcendantale à travers ce que j'appelle moi une affinité a-transcendantale. Alors qu'est-ce que ça veut dire ça ? Ça veut dire que l'affinité transcendantale repose sur l'idée qu'il y a des structures synthétiques a priori qui constituent les fondements de la raison à travers l'entendement et la raison en passant par l'imagination, et que ces structures a priori constituent l'être en tant qu'être, c'est-à-dire ce qui se maintient à travers tout ce qui arrive dans le cosmos de manière accidentelle, par exemple. Ça peut être rapporté à une unité de la raison, parce qu'il y a une unité, dit Kant, entre la structure de ma faculté de connaître et la structure du cosmos. C'est ça qu'il appelle l'affinité transcendantale. Moi je dis que c'est une affinité a-transcendantale, qu'il n'y a rien d'a priori, que tout est produit a posteriori et que cette a postériorité est produite par une processualité et une concrescence telles que Alfred Whitehead les a théorisées. Et là ce que je voudrais vous montrer c'est que Norbert Wiener qui est très sous-estimé parce que beaucoup de gens pensent que Norbert Wiener c'est un ingénieur qui a mis au point des techniques de la cybernétique. C'est beaucoup plus que ça Norbert Wiener, c’est un grand mathématicien et c’est un philosophe, c’est un homme très cultivé. Et Norbert Wiener, je soutiens que dans Cybernétique et société que je vous recommande vraiment de lire si vous ne l'avez jamais lu ou de relire même si vous l'avez déjà lu, eh bien il dit que nous sommes dans une situation qui est la mort thermique de l'univers lorsqu'il souligne que « (…) l'accident heureux qui permet la continuation de la vie sur cette terre, sur cette terre, sous quelque forme que ce soit, et sans restreindre à l'homme le sens de ce terme, doit obligatoirement arriver à une fin complète et désastreuse ». Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que pour Wiener il n'y a aucun doute sur la mort thermique de l'univers. Et ça c'est le premier point, c'est ce que j'avais essayé de poser comme la première maxime, quand je disais l'autre fois, d'une affinité a-transcendantale et d'une façon de vivre dans l'affinité a-transcendantale.

Le deuxième point : « Nous pouvons pourtant réussir à édifier nos valeurs de telle façon que ces accidents temporaires que sont la vie et la vie humaine soient considérés comme des valeurs positives souverainement importantes en dépit de leur caractère fugitif ». Qu'est-ce qu'il nous dit ? Il nous dit, bah oui, la vie disparaîtra, l'homme disparaîtra et en attendant une vie d’homme, la vie, ça vaut le coup d'être vécu. Et là moi j’oppose ça à ce que disait Claude Lévi-Strauss à la fin de Tristes Tropiques lorsqu'il posait que l'homme n'était que producteur d'entropie et il le disait avec une espèce de désespoir que d'ailleurs on peut très bien comprendre et qu'il m'arrive de partager mais en même temps qu'il faut absolument combattre.

Enfin, troisièmement, Wiener dit, « Nous sommes, sans aucun doute, des naufragés sur une planète vouée à la mort. Mais même dans un naufrage, les règles et les valeurs humaines ne disparaissent pas toutes nécessairement et nous avons à en tirer le meilleur parti possible ». Peut-être que nous sommes en train d'être naufragés, mais vivons humainement ce naufrage. Nous serons engloutis mais il convient que ce soit d'une manière que nous puissions dès maintenant considérer comme digne de notre grandeur. Alors comme vous le savez chaque année dans ce séminaire je reviens toujours sur la question de la dignité face à ce qui nous arrive, à quoi nous invitait Gilles Deleuze et bien là il faut essayer de porter cette dignité avec la cybernétique de Wiener. Et je le dis aussi parce que je vais vous parler tout à l'heure de Félix Guattari. Je crois que Guattari tourne autour de ces questions, mais en même temps je pense qu'il n'y parvient pas pour une raison très précise que je développerai dans un moment. Ayant dit cela, il est fondamental de noter que d'une part Wiener dans son analyse de la cybernétique et de sa nécessité décrit le nouveau stade de l'exosomatisation dans lequel nous sommes... Ah, j'ai oublié de mettre le transparent, excusez-moi... Et d'autre part... Qu'est-ce que j'ai fait ? Non, non, non, non, j'ai pas oublié de mettre le transparent, excusez-moi. Et d'autre part, qu'est-ce que j'ai fait ? Non, non, non, j'ai pas oublié de mettre le transparent, excusez-moi, j'ai dit une bêtise. Ce que dit d'abord Wiener, à partir de ce que j'expliquais sur la question de la dignité, il dit il faudrait revenir vers une conception tragique du monde. Il dit ceci et ça croise Nietzsche bien sûr : « Alors que la meilleure attitude à adopter quant au rôle du progrès dans un univers en dégradation progressive serait de donner à nos efforts le sens d'une tragédie grecque, force est de reconnaître que nous vivons à une époque peu réceptive au sens de la tragédie ». C'est très important ce que dit Wiener ici. Wiener vous le savez il n'est pas américain, il est européen. Il a grandi, il s'est imposé aux États-Unis, mais je pense qu'il souffre aux États-Unis. Il souffre de ne pas retrouver la culture allemande qui est la sienne, et le sens tragique. Et il s'en prend un peu vivement d'ailleurs, vous le savez sans doute, il aura d'ailleurs des ennuis avec la commission McCarthy. Il était très à gauche, Norbert Wiener. Il va être un peu inquiété par le Maccarthysme, qui va finalement je crois renoncer à l'inquiéter parce qu'ils auront besoin de lui. C'est un très grand penseur, donc l'armée américaine en particulier a besoin de lui, c'est la guerre froide. Donc finalement, il va y échapper à cette persécution maccartiste, mais je crois qu'il est mal à l'aise en Amérique. Et il écrit ceci : « L'éducation de l'enfant américain de la classe moyenne supérieure est conçue de façon à le protéger avec sollicitude de toute conscience de la mort ou du destin. Il est élevé dans une ambiance de croyance au Père Noël et lorsqu'il apprend que le Père Noël n'est qu'un mythe, il pleure amèrement. En fait, il n'accepte jamais que l'on supprime de son Panthéon le Père Noël et il passe une bonne partie de sa vie ultérieure à la recherche de quelque substitut émotionnel ». Alors je ne vais pas vous en dire plus, il continue à la page suivante. Mais qu'est-ce que nous dit Wiener ici ? Il nous dit : le problème c'est que dans le pays qui développe le plus vite tout cela, la cybernétique en l'occurrence, à l'époque uniquement l'Amérique du Nord est en train de s'en emparer, et bien les gens qui vivent dans la culture américaine sont immatures et donc c'est très préoccupant. Et vous allez voir que les préoccupations qu'a Wiener, il va les développer de manière assez précise. Alors, comme je vous le disais en me trompant de transparent, Wiener décrit par ailleurs à ce moment-là un nouveau stade de l'exosomatisation, dont il essaye de montrer qu'il n'est pas comparable au stade précédent. Il parle d’abord d’accélération comme vous le voyez ici : « l'allure accélérée des temps présents qu’au cours du XIXe siècle ». Il dit que quand on observe la machine à vapeur, le bateau à vapeur, la locomotive, la fonderie moderne, le télégraphe, etc., il parle exactement de ce que disait Nietzsche à propos de la combinaison de la machine, des réseaux ferrées, de la presse et des télégraphes, c'est exactement la même question, il y ajoute l'énergie électrique, la dynamite, le missile, l'avion, le semi-conducteur et la bombe atomique, ça c'est ce que Nietzsche ne pouvait pas comprendre. Et bien ce que dit Wiener c'est qu'nous sommes rentrés dans une tout nouvelle ère de l'exosomatisation et que cette nouvelle ère exige des pensées tout à fait nouvelles. Et là il s'en prend à « l'économiste classique », comme il l'appelle. Il dit ceci : « l'économiste classique aura beau nous assurer avec suavité qu'il n'y a là qu'une question de degré et que cela n'infirme pas les parallèles historiques, il n'en reste pas moins que la différence entre une dose thérapeutique de strychnine et une dose mortelle n'est elle aussi qu'une variation de degré ». Donc il se moque en fait de ceux qui n'arrivent pas à comprendre les changements qualitatifs en les ridiculisant. Il a bien raison. Tout ça pour vous dire que quand Wiener parle de caractère tragique de la situation dans laquelle la cybernétique s'impose ce n'est pas du tout une pause rhétorique, c'est sa très profonde conviction. Il est fondamental de s'en souvenir. C'est d'autant plus fondamental qu'ensuite il va y avoir ce qu'on appelle la deuxième cybernétique et puis ensuite la cybernétique du deuxième ordre. La deuxième cybernétique de

Von Foester va éliminer ce côté tragique et la cybernétique deuxième ordre qui est liée à l'auto-organisation, à l'autopoïèse dont je vais reparler tout à l'heure à propos de Varela et de Guattari, elle ignore totalement ces questions d'exosomatisation comme je l'avais d'ailleurs déjà un petit peu dit il y a trois semaines mais je vais y revenir. Alors n'oublions jamais quand on parle de cybernétique, malheureusement presque tout le monde l'a oublié, que le point de départ de la cybernétique chez Wiener c'est l'entropie. Il dit : « il n'y a pas de raison pour que les machines ne puissent pas ressembler aux êtres vivants dans la mesure où elles représentent des poches d'entropie décroissante dans un contexte où l'entropie tend à s'accroître ». Elles représentent, les machines, des poches d'entropie décroissante dans un contexte où l'entropie tente à s'accroître. Pour ceux qui connaissent Simondon, ça va leur rappeler quelque chose. Simondon répète presque la même chose, pas mot pour mot, mais il dit exactement pareil. La machine c'est ce qui produit de la néguentropie. Eh bien, c'est faux. Ce n'est pas totalement faux, bien entendu que la machine produit de la néguentropie, mais la machine produit d'abord de l'entropie. Et ça, bizarrement, Wiener ne le pose pas en tant que tel, de manière explicite, même si vous allez voir qu'il tourne autour. Il parle de danger d'entropie avec la machine, mais jamais il ne pose que la machine est entropique. Il n'a pas de point de vue vraiment pharmacologique, même s'il tourne autour. Et chez Simondon, il n'y en a pas du tout de point de vue pharmacologique. C’est pour ça que c’est pareil. Il ne suffit pas de dire on va dépasser la French theory avec Simondon, non il faut aussi dépasser Simondon. Il faut arrêter de rabâcher comme des perroquets ce que nous disent ceux qui nous ont enseigné à penser par nous-mêmes. Donc il faut penser avec eux mais au-delà d'eux et non pas toujours rabâcher leur discours. En tout cas, je souligne ici que ce que décrit Wiener, c'est ce qu'il appelle des processus anti-entropiques locaux et donc il insiste sur la localité et c'était extrêmement important parce que si on veut refonder une informatique théorique en s'appuyant sur Wiener, ça veut dire qu'il faut instancier la localité, ce qu’a éliminé fonctionnellement l'actuelle informatique théorique. Et c'est très grave, c'est ça le plus dangereux. Donc c'est bien pour ça que je continue à travailler sur les rapports entre exosomatisation, entropie et néguentropie.

Alors, ayant dit cela, j'ajoute un point important pour en discuter plus tard avec Maël notamment, à savoir que Wiener souligne qu’après avoir dit que « Certaines personnes ne croient guère à une équivalence entre l'entropie et la désorganisation biologique. (Ça c'est un sujet pour nous et pour Maël) Il sera pour moi nécessaire de répondre à ces critiques, tôt ou tard. Pour le moment, il faut supposer que des différences existent, non pas dans la nature fondamentale de ces quantités, mais dans les systèmes dans lesquels on les observe ». Ça c'est très important parce qu'il est en train de dire qu’il y a plusieurs registres de l'entropie et qui sont des systèmes différents les uns des autres. On ne peut pas rapporter le biologique à la théorie de l'information, on ne peut pas rapporter la théorie de l'information à la thermodynamique. C'est très important et toutes les entourloupes conceptuelles qui ont été développées depuis 30 ans avec l'entropie consistent à effacer cette question. Il ajoute ce point fondamental : « A l'exception des systèmes clos et isolés, il n'est pas réaliste d'exiger une définition indiscutable et définitive de l'entropie ». Là, on est confronté à une question spéculative, on est dans la philosophie. Et la question c'est comment est-ce qu'on va être capable, à partir de cette dimension spéculative, d'élaborer des modèles théoriques scientifiques, transdisciplinaires et implémentables dans des politiques économiques, des politiques de l'économie libidinale, etc. C'est à cela qu'on s'emploie ici dans ce séminaire. Quant à cette indéfinition de l'entropie, il la rapporte à ce qu'il appelle l'imperfection et ce qui est très important, je ne développerai pas ce point-là longuement, je n'ai pas le temps, mais c'est qu'il rapporte cette question de l'imperfection à Saint Augustin. Wiener est très cultivé, il a une grande culture philosophique, il a aussi une grande culture religieuse, théologique, et voilà, il lit la Cité de Dieu. Et il prend Augustin très au sérieux, il a bien raison. Il pose la question du diable. Pourquoi du diable ? Alors je lis la phrase « ce caractère contingent, cette imperfection organique qui caractérise après Gibbs et tout ce qu'on a appris de la biologie, le caractère inachevé du vivant (ça renvoie un petit peu à ce que Simondon dit du caractère inachevé des processus d'individuation, etc.) nous pouvons, en usant d’une formule un peu violente, la considérer comme le diable ». Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire le diachronique. Ça veut dire qu'il y a un principe dans ce dispositif qui est l'imperfection comme la source de l'anti-entropie et qui renvoie à ce que moi-même j'appelle la question du défaut qu'il faut chez les êtres humains, c'est-à-dire pas simplement chez les animaux, les défauts qu'il faut étant le démarrage de l’exosomatisation. C’est parce qu’il y a un défaut, qu'il faut, qu'il y a un double redoublement épokhal et que dans ce double redoublement épokhal, il y a toujours les possibilités de jouer sur ce défaut dans un sens ou dans un autre. Ce défaut qu'il faut, c'est ce qui fait du kairos que j'avais cité il y a trois semaines en me référant au pseudo Aristote de L'homme de génie et la mélancolie là où Aristote disait le mélancolique c'est l'homme du kairos, le mélancolique est aussi le peritoï c'est-à-dire l'exception. Ce défaut qu'il faut donc c'est ce qui fait du kairos, l'objet par excellence et quasi causal, de l'homme et de la femme d'exception. J'ajoute « de la femme » parce que ce que j'essayais de montrer il y a trois semaines, c'est que les femmes aussi sont des êtres d'exception et en particulier les mères et les grand-mères ou les tantes.

Cela étant, je voudrais attirer votre attention sur un point fondamental qui m'est d'ailleurs apparu tout à fait évident tout récemment en préparant cette séance, les Chicago Boys et leur doctrine du choc c'est aussi une façon d'avoir une capacité à s'emparer du kairos de manière quasi causale. Lorsque Friedman dit que seule une crise peut produire des vrais changements, en état de crise il faut intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre, qu'est-ce qu'il dit ? Il dit qu’il faut devenir la quasi-cause de la catastrophe. Donc la quasi-causalité, il y en a une pharmacologie, ce n’est pas toujours bien la quasi causalité. Par contre, la seule possibilité d'agir face à un choc relevant du double redoublement épokhal, c'est toujours une quasi-causalité. Ce n’est jamais une causalité simple, ce n'est jamais un modèle causal classique, ce n'est pas de la mécanique, ce ne sont pas des modèles scientifiques classiques, c'est toujours ce qui va jouer avec l'imperfection, avec ce que saint Augustin repris par Wiener appelle l'imperfection, c'est à dire le diable. Ce qui veut dire qu'il ne faut pas diaboliser le diable, premièrement, et qu'il faut deuxièmement ne pas dédiaboliser le diable. Le diable est le diable. Il ne faut pas le diaboliser parce qu'il faut être capable de le transformer en un archange. Mais il faut, j'emploie les mots de la Bible évidemment, mais il faut aussi savoir que l'archange peut devenir toujours le diable au sens de Belzébuth, le malin. Et qu'il ne faut pas faire le malin face au malin. Il faut être plus diabolique que lui d'une certaine manière, mais pour notre bien et pour son bien, si j'ose dire. C'est un peu ridicule ce que je viens de dire là, j'emploie la terminologie qui me tombe sous la main ou sous la langue. Il y a donc une pharmacologie de la quasi causalité. La version de la doctrine du choc que nous combattons, contre laquelle nous voulons constituer non seulement une alter doctrine, mais ce qui ne serait pas seulement une doctrine à vrai dire pour moi, mais ce que moi je considère devoir être un nouvel âge de la science, un nouvel âge des savoirs, une nouvelle épistémè, une nouvelle épistémologie, une nouvelle ère de la vérité, ça constitue la pharmacologie positive de l'exosomatisation digitale. Ce que nous devons faire si vraiment nous voulons développer une alter stratégie du choc comme le voudrait à juste raison Pablo Servigne, c'est nous poser ce genre de questions. Malheureusement, je n'ai pas l'impression que pour le moment ce soit tout à fait à l'ordre du jour dans ces cercles-là, mais peut-être que je me trompe, peut-être que ça évolue. Revenons un instant sur ce que j'appelais l'autre fois la question du génie, dont j'avais précisé qu'en fait ce n’est pas le génie mais le peritoï, l'exception. Qu'est-ce que c'est que la question du génie ou de l'exception ? J'avais souligné il y a trois semaines que c'est la question de la bifurcation, de la capacité à bifurquer à partir d’une singularité qui se développe, qui apprend et qui transmet. Et je soutenais en passant par Hestia que cette singularité, elle passe toujours par le ventre maternel. Elle passe toujours par ce que j'appelle la localité intra-utérine. Toujours. Et que dans cette localité intra-utérine se constitue l'idiosyncrasie. Parce que, par exemple, les enfants qui ont été portés dans le Maghreb gutturalisent beaucoup plus facilement que les enfants qui ont été portés en France parce que leur mère gutturalise et que du coup l'évolution de leur embryogenèse a sélectionné des capacités gutturales que nous, nous n'avons pas sélectionnées lorsque nous sommes des latins ou etc. C'est extrêmement important cette question. Le ventre maternel est la primo-localité. Mais si je le dis, c'est parce qu'il y a une localité secondaire qui est le foyer. La mère, quand elle a accouché, prend soin de son bébé, de son enfant en prenant soin du foyer. Et ce foyer, c'est une localité à son tour, plus ample que la localité intra-utérine, c'est ce que j'appelle la localité extra-utérine. Ce n'est qu'aux conditions des articulations entre localité intra-utérine et localités extra-utérines qu'une idiosyncrasie peut se développer de manière à produire ce qu'on va appeler avec Guattari de la subjectivation, de la subjectivité et c'est précisément la bifurcation positive pour contrer la bifurcation négative dont je parlais tout à l'heure à propos de la doctrine du choc qui est l'enjeu des Les trois écologies de Félix Guattari. Pourquoi est-ce que je vous dis cela tout à coup ? C'est pour continuer mon dialogue avec Paolo et Sarah. On ne peut pas lire Guattari si on neutralise ce qu'il écrit par exemple page 48 : « Tout laisse à penser que les gains de productivité engendrés par les actuelles révolutions technologiques iront en s'inscrivant sur une courbe de croissance logarithmique ». Il ajoute un peu plus loin : « Le principe commun aux trois écologies consiste en ceci que les Territoires existentiels auxquels elles nous confrontent ne se donnent pas comme en-soi fermé sur lui-même mais comme pour-soi précaire, fini, finitisé, singulier, singularisé, capable de bifurquer en réitérations stratifiées et mortifères ou en ouverture processuelle à partir de praxis permettant de le rendre habitable par un projet humain. C'est cette ouverture praxique qui constitue l'essence de cet art etc.» Qu'est-ce que je suis en train d'introduire à travers cette citation ? Il va y en avoir d'autres derrière. Je suis en train d'introduire le fait que pour Guattari ces questions ne se posent que si on prend au sérieux les questions de technologie et de ce qu'il appelle les questions techno-scientifiques. On va le voir dans ce qui suit. On ne peut pas séparer ce que dit Guattari de la poésie par exemple, parce qu'il se réfère évidemment à la poésie, à l'art, etc. de ce qu'il dit de la technologie et de l'entropie, puisqu'il en parle. Si on fait ça, on régresse par rapport à Guattari. Et donc il est fondamental, c'est de notre responsabilité de ne pas de régresser d'abord et même de progresser par rapport à Guattari. Ce que je vais essayer de vous montrer c'est qu'il y a des choses qui ne vont pas chez Guattari et qu'il faut les affronter plutôt que de les répéter. Guattari, donc on le voit bien sur cette page 48, part des gains de productivité et il en fait une question pharmacologique et organologique ; il ne dit pas qu’il faut rejeter les gains de productivité, pas du tout. Il dit qu’il faut s'en emparer et inventer de nouvelles praxis, une nouvelle ouverture praxique. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire ce qu'on essaye de faire sur le territoire de Plaine Commune. Ça veut dire ce que j'aimerais bien qu'on fasse en Équateur, c'est-à-dire véritablement prendre en charge les trois écologies et d'avoir de l'ambition par rapport à ça et essayer de tirer nos amis en Équateur, en Croatie, en Corse, en Irlande ou ailleurs dans le monde ou en Seine-Saint-Denis vers ce genre d'ambition. Sinon on n'est pas du tout à la hauteur de la situation.

Revenons à l'être d'exception et au kairos. L'être d'exception qui s'empare du kairos opère une quasi-causation de l'accidentel dont la shock doctrine est une occurrence. Cette quasi-causation peut être le développement de l'ultralibéralisme, et là c'est une catastrophe, c'est exactement ce que combat Guattari ou bien exactement le contraire. Qu'est-ce que c'est le contraire ? Alors d'abord qu'est-ce que c'est plus précisément que la doctrine du choc de Friedman ? Eh bien c'est le discours qui était celui de Hayek en réalité et de Simon, Herbert Simon, c'est le discours de l'efficience. Le calcul est plus efficace que la délibération. Un point c'est tout. Il n'y a pas d'autre distinction de la shock doctrine que cette question. C'est l'efficience qui doit commander. Nous, nous disons que tout au contraire, nous devons développer une quasi-causation dans une alter doctrine qui est celle de la néguanthropologie et de l'anti-anthropie avec un a et un h qui est basé sur le soin pris individuellement et collectivement des singularités subjectives de manière délibérative et de ces singularités subjectives telles qu'elles constituent en s'accrochant à des territoires idiosyncrasiques, c'est très important, je lis l'ensemble de la citation : « Dans ces conditions, ça c'est dans Chaosmose, je remercie d'ailleurs Pierre-Yves Defosse qui me l'a envoyé, le PDF. « Dans ces conditions, il paraît opportun, dit Guattari, de forger une conception plus transversaliste de la subjectivité qui permette de répondre à la fois de ses accrochages territorialisés idiosyncrasiques - c’est-à-dire à ses ancrages territoriaux, (Territoires existentiels) et il y a des territoires, ce n’est pas pour rien qu’il utilise le mot Territoires évidemmentIncises en italique de BS↩︎ - et de ses ouvertures sur des systèmes de valeur (Univers incorporels) aux implications sociales et culturelles ». Donc cela suppose des accrochages territorialisés idiosyncrasiques, aussi bien qu'une appropriation et une reconfiguration de ce qu'il appelle là les équipements collectifs, ici, et les machines technologiques d'information et de communication qui opèrent au cœur de la subjectivité humaine. Donc la question c'est d'articuler les territoires et les territoires territoriaux, pas les territoires métaphoriques, les territoires existentiels, d'abord les territoires idiosyncrasiques, c'est-à-dire territoriaux, avec la technologie qui déterritorialise. C'est ça la question, c'est d'ailleurs la question qu'a toujours posé Guattari avec Deleuze, donc ce n’est pas nouveau, mais là il devient beaucoup plus précis. Et il lance autant dans les années 70 et 80, ça semblait être un point de vue nietzschéen, de l'affirmativité fondamentale de la positivité du devenir là, à partir de 1989 puis en 92 dans Chaosmose, c'est plus du tout une positivité spontanée du devenir, absolument pas, c'est exactement le contraire. Il y a quelque chose qui ne va pas du tout dans le devenir. Ça ne veut pas dire qu'il faut revenir à l'être ou à l'ontologie, évidemment non, mais ça veut dire qu'il faut tout repenser. Et malheureusement Guattari trois ans plus tard sera mort, même pas trois ans plus tard, je ne me souviens plus exactement quand il est mort. Trois ans plus tard, c'est Deleuze qui est mort. Donc ce travail qu'ils ont commencé, cette bifurcation qu'ils ont prise entre 89 et 92, 89 pour Guattari, 90 pour Deleuze, 92 pour Guattari à nouveau, et bien elle n'a pas été accomplie. Et la tradition deleuzo-guattarienne n'en a pas hérité. Et ça c'est un très gros problème, un très gros problème. Je l'avais déjà dit dans le tome 1 de Qu'appelle-t-on panser ? et je le répète ici. Il s'agit de s'approprier, de reconfigurer les « Équipements collectifs et les machines technologiques qui opèrent au cœur de la subjectivité humaine, y compris comme fantasmes inconscients » dit Guattari. Et ça, ce n'est pas simplement l'inconscient machinique tel que nous en parle régulièrement Lazzarato ou des gens comme ça. C'est beaucoup plus profond que cela, beaucoup plus profond. Mais là il y a tout à faire parce que Guattari n'a pas vraiment développé ces questions. Ce que je soutiens moi-même et que ne dit pas Guattari et qu'à mon avis il ne voit pas, pas plus que Deleuze, ce qui est surprenant parce que Deleuze qui connaissait très bien Bergson ne pouvait pas ignorer tout ce que Bergson a apporté sur tout ça. Mais je pense qu'en même temps, il y reste quelque chose, une tradition philosophique chez Deleuze qui procède encore du rejet de la technique qui vient de chez Platon et qui n'est plus chez Bergson mais que j'ai l'impression souvent que Deleuze ne voit pas chez Bergson, l'abandon de ce rejet. Il y a des raisons à ça cela dit, parce que dans L'évolution créatrice ce n’est pas très clair, ce n'est que dans Les deux sources de la morale et de la religion que ça devient clair chez Bergson. En tout cas ce que ni Guattari, ni Deleuze n'arrivent à penser c'est la question de l'exosomatisation. Ils n'arrivent pas à élaborer ce que j'appellerais une doctrine du choc exosomatique. Et ça c'est ce que nous devons faire nous, en nous appuyant sur eux, mais en essayant d'aller plus loin avec eux. C'est la question du choc exosomatique qui doit poser à nouveau frais la question de l'intérêt général et on va voir que c'est comme ça qu'il faut relire Norbert Wiener. Parce que ça c'est la question que pose Norbert Wiener, contrairement à ce que croient beaucoup de gens parce qu'ils ne lisent Wiener qu'à travers von Foerster et à travers la cybernétique de deuxième ordre, ce qui est une énorme erreur, une énorme erreur. Wiener n'est pas du tout sur ce registre-là, disons de Stanford. Il faut poser la question de la thèse générale d'une part depuis le fait de l'entropie devenant anthropie avec un a et un h. Ça, Guattari tourne autour, mais il n'y arrive pas, je vais vous dire pourquoi selon moi dans un instant. Deuxièmement, il faut poser l'impératif catégorique d'une néguanthropie avec un a et un h se déclinant à travers une néguanthropologie à diverses échelles de localités, depuis la biosphère comme localité, ce n'est plus la plus grande localité, la biosphère, c'est une localité dans le système solaire, et une localité territoriale, ça s'appelle la Terre, jusqu'à la localité intra-utérine où se configure ce qui constituera dans la vie extra-utérine ce qu'on appelle l'expérience du schibboleth. C'est-à-dire que si vous ne savez pas gutturaliser, vous ne le saurez jamais. Moi, ça m'est arrivé souvent. À une époque, j'allais énormément au Maroc. Quand je me baladais dans les Médinas, j'essayais de gutturaliser. Tous les Arabes se foutaient de ma gueule ou les Marocains, les Berbères, parce que je n'arrivais pas, ils étaient très touchés que j’essaie de prononcer comme eux par exemple quand je parlais de mon ami Hattibi eh bien je n’arrivais pas à dire Hattibi (gutturalisé) comme on doit dire en arabe. Je n'ai jamais réussi. Pourquoi ? Parce que c'est l'expérience du shibboleth. Mon corps a inscrit en lui la localité intra-utérine de ma mère. Et c'est vrai pour nous tous, comme les autres, les éphraïmites comme les autres. Troisièmement, ce que j'appelais être les génies de nos lieux, dans la séance précédente, à leurs diverses échelles de localité autant que possible, c'est ça qui doit gouverner une politique et là j'oserais dire une éthique de l'exosomatisation en faisant en sorte qu'aucune échelle ne réduise la singularité des autres échelles. Simondon tourne autour de cette question. En permanence il essaye de spécifier la question de ce qu'il appelle et ce qu'appelle après lui Vincent Bontems, les relations d'échelle. Et c'est ça la grande, grande, grande question simondonienne. Mais elle n'est pas encore bien posée selon moi par Simondon parce que Simondon ne pose pas bien la question de la néguanthropie. Je ne vais pas en parler ici, mais j'en reparlerai dans un livre auquel j'espère travailler bientôt. C'est à partir de la question d'articulation des singularités des échelles, chacune à leurs différents niveaux, ce qui renvoie à ce que j'appellerais avec Yuk Hui à une techno-cosmologie ou une cosmotechnique, qu'il faut élaborer les économies politiques et des économies libidinales comme thérapeutiques de l'exosomatisation. Et répondre à l'après-Covid-19, c'est ça. Ça suppose de faire ça pour développer ce qu'on appelle dans un langage qui m'énerve la résilience de l'espèce humaine et pas simplement d'espèce humaine mais des végétaux et des animaux dont nous avons absolument besoin et dans un monde qui est exosomatisé, qui le restera. Donc ce n’est pas la peine de fantasmer sur une sortie de l'exosomatisation, non, elle s'intensifiera l'exosomatisation, et la cybernétique aussi avec elle. Donc la question c'est de faire ce que j'appelais autrefois de l'organologie pratique et c'est ce que Guattari appelle des ouvertures praxiques, c'est-à-dire de la conception instrumentale et machinique. Je voudrais préciser une chose, c'est que Guattari je le connaissais, je ne vais pas dire que ce serait... c'était un ami, mais je le rencontrais régulièrement. Il m'avait même invité dans son séminaire, il voulait que je travaille avec lui et nous avions un ami commun très proche, tous les deux, qui était Paul Virilio. Et donc j'ai discuté de ces questions déjà avec Guattari. Il était convaincu de la nécessité de faire des conceptions instrumentales et machiniques nouvelles. Donc quand je vous dis qu'il faut refonder l'informatique théorique, moi je soutiens, j'affirme que c'est parfaitement dans le cadre du programme de Guattari et que si on veut lui être fidèle, c'est sur ces registres de questions qu'il faut se positionner. Rappelons maintenant quant à Guattari, d'une part qu'il dit donc au début des trois écologies, «  (…) d'un côté le développement continu de nouveaux moyens technico-scientifiques susceptibles potentiellement de résoudre les problématiques écologiques dominantes et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d'un autre côté, l'incapacité des forces sociales organisées et des formations subjectives constituées à s'emparer de ces moyens pour les rendre opératoires ». C'est ce qu'il appelle le paradoxe lancinant des trois écologies. Dépassons ce paradoxe et arrêtons de refaire ce que justement il dénonce. Il faut nous emparer de ces questions, il faut y travailler de manière très sérieuse, très rigoureuse, c'est-à-dire s'emparer des moyens technico-scientifiques. D'autre part, il ajoute « (…) l'expansion prodigieuse d'une subjectivité assistée par ordinateur » et le contexte dans lequel nous travaillons. Alors, rendez-vous compte qu'il écrit ça en 1989, c'est-à-dire il y a quand même plus de 30 ans, il ne connaît pas le web, il ne connaît pratiquement pas l'internet, je ne parle pas des réseaux sociaux, du GPS et de tous ces machins-là. Mais Guattari, s'il vivait dans le monde actuel, il serait comme un fou avec tous ces trucs-là. Il n'arrêterait pas de théoriser, de les challenger. Pourquoi est-ce qu'on ne le fait pas nous ? Ça, c'est ce que nous essayons de faire justement à la Clinique contributive que je viens de quitter d'ailleurs parce qu'avant ce séminaire, nous avions un séminaire en ligne avec des personnes de cette clinique et des parents, des mamans essentiellement et leurs enfants. Il est évident que Guattari aujourd'hui, s'il était là, s'occuperait de ses enfants avec les smartphones. Évidemment, c'était d'abord un soignant, c'était un thérapeute. Et donc, essayons de ne pas décapitaliser sur ces questions et de nous inspirer de ce que faisait de mieux ce qu'on appelait autrefois le SERFI qui était l'association qui avait créé Guattari pour faire des choses tout à fait comparables à ce qu'on essaye de faire en ce moment sur le territoire apprenant contributif de Plaine Commune, en Équateur et ailleurs. Dans Les trois écologies, enfin, il est question de mettre en place des procédures de production de subjectivité allant dans le sens d'une re-singularisation individuelle et/ou collective, c'est-à-dire de reconstituer les localités et des localités qui sont évidemment territorialisées, plutôt que dans celui d'un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. Et ça, ça ne veut pas dire qu'il faut faire sortir les smartphones de la Clinique contributive, ça veut dire qu'il faut arriver à imposer à Orange et aux équipementiers et aux concepteurs de ces machines un point de vue tout à fait nouveau qui repose sur la lutte contre l'entropie. C'est à ça que nous nous employons. Ça c'est un programme d’alter doctrine du choc. Pour nous, ça veut dire d'abord refonder l'informatique théorique et ça veut dire ensuite constituer des territoires laboratoires c’est d’ailleurs à ça que nous essayons de travailler en ce moment avec Noël Fitzpatrick, Michal Krzyikawski et un certain nombre d'autres pour un deuxième projet Marie Curie avec Gérald Moore en particulier, David Bates, pour essayer de véritablement répondre aux défis que constitue le coronavirus pour nous. Ce que j'ai appelé être géniaux quant au lieu, qu'est-ce que ça veut dire ? Eh bien ça veut dire donner lieu, disais-je il y a trois semaines, et ce dont est la forme primordiale de toute hospitalité. Si nous voulons véritablement poser honnêtement, sérieusement, la question de l'accueil, de ce que j'ai appelé il y a deux ou trois mois, la migrance, et en posant que nous sommes tous migrants, je ne vais pas redévelopper cela, mais je pourrais y revenir si vous le souhaitez, nous le sommes tous, de près ou de loin. L'accueil de la migrance, ça s'appelle l'hospitalité, dont l’un des grands théoriciens a été Jacques Derrida à la fin de sa vie. On ne peut pas assumer cette hospitalité et la clamer et la pratiquer en fuyant l'aporie que constitue le territoire et son ouverture, la tension qui s'institue entre le territoire et son ouverture, c'est-à-dire la déterritorialisation. Et c'est ça l'aporie de ce que j'appelle l'affinité a-transcendantale. C'est dans ce processus que se constitue l'épreuve universelle qu'est la flèche du temps et où il n'y a jamais de règle donnée d'avance pour établir l'éthos, l'éthos c'est-à-dire aussi l'hospitalité d'une contreflèche du temps. Ce n'est pas en niant la flèche du temps et en niant les tragédies que génère cette situation a-transcendantale qu'est l'entropie, c'est en les affrontant et en les pensant. Sur ce point, Guattari nous apporte énormément de choses, mais je pense qu'il a un point faible, et qu'il en a même deux. Le premier des points faibles, c'est qu'il s'appuie sur Prigogine et Stengers, tout comme Gilles Deleuze dix ans plus tôt, avec la fameuse référence aux transformations du boulangerhttps://www.fil.univ-lille.fr/~routier/isn/activites/projets/traitement-d-images/transformations/article.pdf↩︎ dont vous vous souvenez certainement chez Deleuze qui viennent de chez Prigogine. Je considère moi que la théorie de Prigogine et Stengers est problématique. J'en ai déjà souvent parlé, j'en parle beaucoup avec Maël. Maël me rappelle toujours que Francis Bally qui a élaboré le concept d'anti-entropie venait de chez Prigogine. Moi j'ai toujours posé que la structure dissipative n'est pas néguentropique. Alors Maël me dit si à condition qu'on dise anti-entropie pour décrire le vivant. D'accord, pourquoi pas. Mais je crois tout de même là c'est dangereux parce qu'on fait une confusion entre Prigogine d'une part et Schrödinger d'autre part. Ce dont parle Schrödinger, ce n'est pas du tout ce dont parle Prigogine. Ce dont parle Prigogine, ce sont des organisations d'ordre, plutôt des structures d'ordre locales, par exemple des tourbillons de Bénard ou des trucs comme ça, qui sont évidemment des objets physiques extrêmement intéressants et importants, qui certainement permettent de penser les conditions de l'émergence de ce qu'on peut appeler néguentropie mais ce n’est pas la néguentropie, ce n’est pas le vivant, ça ne le sera jamais y compris parce qu’elle n’a pas d’historicité, ça ne se reproduit pas etc. A l'époque où Guattari écrit les trois écologies, ça, ça n'est pas clair du tout. Et ça s'est clarifié d'ailleurs entre temps, parce que je crois depuis, par exemple avec les travaux de Bailly et Longo, mais il y en a eu d'autres. Donc je pense que Guattari, tout comme Deleuze, se réfère à l'entropie sur une base qui est problématique. Et du coup, il ne pose pas correctement la question de l'entropie. D'autre part, il convoque Varela. Ça c'est dans Chaosmose « Nous ne sommes pas face à une subjectivité donnée comme un en-soi, mais face à des processus de prise d'autonomie ou d'autopoïèse (dans un sens quelque peu détourné de celui de Francisco Varela donne à ce terme ». Si vous vous souvenez de la séance précédente, je suis personnellement très réservé sur le concept d'autopoïèse de Varela. Quant à l'entropie, l'anti-entropie et la néguentropologie, je crois que l'autopoïèse est un leurre. Je ne dis pas que c'est un leurre dans le champ de la biologie, ça c'était la discipline de Francisco Varela d'ailleurs. C'est un biologiste, Varela, comme Maturana, ce sont ces deux biologistes qui ont élaboré cette théorie, qui s'inspire en partie de la théorie de l'auto-organisation qui date d'avant eux, de Ashby, et je vais y revenir dans un instant. Mais je voudrais souligner avant d'y revenir que l'autopoiesis, l'auto-organisation, c'est aussi un discours sur lequel s'appuie fondamentalement le néolibéralisme pour dire : laissons tomber l'état qui veut produire de l'hétéropoïèse, de l'hétéro-organisation qui impose des modèles etc. laissons la société c'est-à-dire le marché s'auto-organiser et tout ira beaucoup mieux. Ça ce sont les libertariens qui systématisent ce processus d'ailleurs avec un art absolument diabolique, consommé, puisque ce qu'il produit c'est d'une extraordinaire efficacité. Et c'est bien pour ça que la possibilité d'utiliser l'épidémie de Covid-19 pour développer des sociétés non plus simplement d'hypercontrôle, comme je les avais appelées, mais d'ultra-contrôle permanent est un vrai danger, très dangereux. Je ne vais pas développer ce danger, j'y reviendrai plus tard à la séance prochaine avec Wiener par contre je voudrais rappeler ici que cette convocation que fait notre ami Guattari de Varela à partir de l'autopoïèse comme ici, eh bien je la trouve problématique aussi parce que je considère qu'elle est un peu contradictoire avec la question de l'hétérogénèse. Ça c'est dans ChaosmoseGuattari reconvoque ce concept de Gilles Deleuze donc qui fait de l'hétérogénèse la condition en fait de toute genèse et je vois mal comment on peut concilier durablement et tout à fait sérieusement l'autopoïèse avec l'hétérogénèse. Je vois ce qu'il y a d'extrêmement séduisant dans l'autopoïèse mais ça n'est que séduisant. La question de l'autopoïèse ce n’est pas l'autopoïèse, c'est l'individuation. Et l'individuation n'est jamais autopoïétique en tout cas chez les individus sxpsychiques et collectifs. Chez les individus vitaux peut-être, au sens où Simondon décrit ce qu'il appelle l'individuation vitale, peut-être il y a quelque chose de strictement autopoïétique, je ne suis pas biologiste, je ne suis pas capable d'en parler mais Maël nous en parlera peut-être tout à l'heure, mais en tout cas dans le monde exosomatique pour l'individuation psychique et collective qui passe toujours par des artefacts, par des organes exosomatiques, il n'y a pas d'autopoïèse. C'est du vent ce discours. Et le malheur c'est que Varela en produisant cette cybernétique du deuxième ordre a permis aux cognitivistes de se retrouver une nouvelle santé. Parce qu'à l'époque où il a développé ça et je connaissais très bien Varela, j'ai travaillé avec lui, les deux premiers collaborateurs que j'ai recrutés à l'UTC étaient des élèves de Varela, ce sont Charles Leunay et John Stewart, c'est lui qui me les a recommandés. Donc j'ai beaucoup discuté avec Varela toutes ces questions. Au moment où Varela a développé ça, les cognitivistes américains, computationalistes, commençaient à avoir un peu du plomb dans l'aile. Il y avait un certain nombre de cognitivistes de bonne qualité de la Silicon Valley, surtout de Stanford, qui commençaient à douter un petit peu de ce modèle computationaliste séquentiel, comme on disait à l'époque, qui était hérité de Herbert Simon et de tous ces gens-là. Et d'un seul coup, l'auto-organisation est apparue et valorisée par l'autopoïesis de Varela et est devenu le nouveau paradigme qui ensuite a produit ce qu'on appelle l'énaction, les réseaux de neurones, la vie artificielle et tous ces machins-là qui sont extrêmement intéressants, spéculativement passionnants. Moi, j'y ai beaucoup travaillé, j'ai travaillé à développer des modèles de systèmes multi agents etc. Donc c'est des choses que je connais très bien, mais ça ne répond absolument pas aux questions que nous nous posons qui sont les questions de néguentropologie. Si nous voulons affronter la néguentropologie et donc produire une alter doctrine du choc, nous devons remettre l’exosomatisation et donc l'hétéropoïésis au cœur de l'individuation parce que c'est ça le double redoublement épokhal.

Alors, je soulignais dans la précédente session que nous sommes confinés avec nos ordinateurs et nos smartphones connectés à nos réseaux et que, dans le confinement je veux dire, et que si nous voulons penser cela, qui est un problème d'hétéropoïésis typique, et donc d'aliénation, parce que l'hétéropoïésis produit toujours de l'aliénation, si nous voulons nous désaliéner de cette situation sans croire qu'on pourrait revenir à une autopoïesis c'est-à-dire une autonomie pure, sans hétéronomie - et c'est ça l'enjeu de ce que dit Deleuze sur l'hétérogénèse - eh bien, nous devons revenir vers Hermès et Hestia et repenser ce que les grecs avaient posé comme, à travers le dieu du réseau, le dieu du réseau, le voilà, c'est lui, c'est Hermès, un dieu auquel je tiens à le souligner, comment s'appelle-t-il, le philosophe français qui est décédé il n'y a pas très longtemps, qui avait écrit Petite Poucette, je n'arrive plus à retrouver son nom, vous voyez de qui je parle, Michel Serres, ne comprenait rien - ce qu'a écrit Michel Serres sur Hermès, c'est complètement grotesque, il n'a jamais compris ce que c'était que les grecs, il n'a pas compris ce que c'était que le tragique. Je dis ça juste en passant, il ne comprend pas surtout que Hermès n'est pas du tout l'alternative à Prométhée, il en est le résultat, absolument clairement établi par toute la tradition grecque et ça a été montré par Jean-Pierre Vernant. Donc méfiez-vous de ce que raconte Michel Serres sur ces questions. Voilà, je n'en dis pas plus. Cela étant donc, qu'est-ce que c'est que la question des Hermès et d'Hestia ? Eh bien, c'est la question de la localité qui, prise dans des relations d'échelle, donne lieu à ce qui vient du dehors. Que ce qui vient du dehors soit les nouvelles que je reçois par Facebook ou WhatsApp ou que ce soit le migrant qui débarque et à qui je donne un peu de choses à manger et un peu de protection, c'est la même chose. Le dehors c'est hétérogène, sinon ce ne serait pas le dehors. Et la question c'est d'accueillir le dehors mais sans détruire le dedans. Il est hors de question de détruire le dedans. J'ai cité beaucoup Derrida avec le bouquin qu'on avait fait ensemble, l'échographie, parce qu'il explique ça en long, en large et en travers et il faudrait peut-être commencer à le lire un peu sérieusement. Il y a du dedans, il faut du dedans, il faut protéger le dedans, sinon on ne peut pas accorder l'hospitalité, sinon on se retrouve à la rechercher comme tout le monde. Et si on n'arrive pas à reconstruire des structures d'accueil, ce que Gérald Moore appellerait des niches d'hospitalité, on est foutu. Et aujourd'hui ces hospitalités ce sont des hôpitaux, des hôpitaux où accueillir des tas de gens qui tombent malades. Cela étant, notre problème, et ça c'est le problème de la shock doctrine, c'est que la data-économie est venue écraser ces relations d'échelle. Elle les a prises de vitesse par le calcul intensif et elle a donc détruit ce que j'appelle la différance dedans/dehors. C'est pour ça que j'ai soutenu, il y a trois semaines, que les enjeux d'une véritable nomadisation ou d'une véritable déterritorialisation qui serait aussi une libération de ce que j'appelle la différance noétique, qui est toujours une différance idiomatique, cela suppose de réélaborer l'informatique théorique autour des questions liées à l'entropie comme le souligne Wiener dès le début, c'est la première page de Cybernétique et société, et où l'on voit d'ailleurs qu'en faisant cela, il anticipe les limites de l'ère anthropocène. Ça je vous recommande de le lire parce que là dans cette page, je ne me souviens plus quel est le numéro de la page, c'est à peu près la page 100, il décrit l'anthropocène et l'effondrement de l'anthropocène. Il dit que si nous ne faisons pas attention, nous courrons à une catastrophe. Donc ce n’est pas du tout nouveau, l’anthropocène ; j'avais déjà souligné que Vernadsky l'avait déjà formulé en 1926. En 1948, Wiener y revient avec la cybernétique et du point de vue de la technosphère. Donc il faudrait quand même un peu lire les textes et se souvenir de ce que disent les textes et pas simplement aller y prendre ce qui nous intéresse en oubliant le reste.

Alors maintenant pour préciser ce que je disais sur Guattari, je reviens sur ce fameux dessin qui était le dessin que, à l'époque où je le connaissais, Varela présentait toujours à toutes les conférences pour commencer, il présentait ce dessin. Ce dessin qui, vous vous en souvenez, je l'ai expliqué l'autre fois, représente un martin-pêcheur qui est en train de... il est sur une branche d'arbre, il est en train de viser un poisson. Pour attraper ce poisson, il doit faire un calcul de diffraction. En tout cas, c'est ce que croit celui qui l'observe, qui s'appelle un homme, parce que cet homme lui fait des calculs. Et ce que dit Varela, il dit pas du tout, le martin pêcheur ne fait pas de calcul, il est autopoïétique, il a une relation autopoïétique, il n'y a pas un truc qui vient se surajouter comme ça et il a certainement raison. Mais en tout cas, je ne suis pas capable d'en juger mais. Ce que je peux dire c'est que par contre le bonhomme qui est en train de le regarder, qui fait cette petite analyse de rapport dans cette diffraction, eh bien lui, il a besoin de calculer et avant de calculer, comme je l'avais dit l'autre fois, il a besoin d'une ligne pour pêcher le poisson, à la différence du martin-pêcheur, ou bien d'une barque, ou bien de toutes sortes d'autres choses. Et puis plus tard, il a besoin de bibliothèques, de bouliers pour faire des systèmes de pêche rationalisés, il va utiliser toutes sortes de systèmes hétéropoïétique que j'appelle des rétentions tertiaires hypomnésiques dont le smartphone est la version la plus récente. Donc ça c'est la pharmacologie de l'exosomatisation qui n'est pas du tout autopoïétique, qui ne le sera jamais, c'est un fantasme l’autopoïèse chez les âmes noétiques, elle sera toujours hétéropoïétique mais elle peut être hétéropoïétique d'une façon néguentropique ou entropique.

Le nouveau stade de l'exosomatisation dont le smartphone est devenu l'objet typique est aussi un nouvel âge de la nécromasse noétique, de ce que j'appelle depuis le début de ce séminaire la nécromasse noétique. Je vous rappelle que pour moi les êtres vivants ne peuvent pas vivre sans l'humus, c'est-à-dire sans la décomposition des êtres vivants qui les ont précédés dans l'histoire. Ça c'est très bien établi aujourd'hui, c’est ce qu’on appelle l’humus, c’est que Vernadsky appelle la nécromasse, c’est lui qui a posé ça le premier en principe. Mais moi je dis qu'on ne peut pas penser, si on ne développe pas sur une nécromasse noétique, qu'est-ce que c'est que cette nécromasse noétique ? C'est l'accumulation des rétentions tertiaires dans les bibliothèques, les revues scientifiques etcVoir note 13 séminaire 2020 séance 7 page 30 de la retranscription↩︎. C’est tout ce qui organise les artefacts dans lesquels nous vivons en permanence, nos maisons, nos villages, nos villes, nos routes etc. Tout ça c'est de la nécromasse noétique et c'est à partir de ça jusqu'à ce qui se trouve aujourd'hui sur les data centers en passant par les bibliothèques et tout ce qu'on apprend à l’école qui nous amène à relire Euclide, Socrate, Napoléon etc. c'est-à-dire à faire revivre les morts pour que nous puissions les noétiser. Et ça, c'est ce que nous pouvons faire aujourd'hui avec Guattari. Il est mort, mais nous pouvons le re-noétiser et l'articuler avec les questions qui sont celles du Covid-19, par exemple. Le problème, c'est qu'avec le smartphone, cette nécromasse noétique, il lui arrive ce qui est arrivé à l'humus avec l'agriculture intensive. Elle est stérilisée, elle est désertifiée comme disait Nietzsche et elle produit un non-lieu d'où a disparu tout humus et donc elle produit la mort, l'entropie. Donc ce que nous avons à faire nous ce n'est pas rejeter le smartphone c'est en faire une nouvelle nécromasse noétique et c'est à ça qu'on essaye de s'employer par exemple dans la clinique contributive. Ce qu'il s'agit alors de penser c'est l'hétéropoïèse exosomatique et qu'il faut critiquer en permanence, ça s'appelle l'alterdoctrine du choc et cette alterdoctrine du choc ça doit constituer ce que j'ai appelé il y a trois semaines nouvelle critique. Cette nouvelle critique, elle doit relire Emmanuel Kant avec sa critique des facultés de connaître, de juger et de désirer, avec son analyse de ce qu'il appelle les facultés inférieures dont on ne peut plus se satisfaire. J'ai essayé de dire pourquoi il y a déjà pas mal d'années, maintenant 20 ans, exactement 20 ans, dans Le temps du cinéma. Pourquoi ? Parce que ce qui fait qu'on est passé de l'affinité transcendantale à l'affinité a-transcendantale, c'est qu'aujourd'hui nous savons que les schèmes sont des rétentions tertiaires hypomnésiques. Ils ne sont pas du tout transcendantaux, ils sont produits par l'exosomatisation. Donc il faut boucler Kant dans l'exosomatisation et en l’inscrivant dans la physique de l'entropie et dans la biologie de l'anti-entropie et non plus simplement dans le contexte newtonien. Et ça c'est ce à quoi s'attache Whitehead. D'une façon extrêmement difficile à suivre mais c'est évidemment ce qu'il est en train de faire. Moi je soutiens qu'aujourd'hui notre responsabilité c'est d'élaborer une nouvelle informatique théorique qui reparte de ces questions-là, d'une nouvelle critique qui soit une nouvelle doctrine du choc et qui fasse du choc le point de départ de l'expérience. L'accident comme point de départ de l'expérience. C'est autour de ça que tournait négativement Paul Virilio d'ailleurs. Alors avant de venir directement vers cette question, je voudrais rappeler que la question de la libido sciendi, qui est mue par l'affinité transcendantale chez Kant, mène à la question du sublime où l'entendement et l'imagination jouent librement. C'est la troisième critique, La critique du jugement. Et ici il y a quelque chose d'extrêmement important, c'est pour ça que je rappelle ce point, à savoir que l'entendement et l'imagination jouent librement, dit Kant, dans la contemplation du sublime et de l'effroi du sublime, parce qu'il parle déjà d'effroi Kant à cette époque-là. Mais il faut ajouter que l'entendement et l'imagination jouent en fonction des idées de la raison. En fonction des idées de la raison. Si on élimine les idées de la raison, ça n'a plus aucun sens ce que dit Kant. Alors pourquoi est-ce que je dis cela ? Je dis cela parce que ça veut dire que la question se pose explicitement et impérativement de savoir en quoi peuvent et doivent consister des idées de la raison dans le processus a-transcendantal qu'est la mort thermique de l'univers. C'est pour ça qu'il faut passer par Whitehead, parce que pour Whitehead cette question, c'est la question de ce qu'il appelle la concrescence, d'une part, et d'autre part, la fonction de la raison. Chez Whitehead, la raison a une fonction, elle doit enrichir la concrescence qui est orientée par la flèche du temps, vers une contreflèche du temps - je reprends l'expression de Maël - qui doit s'enrichir, se trouver fécondée d'idées de la raison. Alors qu'est-ce que c'est que ça, les idées de la raison ? Eh bien pour moi, les idées, et là je parle au sens de Kant, je ne parle pas des idées de Platon, il faudra en reparler d'ailleurs, mais là ce n'est pas le moment, ces idées, depuis Mécréance et discrédit, c'est ce qui procède de ce que j'ai appelé des consistances. Qu'est-ce que c'est que les consistances ? C'est ce qui déborde et c'est ce qui ouvre. C'est-à-dire c'est ce qui déterritorialise et c'est ce qui nomadise si on le dit dans le langage deleuzien. C’est ce qui déterritorialise, déborde et ouvre les existences. C’est aussi ça qui est en jeu d'ailleurs dans Les deux sources de la morale et de la religion de Bergson. Sachant que les existences elles-mêmes débordent les subsistances. C'est ce que j'avais expliqué au paragraphe 25 de Mécréance et discrédit, tome 1. Voilà, où j'essayais de montrer que la consistance, ça n'existe pas et c'est parce que ça n'existe pas que c'est puissant. C'est parce que ça n'existe pas que ça peut toujours venir féconder ce qui existe accidentellement quasi causalement et qui peut devenir de ce fait une nécessité. Et non plus simplement un accident mais une bifurcation géniale. Dieu n'existe pas, la justice n'existe pas, disais-je, mais les incorporels n’existent pas non plus et c’est de cela dont il s’agit dans la pensée stoïcienne. Je dis ça pour répondre à une question que Paolo m’avait posée et qui m’avait bien énervé à Guayaquil il y a un an à peu près.

Je ne vais pas en dire plus ici sur ce point, mais je le précise en ceci que ça constitue l'horizon de ce que je vais à présent préciser quant à la question de l'informatique théorique, telle que selon moi elle peut et elle doit être refondée dans la perspective d'une ère anthropocène à venir. Alors revenons maintenant, et je vais bientôt conclure, à la doctrine du choc, qui pose en principe que dans un processus adaptatif, qui est le double redoublement épokhal, lui-même fondé sur une innovation technologique sans cesse mettant en cause et en faillite les systèmes sociaux, cette doctrine du choc néolibéral doit profiter des accidents, des catastrophes et des autres facteurs d'effroi. J'ai dit dans un processus adaptatif qui est le double redoublement épokhal, adaptatif, ce processus selon les néolibéraux ou les ultralibéraux, pas selon moi. Selon moi, il ne faut jamais s'adapter au double redoublement épokhal, il faut s'en emparer, il faut l'adopter, il faut le réorienter. Donc on ne s'adapte pas. L'adaptationnisme, c'est le discours des néodarwiniens ou des socio-darwiniens que sont les néo-libéraux, comme l'a montré Barbara. C'est de ça que ça part, Lippmann, qui est à l’origine de ce mouvement, est un darwinien. Et un darwinien qui n'a pas lu Darwin, comme la plupart de ces darwiniens d'ailleurs, parce que Darwin n'était pas darwinien, c'est comme Marx, il n'était pas marxiste. Darwin, il met en question Darwin dans la descendance de l'homme. En tout cas, les néolibéraux disent qu'il faut s'adapter au double redoublant épokhal. Moi je dis non pas du tout, il ne faut justement pas s'adapter au double redoublant épokhal, il faut s'en emparer pour préparer un nouveau double redoublement épokhal qu'il faudra à nouveau adopter, etc. Pour répondre à cette doctrine néolibérale par un nouveau paradigme théorique plus puissant, parce que c'est ça qu'il faut produire, voyons à présent ce qu'il en est de la question actuelle du double redoublement épokhal qui est donc le stade algorithmique de l'exosomatisation tel qu'il se déploie à la vitesse disruptive et en posant les problèmes qui ont été soulevés par Alfred Lotka au titre du rapport entre orthogenèse, savoir et ce qu'il appelle sagesse et on verra, je le dis pour Anne, comment Wiener parle de sagesse et pas simplement de savoir. Le double redoublant épokhal, c'est celui du stade actuel, c'est celui du stade algorithmique de l'exosomatisation qui court-circuite le second temps du double redoublement épokhal, c'est-à-dire le temps de la délibération, qui court-circuite le débat, qui court-circuite la recherche scientifique et qui court-circuite la possibilité même d'une bifurcation pour imposer le maintien d'un ordre d'extraction de valeur qui s'appelle le néolibéralisme. Et aujourd'hui, ça se constitue dans un contexte qui est celui de la catastrophe virologique, et qui est virologique au sens du virus, mais aussi au sens où on parle de viralité sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte-là, il y a une soudaine poussée de ce qu'on appelle les Civic Techs. Là je cite le titre ici d'un article de Jaron Lanier et de Glenn Will, je ne me souviens plus exactement d'ailleurs de ce qu'ils disent, mais quand je l'avais lu, j'avais souligné qu'ils étaient en train de décrire quoi ? L'émergence d'un nouvel exorganisme complexe supérieur totalement computationnel. Ce qu'on essayait de montrer dans Bifurquer avec Michal krzykawski, c'est qu'un organisme complexe supérieur totalement computationnel, ça ne peut pas exister. C'est une antinomie parce que la supériorité c'est ce qui est au-delà du calculable, c'est la consistance de ce qui n'existe pas et ce qui n'existe pas ça ne peut pas se calculer. Par exemple, le point géométrique ça ne se calcule pas, ça se postule et donc il y a là quelque chose de fondamental qu’il faut revenir à une géométrie mathématique et pas simplement à une arithmétique qui est une perversion, cette arithmétique telle qu'elle a pris le pouvoir sur tout, la physique et la géométrie, etc. depuis le 16e, 17e siècle. C'est ce qu'avait montré Husserl dans la crise des sciences européennes. Il faut revenir à une nouvelle conception des mathématiques, autrement dit, qui ne neutralise pas la question de la délibération, qui est celle du théorème. Le théorème, il n'est pas calculé, il est démontré face à une expérience apodictique qui est celle des idées de la raison. Aujourd'hui, il faut repenser tout cela pour faire face à quoi ? ces Civic Tech qui nous menacent très dangereusement d'une nouvelle stratégie du choc qui nous imposerait cette fois-ci non pas des écoles à chartes, comme c'était le cas en Nouvelle-Orléans au sud des États-Unis au début du 21e siècle, mais par exemple une reconnaissance faciale systématiquement développée comme c'est déjà le cas aujourd'hui en Chine et en Russie, ou encore d'autres processus qui relèvent de ce que Soshsana Zubhoff a appelé le capitalisme de surveillance ou encore ce que la Corée a développé, comme vous le savez, à travers son système de captation et de contrôle à travers les smartphones de toute la population. Si nous voulons vraiment nous battre contre cela, il faut que nous nous fassions des alliés et il faut que nous nous fassions des alliés dans la grande industrie européenne, américaine et chinoise qui cherchera à lutter contre ceux qui se sont imposés de manière monopolistique avec ce modèle-là. Et la seule possibilité pour ça c'est de véritablement développer une nouvelle théorie de l'informatique et de montrer qu'il y a une approche plus rationnelle, plus satisfaisante et plus soigneuse de l'avenir du monde.

Alors juste une petite remarque en passant sur les écoles à chartes. Qu'est-ce que c'est que les écoles à chartes ? C'est la liquidation de l'éducation en fait. Et ce que je voudrais souligner ici c'est que l'éducation n'est devenue une nécessité impérative qu'au 19e siècle, avant le 19 e siècle c'était une nécessité religieuse, elle n'était pas du tout impérative et en plus c’était une nécessité religieuse qui n'est apparue qu'à la Renaissance. Avant il n'y avait tout simplement pas d'éducation. Il y avait l'éducation des clercs évidemment, des religieux eux-mêmes mais pas des fidèles. Les fidèles n'étaient que des ouailles qui faisaient ce que leur disait la prêtrise. A partir du 19e siècle apparaît l'école. Comment ça se fait ? Alors beaucoup de gens vont vous dire c'est grâce à la philosophie des Lumières, à Condorcet etc. Ce qui n'est évidemment pas faux mais fondamentalement c'est d'abord parce qu'il y a eu la révolution industrielle et que pour que la main d'œuvre puisse travailler sur les machines il faut qu’elle soit un minimum instruite. C’est très clair si vous lisez les textes et les décrets de Jules Ferry en France par exemple. Ensuite, il a fallu développer cette instruction, pour quoi faire ? Pour développer des organismes scientifiques qui vont conduire plus tard au CNRS, à l'INSERM, etc. Il faut créer une élite scientifique, il faut créer des grands chercheurs. C'est aussi dans la concurrence d'ailleurs entre les Allemands et les Français, entre Pasteur et Koch par exemple. Dans quel contexte ? La lutte contre les épidémies. D'une part la rage ou ce genre de choses en France, d'autre part la tuberculose en Allemagne avec Koch. Les deux grands instituts aujourd'hui en termes de maladies infectieuses etc. dans le monde restent l'institut Pasteur et l'institut Koch à Berlin. C'est très important de le rappeler. Mais maintenant, pourquoi est-ce que je rappelle cela ? C'est parce que l'IA, l'intelligence artificielle, qu'on voudrait développer de manière systémique et totale à travers ces réseaux, et dans la suite de ce que vous voyez là sur le rapport sur ce qui s'est passé en Corée, c’est la poursuite de la prolétarisation et c’est l'élimination de l'éducation. On n'a plus besoin de gens éduqués, on a besoin de gens entraînés, c'est-à-dire qu'on remplace l'éducation par le training, par l'acquisition de compétences. Et à la fin, ça conduit à ce que j'appelle l'anthropie généralisée avec un a et un h. C'est pour ça que le projet de l’Union européenne de faire une intelligence artificielle européenne qui reprenne les concepts de base de l'informatique théorique, c'est totalement illusoire. Les Chinois sont allés beaucoup plus vite que les Américains parce que les Chinois sont en train de déborder les Américains aujourd'hui sur ce territoire, sur ce registre, et les Américains ont de toute façon 30 ans d'avance sur les Européens sur cette base-là. Donc, il faut changer la base. C'est pour ça qu'il faut refaire de l'informatique théorique. Alors, je vais essayer pour conclure maintenant de vous dire, de vous rappeler d'abord ce que j'avais répondu à Giuseppe, puisque vous vous souvenez que je vous avais expliqué il y a trois semaines qu'avec Maël, Giuseppe, Ana, Carlos et quelques autres, nous avions eu un séminaire sur l'entropie qui nous avait emmené, en fait moi m'avait emmené en tout cas, à parler de développer une nouvelle informatique théorique et qu'ensuite j'ai eu…, parce que j'ai un peu parlé à cette occasion de Alan Turing et notamment de l'interprétation qu'en fait Jean Lassègue et ensuite Giuseppe m'a envoyé sa lettre à Turing, vous l'avez vue, je vous l'avais un tout petit peu commenté l'autre fois. Donc, je lui avais répondu. Cette réponse était celle-là, en essayant de montrer que la réticulation, parce qu'il soulevait dans son texte le fait que Turing ne connaissait pas le problème du réseau et que ça reposait les questions dans des termes tout à fait nouveaux. J'ai exactement le même point de vue. Et donc, je proposais dans ma réponse de revisiter la question de l'informatique théorique à partir de cette question du réseau, mais pour y introduire un certain nombre de questions d'épistémologie et d'épistémèLa réticulation est une question nouvelle et fondamentale (…) du double point de vue épistémique et épistémologique (double dimension qui constitue je crois toujours la méthode de Canguilhem par exemple dans La connaissance de la vie pp. 108-109).↩︎ liées à des questions que je ne vais pas développer maintenant mais qui sont des questions d'exosomatisation et d'exorganologie. Voilà, je ne vais pas le développer maintenant. Par contre ce que je voudrais vous lire maintenant c’est la réponse de Giuseppe à ma réponse. Il dit : « Varela et Maturana ont ouvert une piste formidable… (puisque je critiquais Varela, je critiquais le concept d’autopoïèse). Il dit : « ils ont ouvert une piste formidable… mais j'ai de fortes réserves sur ses développements. Pendant les cinq ans de mon temps partiel au Crea, dit Giuseppe, (le Crea, c’était le centre de recherche d’épistémologie appliquée où étaient les troupes cognitivistes en France pour l’essentiel ; c’était animé par Joëlle Proust, Jean Petitot et des gens comme ça) pendant les cinq ans de mon temps partiel au Créa (dit Giuseppe) je l’ai rencontré plusieurs fois. Humainement extraordinaire (il parle de Francisco Varela), il n'avait pas de sensibilité « évolutive » et certains vareliens diront que la théorie d'évolution avait empêché une bonne théorie de l'organisme…. Oooups !  (dit Giuseppe et moi je me souviens que j'ai entendu John Stuart me dire ça). En fait, il m'a beaucoup questionné sur mon travail sur la sémantique mathématique de la récursion et des définitions imprédicatives - formes fortes de circularités - car il les pensait pertinentes pour l'autopoïèse. J'en doutais et nous avons pris toute autre direction avec Maël, Ana, Carlos, enrichis par la belle synthèse opérée par Maël et Matteo, dans leur article sur les contraintes : (Donc j'ai appris hier par Maël qu'on va pouvoir l'avoir cet article) l'historicité enrichie les circularités sans temps des vareliens. L'historicité enrichit les circularités sans temps ou avec une caricature thermodynamique du temps des vareliens » et bien ça, moi, ça me renvoie vers Guattari. La faiblesse de Guattari dans son rapport à la thermodynamique, via Stengers, mais aussi dans son rapport à Varela. Donc voilà, c'est ça le point de redémarrage pour moi d'une discussion sur l'informatique théorique. Ensuite Giuseppe ajoute, après que moi j'ai dit, parce que j'ai répondu par ailleurs, je me cite moi-même, excusez-moi :  ce qu'il s'agit alors de pe/anser avec un e et avec un a, c'est l'hétéropoïèse exosomatique, il s'agit non pas de dépasser mais de critiquer en permanence, c'est ce que je vous avais déjà dit tout à l'heure en passant par Kant, en élaborant une nouvelle critique. À cela Giuseppe me répond par une question : « dans le sens de repenser l'interface homme-machine ? Tout à fait, ajoute-t-il, mais aussi commencer à penser la prochaine machine. J'en ai marre de cette machine à état discret, laplacienne, qui itère toujours à l'identique sauf en réseau. Mais tout est fait pour que ça arrive aussi dans les réseaux. Alors qu'est-ce qu'il dit là ? Il dit des choses que j'ai dites aussi moi dans La société automatique, j'ai essayé de montrer que les réseaux deviennent structurellement itératifs, précisément en boucle, et qu'ils éliminent les potentiels de récursivité bifurquantes pour des raisons que vous connaissez si vous avez lu par exemple La société automatique. Ce que je réponds à Giuseppe, à sa question dans le sens de repenser l'interface homme/machine, il s'agit d'aller plus profondément qu'au niveau des interfaces, il s'agit de réintroduire la géométrie, là où l'on ne parle que d'arithmétique si je t’ai bien lu et si j'ai bien compris Husserl. Je crois que nous pourrions avoir un débat sur la question de l'espace et de la cosmologie, des ordres, des échelles, des topoï au sens d'Aristote et de ce qu'en a fait René Thom dans la théorie des catastrophes, ou de la topologie en un sens qui n'est pas celui des mathématiques que je ne maîtrise pas, mais de la géographie, en passant par la mésologie d’Augustin Berque ou de certains de ses aspects. Tout cela devant redéfinir et les structures de données informatiques et la notion même de données, aussi bien que les processus de traitement et devant surtout conduire à la spécification de nouvelles fonctionnalités dans l'informatique théorique. Ces fonctionnalités nouvelles, je les appelle les fonctionnalités délibératives. D'ailleurs j'associerai à ce groupe de recherche sur l'informatique théorique Johan Mathehttps://johmathe.github.io/↩︎, qui est un businessman maintenant américain qui a développé des modèles de ce type-là dans la Data médecine où il essaye d'introduire des fonctions délibératives. Il essaie d'appliquer les choses qu'on développe ici. Nous en reparlerons peut-être avec lui bientôt. Je termine en disant ceci, pour le moment, notre point de départ est la constitution de communautés délibératives qui assument la fonction de la raison de Whitehead, qui forment des topoï, des localités plus ou moins durables, incorporant ou incarnant des résultats analytiques de processus algorithmiques divers. Deux questions fondamentales se posent alors. Premièrement, comment constituer des réseaux sociaux suscitant cette incorporation ou cette incarnation de la fonction de la raison ? Deuxièmement, quelles articulations opérait entre délibération et calcul ? Ce sont des questions très concrètes de l'informatique théorique à venir que je pose. Ce n'est pas une nouvelle machine mais c'est une approche de la question des fonctions que devrait supporter une nouvelle machine en partant de la constitution de lieux néguanthropiques avec un a et un h, c'est-à-dire de dynamiques spatialisées et temporalisées et territorialisées. Et ici, les questions de ce que j'appelle l'anthropie, la néguanthropie, l'anti-anthropie et la néguanthropologie apparaissent comme tels.

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Voilà, je m'arrête et nous pouvons maintenant discuter si vous voulez.

Note : différence entre épistémique et épistémologique

Epistémique, c’est-à-dire du point de vue de l’idéologie et de son efficacité aujourd’hui drastique (machiniquement mise en œuvre et ainsi constamment et factuellement soutenue, et fonctionnellement légitimée, ce qui est une catastrophe noétique).Réponse de B. Stiegler au Mail du 24 mars 2020 Giuseppe Longo intitulé Lettre à Turing.↩︎

Epistémologique, c’est-à-dire du point de vue des facultés ou fonctions étiques et de leurs jeux (au sens où par exemple Kant parle du jeu de l’imagination avec l’entendement dans la Critique du jugement) – et c’est sur ce terrain qu’il faut combattre le cognitivisme, computationnel ou non.Réponse de B. Stiegler au Mail du 24 mars 2020 Giuseppe Longo intitulé Lettre à Turing.↩︎