Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018

Séance 6

Séance 6

Exorganologie I Panser la post-vérité dans la post-démocratie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 6 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2018/seance6.html.
version 0, 20/12/2025
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Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS

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Bonjour, on va commencer. Avant de rentrer dans mes propos du jour, parce qu’il y a plusieurs aspects, je fais un tout petit point d’actualité. Le président de la République française hier, qui s’appelle Emmanuel Macron, a réuni des grandes entreprises, dont Facebook et d’autres, pour poser la question des communs dans le champ de l’économie numérique. Je ne vais pas commenter ça, d’abord parce qu’on n’a pas le temps et en plus, je n’ai pas d’éléments. Je n’ai pas assez d’éléments pour en parler mais, par contre, je veux faire, en rebondissant sur cet élément d’actualité, une remarque d’ordre général, qui est, en fait, une remarque sur l’enjeu de ce séminaire. Cette remarque est la suivante. Je pense qu’il nous faut acter, dans la fin de cette deuxième décennie du XXIe siècle, la nécessité d’un profond changement de la puissance publique face à la constitution, que j'appelle donc exorganologique, d’une nouvelle puissance privée, qui est fondée sur des fonctions exorganiques - je ne redéfinis pas sous ces termes, ça fait trois ans maintenant que j’en parle - qui sont des fonctions extra-étatiques, parce qu’elles sont extraterritoriales et elles sont même extra-biosphériques. Comme vous pouvez le voir sur cette image, elles sont exosphériques. Elles ne sont pas dans la biosphère. Elles ne sont pas dans la biosphère au sens où Vernadsky définit la biosphère. Elles sont au-delà de la biosphère. Un représentant très exemplaire de cette évolution qui s’est produite surtout au cours des dix dernières années, depuis le World Wide Web, mais surtout depuis dix ans, est Elon Musk, qui, comme vous le savez, ambitionne de conquérir le système solaire, de s’installer sur Mars, etc., qui a lancé une fusée, qui a fonctionné, cette fusée. Et je vous en parle pour deux raisons. D’abord, parce qu’un particulier qui a la possibilité de lancer une fusée dans l’espace, c’est quand même quelque chose qui était absolument inimaginable. Même il y a dix ans, on n’aurait pas pu l’imaginer. Aujourd’hui, c’est non seulement imaginable, mais je ne veux pas dire que c’est banal, mais ce n’est pas du tout unique. Ce n’est pas un cas unique. Et si je vous en parle, c’est aussi parce que je suis en train d’écrire une lettre à Elon Musk. Ce n’est pas moi, en fait, qui suis en train de l’écrire. C’est un groupe d’étudiants chinois avec lesquels nous avons décidé de faire une vidéo-lettre, une correspondance vidéo à Elon Musk, qu’il ne regardera certainement pas, alors qu’il se contrefoutra probablement, mais nous on s’en fout qu’il la regarde en fait. Ce qui nous importe c’est que le monde la regarde et que du coup il se trouve peut-être un peu obligé de la regarder. Quand je dis ça d’ailleurs, qu’il n’y ait pas de confusion, j’ai une vraie grande admiration pour Elon Musk. Je pense que c’est un personnage tout à fait intéressant, beaucoup plus intéressant que des tas de gens que je n’aime pas du tout et que je n’admire pas du tout dans la Silicon Valley, mais je pense que lui est quelqu’un de très intéressant, de très exceptionnel et qu’il faut observer de près. Cette lettre à Elon Musk, nous l’enverrons comme une fusée - je prend le mot « fusée » au sens de Charles Baudelaire - le 22 septembre prochain à Londres. Elle est en train d’être rédigée entre l’Australie, la Chine et l’Europe. L’enjeu de cette lettre, c’est ce que je vais dire maintenant. Ars Industrialis, depuis 13 ans maintenant, nous posons qu’il faut une nouvelle puissance publique. Pourquoi ? C’est l’enjeu et de ce séminaire et du programme du territoire apprenant contributif de Plaine Commune. C’est de définir pourquoi il faut une nouvelle puissance publique et comment faire fonctionner cette nouvelle puissance publique. Il faut une nouvelle puissance publique pour protéger et cultiver la dimension néguanthropologique dans ce qui n’est plus une simple biosphère, mais une technosphère étendue à l’échelle exosphérique. Et il faut le faire en développant une économie qui passe par les communs, justement. Et ça, je ne suis pas du tout convaincu qu’Emmanuel Macron en ait la moindre idée de ce rapport entre l’économie dont nous parlons et les communs. Peut-être que oui, on ne sait jamais. Il peut toujours y avoir des surprises. Par contre, je voudrais insister, en particulier parce que David Bates est avec nous ce soir, sur le fait que c’est une question, ce dont je parle-là qui est à l’horizon du Nomos de la terre de Carl Schmitt. Et comme David a écrit sur Carl Schmitt, qu’il est aussi intervenu d’ailleurs sur Carl Schmitt, et en particulier sur la question de la cybernétique et de l’eschaton chez Carl Schmitt, Voilà, je voulais souligner que tu es là, je te remercie et peut-être qu’on aura l'occasion d’en parler tout à l’heure, je ne sais pas. En tout cas, ce que je crois, c’est qu’il faut intégrer les questions - alors comment les appeler ces questions ? géopolitique ? - de Karl Schmitt dans ce sujet, c’est aussi la raison pour laquelle d’ailleurs j’avais invité, mais malheureusement je n'ai pas pu le voir, Benjamin Bratton parce qu’il se réfère à un nouveau zélateur de Carl Schmitt dans son livre qui s’appelle The Stack pour traiter des questions dont j’essaye de parler ici aussi, mais à mon avis de manière erronée, enfin de manière qui n’est pas fidèle aux propos du texte à mon sens, peut-être aussi on pourra en parler tout à l’heure. En tout cas, ce que je crois c’est qu’une nouvelle puissance privée s’est constituée dont, par exemple, Elon Musk est un représentant exemplaire. Qu’une nouvelle puissance publique doit se constituer, qui n’existe pas pour le moment. C’est à ça qu’on essaye de vouer nos efforts à Ars Industrialis depuis longtemps et avec cette puissance publique qui s’appelle Plaine Commune, puisque c’est une puissance publique que nous essayons de transformer, mais c’est dur, très dur. Et pourquoi est-ce qu’il faut une nouvelle puissance publique ? Pour négocier avec la nouvelle puissance privée, pour négocier ce programme, c’est-à-dire protéger et cultiver la dimension néguanthropologique de ce qui n’est plus une simple biosphère, mais une technosphère étendue à l’échelle exosphérique. Ça, si on veut le mettre en œuvre, l’élaborer, le concevoir, le négocier, le concrétiser, ça suppose d’abord, d’une part, de définir très précisément les fonctions de la nouvelle puissance publique et donc il faut raisonner, à mon point de vue, fonctionnellement, et comme je l’ai souvent dit, je le répète encore, pardon si ça vous lasse, en s’appuyant sur le concept de fonction de Whitehead. Et ça suppose aussi de faire une histoire de la puissance privée et de la puissance publique. Parce que la puissance publique et la puissance privée telles qu’elles existent aujourd’hui n'ont à peu près rien à voir avec ce qu’elles étaient au début de l 'Occident. J’en ai d’ailleurs un peu parlé dans un séminaire récemment, qui était organisé par Nextleap, donc si vous avez envie d’en savoir un peu plus, j’ai un peu plus développé dans ce contexte-là ce que je vais vous dire maintenant à savoir qu’au départ, ce qui n'était pas la puissance privée, mais la sphère privée, celle dont la déesse Hestia est l’image mythologique dans la Grèce antique, qui n’était donc pas une puissance, ou en tout cas, si c’était une puissance, c’était une puissance au sens d’Aristote, c’est-à-dire une dynamis, une potentia, dirait-on, mais ce n’était pas une puissance au sens d’un pouvoir, d’un pouvoir institué. C’était la puissance de la psyché, en fait, de l 'âme. C’était une dimension du citoyen en tant qu’il y a une partie de lui qui n’appartient pas à la sphère publique, qui est privée, ce qu’on entend encore quand on parle de la vie privée. Et en fait, cette sphère privée, c’était la sphère domestique, l'oïkos d’où vient le mot économie, écologie, etc. C’est assez important de se remémorer tout cela assez précisément. Cette sphère domestique, c’était ce que j’appelle depuis un an et demi le microcosme, un microcosme. Et si j'insiste sur ce point, c’est parce que c’était la sphère diachronique, au sens de Ferdinand de Saussure c’est-à-dire c’était la sphère où se produit de la singularité, qui échappe aux règles et ce n’est pas un problème parce que c’est la sphère privée justement. On peut penser ce qu’on veut dans la sphère privée, dans la sphère publique il y a des choses qu’on n’a pas le droit de dire, on n’a pas le droit de, par exemple aujourd’hui en France, on n’a pas le droit de prononcer d’énoncés racistes dans la sphère publique, mais on ne peut pas vous empêcher de penser raciste. C’était déjà le cas à l’époque d’Hestia. Tandis que la sphère publique, macrocosmique, si je dis macrocosmique pour public et microcosmique pour privé, c’est parce que dans La République de Platon, le citoyen, en tant qu’individu psychique est un microcosme et la cité est un macrocosme, c’est au tout début de La République de Platon. La sphère publique, c’était ce qui synchronisait les diachronies, c’est-à-dire ce qui permettait d’unifier la multitude, comme dit Deleuze, derrière lui, Negri, et avant lui, Platon, hoi polloi. Chez Platon, dans La République, parce que ce n’est pas vraiment tous ses dialogues, mais dans ce dialogue-là, cette synchronisation de la diachronie, c’est ce qui requiert la fonction d’un philosophe roi, qui doit fournir quoi ? Des critères pour cette synchronisation. Ces critères sont fournis par quoi ? Par les savoirs du philosophe roi. Ça, c’est le point de départ. Le point de l’arrivée, c’est-à-dire aujourd’hui, c’est la puissance privée, qui a tout changé du sens du mot économie, mais aussi du mot privé. Il faudrait faire une histoire exorganologique d’ailleurs et de l’économie et de ce que c’est que l’espace privé, l'oïkos domestique, etc. Tout ça est donc profondément changé à travers un oïkoumène qui est devenu réticulé à travers le dispositif satellitaire et à travers cette réticulation qui est exosphérique, qui n’est donc pas étatique, c’est la puissance privée au sens de l’initiative privée de l’économie, du secteur économique, qui n’est pas la puissance publique, qui synchronise. Ce n’est plus l’espace public qui synchronise. L’espace public essaye de suivre péniblement la synchronisation par l’espace privé, mais l’espace privé synchronise par les algorithmes qui fonctionnent, dans les cas les plus optimisés, à 200 millions de mètres par seconde, infiniment plus vite que l’assemblée nationale ou que n'importe quel énarque. Et donc, les rapports se sont totalement inversés. Et ce que je soutiens, moi, ici, c’est que la puissance publique, la nouvelle puissance publique, c’est ce qui devrait protéger la diachronie, et investir dans cette diachronie, c’est-à-dire dans cette néguanthropie. Car si vous lisez, par exemple, si vous faites une lecture systémique du cours de linguistique générale de Saussure quand il décrit la langue comme un système et qu’il donne la dimension synchronique et la dimension diachronique, c’est un système dynamique, voilà. Et dans ce système dynamique, il y a un potentiel néguanthropique, ce sont les diachronies, et puis un potentiel anthropique, c’est la synchronie, voilà. Et Saussure montre parfaitement comment ces deux pôles doivent absolument négocier en permanence. Nous sommes confrontés à ça aujourd’hui, mais dans un contexte qui est dominé par les algorithmes et par une puissance privée exosphérique, donc qui n’est plus sous aucun contrôle public, ce qui évidemment pose des problèmes. Et ce n’est pas en tapant du pied qu’on la fera passer sous un contrôle public. Je crains qu’elle ne passe plus jamais sous aucun contrôle public, on ne sait jamais, mais ça m 'étonnerait beaucoup. Sauf peut-être avec le parti communiste chinois. Mais ce n’est pas forcément ce qu’attend la majorité de la planète. C’est par contre ce que le capitalisme européen a tout à fait, à quoi il est très habitué et à quoi il a certainement des stratégies d’adaptation.

Juste en passant, je suis toujours dans les éléments d’actualité, est-ce que le règlement général des données personnelles, RGDP, qui a été adopté par l'Union Européenne tout récemment, et par la France, peut quelque chose par rapport à tout cela ? J’y ai un petit peu réfléchi à cette question, parce que quand RGPD a été... Non, RGDP, données personnelles. a été conçu, j'étais membre du Conseil national du numérique, donc j’ai participé à la discussion de ce truc. Et j’ai toujours posé, moi, que c’était un emplâtre sur une jambe de bois, que c’était évidemment mieux d’avoir ça que rien du tout, mais que ce n’était pas le problème. Que le problème risquait d’être dissimulé par une démarche de ce type-là, même si, voilà, si ça ne dissimule pas le vrai problème, c’est une bonne chose. Le vrai problème, c’est la néguanthropie, avec un a et un h. Alors, je ne vais pas développer ça aujourd’hui. Je le disais juste pour une espèce d'introduction.

Je vais plutôt tenter de reprendre la question de la puissance et du pouvoir en général, privé ou public, ou autre parce qu’il y a aussi des puissances qui ne sont ni privées ni publiques. Et je vais essayer de reprendre cette question du pouvoir d’un point de vue exorganologique et en articulant de ce point de vue pouvoir et savoir, puisque la néguanthropie c’est ce qui est produit par les savoirs, vivre, faire, concevoir. Au début Vers le cybernanthrope, Henri Lefebvre, là, dans les passages surlignés en jaune, dit « notre microcosme va mal ». C’est intéressant de noter qu’il parle de microcosme. C’est évidemment une expression « le microcosme ». Il ne prend pas du tout ça comme une notion de cosmologie. Mais évidemment, ça m’a frappé quand même. Et puis qu’il aille mal, bon, il écrit ça il y a quand même assez longtemps. Aujourd’hui, je pense que c’est évident pour tout le monde que le microcosme va mal. À l’époque où il l’écrivait, ce n’était pas du tout évident. Il l’écrivait dans un livre que vous ne pourrez pas trouver en librairie parce qu’il était épuisé. J’avais l’intention de vous faire des commentaires de ce livre pour ces deux dernières séances de séminaire puisque c’est l’avant-dernière séance aujourd’hui. Et en fait, je voulais vous faire des commentaires assez détaillés de ce livre, par exemple de ce passage où il est question de la psychanalyse et de ce que dit Lefebvre de la psychanalyse d’une manière à la fois intéressante et à mon avis de manière extrêmement insuffisante. Et je pense que c’est une des grandes limites de la pensée de Lefebvre et de tous ceux qui derrière lui, une grande partie des marxistes français aujourd’hui essayent de maintenir Marx à flot, disons. Donc je voulais vous commenter ces propos-là sur le désir, d’autres propos sur la cybernétique, surtout ces propos sur la cybernétique, qu’il introduit là, en faisant un commentaire caché de Norbert Wiener, parce qu’il ne cite absolument jamais Norbert Wiener, il ne donne aucune référence textuelle, etc. Il ne fait qu’un commentaire qui à mon avis n’est pas du tout un commentaire sérieux, qui est une lecture extrêmement idéologique, où il s’en prend à Wiener parfois avec de bonnes raisons d’ailleurs, mais en même temps à mon avis en ratant absolument l’essentiel de ce qui est dans Norbert Wiener. Par ailleurs, je le redis, il ne le cite absolument jamais mais il le paraphrase tout le temps, par contre. Ce qui fait que le lecteur ne peut être que paumé, quoi. Je dis ça parce que, comme vous le savez, nous travaillons ici sur la nouvelle intelligence urbaine, ce que c’est qu’une ville intelligente. La ville intelligente, c’est une ville qui négocie avec la cybernétique, que la cybernétique, c’est Norbert Wiener, que nous sommes dans un programme, Territoires apprenants contributifs, qui se réfère à Henri Lefebvre sur le droit à la ville pour mener ce programme de faire une ville vraiment intelligente en relation avec le réseau qui s’appelle Digital Studies Network d’ailleurs, nous avons intérêt à être très précis et à bien comprendre où sont les limites de Henri Lefebvre en particulier sur cet aspect de la cybernétique, pas seulement parce que c’est lié en fait à beaucoup d’autres choses. En fait, je ne vais pas vous en parler aujourd’hui de Henri Lefebvre. Je vous en ai parlé là, mais je vous en reparlerai à la prochaine séance au mois de juin, je crois que c’est le 22 juin. Et donc je ne vais pas faire un commentaire très détaillé de tout ça. Je le ferai, je vais commenter les pages que je viens d’afficher, mais ça ne sera pas très détaillé. J’aurais voulu que ça le soit plus. J’aurais aussi voulu vous parler de la remondialisation. J’en parlerai un tout petit peu à la dernière séance. Mais aujourd’hui, je ne vais pas exactement parler de ça. Je vais parler aujourd’hui de ce que je considère être des prolégomènes et des prérequis à toute analyse critique du dernier discours d’Henri Lefebvre et de la question de la remondialisation, remondialisation qui se traduit aujourd’hui par quelque chose qui n’est pas la remondialisation mais qui est la démondialisation telle que l’a mise en œuvre Donald Trump. Il y avait encore ce matin beaucoup, beaucoup d 'informations sur la politique de Trump dans ce domaine, notamment, comme vous avez dû en entendre parler, un sujet qui va être à mon avis extrêmement chaud, qui est la taxation des automobiles étrangères, etc., etc. Et ça, à mon avis, ça va faire beaucoup, beaucoup de bruit. C’est tout à fait le sujet dont je vais vous parler. Pas ça, mais ce sont ces éléments de contexte qui font que, par exemple, j’avais prévu de faire une dernière partie de ce séminaire sur ce que j’appelle la remondialisation. En fait, je ne le ferai pas vraiment, je l’évoquerai juste en conclusion, en juin, pour une raison précise. Je suis en train de bifurquer dans la trajectoire que j’avais imaginée quand j’ai proposé ce séminaire au mois de septembre dernier. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que j’avais élaboré un programme, j’ai donné une liste de textes à lire, etc. Et au cours des trois mois passés, j’ai bifurqué. C’est-à-dire que je ne suis pas fidèle au programme que je vous avais proposé. Qu’est-ce qui se passe ?

Il se passe qu’en ce moment, depuis le début de l’année donc, je suis en train d’opérer un profond changement de point de vue qui concerne pas seulement ce séminaire mais tout ce que je fais, sur tous mes objets d'investigation, sur l’ensemble de mes travaux passés et ce changement de point de vue est d’autant plus important et frappant pour moi que précisément il concerne la question du point de vue. Depuis le début de mon travail, la question du point de vue c’est ma question. Comment se constitue un point de vue ? C’est la question que je me suis posée depuis le début. Ça a commencé il y a presque exactement 40 ans, je dirais dans un mois, dans deux semaines ça fera 40 ans, dans des conditions microcosmiques très spéciales qui sont le fait que j’étais incarcéré, et donc ça s’est posé comme la question de qu’est-ce qui peut avoir lieu dans un non-lieu puisqu’une cellule de prison, c’est un non-lieu. Une prison, c’est un endroit où rien ne doit se passer, où rien ne peut arriver. Il n’y a pas, par exemple, la différence privée-publique, Hestia-Hermès, c’est impossible. C’est pour ça que le panoptique est fait pour rendre ça absolument impossible. Et c’est vraiment fait comme ça, ça fonctionne vraiment comme ça. Il se trouve que moi, j’ai vécu là-dedans et j’y ai élaboré justement une pensée du lieu, la mienne, conçue donc à partir du non-lieu et c’est l’enjeu de ce que je présente régulièrement sous cette forme-là (idiotexte). Ça a donné, au bout d’un an ou un an et demi de situation de ce type, ce diagramme que j 'utilise toujours depuis. Ça, c’est pas du tout moi qui l’ai dessiné, c’est un ordinateur. Au départ, ça se présente comme ça. Ça, c’est moi qui l’ai dessiné. Et ça s’appelle l’idiotexte. Je dirai plus tard peut-être pourquoi je l’ai appelé comme ça. Cet idiotexte, que vous pouvez regarder sous cette forme-là, je vais donner quelques explications sur cette forme dans un instant. Vous pouvez aussi le regarder comme ça, vous pouvez le mettre en profondeur. Et si vous avez un tout petit peu lu Bergson, vous vous dites, mais ça ressemble à la boule de neige de Bergson. Et en effet, la boule de neige de Bergson, vous pouvez la regarder comme ça ou comme çahttps://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2010_num_53_1_1178↩︎. Et selon que vous la regardez comme ça ou comme ça, vous ne voyez pas la même chose. Vous ne voyez pas la même chose parce que si vous la regardez comme ça, vous voyez ça. Vous voyez d’autres petites spirales dans la spirale que vous aviez retournée, qui était elle-même une petite spirale. Et donc, vous vous retrouvez dans un dispositif qui est hologrammatique, à la Mandelbrot, etc. C’est une structure fractale, c’était très à la mode autrefois, les fractales, qui constituent ce que j’appelle un idiotexte alors qu’il y a des rétentions secondaires psychiques, des rétentions secondaires collectives, des rétentions tertiaires, des protentions secondaires collectives, etc. bref, je ne vais pas revenir là-dessus, si ça vous intéresse, c’est le séminaire d'il y a cinq ans, je crois.

Par contre, je vais revenir juste sur ce point, à savoir que cette structure, qui est donc l’idiotexte et vous voyez ici, diachronique, synchronique, c’est-à-dire ce dont je vous parlais tout à l’heure, privé, public, Hermès, Hestia, etc. ces dispositifs dynamiques qui produisent des systèmes ouverts, capables d’engendrer de l’anti-entropie, de la néguanthropie et de l’anti-entropie, eh bien ça ressemble en effet beaucoup à ce que dit Bergson dans L’évolution créatrice, si vous lisez en particulier cette phrase là, je vous laisserai la lire plus tard, enfin non je vais la lire, « mon état d'âme en avançant sur la route du temps s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse. Il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui -même. A plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs ». Je vous laisserai lire la suite, vous connaissez ce texte-là. Ce texte-là, c’est vraiment ce qui se passe là. Et c’est ce que décrit cette boule de neige, qu’il faut regarder sous ces deux angles. Ça, c’est tout. Deux manières de regarder, c’est une question que ne thématise pas Bergson. Je n’avais pas lu Bergson à l’époque où j’ai dessiné tout ça. Je l’ai lu pas mal d’années plus tard. Je n’avais pas lu non plus Husserl, ce diagramme (00 :25 :38), qui est une autre manière de dire, pas la même chose, mais des choses qui ressemblent beaucoup à ça, ce que Heidegger avait d’ailleurs remarqué. Et j’avais encore moins lu L’individuation psychique et collective de Simondon. Mais par contre, si je réfère à tout cela, c’est parce qu’aujourd’hui, toutes ces élaborations de diagrammes en spirale, eh bien, je les ai constitués avec Bergson, avec Husserl et avec Simondon. Avec d’autres aussi, mais essentiellement avec ces trois-là. Vous pourriez me dire, et Derrida ? Derrida, justement, il n’est pas là-dedans. Même si c’est Derrida mon point de départ. Derrida, je le lisais à cette époque-là. Je n’avais pas lu Bergson, Husserl, etc., mais j’avais lu Derrida. Mais il n’est pas là-dedans. Peut-être qu’on en reparlera. Le diagramme, donc, est arrivé bien avant tout cela. Il est venu surtout d’abord, d’ailleurs, de lecture d’Aristote, Le traité de l'âme, dont je parle très souvent et L’histoire de la philosophie de Hegel, qui commente Le traité de l 'âme, et c’est ça qui a déclenché ma lecture du Traité de l'âme. Et ça, s’est inscrite, s’est constituée, cette question du diagramme, comme une question du point de vue que je me posais, du point de vue aveugle d’un non-lieu donc et où cependant avait lieu quelque chose. C’était un non-lieu, mais quelque chose avait lieu quand même. Alors, je ne vais pas vous casser les pieds avec ça, ce n’est pas le sujet du truc, mais si je vous en parle, c’est pour bien essayer de vous convaincre que mon point de départ, c’est de réfléchir à ce que c’est que le point de vue. Mon point de vue dans un lieu qui n’est pas un lieu. Et comment finalement je donne lieu au lieu, c’est-à-dire que je fais lieu. C’est une question très importante dans les smart cities, ça. C’est ça la question des smart cities. Comment on donne lieu à ce qui est un non-lieu ? Et c’est la question de la quasi-causalité chez Deleuze. C’est pour ça que j’ai fait une conférence sur la quasi-causalité il y a quelques mois. Je vais en reparler un tout petit peu avant la fin de ce séminaire. Maintenant, depuis le début 2018, je change de point de vue sur le point de vue. Il y a déjà pas mal d’années que je suis sorti de cette cellule et avec donc 38 ans de retard parce que le diagramme, je crois que ça fait 38 ans que je l’ai fait. J’ai commencé, il y a trois ans, à travers les séminaires des trois dernières années, à introduire un autre point de vue sur le point de vue, mais je ne m'en étais pas rendu compte tout de suite, à travers les hypothèses de Lotka sur les organes exosomatiques. Lotka, j’ai commencé à en parler à travers ce livre, qui n’est donc pas de Lotka, mais de Georgescu-Rögen. Je ne connaissais pas du tout Lotka, je suis tombé d’ailleurs sur Georgescu-Rögen un peu par hasard aussi et j’ai découvert Lotka à travers lui. À travers ça, donc c’était le séminaire que j’ai fait il y a trois ans ça, j’ai commencé à travailler plus spécifiquement sur Lotka lui-même. L’année dernière, j’ai fait deux séminaires sur Lotka. Et le dernier, c’est-à-dire pas celui-là, mais celui d’avant, le printemps dernier, m’a amené à cette hypothèse qu’il existe ce que j’ai appelé des exorganismes complexes. Ces exorganismes complexes sont des lieux au sein desquels peuvent vivre des exorganismes simples. Les exorganismes simples, c’est vous et moi. Et ça, par exemple, ici, c’est un exorganisme complexe. La Maison Suger, c’est un exorganisme complexe. Et dans la Maison Suger, ce séminaire que j’y tiens depuis la 7e séance, là, depuis le début de l’année, c’est un petit exorganisme complexe. Donc c’est une petite spirale dans une autre spirale, etc. Vous voyez que ça renvoie à la microcosmologie, à la macrocosmologie. Et ça renvoie aussi à des questions extrêmement concrètes, comme par exemple celle de ce que c’est qu’un igloo. Ça, c’est l’intérieur d’un igloo, photographié dans les années 30, où il paraît que vous arrivez à avoir une température ressentie de 20°C, on dit dans un igloo, alors qu’il est en glace et que dehors il fait moins 40°C ou moins 50°C. Vous arrivez à avoir une température ressentie de moins de 20°C, paraît-il. Ça, je ne sais pas, je ne suis jamais allé. En tout cas, l’igloo, c’est une des formes les plus rudimentaires d’un exorganisme complexe. Il est très simple, mais il est quand même complexe parce que plusieurs personnes y vivent. D’ailleurs, il y a des villages d'igloos qui communiquent les uns avec les autres, avec des tunnels en glace pour pouvoir éviter de passer dans la neige, comme au Canada, il y a dans les malls, etc. Donc, il faut aller voir ça de près. J’en ai un peu parlé l’année dernière, pas des igloos, mais du néolithique, donc je ne vais pas en reparler. Mais ce que j’essaye de faire, c’est de faire une histoire exorganologique des lieux constituant des exorganismes complexes tel un igloo jusqu'à des organismes extrêmement complexes comme par exemple Manhattan. Ça c’est une vue de Manhattan bien connue, qui est extrêmement complexe. Je soutiens que si on veut penser ces trucs-là, il faut donc lire, il faut interpréter ce que Lotka cas appelle ici l’évolution exosomatique, exosomatic evolution et ce que je soutiens et c’est là que ça commence à… parce que tout ce que je vous dis là, je répète des choses que vous connaissez, que j’ai racontées déjà depuis trois ans, mais ce que je soutiens, qui commence à être un petit peu nouveau par rapport à tout ce que j’avais dit précédemment, c’est qu’il y a des niveaux d’exorganisation, que ces niveaux d’exorganisation génèrent des entités métastables. Par exemple, ce séminaire est un niveau d’exorganisation dans la maison Suger en sujet qui elle-même appartient à une politique du Ministère de la Recherche internationale, puisque c’est la politique d’accueil, normalement c’est des profs internationaux qui viennent ici, etc. C’est le Collège d’études mondiales ici. Et il y a des dispositifs réguliers qui permettent de décrire ces agencements, ces entremêlements, ces mêlées, sachant que ces exorganismes complexes, ils ont des contours mouvants, ils se transforment en permanence comme les villes, par exemple, au Mexique ou ailleurs, croissent sans contrôle, ça n’arrête pas de se transformer en permanence. Ou la Chine, par exemple. Vous allez en Chine, j’y vais tous les ans. Tous les ans, c’est autre chose, c’est différent. Et ça va très vite. Tout ça, ça crée des entremêlements avec des confusions de niveaux, une mêlée, ça crée des démêlées, ce qu’on appelle en français des démêlés, c’est-à-dire des conflits. Et ces conflits peuvent être extrêmement violents. Ils peuvent conduire, par exemple, à la Commune de Paris et à cet assassinat collectif qui a été commis là, il y a 150 ans, à peu près. Tout cela s'étant inscrit, ces niveaux, ces mêlés, ces démêlés, toutes ces choses-là, s'étant inscrits et s’étant formalisés, plus ou moins formellement, plus ou moins informellement, depuis le début de l’humanité, selon moi, en tout cas le paléolithique supérieur parce qu’avant, on ne sait vraiment pas du tout ce qui se passe jusque quasiment au XVIIIe siècle, à travers des cosmologies toujours duales. Alors là, je vous présente une image de la chrétienté. Est-ce qu’on peut parler de cosmologie dans laquelle la chrétienté... C’est une question. Enfin, pour moi, c’est une évidence. Mais c’est... En même temps, la chrétienté, telle qu’elle définit les cieux, la Terre, etc., essaye de se débarrasser de la cosmologie. Donc c’est compliqué. Si j'insiste un tout petit peu là-dessus, c’est parce que je pose que la chrétienté va engendrer le capitalisme, et à travers le capitalisme, la science moderne, la technologie moderne, etc. Évidemment, là, je suis Max Weber en particulier, et je soutiens que si on veut faire une histoire des sciences, il faut faire de l’ontothéologie et de la théologie. Enfin, il faut étudier la théologie. Et c’est pour ça que Schmitt est important parce qu’il convoque aussi des questions de ce type-là. Alors, nous vivons, nous, les femmes et les hommes du XXIe siècle, dans un monde décosmologisé totalement, en totalité, C’est une réalité récente, ça a commencé à se mettre en place au XVIIIe siècle, ça ne s’est vraiment concrétisé qu’au XIXe siècle, ça s’est mondialisé au XXe siècle, pas totalement d’ailleurs, mais presque, mais maintenant c’est totalement accompli. Même en Amazonie, c’est fini les cosmologies. Alors, Viveros de Castro qu’on a invité à Londres- Paolo et Sarah y seront peut-être et on aura une discussion avec eux là-dessus - il protesterait peut-être par rapport à ça, on en reparlera. Moi, je considère que, voilà, ce sont des… C’est comme les magnifiques ruines de Rome, les cosmologies indiennes. Alors, bien entendu qu’il y a des indiens qui vivent toujours dans ces cosmologies, etc. Mais enfin, d’après ce que m'ont dit mes amis brésiliens, par exemple, les indiens d’Amazonien, ils ont des kalachnikovs, ils ont des groupes électrogènes, ils sont sur Internet. Et donc, je pense qu’ils sont dans des cosmologies quand même extrêmement corrompues. Non ? Vous n 'êtes pas d’accord ? Oui. Je vous vois hocher la tête, c’est pour ça que... Bon, on en reparlera. Par contre, si je dis ça, c’est parce que je pense qu’il faut revenir à un point de vue cosmologique, micro- et macro- cosmologique et aussi méso-cosmologique d’ailleurs. Le meso- cosmologique est une question extrêmement importante et très compliquée. La question du pouvoir, c’est ce qui se pose entre ces différents niveaux, y compris en les faisant disparaître en tant que tels, en les remplaçant par autre chose, et donc le pouvoir lui-même s’établit entre ces niveaux. Il est mésologique, le pouvoir, justement. Il est mésologique, et c’est pour ça que Schmitt peut dire, voilà, ça renvoie à des éléments de théologie chrétienne, de toute façon toujours les dimensions politiques, parce que, voilà, le pouvoir politique étant mésologique, il convoque d’une manière ou d’une autre, non pas du mésocosmique mais du macrocosmique. Et ce macrocosmique est lui-même toujours tiré vers des mythologies, vers des figures sacrées, vers des dispositifs de ce type-là. Même si nous, nous ne sommes plus du tout là-dedans puisque nous sommes vers de l’exosphérique, qui n’est pas exactement du macrocosmique, et cet exosphérique est totalement computationnel et il a des technologies de calcul automatisé ultra rapide, capable de traiter des milliards de données simultanément à la vitesse de la lumière. Donc, la désacralisation, là, elle est vraiment accomplie. On parle de désacralisation depuis très longtemps. Jean-Pierre Vernant dit : la cité grecque, c’est la désacralisation. Enfin, il n’appelle pas ça la désacralisation, il appelle ça « le devenir profane ». Ça fait très longtemps que ça commencé et l'Occident, c’est le devenir profane. Mais pendant très longtemps, ça avait commencé, mais ça ne s’était pas du tout réalisé. Maintenant, c’est réalisé. Maintenant, c’est vraiment réalisé. Cela étant, donc, le pouvoir et cet espace mésologique ou mésocosmique qui, généralement, s’articule avec un pouvoir au-delà, le pape, par exemple, Vatican, qui lui -même est représentant de Dieu sur Terre, etc. Et qu’est-ce qu’il cherche à faire, le pouvoir ? Qu’est-ce qu’il peut, le pouvoir ? Comme dirait l’historien Patrick Boucheron : Que peut le pouvoir ? Lui il demande *Que peut l’histoire ? Mais que peut donc le pouvoir ? Synchroniser. La seule chose que peut le pouvoir, c’est de synchroniser. Exercer du pouvoir, c’est synchroniser quelque chose. C’est tout. Après, vous avez des formes secondaires de la synchronisation. Par exemple, détenir un capital dans une banque, en liquide ou en je ne sais pas quoi, en action, ou contrôler par des lobbyings des gens, ou être mafieux, avoir un contrat sur la tête d’un mec, etc. Ça c’est des moyens. Mais le pouvoir c’est la synchronisation. C’est-à-dire que c’est ce qui ouvre ou n'ouvre pas la possibilité de synchroniser du diachronique. C’est de dire, par exemple, je fais rentrer Maël Montevil au CNRS. Parce que Maël il est porteur d’un modèle très diachronique. C’est pour ça que la synchronie du CNRS a du mal à l’avaler. La synchronie a toujours du mal à avaler la diachronie. Elle est obligée de l’avaler, parce que sinon, elle ne serait pas un système ouvert. Et le pouvoir, quand il est archi nul, il rejette la diachronie. En ce moment, il est particulièrement nul. On n’a jamais vu un pouvoir aussi nul dans toute l’histoire et partout, surtout en Europe et en Amérique. Mais c’est quelque chose d’absolument hallucinant. La nullité du pouvoir. Shakespeare n’en aurait pas cru ses yeux. Il aurait dit non, ce n’est pas possible, il ne faut pas exagérer, vous allez trop loin.

Qu’est-ce que synchronise le pouvoir ? Alors le pouvoir d’abord en synchronisant qu’est-ce qu’il constitue ? Une homogénéité exorganologique complexe. Par exemple, moi j’exerce un pouvoir dans ce séminaire. Je l'ouvre, je le ferme, je donne la parole, etc. Je parle en permanence. J’exerce un pouvoir. Et j’essaye de synchroniser, d’ailleurs, vos attentions. Je m'y diachronise aussi, j’essaye de m'y diachroniser en même temps, mais bon. Le pouvoir, donc, cherche à synchroniser quoi ? des exorganismes simples. Parfois, à l’intérieur des exorganismes simples, des fonctions des exorganismes simples. L’attention, la consommation de sucre. Si, par exemple, je m’appelle Séguin, je cherche à contrôler la consommation de sucre, changer les modèles, les flux alimentaires, etc. Je peux diviser, comme l’a très bien montré Antoinette Rouvroy, je peux diviser un exorganisme simple en ce que Guattari appelait des dividuels. C’est Guattari qui a pensé ça en 1989. Et donc le pouvoir peut segmenter les exorganismes simples et montrer qu’en fait ce ne sont pas des atomes. Il y a des particules en dessous du niveau atomique et qu’on peut faire de l’approche particulaire et gérer tout ça dans ce que, par exemple, Antoinette Rouvroy appelle la gouvernementalité algorithmique aujourd’hui et que Deleuze avait appelé les sociétés de contrôle, même si ce n’était pas exactement la même chose dont il parlait. À partir de là, je peux contrôler plein de choses. En exerçant un pouvoir de synchronisation, je peux contrôler y compris les rêves aujourd’hui. Les machines à rêver, on en voit de plus en plus d’exemples, c’est vraiment un sujet très sérieux. Contrôler les rêves, influer les rêves, etc. Cela étant, les exorganismes simples, eux, sont des facteurs diachroniques. Ce sont des facteurs diachroniques, ce sont aussi des opérateurs diachroniques. Je reprends le mot opérateur parce que Deleuze appelle opérateur précisément Joe Bousquet. Et ce n’est pas pour rien, ce n’est pas un choix au hasard. Deleuze ne disait jamais rien au hasard. Et donc c’est une opération ce que fait Bousquet. Mais ce n’est pas une opération mathématique, ce n’est pas une opération arithmétique. C’est une opération quasi-causale. Il donne lieu là où il n’y a pas lieu. Parce que le non-lieu ce n’est pas seulement par exemple la prison, c’est aussi le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, c’est-à-dire l’insignifiance absolue. Et donc la synchronisation, un dictionnaire des idées reçues c’est une synchronisation parfaitement efficiente. Qu’est-ce qu’il essaye de faire, Flaubert, à travers ça ? Par exemple, il essaye de re-diachroniser l’archi -synchronisé. Voilà. Ça s’appelle la littérature. Et de déstabiliser ces stabilités, puisque les idées reçues, les synchronismes, ce sont des stabilités qui tendent à effacer leur métastabilité, c’est-à-dire à véritablement éliminer la métastabilité. Autrement dit, à se détemporaliser. Le pouvoir cherche toujours à s’immortaliser. Xi Jinping veut devenir président à vie. Maduro aussi. Peut-être que Macron va nous faire le coup aussi. Ce n’est pas sûr, parce que c’est une autre culture. Mais bon, on ne sait jamais. Et dans tous les cas, le pouvoir a cette tendance absolument irrépressible à essayer de devenir une consistance, c’est-à-dire une transcendance, c’est-à-dire passer du niveau méso au niveau macro.

Alors, pourquoi l’introduction de ces questions est-elle un changement de point de vue sur l’ensemble que j’ai pu tenter d’élaborer sur le point de vue depuis 40 ans ? Il en va ainsi parce que quelles que puissent être les protestations contre le privilège accordé par la métaphysique et comme point de départ, c’est-à-dire comme point de vue de départ, au sujet par la philosophie moderne (Descartes), au citoyen par les philosophes grecs, citoyen c’est-à-dire au sujet sachant pour la philosophie antique en général, pas simplement pour les grecs, à l’individu psychique désirant au XXe siècle, à travers Freud, à travers Lacan, à travers Deleuze, Guattari, Derrida, Foucault et bien d’autres, Simondon étant un peu à part, quelles que puissent être donc, dis-je, les protestations contre les privilèges métaphysiques successifs qu’ont constitué ces figures, le sujet, le citoyen, dans tous les cas, la philosophie, et pas seulement elle, les sciences sociales, etc., en général, pas toujours, mais la philosophie, toujours, à quelques exceptions près, en particulier Simondon, Spinoza aussi justement, Hobbes aussi, n'ont considéré absolument pas du tout sérieusement les exorganismes complexes et ne se sont intéressés qu’aux exorganismes simples. Le sujet cartésien, l’ego cogito, le citoyen, par exemple chez Rousseau, qui exerce sa liberté, alors bien entendu, il y a un contrat social, etc. mais on part du sujet avec sa liberté de jugement. C’est un grand penseur réactionnaire, Hobbes, qui lui pose... Non, on va partir du Léviathan, c’est-à-dire du tout. Quelques autres, Nietzsche par moments, et un certain nombre d’autres. Alors qu’est-ce que j’essaye de vous dire ? J’essaye de vous dire que, en se situant par principe et par méthode, du point de vue de ces exorganismes complexes, en partant des exorganismes complexes, et non pas des exorganismes simples que nous sommes, en adoptant d’emblée le point de vue qui est celui du macrocosme que constituent relativement les exorganismes complexes pour les microcosmes que sont les exorganismes simples que nous sommes, plutôt que le point de vue de ces exorganismes simples que nous sommes, d’emblée voulant dire plus tôt que le point de vue de ces exorganismes simples que nous sommes, et dont ils forment généralement le déjà-là, et parfois l’avenir celé dans le devenir, on change complètement le point de vue. Donc ce que j’essaie de vous dire, je m’aperçois en lisant la phrase qu’elle est un peu complexe. Je vous invite à au moins une expérience de pensée qui pourrait devenir une méthode, voire un point de vue complètement nouveau sur le point de vue, et qui consisterait à dire, adoptons d’emblée le point de vue qui est celui du macrocosme que constituent les microcosmes que sont les exorganismes simples, etc. Et faisons-le en posant comme irréductible l’impératif de la survie du macrocosme. Et à travers le macrocosme, des exorganismes complexes qui s’en revendiquent. Leur survie, qui n’est pas forcément leur stabilité, mais leur métastabilité, c’est-à-dire leur transformation et en particulier depuis la révolution industrielle, parce que depuis la révolution industrielle, les exorganismes complexes se transforment absolument en permanence. Ils sont confrontés à une difficulté de survie, et il y en a beaucoup qui disparaissent, justement. Je ne parle pas que des États. Hobbes ne parle que des États, mais moi, ce dont je parle, c’est des entreprises, c’est de toutes sortes de structures sociales, c’est de toutes sortes d'institutions, c’est tout ce qui constitue, y compris les bateaux - un équipage de bateau, c’est un exorganisme complexe pour moi, sur le bateau. Tout ça, depuis le début de la révolution industrielle, c’est en permanence exposé à la destruction. C’est l’évolution exosomatique industrielle qui évolue extrêmement vite. L’année dernière, il y a un an et demi, j’avais fait un développement sur la différence entre la réforme et la révolution et j’essayais de montrer que la réforme, c’est une question qui ne se pose que depuis la révolution industrielle. Ça n’a pas de sens avant. Parce qu’avant, il est posé que le monde est stable. Alors il y a des instabilités de croyances religieuses, d'interprétations théologiques, de toutes sortes de choses comme ça, du capitalisme aussi d’ailleurs qui existe, mais il n’est pas encore conçu comme le facteur d'instabilité qu’il va devenir avec la révolution industrielle. C’est avec la révolution industrielle que les exorganismes complexes sont dans l’impératif de se réformer et ces réformes de temps en temps produisent, ce que je présentais tout à l’heure, les cadavres des communards, autrement dit des révolutions, qui se réalisent en général dans la violence. Donc la méthode, ça consisterait à adopter d’emblée ce point de vue-là, partir de l’exorganisme complexe et c’est très difficile parce que ce n’est jamais l’exorganisme complexe, c’est toujours les exorganismes complexes, il n’y en a jamais un seul, il y en a toujours plusieurs. Quand je part de moi, bon, ce n’est pas compliqué. Moi, dans ma cellule, par exemple, je me dis, bon, ben, voilà, je pense, je suis dans ma cellule, je suis tout seul. Et je pars de ça, et toute la philosophie a toujours démarré comme ça. Mais quand je dois partir des exorganismes complexes, il y a des tas d’exorganismes complexes. Par où je commence ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Cette question, il faut la poser dans le contexte de la révolution industrielle. Elle ne peut pas se poser dans un contexte préindustriel, à mon point de vue, et qui est le contexte de la croissance du désert, comme dit Nietzsche, et où est l’enjeu de la métastabilité, comment on va parvenir à produire des structures métastables sans arrêt, re-métastabilisées, si je puis dire, toujours déstabilisées, re-métastabilisées, en adoptant ce point de vue macrocosmique et en le considérant donc comme constamment mouvant, absolument jamais stable, ne pouvant répondre à aucune ontologie, ne pouvant s’appuyer sur aucune ontologie. La perspective sur ce que j’appelle l’individualisation psychique et collective après Simondon, que je reprends donc chez Simondon, s’en trouve fondamentalement modifiée. Parce que même si Simondon a posé que l’individuation psychique est impossible sans l’individuation collective, il part de l’individuation psychique. Il part de lui-même, comme tous les philosophes. Et je ne lui en fais pas du tout un reproche, bien entendu. Mais ce que je pose, c’est que si maintenant nous prenons au sérieux ce que dit Lotka et la question des exorganismes, alors nous devons faire un pas au-delà, qu’à mon point de vue, personne n’a jamais fait. Et donc c’est très angoissant, c’est très vertigineux. Ça pose par ailleurs, ça me pose à moi une question, enfin que j’ai vite arrêté de me poser d’ailleurs, mais je la pose quand même, parce que vous allez peut-être vous la poser, de savoir s’il s’agit de se rapprocher de Platon dans La République. Est-ce qu’il s’agit, après le voyage en Sicile, de faire comme Platon et de se dire, finalement, il faudrait mettre un peu d’ordre dans cette cité, et il faudrait peut-être adopter le point de vue de la cité plutôt que le point de vue du citoyen, c’est-à-dire le point de vue du philosophe roi qui est capable de penser. Parce qu’il y a quelque chose comme ça dans La République de Platon. Et alors évidemment, dire ça, et donc concevoir une cité de philosophe roi, une aristocratie, ça nous ferait converger vers Badiou. Oh, quelle horreur ! Badiou ; Platon, ça va encore ! Badiou ! Ah non, pas Badiou ! Parce que Badiou, c’est quoi ? C’est le philosophe qui devient un organe, un ex-organe, l 'organe du parti léniniste. Donc, c’est un ex -organisme complexe d’un genre très particulier. C’est le parti. Il ne vous dirait pas du tout, moi je suis maoïste, etc. Oui, mais Mao, il était léniniste. Et ça, c’est une histoire qui reste à faire, une analyse philosophique qui reste... La critique du léninisme, à mon avis, elle n’a pas été faite. Un petit peu, il y a un machin là. Celui qui avait écrit, je ne me souviens plus de son nom, ça me reviendra. Un tout petit peu. Mais je ne crois pas qu’il y ait une vraie critique de léninisme. Quand je dis une critique, c’est une critique au sens strict, au sens d’Emmanuel Kant. Il ne s’agit pas de rejeter le léninisme. Moi, j’admire Lénine, personnellement. Pas comme Badiou, mais je l’admire beaucoup. Et Lénine était un penseur. Et ça fait plusieurs fois que je dis dans ce séminaire qu’il faut lire sa critique de l’empiriocriticisme et qu’il faut revenir sur ces questions-là sérieusement. Parce que c’était un grand lecteur de la philosophie, Lénine. Et ce n’était pas du bidon, quoi. Quand il parlait de Kant, il savait de quoi il parlait. En tout cas, il ne s’agit pas de ça. Il ne s’agit pas de revenir vers Lénine, de revenir vers Platon ou de revenir vers ce genre de moment qui menace tout vieillard. Et comme je m’approche du moment où je vais devenir un vieillard, il y a toujours ce moment badiouzien où l'on devient un vieillard. Non, il s’agit de repenser et de repanser avec un a les agencements de symboles et de diaboles - puisque synchronie et diachronie ça veut dire symboles et diaboles et qui sont des rétentions et des protentions - en fonction des possibilités d’évolutions métastables que rendent possibles les spécificités des rétentions tertiaires hypomnésiques. Je vous rappelle que la thèse que je soutiens dans ce séminaire sur les villes intelligentes à l’époque des smart cities, c’est ça le sujet, pour le moment, je n’en parle pas beaucoup, mais c’est bien ça le sujet. Ma thèse, c’est que ce qu’on appelle les smart cities, c’est fondamentalement des espaces urbains où les rétentions tertiaires, hypomnésiques, numériques, changent totalement, y compris les matériaux de construction, les techniques de construction, la gestion des villes, etc. Puisque même les parpaings deviennent des supports mnémotechniques, c’est-à-dire des rétentions tertiaires. Ils ne le sont pas aujourd’hui, mais en tout cas il y a des gens qui y réfléchissent. Je vais vous en montrer des parpaings qui sont déjà interactifs. Je vais vous en montrer tout de suite, dans un tout petit moment. Donc, il s’agit de repenser les agencements de symbole et de diaboles en fonction des possibilités d’évolutions métastables rendues possibles par ces rétentions tertiaires hypomnésiques dans la nouvelle urbanité est telles qu’elles n’adviennent comme telles qu’au niveau du macrocosme urbain ou inurbain. Qu’est-ce que je veux dire en disant ça ? Telles qu’elles n’adviennent comme telles qu’au niveau du macrocosme urbain ou inurbain. Je veux dire que c’est au niveau de l’exorganisme que ça advient, ça. Et qu’est-ce que c’est que cet exorganisme complexe, aujourd’hui ? C’est la grande industrie de l’aménagement du territoire. C’est l’industrie du bâtiment. C’est l’industrie de la mobilité. C’est l’industrie des télécommunications. C’est les plateformes. C’est tout ça. Ça, c’est le macrocosme, aujourd’hui. Et le pouvoir, le pouvoir public, il est mésocosmique, il est en dessous, et il doit négocier avec ça. Il doit négocier avec ça, et c’est notre problème à Plaine Commune, sur le territoire apprenant contributif. Et notre problème, ce n’est pas de négocier avec le macrocosme, c’est d’arriver à faire comprendre au mésocosme qu’il faut qu’il négocie avec ça intelligemment, et pas en se faisant manipuler, bien entendu. Ce que nous disons, nous, c’est que si le territoire veut être intelligent, vraiment intelligent et pas seulement smart, je vais vous redire dans un instant la différence que je fais entre intelligent et smart, eh bien, il faut qu’il apprenne au macrocosme ce que c’est que la grammatisation contemporaine avec ses habitants. Parce qu’en fait, c’est toujours la diachronie qui apprend quelque chose, c’est-à-dire les habitants. Et c’est pour ça que nous disons qu’il faut... c’est aussi ce que dit Gérald Moore, à Durham, et il va nous en parler bientôt, d’ailleurs. Nous disons qu’il faut utiliser... Ben quoi ? Ça, c’est des parpaings interactifs. Ils sont virtuels. C’est des parpaings de Minecraft. Ce n’est pas que des parpaings, c’est des matériaux de construction de Minecraft. Nous disons qu’il faut agencer intelligemment Minecraft dans les collèges, les lycées, les maternelles, les trucs et les machins, avec les technologies du BIM ou des technologies virtuelles de Catia, le logiciel de Dassault Systèmes, etc. Pour quoi faire ? Pour produire une intelligence urbaine. Et pas seulement ça, ça c’est un point de départ. Le point de départ étant de dire, on va essayer d’associer la population de pleine commune à projeter le village olympique et son recyclage en particulier après pour créer une vraie urbanité avec cet investissement colossal qui est lié aux Jeux Olympiques et au Grand Paris. Et ça, ça suppose de passer de la métis, de la dimension smart, de ce qui est malin comme on dit. C’est intéressant, malin. Il y a le mot mal dans le mot malin. Il faut donc aller de la métis, telle que l’analysent Vernant et Détienne ici, vers l’intelligence, c’est-à-dire la noésis. La métis n’est pas noétique. Il y a des dimensions métiques dans la noèsis - disons que grosso modo c’est tout ce qui procède de la cause efficiente, telle qu’elle n’est pas du tout nécessairement redéfinie par la cause formelle, telle qu’elle n’est pas reformalisée par la cause formelle. C’est l 'opérateur artisan qui ne produit pas de savoir transmissible sous une forme apodictique, disons-le comme ça. Mais par contre, cette transformation est possible grâce à la psychè telle que l’analyse Aristote ici (Traité de l’âme, et ça c’est ce qui fait passer du maçon à l’architecte qui, lui, va produire une noésis. Je ne dis pas que le maçon n’est pas noétique, mais le maçon peut devenir architecte. Il peut architecturer son travail de maçon. Le bon maçon fait ça en fait, toujours. Pas avec les techniques de l’architecte, mais il a ces capacités de pe/anser, avec un e et avec un a, d’ailleurs. Donc, il s’agit de passer de la métis à la noésis, c’est-à-dire par le logos aussi. On confond souvent logos et noésis, ce n’est pas la même chose. Le Logos, ce n’est pas la pensée, c’est une dimension de la pensée, c’est pas du tout la même chose. Bon, je ne vais pas développer ça. Mais par contre, si on veut faire ça, c’est ce qu’on veut faire, c’est ce que veut faire aussi le réseau Digital Studies Net, le réseau Digital Studies qui travaille sur ce qu’on appelle le programme Real Smart Cities, passer du smart à intelligent, du métique au noétique, mais si on veut faire ça, il faut savoir, c’est absolument fondamental, qu’on devra composer avec la métis. Pourquoi ? Parce que le noétique est habité par la métis. C’est ça que veulent montrer à Vernant et Détienne. Jamais la noésis ne peut éliminer la métis. Et la métis, elle est dans ce qui fait que par exemple aujourd’hui, l’entendement, qui s’est transformé en big data, intelligence artificielle, calcul automatisé, c’est-à-dire analyse automatisée, tende à s’émanciper de la raison, c’est-à-dire de la synthèse, du savoir. Et à ce moment -là, détruit par exemple le savoir du médecin, détruit le savoir du juriste, etc. Et prolétarise à fond et donc augmente l’entropie, diminue le savoir et augmente la dangerosité et donc la soutenabilité de cet énorme et extrêmement complexe exorganisme qu’est la biosphère en tant que telle lorsqu’elle est devenue une technosphère. Parce que la technosphère, c’est la biosphère devenue un exorganisme en totalité, d’ampleur, planétaire. Et là, la question c’est de ne pas naïvement croire qu’on pourrait se dispenser de faire avec la métis. Non. Toujours les ingénieurs de Dassault, de Veolia, de Orange seront toujours beaucoup plus forts que nous sur la cause efficiente. Toujours. Donc il va falloir travailler avec eux. Et eux, ils ne sont pas sous les ordres du pouvoir mésocosmique, de la puissance publique, ils sont sous les ordres du capital, c’est-à-dire des actionnaires. Donc comment est-ce qu’on arrive à négocier ce que nous appelons, nous, un nouveau contrat social local, sur le territoire de Plaine Commune, par exemple, avec ces acteurs-là ? Eh bien, en leur montrant que nous sommes noétiquement plus forts qu’eux. Métiquement, nous sommes beaucoup plus faibles qu’eux, mais noétiquement, nous sommes très supérieurs à eux. Or, la métis sans noésis, c’est la catastrophe. Ça, c’est ce qu’explique Lotka en 1945. Lorsqu’il dit « si… », parce que c’est vraiment ça le sujet de son texte, il faut le lire. Je ne sais pas si vous avez eu le temps de le lire, mais si vous ne l’avez pas fait, faites-le. Ce n’est pas long, ce n’est pas compliqué. Il faut absolument le lire. Il dit : nous avons perdu le savoir de la métis, c’est-à-dire de ces organes exosomatiques. On ne sait plus. Et du coup, c’est la ruine. Parce que lui, il dit ça en regardant l’Europe totalement détruite par la guerre. Il dit, c’est ça le résultat. Nous, nous vivons ça comme une guerre économique qui a fait beaucoup plus de destruction aujourd’hui que les deux premières guerres mondiales du XXe siècle, alors qu’elle n’est pas militaire. Elle est en train de le redevenir, malheureusement, mais voilà. Et donc, il faut que nous requalifiions toutes ces questions aujourd’hui au regard de l’expérience contemporaine par rapport aux enjeux du territoire de Plaine Commune qui est pour moi un laboratoire qui nous sert à travailler avec des habitants, avec des fonctionnaires, avec des acteurs industriels véritables, avec des administrations centrales de l’état français, etc. Mais par ailleurs, nous devons le situer dans l’anthropocène. Parce que tout ça n’a pas de sens. Tout ce que je suis en train de dire-là n’a pas de sens. Enfin, ça peut avoir du sens, mais disons, ça ne trouve vraiment son sens que si on le situe dans un contexte qui est l’anthropocène. Et où la question qui se pose, selon moi, c’est l’augmentation de l’entropie. À partir de là, la négociation que nous devons avoir, c’est d’accord, votre métis est bien plus grande que la nôtre et tout ça, donc on ne peut pas se passer de vous. Mais notre noèse est bien meilleure que la vôtre. Parce que l’entropie, vous n’y comprenez que dalle. L’anti-entropie, vous ne savez même pas ce que c’est. Et sans ça, vous n’en sortirez pas. Aujourd’hui, je dois vous dire qu’on est confronté à un problème. Nos partenaires industriels comprennent mieux ce qu’on dit que nos partenaires publics. Et ça, c’est catastrophique. Et c’est une honte. C’est une honte. Alors, il faudrait s’attarder ici sur ce que veut dire, évidemment, intelligence. Qu’est-ce que c’est que le sens noétique de l’intelligence ? Ça doit être considéré non seulement du point de vue exosomatique, c’est-à-dire, comme le faisait déjà Karl Popper https://journals.openedition.org/appareil/7138↩︎, David l’avait rappelé il y a deux ou trois ans au Centre Pompidou, Popper a ouvert beaucoup de questions sur ce registre-là, il y a longtemps. Le fait que la pensée est exosomatique, ce n’est pas du tout nouveau. Mais il faut aussi poser cette question de l’intelligence au niveau de l 'exorganisme complexe. Un exorganisme complexe, c’est intelligent. Par exemple, la ville d’Amsterdam a son intelligence qui n’est pas l’intelligence de la ville de Rome, qui n’est pas l’intelligence de la ville de Berlin, etc. Et c’est extrêmement important ; il ne s’agit pas de substantifier ces dimensions-là, ce ne sont pas des substances, ce sont des dynamiques, mais ces dynamiques sont historiquement constituées, il faut les observer, elles sont quantifiables en plus, etc. Et faire du génie urbain aujourd’hui, c’est faire ça. Et c’est le faire en tenant compte des acteurs de la métis. Qui sont -ils ? Amazon, les grandes enseignes, je ne sais pas, Leroy-Merlin, Orange, tout ça, ils font partie… ils créent les flux et les agencements. Si je me réfère souvent à Pierre Veltz, je suis plutôt un homme de droite, je suis plutôt un homme de gauche, c’est parce que Pierre Veltz a donné des éléments de compréhension de ça. Il a étudié très concrètement, par exemple, les villes de Hollande et la capacité qu’avait de produire de l’intelligence territoriale comme ça d’une manière à mon avis très importante. Ce que j’essaye d’ajouter moi dans ce séminaire là et ce que j’essaye de donner à penser, comme disait Heidegger, non pas simplement pour le territoire apprenant contributif mais au-delà de ce territoire pour ce séminaire en tant que tel et pour vous donc, c’est que cette intelligence, si on n’analyse pas très finement les spécificités organologiques, pharmacologiques et exorganologiques des rétentions tertiaires, on n’y comprend absolument rien. Pourquoi ? Parce que ce qui fait qu’une ville va devenir intelligente, c’est-à-dire qu’elle va croître, qu’elle va produire de la prospérité, tout ce qu'Henri Lefebvre admire dans son livre, Le droit à la ville et dans ce qu’il dit, « Oh, Venise, c’est absolument merveilleux, c’est la bourgeoisie, la noblesse qui a fait ça. Eh bien, c’est quand même merveilleux. » Ça, c’est incroyable, ce marxiste qui s’extasie devant le pouvoir de la richesse. Ça, ça m'intéresse. Là, je me dis, bon, là, il devient intéressant. C’est parce que ces dimensions du pouvoir ont su penser la grammatisation. Ont su... par exemple les banques vénitiennes, etc. ont su penser ces processus qui aujourd’hui pour nous ne sont pas des assignats ou des chèques ou des lettres de change ou je ne sais pas quoi. Je voulais aussi étudier avec vous Fernand Braudel qui a écrit des choses très importantes sur ces questions mais je n’ai pas eu le temps. Je le dis juste en passant. Aujourd’hui c’est les algorithmes qu’il faut étudier. Et donc c’est aussi, bien entendu aussi, le bitcoin, tous ces machins-là, les cryptomonnaies dont à mon avis le problème n’est pas fondamentalement d’abord celui-là. Mais voilà.

Et de tout ça, Minecraft et le Building Information Management font partie. Ce sont des dimensions. Et je pense qu’une question fondamentale, c’est comment ces dimensions, le jeu vidéo que pratiquement tous les membres de la Terre pratiquent aujourd’hui, y compris en Chine, tous les mômes chinois jouent à Minecraft. Il ne s’appelle pas Minecraft, mais c’est Minecraft. Ces technologies de construction, de matérialité nouvelle, etc. Et enfin, les flux envoyés par les plateformes, etc. Comment tout ça va s’agencer ? C’est ça l’intelligence de la ville de demain. Et pour ça, d’une part, il faut réactiver le point de vue cosmologique, macro, meso et microcosmique parce que c’est le point de vue cosmologique ; ce que je soutiens, c’est qu’en fait, il essaye de penser les rapports entre l’entropie et la néguentropie que ce soit chez les indiens dans le Bhīlwāra, que ce soit chez les Eskimos, que ce soit en Chine, au sens où en parle Yuk Hui ou que ce soit n’importe où, partout où il y a de la cosmologie, il y a une tentative d’articuler ces choses à travers des sacrifices, à travers... Je vais revenir d’ailleurs sur la question du sacrifice. Et tout ça constitue, à un moment donné, via ce qui devient non plus des cosmologies mythologiques mais des transcendances en Occident, des textes sacrés qui vont, ces textes sacrés, donner lieu à des édifices consacrés. Et dans le domaine occidental, en Chine aussi, on pourrait montrer des choses comme ça. Édifices consacrés, ce n’est pas le mot qui conviendrait, mais il y a quand même des temples, etc. je ne vais pas en parler maintenant. En tout cas, en Europe, ça donne, au Moyen Âge, une exorganologie des monothéismes qui produit des exorganismes urbains comme celui-là. Ça, c’est Rome. Et là, c’est le Vatican, etc. Bon, alors, il faudrait... analyser, ce que je n’ai jamais fait, finement cette morphologie romaine mais je ne vais pas le faire mais j’ai pris tout à l’heure des photos de clochers dans Paris etc. bon enfin voilà vous savez très bien tout ça, tout ça c’est sédimenté et si on n’analyse pas par exemple ce que fait Didi-Huberman lorsqu’il analyse la peinture en même temps les changements de l’interprétation théologique de la Bible et les espaces architecturaux et tout ça, on ne comprend rien à ce qui se passe. Maintenant, si Didi-Huberman n’intègre pas le point de vue de Lotka, il n’ira pas très loin. Ça, c’est ce que j’ai essayé de lui faire comprendre, mais j’ai l’impression qu’il a du mal à comprendre. Ici, il faudrait lire, je ne le ferai pas, on n’a plus le temps, on est arrivé à la fin, il faudrait lire Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion pour la fin du livre qui parle de la machine à faire des dieux, ce que je viens d’évoquer sous le nom de transcendance, etc., mais qui parle aussi de l'obligation dans les exorganismes. Il n’emploie pas, évidemment, le mot exorganisme, mais par contre, il parle des espèces, des groupes humains, des villes, des Etats, etc., et il essaye de faire une continuité entre les processus d’obligation dans les fourmilières, par exemple, et dans les Etats. C’est un truc qu’on retrouve tout le temps puisque Aristote a fait la même chose, Hobbes a fait la même chose, Wiener a fait la même chose, etc. Ça revient sans arrêt, Leroi-Gourhan aussi. Mais Bergson essaye de le faire d’une manière qui mérite vraiment d’être lue de très près. Je pense que ce livre de Bergson est totalement sous-estimé encore aujourd’hui. Et il faudrait lire ce livre de Bergson en lisant Durkheim, c’est-à-dire en lisant le texte de Durkheim sur la division du travail et sur ce qu’il appelle la solidarité organique, je ne me souviens plus du titre exact, mais en montrant qu’à la différence de Bergson, Durkheim ne voit pas du tout le problème de l’exosomatisation. Et du coup, ce qu’il dit est très intéressant, mais tombe à plat à chaque fois. On se dit, mais qu’est-ce qu’on en fait de ce truc ? très intéressant, mais on ne sait pas quoi en faire.

Alors, je vais m’acheminer vers une espèce de conclusion de cette séance d’aujourd’hui avant la conclusion du mois prochain. J’ai encore quand même... je n’ai pas tout à fait terminé. En m’acheminant vers cette espèce de conclusion, je vais introduire encore une autre problématique, qui n’était pas du tout présente au départ. Et pour l’introduire, je reviens un tout petit peu vers la smart city. Rome, ce n’est pas une smart city. C’est une ville noétique, c’est une ville ontologique, théologique, tout ce que vous voulez, mais ce n’est pas une smart city. Pourquoi est-ce que je dis ça ? C’est parce que la smart city, ce qu’on appelle la smart city, en tout cas dans les milieux que vous et moi nous fréquentons, je crois, c’est ce qui de plus en plus souvent se présente comme le mal à venir. Le mal à venir, c’est la smart city. Pourquoi ? Parce que c’est l’inurbanité absolue. Autant Rome, qui est la ville de l'Urbs, c’est-à-dire l'urbanité, c’est Rome. Ça vient de Rome, des Romains. C’est une terminologie des Romains. Des Romains d’avant même la chrétienté, d’ailleurs. Mais qui s’est consolidée avec l’église romaine, comme on l’appelle, qui est devenue... L 'urbanité, c’est un discours sur l 'oïkoumène chrétien. Être chrétien, c’est être urbain, c’est-à-dire civilisé, et c’est civiliser les autres. Donc, c’est ce qui donne le droit d’aller tuer quelques indiens pour sauver leurs âmes, etc. Donc, c’est toute la puissance de l'Occident. C’est ce qu’il faut d’ailleurs relire avec Derrida, dans Foi et savoir etc. C’est l 'urbanité, par excellence. Pas simplement la polis mais c’est l'urbanité. La ville automatique, c’est invivable et c’est le mal absolu, à commencer, aux yeux d’une telle urbanité chrétienne. En fait, c’est Métropolis. C’est Métropolis, c’est Métropolis, évidemment tous les gens qui ont vu Métropolis connaissent l’histoire en plus de Fritz Lang, se disent, Metropolis c’est une anticipation du destin de l’Allemagne, du mal absolu. Parce que le mal absolu, ça existe, ça a existé, ça s’appelle l’Allemagne nazie, à laquelle le philosophe qui m'intéresse le plus, Heidegger, a largement contribué. Je dis qui m'intéresse le plus parce que plus j’avance, en vieillissant, plus je me dis, c’est quand même lui quoi, qui m'intéresse le plus. Fritz Lang, qui voit loin, qui voit venir cette catastrophe, qui va faire ses valises lui-même dans l'urgence alors que sa femme va rester puisque elle est membre du Parti National Socialiste et ils vont se séparer comme ça. Il voit loin et il voit des choses qui ressemblent à ce qui nous inquiète nous aussi. C’est une scène de Métropolis. Si nous voulons pleinement analyser cette question de la smart city comme la possibilité du mal, de l’inurbanité absolue, c’est-à-dire du mal absolu et si nous voulons comprendre comment il ne faut pas en faire un fantasme, qui nous priverait de toute efficacité, de toute intelligence, mais un objet de critique et pas simplement dans le ressassement des éternelles mêmes propositions, alors il faut nous pencher sur la question du mal. Et sur la question que pose ce que j’appellerais le retour de la question du mal. Je dis ça parce qu’il se trouve qu’à l’automne prochain, il va y avoir un colloque sur la question du mal, ici à Paris, au Collège de France. Et je pense qu’il y a quelque chose qui est en train de se jouer sur la question du mal en ce moment. Ce qui se joue là est extrêmement important, extrêmement dangereux et absolument nécessaire. Il ne faut pas éviter cette question que je propose de considérer d’un point de vue à la fois cosmique et exosomatique, en posant les deux questions suivantes. Qu’est-ce que le mal dans un exorganisme complexe ? Dans ce tout petit exorganisme complexe qu’est ce séminaire par exemple ? Ou qu’est la Maison Suger ? Ou qu’est la Ville de Paris ? Qu’est-ce que le mal dans un exorganisme ? Qu’est-ce que ça veut dire pour l’exorganisme complexe, mal ? Selon que vous êtes un communard ou un versaillais, vous n’aurez pas la même réponse, évidemment. Parce qu’un versaillais vous dira que le mal, c’est les communards. Et un communard vous dira que le mal, c’est les versaillais. Mais est-ce qu’on ne peut pas passer au-delà ? Est-ce qu’on ne peut pas se mettre au niveau de l’exorganisme complexe qui comporte et les versaillais et les communards ? Non pas pour faire une synthèse à la Emmanuel Macron ou à la je-ne-sais-pas-quoi. Il ne s’agit pas du tout de ce genre de questions, mais pour essayer de penser à nouveau frais le mal et pour lutter contre le mal de la smart city. Ce que j’avais rapporté, vous en souvenez peut-être au tout début, à un autre mal que j’ai bien connu qui s’appelle la sarcellite et qui était une maladie officielle. Il y avait des gens qui étudiaient la sarcellite quand j’étais petit et que j'habitais à Sarcelles. Donc, je veux dire par là que ce n’est pas une question tout à fait qui surgit d’un seul coup, la ville comme un mal. De toute façon, vous savez bien, les villes sont toujours le lieu du mal, de la prostitution, du vol, de la corruption... du trafic, de l’alcoolisme... La ville, c’est terrifiant. Toutes les grandes littératures de la ville, et il y en a d 'innombrables, toujours adressent... D’abord, introduisent la ville comme l’espace du mal, du danger, la cour des miracles de Victor Hugo, etc. Et c’est en même temps la ville de l'urbanité, c’est-à-dire du bien, la civilisation. Donc ce n’est pas une question nouvelle, mais est-ce que jamais on a fait une véritable analyse morale de la ville ? Benjamin a tourné autour de ça. Je pense que Nietzsche a aussi dit des choses autour de ça. Mais ces travaux n'ont jamais été vraiment menés systématiquement et thématiquement. Qu’est-ce que le mal dans un exorganisme complexe ? Première question. Deuxième question. Comment la réponse varie-t-elle en fonction de la morphologie de ces exorganismes ? Le mal ne se présente pas du tout à Rome comme il peut se présenter à New York, par exemple. Et ce n’est pas que New York serait moins civilisée ou plus civilisée que Rome, non, c’est que ce sont des lieux différents. Donc ce sont des milieux néguanthropologiques tout à fait différents. La question du mal, c’est une question de néguanthropologie et d’anthropologie avec un a et un h. D’anthropologie et de tendance anthropique. Par exemple, si vous lisez le GIEC, je l’ai déjà dit plusieurs fois, pardon de me répéter, mais si vous lisez le rapport 2014 du GIEC, le mal, Le mal, au sens où le mal, par exemple, de quoi souffre-t-il ? Une grippe, c’est le mal, c’est la maladie, ça s’appelle la maladie. La maladie de l’anthropocène, le mal de l’anthropocène, c’est les forçages anthropiques, dit le GIEC. Et là, forçage anthropique, qu’ils écrivent avec un a et un h, ça renvoie à l’anthropie au sens où j’en parle. Avec des tas de problèmes, on en discute avec Bell, la corrélation ne se fait pas comme ça, mais ça pose beaucoup, beaucoup de problèmes. Mais néanmoins, c’est bien de ça dont il s’agit. Alors, si on veut réfléchir à ces questions sérieusement, il faut se demander, par exemple, pourquoi et comment les capitaines de ces bateaux, un des capitaines s’appelle Christophe Colomb, enfin, il n’est pas capitaine, il est chef, je ne sais pas quoi, mais il est au-dessus du capitaine, amiral, on ne sait rien, peuvent décider du bien et du mal pendant le voyage. Parce que vous le savez, sur les bateaux, le capitaine exerce la fonction de justice. Il peut marier, il peut enterrer. Évidemment, s’il y a un curé, ça change pas mal de choses, mais s’il est seul, il n’y a pas de médecin, il n’y a pas de curé, il n’y a rien, il n’y a pas de juriste, il exerce tout ça. Pourquoi ? Dans un exorganisme, il faut un pouvoir. Dans un exorganisme complexe, il faut un pouvoir, il faut quelqu’un qui l’exécute, qui le décide, comme disait Schmitt. Là, le capitaine fait régner la justice et le bien et le mal. Il juge du bien et du mal. Vous comprenez bien qu’entre le bateau de Christophe Colomb et la Rome du Vatican, la question ne se pose pas dans les mêmes termes. Donc vous voyez bien pourquoi, selon l’exorganisme dans lequel on se trouve, la question ne se pose pas dans les mêmes termes. Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a rien en commun entre tous ces termes ? Bien sûr que non. Ce que j’essaye de faire à travers ce que j’appelle une exorganologie générale, c’est aussi, si j'ose dire, une morale générale des exorganismes. C’est-à-dire des principes moraux généraux. Sachant que, dans mon point de vue, la question du mal, c’est d’abord, c’est avant tout, et c’est même uniquement celle du pharmakon. Tel que premièrement il ne faut pas la voir, cette question du mal, comme celle d’une opposition entre le bien et le mal, mais comme celle d’une polarité entre le bien et le mal, c’est-à-dire d’une relation de champ constituant un champ polarisé, au sens de Simondon ou de la physique. Et où ce qui est en jeu c’est la positivité et la curativité. La curativité ou la toxicité d’une substance, par exemple d’un dispositif etc. qui ici est toxique et là est curatif et donc qui n’est justement pas une substance au sens de l'ontologie. Il n’y a pas une essence maléfique du pharmakon. Le pharmakon n’est jamais par essence maléfique. Il est toujours maléfique, donc il n’est pas par essence maléfique. Il est par essence maléfique et bénéfique, c’est-à-dire qu’il est un pharmakon. Il n’est ni simplement un maléfique, ni simplement bénéfique. Et entre les pôles du pharmakon se constitue une relation bipolaire. Cette relation bipolaire produit des oscillations, et ces oscillations s’appellent la noésis. Car ce qui décide de tout ça, c’est la noésis, qui est plus ou moins noétique ou plus ou moins métique. Quand elle est très toxique, elle est purement métique, c’est-à-dire qu’elle a tendance à n'être que de l’efficience. Quand elle est très noétique, elle a tendance à sublimer toute l’efficience pour en faire de la cause finale et de la cause formelle, matérialisées. Si elle n’arrive pas à transformer ce pharmakon ou ce jeu de pharmakon, cet ensemble de pharmaka que constitue un exorganisme complexe - c’est un ensemble de pharmakas - eh bien elle produit un pharmakos. Ce pharmakos, c’est un bouc émissaire. Par exemple, en voilà un. C’est un pharmakos tout à fait spécial, celui-là. Je ne suis pas sûr que si Vincent Puig était là, il serait d’accord pour dire que c’est un pharmakos. Mais non, ce n’est pas un pharmakos, c’est Dieu. Dieu le Fils, bien entendu, mais c’est Dieu quand même. Moi, je pense que ce Dieu-là, c’est le Fils, c’est une espèce d’anamnèse de ce fils-là (Isaac), qui va se faire égorger. Je pense que si on ne lie pas le christianisme avec l’histoire d'Isaac et d’Abraham, on ne comprend pas qui est Jésus-Christ. Et Jésus-Christ, c’est bien un pharmakos. Parce que ce qui se pose là comme question, c’est celle du bélier qui est à côté, qui va donc servir de bouc émissaire, du bélier émissaire, qui va être substitué à Isaac. Et ça, c’est l’histoire de l'Occident, d’une certaine pratique sacrificielle tout à fait particulière et qui touche à sa fin ici (image des camps de concentration), c’est-à-dire au moment où l'Occident n’est plus l'Occident, n’a plus aucun crédit à revendiquer, la moindre urbanité que ce soit et s’est autodétruit à Auschwitz. Mais ça, ça commence, selon moi, ici, c’est-à-dire dans le refoulement du fait que celui qui va boire le pharmakon, qui s’appelle Socrate, le pharmakon s’appelle la ciguë, eh bien, c’est un pharmakos. il est une victime expiatoire de la cité grecque, bien entendu, d’Athènes, que Anytos veut faire condamner, etc. Et ça, c’est ce dont je prétends que toute l’histoire de la métaphysique l’a effacé, qu’il était un pharmakos, en effaçant du même coup le sens de sa dernière parole, « ne soyez pas négligents ». Par rapport à quoi ? Par rapport au pharmakon. C’est absolument évident que lorsque, pour moi, je l’ai écrit dans un bouquin qui s’appelle Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, lorsque Socrate, tout à la fin, c’est dans Phédon, dit à Crypton, va sacrifier un coq à Asclépios, Asclépios c’est le dieu du poison, on dit c’est le médecin, mais non, ce n’est pas... c’est un pharmacien, Asclépios. C’est le dieu du serpent, du poison. Et au moment où Socrate boit le poison, il demande d’aller sacrifier au dieu du poison. Donc c’est absolument lumineux. Mais personne n’a jamais vu ça. Pas même ce grand penseur qui était celui qui a écrit sur cette phrase-là. Quelqu’un que Michel Foucault estimait beaucoup. Bon, ma mémoire fiche le camp. Un grand penseur. La situation pharmacologique dans les exorganismes complexes, qui est la condition des exorganismes simples que nous sommes, qui devons produire de la noésis, c’est-à-dire de la diachronie pour empêcher la synchronie de s’intoxiquer, c’est-à-dire de s’étouffer dans l’entropie, et pour renouveler en permanence la métastabilité de l’individuation collective, si on parle le langage de Simondon. Et ça, on n’y arrive pas toujours. Le livre de Jared Diamond est très important parce qu’il montre qu’on n’y arrive pas toujours. Et comme Toynbee, 30 ou 40 ans plus tôt, il montre qu’on pourrait très bien ne pas y arriver du tout, y compris au niveau de la biosphère. C’est ce que dit Arnold Toynbee dont je vais vous parler maintenant.

Cette noésis que donc les Grecs tentent de penser depuis Socrate, puis Platon, puis Aristote, et c’est surtout Aristote là qui m 'importe, cette noésis a été pensée depuis l 'origine par Socrate comme intermittente. Dans Protagoras, Socrate dit :

on ne peut penser que par intermittence, pas tout le temps.

Donc forcément des moments où on ne pense pas, est-ce que ça veut dire qu’on est bête ou je ne sais pas quoi, laissons tomber le sujet, mais en tout cas on ne pense pas. Donc on est négligent, c’est ça que dit Socrate, ne soyez pas négligent, c’est-à-dire ne laissez filer le moment où vous ne pensez pas. En même temps c’est Socrate qui dit mais on est obligé, on ne peut pas être... il cite Simonide qui dit seul Dieu peut jouir d’un tel privilège. Donc c’est Socrate qui le dit dans Protagoras, ce n’est pas un hasard dans Protagoras, c’est un texte où on parle de la technique et Aristote le redit d’une part dans La métaphysique et d’autre part dans Le traité de l'âme. Cette intermittence qui est le caractère tragique, je vais y revenir, de la pensée de la noésis pour les grecs, eh bien, c’est ce que le christianisme va transformer. Il va le transformer en une question de la tentation. Et c’est ce que dit, de manière extrêmement concise et très peu développée, Gilbert Simondon, quand il commente le suicide de Eastman, le fondateur de Kodak et qu’il dit c’est incompréhensible qu’il se soit suicidé, il a tout réussi, il est très riche, tout ça, il se suicide. Qu’est-ce qui se passe ? En fait, il voulait comprendre, il faut aller voir du côté de la tentation. Et il n’en dit pas plus. La tentation, c’est très chrétien. Je pense que Simondon fait très attention à ne pas trop se christianiser. Je ne sais pas très bien d’ailleurs quels étaient ses penchants religieux ou pas, à Simondon. En tout cas, la tentation, c’est Saint Antoine, c’est le christianisme. Le christianisme, c’est la religion de la tentation. Et c’est une transformation de la religion de l’intermittence qui est tragique c’est-à-dire qui est par défaut, par défaut je ne suis pas un dieu, donc je ne serai jamais en permanence noétique, il faut que je le sache, en une question de la faute, du péché originel, je suis frappé par le péché originel, donc je suis soumis à la tentation. Et la tentation devient le diable, non pas le diable de ce que j’appelle le diable, diaboles, c’est-à-dire le diachronique, mais la substantification du mal. C’est là que le mal et le bien sont substantifiés. Dieu d’un côté, le diable de l’autre. Et ce qui arrive tardivement, ce n’est pas du tout le christianisme du début, c’est le christianisme du Moyen-Âge. Selon Nietzsche, c’est ça qui héberge le nihilisme et c’est à partir de cela, dont Nietzsche voit les traces dès Socrate, je ne suis pas complètement d’accord avec lui là-dessus, c’est à travers cela que le monothéisme et en particulier le monothéisme chrétien va pouvoir devenir l'ontothéologie du capitalisme, qui va finalement devenir l'ontologie non théologique que décrit Marx Weber. Et c’est ça donc qui produit le nihilisme, qui fait qu’aujourd’hui, je pouvais vous dire tout à l’heure, la macrosphère ou le macrocosme est intégralement computationnel. Il n’y a aucune sainteté, aucune sacralité, il n’y a aucune différence, c’est juste une affaire de... de technologie de calcul et de scalabilité, de technologie de scalabilité. Évidemment, nous soutenons, nous, que tout ça est absolument insupportable, non pas insupportable simplement d’un point de vue moral, ça nous choque, etc., mais ce n’est pas soutenable du point de vue de la théorie des systèmes. Donc c’est inévitablement un processus qui conduit à l’autodestruction de la technosphère par des voies qui peuvent être très différentes les unes des autres, d’ailleurs. Et si on veut combattre ça, si on veut ouvrir une perspective là-dedans, eh bien il faut lire Freud. Parce qu’après la pensée tragique de l’intermittence par les Grecs et une partie des Romains, après la pensée chrétienne de l’intermittence comme tentation et péché, arrive la pensée freudienne de l’intermittence comme économie des pulsions et comme une économie des pulsions qui va produire de la sublimation à travers une économie libidinale dont nous essayons nous de montrer ici à Plaine Commune - c’est pour ça que dans l’appel d’offre que nous avions écrite il y a deux ans, nous faisions appel à une thèse en psychologie orientée psychanalyse - qu’il faut repenser la théorie du désir freudienne d’un point de vue industriel et exosomatique et dans les exorganismes complexes. Pourquoi ? Ce que je vous disais tout à l’heure, un exorganisme complexe, finalement, il faut, par exemple, sur un bateau, qu’il y ait un capitaine pour tenir tout ça. Et qu’est-ce qui fait tenir tout ça ? Ce n’est pas le capitaine qui peut vous mettre au fer, voire vous jeter par-dessus bord, parce qu’à l’époque de Christophe Hollande, on foutait à l’eau, carrément, avec les requins. Mais c’est qu’il faut de la philia. S’il n’y a pas cette philia dont parle Aristote dans ce livre, dans ces deux livres de l’Ethique à Nicomaque, je voulais vous montrer un autre livre, à vrai dire, qui est celui de Jean Lauxerois qui s’appelle L’amicalité, qui est la traduction de ces livres par Lauxerois, qui est à mon avis ce qu’il y a de mieux, mais je ne l’ai pas trouvé, donc je ne l’avais pas chez moi, je vous ai montré une autre. C’est bien aussi cela dit, c’est intéressant. Qu’est-ce que pose comme question Aristote dans ce livre, dans ces deux livres du livre qui s’appelle Éthique à Nicomaque, dans ces deux chapitres disons, et bien d’abord il dit : la philia ce n’est pas du tout un attribut des êtres humains. Tous les êtres vivants ont une philia, les insectes, les corbeaux, les loups, les poules, tous. C’est ce qui fait qu’ils font groupe. Par exemple, ils peuvent avoir des relations sexuelles, réagir en commun face à un prédateur. Et dans la cité grecque, enfin dans la polis, la philia prend une dimension très particulière. C’est ce qu’il y a de plus précieux, dit Aristote. La seule manière d’être heureux, c’est de pouvoir cultiver une philia dans les conditions d’une cité, qui ne sont pas les conditions des fourmis ou des... Et nous nous reposons cette question ici, ça fait plusieurs fois maintenant que je parle de Norbert Wiener en disant, Wiener a dit : la cybernétique conduira, si on ne fait pas attention, à une fourmilière numérique sans philia, enfin avec une philia algorithmique. C’est ça l’enjeu de la smart city. Mais si nous voulons répondre à ça, ce n’est pas en rejetant les algorithmes du tout ou les smart cities ou le béton interactif, c’est en repensant toute l’histoire de la philia depuis Aristote en passant par la chrétienté, avec Freud et en allant au-delà de Freud et en critiquant Freud. Parce que Freud n’a pas réussi à penser tout ça jusqu’au bout. Alors, maintenant, qu’est-ce que ça veut dire, penser jusqu’au bout ? C’est ce que je vais essayer de vous dire pour terminer, j’en ai encore pour 10 minutes, et j’y reviendrai à la séance prochaine pour finalement conclure avec Lefèvre et Marcel Mauss. Qu’est-ce que c’est que le mal ? En grec, c’est le kakos. Les maux, ça se dit les kakas. J’ai toujours pensé qu’il y avait un rapport avec le mot caca en français. Je pense. En italien, on dit caca aussi. Aussi, il me semblait. Je pense que c’est pour la même raison. Et le mal, chez les grecs, c’est aussi le lait. Le kakos, ce n’est pas simplement le mal, c’est le laid, le pas beau, si vous préférez. Et c’est aussi le mauvais, ce qui a mauvais goût, par exemple. Amer, c’est kakos, c’est mauvais. Chez les Grecs, il n’y a pas de différenciation. C’est les chrétiens qui vont faire ces différenciations-là. Alors évidemment, Platon va proposer des différenciations de ce type, il va les préparer, disons. Mais dans la terminologie du grec, le mal et le mauvais, ça ne se sépare pas. Et le laid et le mauvais, ça ne se sépare pas non plus. Ça, c’est la vision tragique du mal. Qu’est-ce que je veux dire en disant tragique ? Qu’est-ce que ça veut dire tragique ? Ça ne veut pas seulement dire qu’on ne peut pas échapper à la mort. Ça veut dire ça d’abord, mais ça ne veut pas dire seulement ça. Si c’était que ça, ça ne serait pas grave. Ça veut dire, cette vision tragique du mal, qu’on ne peut pas échapper au mal, qu’on ne peut pas ne pas faire mal. Autrement dit, qu’on ne peut jamais devenir un saint. Et non seulement qu’on ne peut pas devenir un saint, mais on ne peut même pas devenir un fidèle. En tout cas, pas tout le temps. On peut exercer la fidélité, on peut vouer sa vie à la fidélité, mais en sachant qu’on ne sera jamais totalement fidèle. Et en ne renonçant pas à la fidélité pour autant. On n’est jamais quelqu’un de bien. Quelqu’un de vraiment bien, ça n’existe pas. Alors bien entendu, il y a chez les Grecs cette figure particulière qu’on appelle le héros. Donc c’est une figure à la limite, c’est une figure mésologique, qui est entre les exorganismes simples du niveau du microcosme qui est le nôtre, et le macrocosme où il y a les déités, les divinités, etc. Alors le héros, lui, il est entre les deux. Evidemment, par exemple, on dit, bah, Socrate, c’est une sorte de héros. Il est quasiment sanctifié. Et il y en a d’autres, Périclès est sanctifié. Voilà. Ça, c’est l’héroïsation. Mais c’est comme il y a une béatification des saints. C’est un geste institutionnel, en réalité. Mais Socrate, c’était le premier qui disait ça. Voilà. Il y a une chose que je sais, c’est que je ne suis pas vraiment bien. Je suis exposé fondamentalement à me tromper. Ça ne veut pas dire que je suis quelqu’un de mauvais, au sens où je veux faire le mal, non, ça veut dire que je suis fini, que je suis tragique, voilà, et que donc je n’y échapperai pas. Je vous signale en passant que ça a l’air de rien de dire ça, mais il y a des conséquences très importantes. Quand vous dites, par exemple, ça c’est un mec bien. C’est complètement débile de dire ça. C’est forcément un mec mal aussi. Moi je dis ça tout le temps, je le dis très souvent, ça c’est vraiment quelqu’un de bien. Mais c’est idiot de dire ça, quelqu’un de bien. Ça n’existe pas, quelqu’un de bien. Ce qui existe, c’est des points de vue sur quelqu’un que vous avez, vous voyez surtout ce qu’il y a de bien. Et ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différence entre... Il y a des gens qui sont mieux que d’autres, bien entendu. Mais ça dépend à quel point de vue. Toujours. Alors là, évidemment, la question... Est-ce qu’on peut toujours sauver tout le monde, y compris Adolf Hitler ? Je ne vais pas ouvrir ces questions-là. Par contre, ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas renoncer à être quelqu’un de bien. Alors, peut-être qu’on est obligé de renoncer à la sainteté aujourd’hui, parce qu’on n’a plus le cadre macrocosmique qui nous permettrait de dire voilà je vais vivre en saint etc. Ce n’est peut-être plus tout à fait possible mais par contre on ne peut pas résumer renoncer à l’exemplarité. Dans tout ce qu’on fait, la question de l’exemplarité se constitue en permanence. Il ne faut pas que je fasse ce truc devant mes gosses parce que ce n’est pas bien que mes gosses me voient faire un truc comme ça. C’est déjà la question de l’exemplarité. L’exemplarité, ce n’est pas forcément Socrate ou Périclès ou Napoléon Ier à Arcole. La question de l’exemplarité, en réalité, c’est toujours, petite ou grande, la question de l’improbable. Parce que la pente naturelle, c’est de ne pas être exemplaire, c’est d’être banal. L’exemplarité n’est jamais banale. Elle est toujours un peu exceptionnelle, toujours au bord de l’extraordinaire. Et c’est ça qui constitue le discours de Socrate sur la vertu, le courage, la générosité, l’excellence, arétè en grec. C’est ça que ça désigne. Et ce que je soutiens, moi, c’est que les exorganismes complexes fonctionnent parce qu’il y a quelque chose qui est de l'ordre d’un désir de s’élever. Quand je dis un désir de s’élever, ce n’est pas de faire le bien, comme Saint-François d’Assise, ou je ne sais pas quoi, non, c’est de grimper aux arbres. À partir du moment où on a envie de grimper aux arbres, on a envie, voilà, on est prêt à faire des efforts. Pourquoi faire ? Pour adopter des points de vue extraordinaires, voir de plus haut, etc. Tout le monde ici, je pense, a eu envie de grimper aux arbres ou est grimpé aux arbres et parfois, est tombé des arbres. Et donc, grimper aux arbres, c’est quelque chose de fondamental, qui est, à mon avis, à la base de l’individuation et qui constitue l’esprit de conquête sur soi et sur plein de choses, mais qui est un pharmakon. Dire que vouloir grimper aux arbres, c’est bien, on pourrait dire c’est le bien, c’est ce qu’il y a de bien. Les grecs appellent ça l’émulation, l’éris. C’est l’éris, dit Hésiode, qui fait que, par exemple, lui, cultive des oliviers, celui d'à côté veut cultiver des oliviers plus beaux encore que celui d'à côté. Et c’est la bonne éris parce que c’est l’émulation. Et du coup, la Grèce va avoir progressivement de plus en plus d’huile d’olive, va devenir riche, etc. Mais comme dit Nietzsche, d’ailleurs, l’éris devient la mauvaise éris tout de suite. C’est-à-dire que je suis jaloux du mec qui a des oliviers, etc. Et ça se renverse. Ce que je veux dire, c’est que c’est la même énergie qui produit l’émulation qui s’élève et qui produit appelons ça le mal. C’est-à-dire, par exemple, Napoléon, ce grand conquérant qui voulait pratiquement, disait-il, voilà et qui a absolument massacré l’Espagne. La trace de Napoléon en Espagne, c’est terrifiant, ce qui s’est passé en Espagne, comme Goya l’a montré. Ça, c’est la question du mal, telle qu’elle a été la banalité du mal, finalement, qui n’est plus la question d’époque de Goya ou de Napoléon, mais l’époque de Hannah Arendt et d’Eichmann et qui vient, et ça c’est très important pour moi, après un livre qui s’appelle Par-delà le bien et le mal. Pourquoi est-ce que je dis que c’est très important pour moi ? Eh bien, c’est parce que, bien entendu, à partir du moment où on s’appelle Nietzsche et on écrit Par-delà le bien et le mal, on s’expose au danger qu’il y a d'être réapproprié par les nazis par exemple. Puisque les nazis ont argué notamment de cette référence philosophique pour justifier quoi ? La protection de l’espace vital de leur exorganisme complexe. Le fascisme nazi c’est un discours sur le bien et le mal, après Nietzsche, par-delà le bien et le mal et sur la vertu, le patriotisme, le sacrifice, etc., etc., et contre un pharmakos, contre un bouc-émissaire. C’est un cas absolument limpide de pharmacologie, ce qui se joue là, mais aussi d’exorganologie. Si je vous parle de tout ça, c’est pour introduire quelque chose que je ne traiterai que la semaine prochaine, que le mois prochain, et qui est introduit par Arnold Toynbee dans un livre que je vous recommande de lire, qui est parfois, on saute quelques pages, moi je vous avoue que j’en saute parfois, parce que c’est un gros livre. Il a écrit plein de gros livres, en fait, de Toynbee. Toynbee, c’est un historien anglais très important, sous-estimé en France pour une raison totalement idiote, c’est parce qu’il a été traduit et introduit par Raymond Aron. Enfin, pas traduit, mais introduit par Raymond Aron, c’est-à-dire identifié comme un historien de droite, ce qui est vrai, d’ailleurs. Enfin, de droite, non, ce n’est pas vrai du tout, puisqu’il défend le socialisme, etc., mais c’était un homme de la bourgeoisie, il le dit lui -même, du grand empire colonial de Londres et il a un point de vue du plus grand empire colonial qui n’ait jamais existé. Et il en est conscient, il a un discours de classe, comme on dit, mais en même temps il est incroyablement intelligent sur cette dimension-là. Et surtout, il est absolument stupéfiant, parce que, outre qu’il a une culture historique dont il n’y a jamais eu aucun équivalent, y compris chez Braudel ou des gens comme ça, il connaît tout, il parle de tout, il a l’air de tout connaître comme sa poche. Il connaît très bien la préhistoire, il connaît bien les sciences, il connaît bien Vernadsky, etc. Et il dit l’histoire c’est intéressant que du point de vue de la biosphère. Si on étudie l’histoire sans intégrer le point de vue de la biosphère et de son avenir et de la menace dans laquelle elle se trouve, on ne fait pas un travail d’historien. Alors, je vous recommande de le lire et en particulier parce que Toynbee introduit... il est chrétien, je ne sais pas s’il est chrétien croyant et pratiquant, mais en tout cas il est chrétien de culture. Il doit être de l’église anglicane, j'imagine. Et il a une très forte culture chrétienne. Il la mobilise sans complexe et sans du tout se retenir. Mais il dit la biosphère sans la conscience - alors là, il emploie le mot conscience au sens de Teilhard de Chardin - ce n’est pas possible à partir du moment où l’homme apparaît. Et il décrit, je vous en reparlerai en juin, je commenterai quelques passages, il décrit le bien et le mal, il n’a pas peur d’employer ces mots-là, le bien et le mal, comme des fonctions biosphériques. Des fonctions dans la biosphère. Et je pense qu’il est post-nietzschéen, c’est-à-dire qu’il va par-delà, par-delà le bien et le mal. Parce qu’il intègre, alors il ne fait pas référence à Lotka, je ne suis pas sûr qu’il le connaisse, mais par contre, il intègre des problématiques qui étaient celles de Lotka, parce que Lotka lisait Vernadsky, il le commentait, il connaissait d’ailleurs Teilhard de Chardin et tous ces gens-là et il se posait ces questions. Si je vous dis cela, c’est parce que, et je vais vraiment m’arrêter là-dessus, c’est parce que je crois qu’aujourd’hui il faut relire Nietzsche, je suis en train de m'y employer dans un livre d’ailleurs. Je suis en train d’écrire un livre où je parle de Nietzsche, en comprenant ce qui est l’enjeu de ce que veut dire Nietzsche lorsqu’il dit par-delà le bien et le mal, outre tout ce que je viens de dire qui est bien connu, dépasser l'opposition, enfin tous ces machins-là, sortir du ressentiment, de la faute, du péché, enfin de tous ces machins, dépasser le christianisme autrement dit, ou transformer le christianisme. Je dis « où transformer le christianisme » parce que quand même, il y a des textes où Nietzsche dit « je suis le Christ ». Donc c’est quand même... voilà il dit je suis l’antéchrist mais il dit aussi je suis le Christ. Donc c’est très compliqué le rapport de Nietzsche au christianisme. C’est pas du tout un rejet comme le croient les gens qui ne l’ont pas lu. Mais par contre la vraie question à mon avis pour Nietzsche c’est les moyennes. C’est à dire que je pense que Nietzsche se pose la question, Nietzsche qui voit très lucidement ce qui est en train de se transformer avec l’industrialisation à laquelle il assiste parce qu’entre 1860 et 1889, la dernière année de sa lucidité, il se passe quand même 30 ans où il voit se développer le train à vapeur, le télégraphe, tous les usines. Il ne voit pas le cinématographe mais il n’en est pas loin. Il assiste à... Comme nous, nous sommes sidérés par la disruption, mais à l’époque, c’est très largement aussi sidérant ce qui se passe à cette époque-là pour les gens qui sont témoins de ça, surtout quand ils ont la lucidité d’un type comme Nietzsche qui voit tellement loin, et ce qu’il voit... c’est la menace contre les exceptions. Il dit, le seul vrai sujet, c’est les moyennes et la technologie des moyennes vont détruire les exceptions. Et c’est pour ça qu’il s’en prend à Socrate, qu’il choisit le point de vue de Calliclès, etc. c’est parce qu’il est... et donc il s’en prend à la démocratie, il dit la démocratie, ça ne peut être que la démocratie des moyennes, c’est-à-dire la destruction des exceptions. C’est ce que Gilles Châtelet, dans ce livre, a posé dans tout à fait d’autres termes, mais que je vous recommande de lire, en commentant en particulier ce livre abominable qui s’appelle L’homme moyen de Quételet qui est le penseur des statistiques au XIXe siècle en Belgique et qui annonce tout ce qu’on vit aujourd’hui avec les smart cities. Donc si on veut faire une critique des smart cities, ça veut dire que premièrement, il faut repenser la question du mal. Il y a des problèmes du mal dans la contemporanéité, mais il faut les poser dans une dimension exorganologique, au niveau des exorganismes complexes et comme des fonctions. Donc j’y reviendrai avec Toynbee le 20 juin, le 22 juin. J’essaierai de montrer comment on peut fonctionnaliser l’augmentation, je ne vais pas dire du bien ou du mal, mais de la néguanthropie et de l’anthropie. Parce que pour moi, le mal, c’est tout ce qui contribue à l’anthropie. Et je pourrais vous prouver ça, si par exemple on relisait Gorgias, le discours de Socrate sur la justice, je pourrais vous prouver que ce dont parle Socrate, c’est bien de la lutte contre l'anthropie. Quand il dit par exemple, il vaut mieux être victime que d’être criminel, etc. C’est de ça dont il s’agit, voilà.

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