Séance 7
Exorganologie I Panser la post-vérité dans la post-démocratie
Bernard Stiegler,
« Séance 7 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2018 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2018/seance7.html.
version 0, 20/12/2025
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International (CC BY-NC-SA 4.0)
« Le bonheur est une œuvre. Pour chacun, c’est son œuvre, celle de son désir » - H. Lefèbvre
Enregistrement du 21 juin 2018 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord
Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS
La question du lieu, c’est la question de ce séminaire ; c’est l’enjeu, pour moi en tout cas, de ce séminaire ; qu’est-ce que la question du lieu, plus exactement qu’est-ce qui se joue dans ce coup de dé dont il est question dans ce poème de Stéphane Mallarmé ? c’est la question du rien, en latin nihil ; c’est la question du nihilisme qui advient dans une crise, « mémorable crise ». Et cette crise est ce qui donne « un résultat nul »Rien Stéphane Mallarmé↩︎ - vous pourriez dire que c’est un commentaire de Zarathoustra – mais qui est aussi « un évènement accompli ». Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est l’accomplissement du nihilisme ? voire le nihilisme actif dont parlent beaucoup de commentateurs de Nietzsche et du Zarathoustra du XXe siècle mais peut-être pas suffisamment du nihilisme passif – je dis cela parce que je suis en train d’ouvrir une controverse avec ce que j’appelle les « petits deleuziens » qui ne savent pas lire Deleuze et qui, en particulier, n’ont pas du tout compris l’enjeu – à commencer par Negri lui-même – de l’entretien que Deleuze a donné à Negri sur les sociétés de contrôle et dans lequel Deleuze change de ton – il n’est plus du tout dans l’affirmation du nihilisme actif etc. – , il tremble d’effroi comme le jeune Nietzsche disait que ceux qui ne sont pas capables de trembler d’effroi ne peuvent absolument pas entendre ce qu’il dit. Malheureusement beaucoup de deleuziens – et Deleuze lui-même à une certaine époque, je crois – avaient oublié cette leçon, celle de ce que j’appelle le pharmakon. En tout cas, ce qui s’accomplit dans cet « évènement accompli », qui serait le nihilisme ; Nietzsche et Mallarmé – qui sont contemporains – sont frappés de la même stupeur et du même effroi. Qu’est-ce qui s’accomplit dans le nihilisme là, à ce moment-là pour Mallarmé qui par ailleurs subit la stérilité – vous connaissez les souffrances de Mallarmé (comme Nietzche) – c’est l’expérience de « l’absence ». Absence de quoi ? Si on écoute Derrida dans l’un de ses commentaires de Mallarmé, c’est l’absence de la lettre ; c’est la lettre en tant qu’elle est toujours déjà absente – c’est la différance avec un a si vous voulez – c’est la lettre en tant qu’elle est la lettre de la différance càd l’absence de tout présence. L’absence chez Mallarmé c’est l’absence dont je viens de parler là comme du nihilisme.
Est-ce que c’est l’absence de la lettre, est-ce que c’est l’époque de l’absence d’époque comme je le prétends, ou est-ce que c’est l’absence du Dasein ? Heidegger, en 1961, dans Être et temps, écrit : le Dasein c’est fini (c’est moi qui transforme un peu ce qu’il dit). Mais il dit, confronté à la question du Gestell, càd de la cybernétique produisant les smart cities et tout ce bordel (sic), le Dasein c’est fini parce que le Dasein c’était l’étant qui avait le privilège de questionner l’Etre, l’étant mis en question par l’Etre. Or le Dasein ne questionne plus.
Dans cette absence, il se produit bien sûr des élévations, mais ce sont des « élévations ordinaires ». Qu’est-ce que c’est ? « J’attends en m’abîmant que mon ennui s’élève » (Mallarmé). Il attend l’élévation ; s’il y en a un qui a fait l’expérience de l’intermittence, c’est bien Mallarmé. Il est accablé par les cloportes (c’est ce qui « clapote » chez lui) – c’est aussi contemporain, ce dont je vous parle, de Bouvard et Pécuchet. Au moment où Mallarmé est en train d’écrire cela, Nietzche est en train de préparer Ainsi parlait Zarathoustra et Flaubert est en train d’écrite Bouvard et Pécuchet. Le temps des cloportes ! Tout ceux-là ont parlé de ce dont je vous parle et que le XXe siècle a dénié. Tout cela c’est aussi l’expérience de ce que Mallarmé a appelé un « acte vide » dont résulte « le mensonge » càd la « perdition » et finalement « la dissolution », « toute réalité se dissout ». C’est ce qu’on vit. Pendant ce temps-là, il y a quelque chose néanmoins qui a lieu c’est le lieu « Rien (…) n’aura eu lieu (…) que le lieu », au bout du compte.
Alors, il nous faut panser cela, panser le lieu. Et pour panser le lieu, il faut le penser. Et ça veut dire penser Microsoft ; ce qui se passe, parce qu’on n’est pas en 1875 ou 80, on est en 2018 et il se passe des trucs dans la biosphère ; il faut penser Microsoft – et ses stratégies de conquête qui consistent à conquérir la biosphère en train de devenir une technosphère - pour pouvoir panser le lieu.
Microsoft investit l’aquasphère et installe sous la mer un data-center baptisé Natick et achète GitHub, un des fleurons du logiciel libre càd de l’économie contributive - car pour moi le logiciel libre c’est une économie contributive - une plateforme de coopération passée maintenant sous le contrôle de Microsoft. Je vous donne une espèce de tonalité de cette introduction conclusive de qui a commencé par Mallarmé et se termine par GitHub mais j’en rajoute un tout petit peu en vous parlant de la princesse de Suède. J’étais invité, il y a une semaine ou deux en Suisse, j’ai participé dans une école d’art à un colloque sur le design avec des gens très bien et en particulier un artiste magnifique qui est venu nous présenter un travail qu’il a fait avec le soutien de la Princesse de Suède qui est venue et qui était en photo. Pourquoi est-ce que j’en parle ? eh bien, cela ne vous a pas échappé, l’empire ottoman est en reconstitution, l’empire russe est en reconstitution, l’empire chinois également, l’empire américain n’a jamais existé, il sombre comme il a toujours déjà sombré, en Europe, le roi Macron essaie de « restaurer la monarchie », etc. et je pense qu’il faut se demander ce que c’est qu’une monarchie à l’époque du roi Macron ; si je vous dis cela c’est parce que je vais conclure cette séance par des considérations sur Le Prince de Machiavel ; on ne réfléchit pas assez sur le fait que en Belgique, en Suède, dans le United Kingdom, en Espagne et encore beaucoup d’endroits il y a des rois et des reines ; quand j’étais à Zurich, il y a deux semaines, je me suis dit : mais oui, les reines et les rois existent, pas que dans les contes de fées ; la princesse de Suède finance des recherches en Suède par exemple pendant que Google investit aussi etc. Si je vous en parle, c’est parce que ce que j’appelle l’exorganologie, les premiers à en parler ce sont ceux qui comme Hobbes, puis bien d’autres, et surtout Bergson, vont parler des sociétés où il y a des reines et par ailleurs, je vous ai un peu invité à prendre en considération ce que dit Norbert Wiener sur le fait que les réseaux numériques cybernétiques pourraient reconstituer des fourmilières où il y aurait des reines, il appelle ça le fascisme ; c’est pas la même chose la monarchisme et le fascisme mais il pense que ça pourrait que produire un certain fascisme alors que moi, je pense que ça produirait quelque chose d’autre que le fascisme ; c’est trop facile de parle de fascisme, tout d’abord c’est italien ; c’est en Italie que s’est produit de fascisme ; il n’y a pas de fascisme français ou de fascisme allemand ; il y a un nazisme allemand, une extrême droite française, un antisémitisme français etc. On étiquette toujours les choses… il faut faire une exorganologie du fascisme, il faut faire une exorganologie du nazisme, il faut faire une exorganologie de la monarchie et parfois de sa nécessité parce qu’il y a des nécessités de la monarchie dans certaines circonstances ; ce n’est pas pour rien que les monarchies se sont imposées en dans le monde entier à peu près à la même période de même que ce n’est pas pour rien que les vénus sont apparues au paléolithique supérieur à la même époque dans différents endroits du globe ; ce sont des processus morphogénétiques tout à fait stupéfiants et la monarchie c’est une morphogenèse aussi exorganique ; ce n’est pas d’abord une question de domination d’une classe sur une autre, c’est aussi ça mais c’est d’abord une question d’exorganogenèse et d’organisation politique. Je dis tout cela parce que ce que j’essaie de faire avec vous et dans un contexte qui est la smart city, que nous combattons pour essayer de lui opposer un génie urbain, vraiment intelligent, et non pas smart parce que smart veut dire rusé, c’est « bison futé » smart, et on pense la vie numérique mieux que bison futé, et je pense que le roi Macron est une sorte de bison futé Ier ; je pense qu’il faut exorganoligiser toutes ces questions, pas de manière métaphorique, mais d’une manière très sérieuse càd si on dit par exemple avec Hobbes regardons les fourmis, regardons abeilles ; le premier qui dit ça c’est Aristote dans ses Considérations sur la politique, c’est pas une question nouvelle ; il fait le faire vraiment et aujourd’hui il faut le faire avec les ressources de la zoologie, de l’entomologie, de la biologie etc. c’est ce que j’avais essayé de faire moi-même en disant : les phéromones que produisent les fourmis et les phéromones numériques que produit Trump ; si on ne prend pas au sérieux ces équivalents (cette fois-ci métaphoriques) des phéromones ; les phéromones des fourmis sont des fonctionnalités biologiques, organiques bien qu’externes donc exosomatiques tandis que les fonctionnalités du président Trump sont des fonctionnalités exorganiques et non pas organiques mais digitales et qui reposent sur les nombres. C’est extrêmement d’analyser ces choses très précisément et de relire tout le corpus Aristote, Machiavel, Hobbes etc. parce qu’il y a une série comme ça, Locke jusqu’à Carl Schmitt et un certain nombre d’autres qui sont les grands penseurs dans cette série-là du XXème siècle venus du nazisme même si je crois qu’il a écrit ça avant de devenir réellement nazi, avant même que n’existe le nazisme d’ailleurs : Si nous voulons vraiment prendre ces questions au sérieux il faut pas du tout faire de l’exorganologie métaphorique mais il faut reprendre tous ces textes en les confrontant à des questions scientifiques et à ce que nous savons de la science aujourd’hui. Si je vous parle de ça c’est parce que bien entendu dès qu’on dit princesse on voit une belle fille élancée avec des diamants etc. et on est déjà tombés amoureux de la princesse… c’est un peu ridicule mais vous voyez ce que je veux dire… la princesse c’est toujours celle qui va rencontrer le prince charmant qui va se présenter comme un crapaud pourquoi ? parce que ça convoque l’économie libidinale, que derrière ces histoires de princesses et tout ça il y a des histoires d’amour. Evidemment si vous comparez ce que dit Freud qui ajoute « …et l’homme ne veut pas devenir un termite » c’est parce qu’il a peur qu’il le devienne et il dit ça dans Malaise dans la culture; Freud a peur en 1929 que l’humanité devienne une termitière et c’est juste au moment où il sent venir le fascisme et le nazisme, le fascisme est déjà là d’ailleurs à cette époque-là. Si je dis tout cela c’est parce que la reine qui copule avec les bourdons dans la ruche va devenir la princesse et cette princesse va produire non pas une simple copulation mais une identification symbolique qui fait que vous avez des gens aujourd’hui à Londres qui par exemple quand la reine passe… mais quand ces gens qui agitent le drapeau français pour la coupe du monde de football font ça c’est la même chose ; ce sont des processus d’identification et ces processus fonctionnent toujours et partout, et chez vous et vous ne vous en rendez pas compte ; ils sont indispensables y compris j’essaie de faire en sorte que vous vous identifiez un peu à moi parce que si c’était pas le cas ça ne marcherait pas mon truc pourquoi ? parce que mon truc ça marche parce que on appelle ça depuis Freud et Lacan le transfert. Dans un cours, dans une pièce de théâtre comme dans une séance de psychanalyse il faut du transfert. Ce transfert, le premier à l’avoir pensé c’est Socrate ou plus exactement c’est Diotima discutant avec Socrate. Il y a des conditions organologiques et exorganologiques à ces processus et la politique c’est ça, parce que la politique c’est e qui fait faire corps au Royaume d’Angleterre, aux électeurs de Trump – la politique de Trump aussi dingue qu’elle puisse être a une certaine rationalité qui est de conserver le processus d’identification à ce débile mental par une grand partie de l’Amérique dont je pose moi par ailleurs qu’il ne faut pas la mépriser, il faut essayer de comprendre ce qui la fait souffrir pour la peanser avec un a dans le e
Ces questions, j’avais essayé de les introduire il y a maintenant 15 ans dans un livre, qui est un livre de circonstances d’ailleurs, qui s’appelle Aimer, s’aimer, nous aimer où je m’étais intéressé à un « pétage de plomb » comme on dit dans la jeunesse qui est celui de Richard Durn et où j’avais posé un problème de narcissisme primordial en essayant de montrer que Richard Durn souffrait d’un défaut de narcissisme primordial et que du coup, il était prêt à tout, dans le meilleur de cas de s’identifier à Trump dans le pire des cas à tuer tout le monde ; je dis c’est le pire des cas parce qu’il vaudrait mieux s’identifier à Trump que tuer tout le monde ; il a tué tout le monde et puis il s’est tué lui-même. Ensuite j’ai continué cette analyse, qui était un peu une esquisse improvisée dans des circonstances pas du tout délibérées dans Mécréance et discrédit J’ai essayé de montrer en revanche de manière délibérative, réfléchie avec moi-même et quelques autres que si nous ne parvenions pas, au XXIe siècle, à intégrer les questions d’économie libidinale et les questions d’économie de production, càd d’exosomatisation – qu’est-ce que l’économie ? c’est l’exosomatisation ; l’exosomatisation, qu’est-ce que c’est ? par exemple produire ces tables-là en série, les transporter – logistique -, les vendre – distribution, s’en servir – vie quotidienne, comme dit Henri Lefèbvre ; tout cela, c’est l’exosomatisation ; et s’en servir d’une manière qui corresponde à de standards de vie (par exemple, en Amazonie on ne se sert pas de ce genre de chose, ça n’existe pas (du moins du temps de Claude Lévi-Strauss) parce que c’est une dimension de l’exosomatisation qui nécessite des savoirs qui supposent des processus d’indentification qui, dans les sociétés amazoniennes, passent par les totem ; ça c’est l’économie libidinale, le totem, mais cette économie libidinale, elle suppose les instruments de pêche des amazoniens, les instruments de chasse, de protection ou de pharmacie (le grand savoir des amazoniens, c’est la pharmacie). Il faut articuler l’économie libidinale avec l’économie de l’exosomatisation qu’est l’économie au sens courant (ça c’est ce que dit Georgescu-Rögen, pas très bien parce qu’il ne va pas au bout de ce qu’il dit).
Si je rappelle ces choses, c’est parce que c’est de là qu’est né Ars Industrialis, deux ans après Mécréance et discrédit et la réponse qu’on a tenté de produire dans cette association, c’était le concept d’économie contributive parce que ce sur quoi nous étions tous d’accord, c’était que le logiciel libre ouvrait une nouvelle question industrielle ; à partir de nos diverses expériences, nous convergions sur cette évidence ; nous disions qu’une grande mutation se produisait dans la production industrielle avec le logiciel libre d’une part mais aussi avec les réseaux numériques à partir du moment où le World Wide Web dès 1993 (à ne pas confondre avec Internet qui est une structure militaire de décentralisation qui existe depuis 1967) les rendait accessibles à tous. Nous pensions qu’il fallait développer une nouvelle politique industrielle qui saurait mettre en œuvre une nouvelle économie hyperindustrielle européenne qui serait probablement toujours capitaliste (peut-être mais pas du tout sûr) en voie de produire autre chose que le capitalisme. Or le problème aujourd’hui, ce n’est pas le capitalisme mais le calcul ; s’il y avait du capitalisme capable de redevenir somptuaire, càd royal, car les rois, les reines, les princesses ce sont les êtres qui ont la capacité à être somptuaires (i.e. gaspiller de l’argent, irréductible au calcul) et ça veut dire néguentropique de ce fait là, pour moi ; et je pense que l’enjeu de l’économie somptuaire que décrit l’économie générale de Georges Bataille c’est la néguentropie, mais Bataille ne le voit pas, par contre il est le premier à citer Vernadsky en 1947. En tout cas ce que nous avons soutenu, c’est qu’une nouvelle économie hyperindustrielle pourrait et devrait se développer qui serait la mise en œuvre d’une nouvelle rationalité économique dans la mesure où l’économie existante conduirait pour des raisons impératives vers une insolvabilité fondamentale du système actuel. Et cette transformation en profondeur du système c’est une nouvelle définition du travail et de la valeur du travail càd que c’est une nouvelle définition de la valorisation i.e. une nouvelle définition de l’évaluation ; or qui dit évaluation, quand on est au XXIe siècle, dit transvaluation, c’est la question de la transvaluation. J’ai commencé en vous parlant de Mallarmé en essayant de vous convaincre que Mallarmé est dans le champ de préoccupations de Nietzsche, qui sont aussi celles de Flaubert, dans des registres très différents et ce dont nous parlons, c’est la même chose, c’est l’accomplissement du nihilisme comme calculabilité généralisée à travers les dispositifs de technologie computationnelle contrôlant absolument tout y compris les palpitations de mon cœur, le fonctionnement de mon foie etc. parce que c’est ce qu’est en train de produire la nano-médecine par exemple et tout ça nécessite une transvaluation de toutes les valeurs, ce que Nietzsche disait et un des premiers à avoir parlé de Machiavel dans un sens non classique, c’est Nietzsche aussi, j’y reviendrai tout à l’heure.
Ces questions sont celles qui nous ont conduit au sein d’Ars Industrialis, à partir de 2007-2008, à la thèse du revenu contributif, qui n’était pas simplement un discours général sur l’investissement industriel dans de nouvelles organisations du travail fondées sur de nouveaux dispositifs. Donc nous avons posé qu’il fallait aller au-delà de ces nouvelles organisations industrielles vers de nouvelles normes de redistribution à travers le revenu contributif. C’est ainsi que nous sommes rentrés en discussion avec Plaine Commune et ça nous a conduit d’une part à lancer le territoire apprenant contributif de Plaine Commune et d’autre part à coopérer avec la Caisse de dépôts et de consignation, d’abord à travers un programme qui s’appelait Urbanités numériques où pour la première fois nous avons avancé ensemble le concept d’exorganisme ; nous avons dit la ville c’est à la fois un organisme et une machine parce que c’est ni un organisme ni une machine, c’est un exorganisme. C’est un très vieux débat ; certaines regardent les villes comme des machines qui évoluent de manière de plus en plus intégrée au sens de la concrétisation de Simondon, les autres les regardant comme des quasi êtres vivants qui se développent comme une cellule pouvant faire des membranes cancéreuses etc. Mais l’intégration des deux aspects passe par Lotka ; c’est pour ça que je vous parle ici d’urbanisme à partir de Lotka. Donc on a proposé une approche de la ville comme ça à la Caisse de dépôts qui l’approuvée et qui nous a proposé, à partir de là, à nous engager dans le programme d’investissement d’avenir (PIA) qui s’appelle « Territoire d’innovation, grande ambition (TIGA) », ce dans quoi nous sommes embarqués et cette barque est une galère.
Pour nourrir les réflexions qui accompagnent l’errance de cette galère au milieu des eaux, sans carte et sans balise de détresse, j’ai proposé de faire ce séminaire. J’ai suivi une sorte de compas, je ne sais pas très bien… Mais un compas sans carte ça ne sert pas à grand-chose. En tout cas j’essaye de contribuer à la réflexion sur les instruments de cette galère, comment on pourrait transformer cette galère. Sur cette galère il y a maintenant un nouvel équipage, bien meilleur ; elle tient beaucoup mieux l’eau mais la mer bouge beaucoup avec le roi Macron et tout ce qu’il produit par ailleurs.
Alors, ce qu’on essaye de faire ici c’est de penser toutes ces questions en relisant dans des points de vue tout à fait hétérodoxes Le droit à la ville d’Henri Lefèbvre, et pas seulement cet ouvrage, mais aussi Le Cybernanthrope dont je vais enfin vous parler. Pourquoi est-ce que j’ai pris le parti de faire ce séminaire sur Henri Lefèbvre ? tout d’abord parce le programme TIGA s’appelle « le droit à la ville », une urbanité numérique du droit à la ville ; mais ce n’est pas simplement pour ça ; c’est parce que je pense qu’Henri Lefèbvre est un matériau symptomatologique très intéressant pour analyser ce que j’appellerais « la maladie du XXIe siècle ». Dans le séminaire de cette année, j’ai parlé de choses que j’avais déjà introduites dans les deux séminaires précédents qui étaient déjà attachés à la Chaire de recherches contributives, un qui était dédié au transhumanisme et l’autre à la cosmologie, je vais en reparler un peu tout à l’heure, ce séminaire-là, à travers Henri Lefèbvre, avait pour but d’étayer la thèse qui est en fait une conclusion du séminaire précédent qui est que la cosmologie nécessite de penser une exorganologie des exorganismes simples et des exorganismes complexes, sachant que ce que j’appelle l’exorganologie c’est ce qui étudie les rapports entre les exorganismes simples et les exorganismes complexes ; ce qui constitue les exorganismes simples ce n’est pas l’exorganologie, c’est ce que j’appelle depuis une vingtaine d’années l’organologie qui, elle-même, repose sur une pharmacologie ; l’exorganologie ne peut s’analyser que comme ces rapports entre exorganismes simples et exorganismes complexes. Ce que je veux dire par là c’est qu’on ne peut pas analyser la morphogenèse des villes si on n’analyse pas en même temps la vie des habitants sinon on fait des trucs complètement formels, on fait de l’ingénierie, de l’urbanisme d’ingénierie ce que détestait Henri Lefèbvre à juste raison. A travers cette exorganologie qui vise à réarticuler les exorganismes simples et les exorganismes complexes, ce qu’on étudie c’est à la fois la politique et l’économie parce que l’articulation entre le simple et le complexe s’appelle la politique et la cohérence de tout ça s’appelle l’économie libidinale, c’est l’économie des organismes simples et de production exorganique, c’est l’économie des exorganismes complexes ; on va comprendre tout à l’heure pourquoi : grosso modo à cause de la division du travail, ce qu’explique Durkheim en 1910 dans La division sociale du travail Les rapports dont je vous parle entre exorganismes simples et exorganismes complexes, c’est ce qu’on appelle d’habitude des rapports de pouvoir ; donc j’invite d’une certaine manière aussi à relire un petit peu Foucault, sa théorie de la biopolitique et du biopouvoir sous cet angle qu’il n’a pas lui-même traité (il était tout près de le faire mais il ne l’a pas fait). Ces rapports de pouvoir, ce sont des rapports d’efficience – un pouvoir doit « pouvoir » et le pouvoir c’est l’efficience ; un savoir peut ne pas pouvoir, à ce moment-là il est un impouvoir, le savoir d’un impouvoir « je sais que je ne peux pas ça » ; un savoir qui ne peut pas ce n’est pas contradictoire ; mais un pouvoir qui ne peut pas c’est contradictoire ; aujourd’hui nous vivons à l’époque des pouvoirs qui ne peuvent pas et c’est contradictoire ; c’est pour ça que le fascisme, ou les nouvelles formes de fascisme, monte partout. Parce qu’à partir du moment où le pouvoir ne peut pas, tout le monde a la trouille ; alors évidemment parmi ceux qui sont au pouvoir font n’importe quoi pour essayer de prouver qu’ils peuvent quelque chose ; ils aggravent la situation. Il en est ainsi parce qu’une organisation c’est toujours une organisation du pouvoir ; on organise les choses pour un pouvoir, un pouvoir-faire ; Ars Industrialis, par exemple, c’est une organisation associative qui cherche à pouvoir faire quoi ? Les gens qui ne m’aiment pas vont dire à pouvoir donner du pouvoir à Stiegler et puis, ceux qui m’aiment encore bien, ils disent à pouvoir essayer d’inventer une économie contributive, un revenu contributif ou je ne sais pas quoi ; et puis il y en a qui disent c’est un peu les deux.
En tout cas, si je vous dis cela, c’est parce qu’une organisation de pouvoir c’est une organisation de l’efficience et une telle efficience suppose une hiérarchisation parce que l’efficience d’une organisation c’est de prendre des décisions et la prise de décision suppose une hiérarchisation pour une raison toute simple c’est que la prise de décision suppose des délégations de pouvoir ; vous ne pouvez pas, dans des sociétés composées déjà de 300 000 individus (40 000 citoyens comme à Athènes p.ex.) ne pas déléguer ; dans une tribu, c’est pas pareil parce que c’est une société de 100- 200 individus ; ça ne marche pas du tout pareil ; comme en physique, il y a là des questions d’échelle ( ce qui se passe à l’échelle de l’atome, ne se passe pas à l’échelle des molécules etc.). Tout cela est absolument fondamental : ce sont des questions d’exorganologie du pouvoir ; il faut qu’il y ait des organes de prise de décision et que doivent-ils produire ? des décisions et qu’est une décision ? une volonté d’un corps exorganique, qui peut être la volonté d’un tyran qui impose à tout le corps de partager sa volonté par la peur, mais qui peut être aussi l’identification dont je parlais tout à l’heure, tout ce qui, symboliquement, donne à la masse la sensation de faire corps p. ex. un défilé de la reine, le mondial de foot ou 84% des allemands qui plébiscitent Hitler en 1934 etc.) dont je parlais tout à l’heure ; et que produit Hitler par exemple, comme n’importe quel potentat : faire partage des finalités (y compris la solution finale dont tous les allemands n’étaient pas au courant) à un cercle restreint ou la grandeur du Reich et de son Führer à la majorité). Si je vous dis cela, c’est que je vous parle de l’efficience et de la finalité ; l’efficience c’est l’argument de la maque Macron.
Si je vous en parle c’est parce que ça fait un moment que je tourne autour de deux grandes questions qui sont l’efficience et la finalité, càd aussi la volonté collective – ce que j’appelle l’absence d’époque c’est l’incapacité de l’époque à produire des protentions collectives, càd de la volontés collective et donc à faire époque (parce qu’une époque ne « prend » pas si elle n’est pas capable de produire des protentions partagées mais c’est aussi pour vous redire un grand classique c’est que les capacités d’efficience càd le pouvoir et la projection des finalités càd le vouloir, ça repose sur le savoir qui repose lui-même sur la causalité matérielle et la causalité formelle ; càd que si on n’a pas d’une part un savoir-faire dans l’Antiquité et que si d’autre part il n’y a pas un savoir épistémique càd apodictique du côté de la cause formelle (chez ceux qu’on appelle les philosophes, et avant, les sages) on ne peut pas faire ; c’est ce que découvre cette société qui a 350 000 âmes, Athènes, dont 40 000 sont des citoyens. Aujourd’hui, nous sommes dans un cas tout à fait différent parce que nous avons affaire à des gens qui prétendent produire de l’efficience en exploitant de la matière sans passer par la cause formelle et en produisant des finalités qui sont exclusivement celles du marketing et de l’auto entretien du système. Ce sont de nouvelles organisations de la finalité prises en charge par le marketing mais qui évidemment ne produisent aucune finalité en réalité mais un semblant de finalité et c’est tout le problème. Ce processus détruit l’économie libidinale (la sublimation et la philia) qui permet de produire de la finalité.
Ce que je suis en train de faire là, en tâtonnant, c’est d’essayer de dire à quel point ces questions de matière, d’efficience, de forme, de finalité sont en déshérence totale, c’est comme un jardin à l’abandon alors que cela a été pendant très longtemps un magnifique jardin cultivé par ce que l’on a appelé la métaphysique et que, là-dessus, ne domine plus que la causalité efficiente et c’est ce qu’on appelle la post-vérité ; c’est l’expérience de cette misère.
La grande question qui se pose aujourd’hui, ce n’est pas la démocratie mais la république ; ce qui est menacé ce n’est pas seulement la démocratie – elle n’est pas menacée, elle a disparu depuis fort longtemps ; ce qui risque de disparaître c’est la république, au sens de Kant, càd l’espace politique délibératif où il y a un Etat de droit. Il ne peut pas y avoir de république sans une expérience de la vérité. Ce qui constitue la république, la chose publique, et l’Etat de droit, c’est ce qui reconnaît la possibilité d’administrer la vérité càd d’administrer des preuves, ces preuves pouvant être relatives (on juge parfois par défaut de preuves (probablement coupable, probablement innocent) ; mais la vérité s’exerce parce que… qu’est-ce que la vérité ? ce n’est pas la sentence sur la culpabilité ou l’innocence de quelqu’un, c’est l’individuation du droit à travers ce jugement, la jurisprudence autrement dit ; c’est ça qui constitue la vérité ; comme en sciences, ce n’est jamais le résultat de la science qui produit la science ; c’est le corps théorique de la science qui produit la science.
Aujourd’hui, post-démocratie ou post-vérité (ou post-république, post-politique faudrait-il dire) sont des états de fait très intriqués, très étroitement combinés, qui procèdent de mille choses et en particulier, comme le producteur, comme le consommateur, comme le concepteur, le citoyen a été prolétarisé. Et le citoyen a été d’abord prolétarisé par le personnel politique, les politiciens comme on les appelle, qui eux-mêmes sont maintenant prolétarisés ; par quoi ? par exemple à Toronto par Google qui est en train de se substituer totalement à travers la smart city, à travers tout le dispositif de l’exorganologie digitale à toute instance politique quelle qu’elle soit, non seulement les citoyens mais leurs représentants (qui aurait pu être un roi, un président ou je ne sais pas quoi) et avec cela toute responsabilité est en train de disparaître. Les algorithmes, les bases de données se substituent à toute décision et évidemment, c’est parce que Carl Schmitt sent ces choses, parce qu’il voit déjà ça dans la république de Weimar, qu’il développe un « décisionnisme » ; mais malheureusement il n’a pas tort ; quand il voit ces choses dans la république de Weimar, ce n’est pas simplement dans la forme démocratique de la république de Weimar, c’est dans l’expression du libéralisme qui va devenir le néo-libéralisme – c’est ça qui fascine Agamben dans Schmitt ; Schmitt a par moment des capacités d’analyse qui sont assez étonnantes quand on sait qu’il écrit ça dans les années 1920, on se dit que marche incroyablement dans les années 2018 ; si on veut s’opposer à une interprétation schmittienne prénazie de l’état actuel, il faut se remettre au boulot parce que sinon on est mal barrés !
Aujourd’hui, il n’y a plus de décisions qui peuvent se prendre ; par exemple, sur le territoire de Plaine Commune, où est en train, comme le disait le journal Le Parisien, de se produire un énorme chantier de transformations avec les Jeux olympiques, qui va prendre les décisions ? Je vous en parle parce que le territoire apprenant contributif de Paine commune a été conçu dans le but de permettre à ce territoire de prendre des décisions et de ne pas laisser ces décisions se prendre, non seulement dans le dos de la conscience, comme disait Hegel, mais hors de toute légitimité. Et ça, si on veut le pe(a)nser avec un e comme avec un a, il faut reconsidérer l’économie urbaine et l’urbanité sous toutes ses formes ; il faut refaire une complète histoire et définition de ce que c’est que l’urbanité, l’urbanité étant avant tout une réalité économique, c’est ce que dit Fernand Braudel parce qu’il regarde les villes avant tout comme étant des marchés ; et il a bien raison ; une ville c’est d’abord un marché ; et le marché ça commence bien avant le capitalisme (Braudel dit même que le capitalisme c’est ce qui a détruit le marché, c’est ce qui a remplacé le marché); le marché commence avec l’urbanisation.
Si nous voulons creuser ces questions en les combinant par ailleurs avec la question de la philia et le faire en prenant très au sérieux Le droit à la ville et Le Cybernanthrope (sous-titrés Contre les technocrates) de Henri Lefèbvre. Je voudrais vous proposer rapidement un survol critique de quelques passages de ce texte pour plusieurs raisons : il y a des raisons un peu circonstancielles et liées à notre exorganologie contemporaine 2018, le BIM (building information modeling) par exemple, ça relève de ce que Henri Lefèbvre appelle le Cybernanthrope et nous posons que le BIM, où les technologies afférentes, l’Internet des objets ou les techniques de construction ou de conception, de délibération qui vont avec etc., appartiennent à cette époque de la cybernétique - ce sont des productions de ce que l’on appelle depuis Norbert Wiener la cybernétique - mais aujourd’hui, dans ma stratégie de lectures, et dans cette séance-là, je vais essayer de pointer deux choses qui me paraissent les plus importantes qui rendent tangibles et patentes les impasses caractéristiques du XXe siècle sur les plans de la politique et de l’économie libidinale aussi bien que de l’économie de la production. Je vais essayer de vous montrer dans deux passages en particulier qui sont les symptômes de ce qui empêche de concevoir une nouvelle révolution urbaine chez Henri Lefèbvre – qui, lui-même revendique une révolution urbaine ; il a d’ailleurs écrit un livre qui s’appelle La révolution urbaine – mais ce qu’il n’arrive pas à voir c’est que cette révolution urbaine est une nouvelle révolution hyperindustrielle ; il n’arrive pas à combiner ce qu’il dit avec les choses que dit Braudel dans un contexte qui est celui de Norbert Wiener càd de la cybernétique. Du coup, il ne voit pas non plus la nécessité de repenser le travail au-delà de l’emploi, à partir de la philia et comme un processus idenficatoire de sublimation qui relève de ce qu’on appellerait, à la fois avec Freud et avec Adam Smith par exemple, ou avec Marx, l’investissement individuel et collectif. Une économie où il n’y a pas d’investissement individuel de la part de tous les acteurs, les producteurs, les consommateurs, les investisseurs, les inventeurs, les entrepreneurs, ne peut pas fonctionner ; et aujourd’hui on est dans cette situation ; alors ça fonctionne mais à l’entropie ; ça fonctionne par l’exploitation de l’efficience la plus grande possible à partir de tout ce qu’on dispose comme instrument de pouvoir ; mais ça ne peut pas durer ; ça détruit inévitablement toutes les ressources – et la plus précieuse de toute les ressources c’est la philia ; c’est ce que disait déjà Aristote « Rien n’est plus précieux que l’amitié ».
Ce que je voudrais vous montrer c’est que tout ça vient du fait que Lefèbvre, comme beaucoup de ses contemporains en particulier marxistes, a exclu d’une part la prise en compte de l’entropie – et il l’a exclu par le grand maître Engels a dit : l’entropie ce n’est pas sérieux ; ce n’est pas dialectisable donc ce n’est pas sérieux – donc pas d’entropie chez les marxistes et il a exclu aussi les technologies de l’information – l’informations selon lui c’est de l’idéologie américaine ; l’information ç’est pas de la matière, donc ça ne rentre pas dans le matérialisme, donc c’est pas un sujet – et c’est ce qui va conduire Lefèbvre à lire Norbert Wiener avec une légèreté tout à fait étonnante avec le recul. Ce que je crois c’est que nous sommes dans une situation de maladie généralisée de la biosphère ; la biosphère qui est devenue une technosphère est malade, gravement malade ; elle est infectée de partout et que cette maladie a besoin d’être soignée ; c’est nous qui sommes malades dans cette biosphère et que cette maladie on n’arrive pas à la soigner parce qu’on a de mauvais concepts de la santé et de la maladie ; et en particulier, Lefèbvre considère que la cybernétique est une maladie – ce que je dis, moi, c’est que la maladie c’est ce qui empêche Lefèbvre de comprendre la nécessité de la cybernétique ; donc je vais essayer de faire un peu de la nosologie et de l’étiologie aujourd’hui avec vous en introduisant un concept là – c’est le concept du jour un petit peu : c’est la santé exorganique ; il nous faut parler de santé exorganique et donc de maladie exorganique et les maladies exorganiques, comme les formes de santé exorganique, ne sont pas du tout (jusqu’à un certain point ) du même registre que les maladies organique ou la santé organique et si on a lu de près Georges Canguilhem, on le sait (mais il ne ledit pas comme ça mais c’est ça l’enjeu de ce qu’il dit ; sur la fidélité des milieux technicisés etc. ) ; c’est aussi ce que dit Nicolas Georgescu-Rögen quand il dit que l’économie est là pour soigner le défaut de la biologie qui ne peut pas soigner la production des organes exosomatiques parce qu’ils ne sont pas vivants ; du coup il faut trouver une autre norme de soins, une autre science de soins, une autre biologie au sens de Canguilhem parce que pour Canguilhem la biologie c’est d’abord voué à la médecine, c’est pas une science en soi, c’est d’abord pour soigner, pour prendre soin, pour panser avec un a.
Si on dit après Canguilhem et Georgescu-Rögen que la maladie normative c’est ce qui produit de la santé (Canguilhem dit c’est à partir de la maladie qu’on peut produire de la santé) et en particulier dans le cadre des milieux de vie technique (ce qu’il appelle les milieux et la vie technique), si d’autre part, on dit que l’économie c’est ce qui vient se substituer à la biologie (c’est ce que dit Georgescu-Rögen) alors l’économie politique est une thérapeutique de cette maladie qu’est l’économie, non pas au sens de la science économique mais au sens où l’oeconomia – et je le prend y compris dans le sens de la théologie càd de la Trinité - désigne la sphère des échanges locaux à divers niveaux de localité. C’est absolument fondamental Et ces niveaux de localité sont micro, les exorganismes simples, méso, les exorganismes complexes que j’appelle inférieurs et macro, les exorganismes complexes que j’appelle supérieurs (p. ex. la princesse de Suède, elle a une dimension de sacralité) ; les exorganismes complexes inférieurs, ils sont de niveau méso, ils constituent l’exorganisme complexe supérieur mais ils sont accessibles à des profanes disons, à des manants ou à des gens qui ne représentent pas le niveau macro ; parce qu’il y a des représentants du macro sinon il n’y aurait pas de macro ; sans chamane il n’y aurait pas de cosmologie chamanique, sans roi il n’y a pas de droit divin, pas de Dieu etc. donc il faut des représentants, des prêtres etc., et puis des instruments de culte, des églises, toutes sortes de choses. Si on ne tient pas compte de cela, on ne peut pas comprendre ce qui se passe.
Ce qui nous arrive, à nous, aujourd’hui, c’est que le macro, le macrocosme, est devenu non seulement biosphérique mais technosphérique (avec la ronde des satellites, on n’est pas loin de 75 000 km de diam.) ; dans la technosphère, le macro et le micro ont disparu, ils ont été absorbés par la calculabilité ; dans cette macrosphère, je l’ai déjà montré souvent, il y a des niveaux inférieurs, stratosphériques, qui permettent d’articuler les data center comme ceux de Microsoft avec les satellites et d’autres qui sont à des échelles différentes et donc cela permet de produire quelque chose de tout autre que cette différentiation cosmologique dont je parlais et cela produit de l’entropie à très haute dose.
Il faudrait préciser ici les enjeux avec Canguilhem en vue de parler de maladie et de santé des exorganismes complexes et simples ; cela supposerait de revenir sur la notion de milieu chez Claude Bernard, chez Canguilhem notamment, chez Leroi-Gourhan, chez Gilbert Simondon mais aussi chez Augustin Berque et en y intégrant ce qu’écrit Braudel dans La dynamique du capitalisme ; si vous croisez cela avec ce que j’essaye de raconter sur l’épiphylogénèse, les rétentions tertiaires, la nécromasse, c’est assez étonnant comment ça peut fonctionner, parce que, en gros, Braudel dit que la vie c’est une accumulation de traces, d’éléments de mémoire etc., qui sont profondément enfouies et il faut aller à la pêche en eaux profondes dans cette accumulation d’une nécromasse noétique pour aller retrouver des vieux trucs « cette vie matérielle, telle que je la comprends, c’est ce que l’humanité au cours de son histoire intérieure a incorporé profondément à sa propre vie, comme dans les entrailles mêmes des hommes, pour qui telles expériences ou intoxications de jadis sont devenues nécessités du quotidien, banalités. ». Qu’est-ce qu’il décrit là ? Il parle de ce dont parle Canguilhem ; càd que ce qui était toxique est devenu curatif et nécessaire à l’économie locale de l’exorganisme.
Si j’insiste sur ce point c’est parce qu’il correspond d’abord à ce que dit Bertrand Gille du désajustement d’une certaine manière ; quand Bertrand Gille dit « les systèmes techniques sont toujours en désajustement avec les systèmes sociaux et le rôle des puissances publiques, ou des puissances tout court, c’est de les réajuster » et plus généralement il parle de ce que j’appelle moi le double redoublement épokhal ; qu’est-ce que c’est que cette question du désajustement dans le double redoublement épokhal ? c’est la maladie ; et cette maladie produit de la santé ; c’est ce que dit Canguilhem, c’est aussi ce que dit Braudel ; Canguilhem le dit en tant que biologiste, médecin et philosophe, Braudel le dit en historien. Et qu’est-ce que la santé ? c’est la normativité dit Canguilhem ; et qu’est-ce que la normativité ? c’est la capacité à tomber malade. Pour Canguilhem, un être en bonne santé c’est un être capable de tomber malade. Un être en mauvaise santé n’est pas capable de tomber malade parce que s’il tombe malade, il meurt.
Aujourd’hui, l’anthropocène est très malade parce qu’il n’est pas capable de tomber malade, parce qu’il n’est pas capable de supporter une nouvelle maladie, il est en extrême fragilité ; c’est ça la question de l’anthropocène. La biosphère est devenue un exorganisme hypercomplexe, càd hyper fragile (plus on est complexe plus on est fragile) ; elle s’est transformée en technosphère où s’est propagée une épidémie qui s’appelle le consumérisme ; celui-ci a conduit après le web à l’exorganisation disruptive càd à ce qui détruit la différence qui se tient entre l’économie et la politique, autrement dit, qui a annihilé la politique ; la différence entre l’économie et la politique c’est les échanges tels qu’ils sont nécessités par le renouvellement de l’économie et d’autre part la symbolisation de ces échanges telle qu’elle se produit de mille manière à toutes les échelles (micro, méso, macrocosmique). Comment lutter contre cette maladie ? il faut lutter à la façon de Georges Canguilhem càd en apprenant quelque chose de cette maladie ; Canguilhem nous dit : une maladie c’est une expérience ; cette expérience doit nous apprendre quelque chose de la santé ; càd cette maladie – il répète ce que dit Nietzsche ; Georges Canguilhem était un nietzschéen, il lisait énormément Nietzche – doit nous renforcer ; mais c’est aussi ce que dit Gilles Deleuze puisque, ce que je viens de vous dire là – ce qui ne me tue pas me renforce – c’est la quasi causalité ; lorsqu’il dit : Bousquet a pris une balle dans le dos, il est grabataire, il ne peut plus bouger… mais c’est devenu Bousquet ; et c’est Bousquet lui-même qui le dit : je veux être la blessure que m’a faite la balle qui m’est rentré dans le dos. Lorsque Deleuze parle de quasi causalité il parle de miracle ; comment est-ce qu’on peut croire en ce monde lorsque Dieu est mort, après Nietzsche, dans le nihilisme, qui est aussi la découverte de l’exosomatisation ? par une capacité à repanser avec un a le christianisme et le monothéisme ; pas pour redevenir chrétien, juif ou musulman mais pour tirer les leçons de cette grand aventure humaine comme dit Toynbee qu’aura été la nécessaire spiritualisation du vivant.
Quant à nous, aujourd’hui, nous ne parvenons pas à soigner la maladie de l’anthropocène et c’est pour une raison très précise : c’est parce que nous ne parvenons pas à la diagnostiquer ; nous ne parvenons pas à établir un consensus de la faculté de médecine, qu’est la philosophie puisque la philosophie est une forme de la médecine dit Platon ; moi je ne dis pas comme Platon mais je dis la même chose puisque je dis que penser ça s’écrit aussi avec un a ;c’est une sorte de médecine, un soin, on arrive pas à mettre d’accord la faculté de médecine sur le sens des symptômes et le diagnostic et du coup nous ne savons pas ce que c’est comme maladie parce qu’il y a un blocage en termes de nosologie (qui qualifie des maladies). Maintenant la nosologie à laquelle nous avons affaire ici n’est celle de l’organique mais de l’exorganologique, du social, de l’exosomatisation. Et ce qui bloque la nosologie, càd la maladie de la médecine, càd le corps des philosophes, n’est absolument pas capable de nous mettre d’accord sur cette question. Et s’il n’y a pas d’accord du corps médical, il n’y a pas d’accord pour dire par exemple, on va se battre contre Macron ou sur Trump là-dessus, sur tel programme, pour ces exigences ; personne ne produit cela ; pourquoi ? je fais cette fois-ci une symptomatologie ou un diagnostic d’une maladie non pas de l’anthropocène, mais des philosophes de l’anthropocène, et pas seulement des philosophes, mais de ce que je considère être les grands apports à la pensée, de style philosophique, à la pensée synthétisante, qu’auront été le marxisme, la psychanalyse et la science en général. Je ne veux pas dire par là que le marxisme est une science, ni la psychanalyse, qui est une pratique, une médecine (Canguilhem disait que la médecine n’est pas une science). Mais par ailleurs, il y a une symptomatologie aussi évidemment dans la science elle-même ; en physique, en biologie, en maths, en maths appliquées notamment, en théorie de l’information etc. C’est pour cela que je vous propose de lire Vers le cybernanthrope d’Henri Lefèbvre et où on va identifier trois blocages plus précisément : le rejet de la théorie de l’entropie par le matérialisme dialectique, premièrement, qui a été formulé par Engels en 1882 ou 3 ; deuxièmement, de la part des marxistes, un malentendu majeur quant à la psychanalyse et en particulier quant à la place du langage dans la psychanalyse et dans la société ; troisièmement, une incapacité à penser les technologies de l’information en tant que telles, pas seulement comme entropie et néguentropie, mais comme boucles de rétroaction, feedback, automatisme etc. ; et c’est ce qui fait que ce qu’on appelle la gauche en France totalement incapable de comprendre ce qui se passe dans la révolution industrielle actuelle et c’est une calamité ; et ce n’est pas parce que ces gens sont des imbéciles, mais c’est parce qu’ils ont des blocages, des interdits quasi religieux.
Alors, qu’est-ce qu’on a fait dans ce séminaire depuis qu’il est relié au territoire apprenant de Plaine Commune (donc pas simplement celui de 2018, mais celui d’automne 2016 et printemps 2017) ? dans automne 2016, j’ai essayé de présenter les éléments d’une critique du transhumanisme, et si je le rappelle c’est parce que le transhumanisme c’est le contexte des smart cities, c’est dans le contexte du transhumanisme qu’il faut penser les smart cities, c’est dans ce contexte où Google investit dans l’Université de la singularité et la grand entreprise transhumaniste qu’il faut comprendre la démarche de Google à Toronto (l’Université de Toronto a lancé un programme en philosophie sur les smart cities). Deuxième séminaire, j’y ai introduit les questions de micro et macrocosmologie pour trois raisons principalement : d’une part parce que les technologies de scalabilité qui se développent aujourd’hui – c’est ça le capitalisme des plateformes, c’est ce qui est capable de faire de la scalabilité en temps réel à des échelles infiniment grandes depuis les structures nanométriques jusqu’aux structures de l’exosphère (75 000 km de diamètre), tout cela quasiment à la vitesse de la lumière ; ces technologies de scalabilité articulent ce que Simondon appelait des relations d’échelle et c’est fondamental. Deuxièmement, la question qui se pose dans l’anthropocène et sa maladie fondamentalement – alors là je vous donne mon diagnostic et vous le connaissez bien puisque cela fait des années que le répète – c’est l’entropie telle qu’elle n’est plus capable de protéger de la néguentropie : veut dire protéger de la localité, du lieu, de l’avoir lieu, ce que Deleuze appelait de l’évènement. Troisièmement, les échelles dont je vous parle là, c’est ce que j’ai essayé de vous montrer dans ce séminaire de l’année dernière, sont d’ordre cosmique ; cela veut dire qu’il faut dépasser la métaphysique et la physique newtonienne, il faut dépasser la métaphysique que je dirais contemporaine de la physique pour remettre ce que Whitehead appelle de la cosmologie spéculative dans la physique parce qu’ il faut la repartitionner en lieux ; il y a des lieux dans l’espace physique, par exemple la biosphère est un lieu ; et quand on dit par exemple qu’on va produire à l’échelle de biosphère en totalité quelque chose d’universel, c’est « universel » relativement à un lieu ; donc ce n’est pas du tout la notion d’universel de Rousseau ou de Kant ; et ça veut dire qu’il faut réinterpréter tout ; il faut repasser par Leibnitz, la monadologie etc. ; et par Deleuze, la nomadologie etc.
Troisième séminaire, ce que nous essayons de faire ici c’est de repenser le doit à la ville comme nouvelle intelligence urbaine et nous sommes partis, c’était la première séance, de Vernant ; nous avons essayé de comparer des propositions de Henri Lefèbvre sur la ville comme site de la philosophie et de Jean-Pierre Vernant décrivant la ville comme une machine d’écriture, comme un lieu d’écriture où Vernant dit : on ne comprend rien à la ville si on ne pense pas l’écriture et c’est ce que ne voit pas Lefèbvre. Et si je vous le dis maintenant c’est pour une raison précise : comme il ne voit pas cette question de l’écriture que pose Vernant, il ne voit pas le sens de la cybernétique ; il ne voit pas que la cybernétique, comme le dit Clarence Herrenschmidt, c’est la nouvelle forme de l’écriture. Et à partir de là, il croit que l’on peut s’opposer à la cybernétique sur une registre qui lui permet de s’émanciper totalement de toute question de la grammatisation. Ça c’est ce que j’avais dit au début de ce séminaire, au mois de janvier, et puis, il y a un mois dans la dernière séance, j’ai parlé de morale et j’ai fait de la question morale une question cosmique ; pourquoi ? parce que j’ai introduit le discours d’Arnold Toynbee qui dit le bien et le mal, ou la conscience – Gewissen en allemand ; j’y insiste parce que c’est un des éléments centraux de Être et temps de Heidegger cette question-là – la conscience, c’est ce qui doit fonctionnaliser le bien et le mal ; et je disais, nous voyons les smart cities comme l’expression du mal, nous avons raison, et comment on peut aller par-delà bien et mal comme disait Nietzsche – ça veut dire par-delà l’opposition du bien et du mal – et comment on peut reconstruire une polarisation transductive et traduisible en économie, puisque que c’est ça la question, en économie libidinale, pas pour faire une nouvelle morale mais pour repenser la morale d’un point de vue exosomatique et en économie financière, parce que nous n’y échapperons pas même si la monnaie tangible disparaît dans les téléphones portables, la finance sera plus que jamais présente et ce sera inéluctablement le cas jusqu’à la fin des temps dans la biosphère. Pourquoi ? parce que l’hyper complexité qui est produite dans la biosphère aujourd’hui, devenue une technosphère, suppose du calcul évidemment ; rien n’est gérable sans calcul ; je ne suis pas un adversaire du calcul ; je suis un adversaire d’une hégémonie du calcul, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Alors maintenant, regardons un peu ce nous raconte Vers le cybernanthrope. D’abord il dit des choses intéressantes :
Considérons notre microcosme. Il va mal »
on est 1967, il voit loin ! Il dit un peu plus loin :
Tout se passe comme si l’espèce humaine avouait son échec et s’avouait ratée, avec sa demeure, la terre. Si l’humanité avorte, si les signes se multiplient du grand Echec, à la pensée lucide d’en tirer les leçons.
C’est très intéressant, je suis lefèbvrien lorsque je lis ça. Voyons ce qui suit ; ce qui suit c’est d’abord une description de ce que Lefèbvre, dans un livre qui est à mon avis le plus important Critique de la vie quotidienne et il dit : il faut penser la quotidienneté ; il dit par exemple, les marxistes n’ont pas pensé la quotidienneté ; et il emploie le mot quotidienneté avec Heidegger ; il l’a lu et il le cite à plusieurs reprises ; pourquoi ? parce qu’en 1927, Être et temps a fait surgir un concept philosophique qui est le concept de quotidienneté. Lefèbvre a lu cela parce qu’il était prof de philo et il se l’est réapproprié dans une approche marxienne – qu’est-ce que la quotidienneté ? c’est les objets de la vie quotidienne, c’est la vie matérielle de Braudel ; et que dit Lefèbvre ? il dit que c’est là-dedans qu’on peut trouver le bonheur, càd le désir et il ajoute dans la quotidienneté organisée, ce que j’appelais le consumérisme, le marketing (ces analyses ont beaucoup influencé Guy Debord ; la société du spectacle (1967) est directement inspirée par Henri Lefèbvre qui enseignait à Nanterre où était Debord) – ce qui va détruire le désir qui devient un besoin, y compris sous forme de loisir, loisir programmé et tout cela constitue l’unité d’un système (on trouve quasiment la même expression chez Adorno en 1944, 15 ans plus tôt) . Seule remarque : l’oppositions principe de plaisir vs principe de réalité. Je pense que c’est une mauvaise lecture parce que le principe de réalité c’est pas contre le principe de plaisir ou alors c’est « tout contre » comme disait Sacha Guitry ; le principe de plaisir c’est ce qui se réalise dans le principe de réalité, en passant par le principe de réalité chez Freud, ce n’est pas du tout l’opposé et ça n’a pas toujours été bien compris ; par exemple Marcuse ne l’a absolument pas compris ; et il ajoute qu’il y a un processus de répression dans la psychanalyse et que ce processus – là Lefèvre est très proche de Marcuse, de L’homme unidimensionnel qui est paru la même année, 1964, ou un an avant, où il montre qu’il y a une captation de l’économie libidinale par le marché en gros ou par le capitalisme – un petit peu comme Marcuse essayait de le faire quand il disait le principe de réalité est devenu le principe de rendement .
Là où ça se gâte c’est lorsqu’il dit :
Contrairement aux affirmations de la psychanalyse, ce n’est pas la mémoire, ce n’est pas un retour à la surface de ce qui fut chassé dans les profondeurs, qui peuvent apporter cette délivrance
De l’aliénations, ce qu’il appelle « les possibilités étouffées », d’une réactivation du désir au-delà des besoins etc. Ndr. Or Braudel nous dit que l’histoire c’est avant tout d’aller chercher dans les profondeurs. En fait Lefèvre répond à Freud et au protocole de la psychanalyse (le divan, l’inconscient, la mémoire psychique que j’appelle les retentions secondaires etc.). Plus loin : « Pour nous exprimer sans ambiguïté, nous accepterions la partie clinique de la psychanalyse en contestant toute anthropologie freudienne. Si la théorie de la quotidienneté est juste, à ce niveau se conjuguent le ça et le moi » et là c’est la catastrophe ; il est en train d’opposer la matérialité de la vie quotidienne à l’immatérialité de la mémoire càd aux conneries de la psychanalyse qui serait une histoire de bourgeois (ce qu’on disait au parti communiste, les ouvriers n’ont pas de névroses…) ; il est vrai que la notion de névrose est née dans un contexte qui est celui de la bourgeoisie et c’est très clair quand on étudie la naissance de la psychanalyse à Vienne ; qu’est-ce que Vienne ? c’est le début de la cacanie comme dit Musil ; c’est l’empire austro-hongrois transformé en capitalisme bourgeois et trivial, non somptuaire. Quel est l’enjeu là ? c’est l’enjeu de ce dont je parlais à propos de Vernant aussi ; ce qui n’arrive pas à penser du tout Lefèbvre, c’est que la vie quotidienne, les objets quotidiens, par exemple le doudou, ce sont des rétentions secondaires, ce sont des souvenirs comme le reste et que c’est l’agencements de ces rétentions secondaires de mon espace quotidien, microcosmique, avec l’espace quotidien mesocosmique, càd l’espace public que je partage avec d’autres, et l’espace macrocosmique du curé ou du chamane ou mon amour infini, ma sublimation etc. c’est ça qui constitue le jeu du ça et du surmoi, mais il n’y a pas à opposer le quotidien et la mémoire, ça marche ensemble et c’est étonnant que Lefèbvre, qui est un être tout à fait subtil, soit aussi « rustique » sur ce sujet ; c’est en fait parce qu’il exprime un interdit (au parti communiste cf. supra).
Lefèbvre ajoute encore quelque chose que j’aimerais préciser :
Le combat théorique comporterait une revalorisation du temps au même titre que des différences. (…) les temps dont il s’agit n’existent et ne valent qu’en s’inscrivant dans des espaces.
Cela corrige quelque chose que je vous ai dit contre Henri Lefèbvre ; je vous avais dit au début de ce séminaire qu’il survalorisait l’espace et ne faisait pas de place au temps ; ce n’est pas vrai ; là il fait place au temps ; mais en même temps si j’ai pu vous le dire c’est parce qu’il est ambigu là-dessus ; il n’arrive pas à passer la rétention tertiaire qui est à la fois temporelle et spatiale. Càd qu’il n’arrive pas à penser la schématisation du temps dans l’espace et de l’espace dans le temps ; ça va conduire à l’incapacité à penser la cybernétique.
Qu’est-ce que c’est la cybernétique ? qu’est-ce que c’est que le cybernanthrope plus exactement ? Pour Henri Lefèbvre, c’est une cible ; il s’agit de combattre le cybernanthrope ; qui est le cybernanthrope ? « Il ne croit plus au genre humain mais au fœtus de singe (…) qui s’est formé dans les pénombres du genre humain (…) et qui est en train d’émerger » ; on va dire c’est le transhumanisme ; non, ce n’est pas le transhumanisme, pas encore. Le cybernanthrope, c’est celui qui « admire et craint le robot ». Il admire la supériorité des machines, cerveaux électroniques, ordinateurs » sachant que « le robot est l’ouvrage du cybernanthrope et non le contraire ». Ce n’est pas tout à fait le transhumanisme, parce que le cybernanthrope ce n’est pas celui qui est en train de devenir un robot ; c’est celui qui fabrique les robots et qui admire les robots ; il y a quelque chose du transhumanisme ; par exemple, ce qu’on admire, c’est la « supériorité des machines » ; ça c’est le transhumanisme ; mais ça ne l’est pas vraiment parce qu’il ne s’agit pas de se faire remplacer par des robots, en tout cas pas exactement. De qui parle-t-il là ? Il parle de Norbert Wiener sans jamais le citer. Si vous lisez ce texte et si vous lisez en même temps “The Human Uses of Human Beings”Traduit sous le titre Cybernétique et société Points↩︎ vous verrez qu’il suit le discours de Wiener ; il est en train de ridiculiser Wiener ; par exemple de l’accuser de dévaloriser l’être humain, qui n’est que constitué par « ses échecs, ses oublis, ses lacunes »,sa faiblesse et en plus de réduire l’être humain à un fonctionnement ou à vouloir n’être qu’une fonction, comme Warhol disait « je veux être une machine », à dénoncer les illusions de la subjectivité ; qu’est-ce qu’il y a derrière : la névrose ; il est en train de connecter ça avec la psychanalyse, ce qui est assez étrange ; peut-être qu’il entend dire à ce moment-là que le Dr Lacan sans son séminaire à Ste-Anne est en train de se référer à la psychanalyse, à Gregory Bateson etc. Peut-être qu’il voit un complot, d’un côté de la psychanalyse, de l’autre de la cybernétique ; pourquoi faire ? pour détruire la subjectivité.
Le robot, lui, ne possède pas d’inconscient ; il n’a pas besoin de psychanalyste.
Le cybernanthrope, ce n’est pas l’automate. C’est l’homme qui reçoit une promotion : il se comprend grâce à l’automate. Il vit en symbiose avec la machine ; c’est exactement ce que fait Wiener qui dit : on va fabriquer des automates, d’abord des automates de correction de trajectoire de tir de missiles, et ensuite avec Von Neumann, ce qui va devenir des ordinateurs etc. et puis finalement il va développer toute une théorie de l’analyse des comportements humains etc. ça va être repris par Bateson en anthropologie, par toutes sortes de gens dans toutes sortes de disciplines où en effet les modèles machiniques, exosomatiques, sont devenus des modèles explicatifs. Lefebvre dénonce que tout cela est en vue de « l’optimisation » (c’est un marxiste, il combat le capital) et il a bien vu le danger. Mais il ne lit pas Wiener càd qu’il ne lit qu’à charge comme dirait un juge, et ce qui est tout à fait extraordinaire c’est que Heidegger fait la même chose ; parce que quand Heidegger commente Wiener il ne commente jamais directement Wiener, mais quand Heidegger parle de la cybernétique, c’est pareil, c’est que à charge ; il n’y a jamais le moindre truc qui permettrait de dire que peut-être, la cybernétique mériterait plus que ce genre de dossier à charge même si en 1966 Heidegger dit « la cybernétique remplace la philosophie », je me veux pas dire qu’il s’avoue battu mais que, du coup, il pense qu’il faudrait produire un peu autre chose.
Le bouquin se termine en disant qu’il y a un nouveau conflit : celui des anthropes et celui des cybernanthrope ; qui sont les anthropes ? c’est nous, les subjectivités agissantes qui ont un inconscient, des désirs et pas seulement des besoins etc. et les cybernanthropes, ce sont les exécutants de la technocratie, c’est Google, qu’il ne connaît pas mais qui va venir, qui sont en train de développer une maladie qui serait la cybernétique. Pour moi la maladie c’est pas du tout la cybernétique ; la maladie c’est le fait qu’on n’est pas capables de comprendre que la cybernétique c’est un nouvel âge de la grammatisation, qui est un pharmakon, et qu’il faut analyser ce pharmakon en tant que tel, et ça, c’est que fait Wiener. En disant cela, je ne dis pas que je partage les analyses de Wiener sur cette pharmacologie ; pour une part je les partage mais pour une autre part je ne les partage pas du tout. Mais par contre je pense qu’une telle position induit un blocage catastrophique : l’incapacité à prendre en compte ce qui s’appelle, non pas le cybernanthrope mais la cybernétique, est en train de faire apparaître une nouvelle question, celle de ce que j’appelle la néguanthropologie ; l’anthrope, c’est celui qui produit de l’anthropie avec un a et un h ; c’est celui qui est le producteur du XIXe siècle qui dit il faut exploiter le charbon, il faut produire de la fumée etc. qu’il soit un patron, un ouvrier, un prolétaire ne change pas grand-chose. La question c’est le rejet derrière tout ça de la question de l’entropie et de la néguentropie parce que, il faut le rappeller, c’est très important, Wiener c’est d’abord celui qui pose ce problème, en passant non par Schrödinger ou Boltzmann mais par Gibbs ; il cite Schrödinger mais il part de Gibbs et il dit :
tout a changé dans le cosmos à partir du moment où est apparue la question de l’entropie
c’est ça qui est fondamental et c’est ce que rejettent absolument tous les marxistes (parce que c’est pas dialectisable à partir du matérialisme dialectique et historique).
Pourquoi lire Le prince de Machiavel ? Parce que Machiavel déclenche quelque chose qui est l’origine de la philosophie politique et du droit. C’est sur la base de ce texte de Machiavel, à la Renaissance, et dans un contexte très particulier qui sont de nouveaux exorganismes (les principautés italiennes) qu’apparaît la question politique que pose Machiavel. Quand je dis politique, cela veut dire strictement politique, non-théologique : Machiavel ne convoque jamais Dieu, la légitimation par le sacré. Machiavel est « machiavélique » en ce sens-là. Il est important de souligner que Machiavel apparaît au moment de ce que Braudel décrit comme un changement majeur dans la démographie ; et Braudel dit : le XVIe siècle, la Renaissance, c’est tout à coup une explosion démographique et qui va emporter une immense transformation européenne (je vous signale en passant que François Billeter , qui est un spécialiste suisse de la Chine et qui a écrit notamment Chine trois fois muette, a développé un truc sur ce qu’il appelle « La réactions en chaîne » ; il dit c’est à partir de l’explosion démographique de la Renaissance que se développe une réaction en chaîne qui conduit à une catastrophe. Il a écrit cela vingt ans avant ce que l’on vit aujourd’hui comme étant la question de l’anthropocène. En tout cas, c’est à partir de Machiavel que Hobbes va apparaître. Hobbes est un lecteur et un commentateur de Machiavel comme la plupart des penseurs de la philosophie politique du XVIIe siècle. Que fait Machiavel de décisif ? il sépare la morale et la politique et donc la religion et la politique ; il pose que l’on doit penser la politique sans référence morale ou religieuse, ce qui était inconcevable jusqu’alors puisque toute la sphère qui pensait le droit venait de la scolastique càd une philosophie qui était avant tout une théologie ; la première Faculté c’était la Faculté de théologie, et de droit ensuite ; cela signifie un devenir profane de la souveraineté ; est souverain, non plus un souverain de droit divin mais un souverain qui s’impose, localement, pas depuis un macrocosme plus ou moins religieux ou magique, mais depuis son efficacité, depuis sa capacité à produire une République, que celle-ci soit princière, seigneuriale ; c’est un nouveau dispositif de production de souveraineté, càd de légitimation, càd d’identification. C’est de là que part la possibilité de ce que j’ai appelé le léviathan électronique dans La société automatique : le léviathan électronique n’est possible qu’à partir du moment où Machiavel débloque quelque chose qui est la décorrélation entre souveraineté et sainteté, divinité ; et de ce point de vue-là, on peut regarder, même si un petit peu un forçage, Le prince comme un traité d’exorganologie parce que l’ouvrage commence par une typologie des principautés ; il dit : il y a plusieurs types de principautés, il y en a qui sont héréditaires, d’autres qui sont nouvelles etc. et il faut étudier comment elles évoluent parce que la Renaissance est un processus de transformations -c’est pas la disruption, mais c’est très disruptif pour l’époque - et là-dedans qu’est-ce que Machiavel essaye de retrouver ? des principes mais des principes « machiavéliques ». Il faudrait évidemment relire tout ça avec la critique du droit hégelien de Marx, et aujourd’hui qu’on sait ce qu’est devenue l’exorganologie contemporaine, comment ça nous a conduit à la post-vérité dont on pourrait être tenté de dire – mais ce n’est pas ce que je dis - par ailleurs : le penseur de la post-vérité c’est Machiavel ; le machiavélisme qu’est-ce que c’est ? le mensonge d’Etat, la raison d’Etat ; càd que la question c’est pas fondamentalement la vérité, c’est la préservation de la principauté ; s’il faut protéger l’exorganisme, alors mentons ! Je ne dis pas exactement que c’est ça le machiavélisme, je n’en sais rien pour tout vous dire mais par contre il y a quelque chose quand je dis que la décorrélation entre la souveraineté et le macrocosmique d’une part, et d’autre part qu’il y a un lien entre machiavélisme et post-vérité, j’essaye de désigner une tendance fonctionnelle, je dirais, de co-évolution d’un certain nombre de sujets.
Ce que j’espère faire dans les mois qui viennent c’est de lire Machiavel avec Nietzsche et Nietzsche avec Toynbee parce que je pense qu’il faut repenser les fonctions de la morale comme le dit Toynbee, mais comme le dit Nietzsche aussi, dans le néguanthropocène. Le néguanthropocène ne peut pas être autre chose qu’une nouvelle économie du bien et du mal, comme ce qui ne s’oppose pas, mais produit fonctionnellement une économie générale, au sens de Bataille, qui valorise la néguanthropie et c’est ça que j’appelle « la transvaluation de la transvaluation » puisque j’avais proposé, il y a un an ou deux, que l’on interprète Nietzsche en le transvaluant lui-même.
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