Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018

Séance 3 : Exorganologie de la « sarcellite » et des smart cities

Séance 3 : Exorganologie de la « sarcellite » et des smart cities

Exorganologie I Panser la post-vérité dans la post-démocratie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 3 : Exorganologie de la « sarcellite » et des smart cities », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2018/seance3.html.
version 0, 20/12/2025
Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0)

Enregistrement du 18 janvier 2018 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord

Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS

Source

Je vais vous parler d’exorganologie et j’essayerai de préciser ce qu’est l’exorganologie par rapport à l’organologie générale. Je vais vous parler de la sarcellite qui est une « maladie », un mal-être, un malaise dans ce qu’on appelle les Cités, les grands ensembles dans les années 60 et je ferai un rapport avec la maladie des Smart Cities en tout cas d’une Smart City qui s’appelle Songdo à 40 km de Séoul qui est la première grande Smart City entièrement construite en vue de développer ce modèle. J’approche tout doucement d’une question compliquée dans un contexte qui est le programme de Plaine Commune et où nous voulons travailler sur ce que l’on appelle une urbanité numérique. Je suis toujours pour le moment dans la reprise d’antériorité des travaux qui ont pu être faits par Vernant et Henri Lefèbvre, même s’il y en a d’autres que citerai un petit peu.

Nous avions vu dans la séance précédente comment Henri Lefèbvre, qui est mon premier interlocuteur. Henri Lefèbvre enracine la philosophie dans la ville. J’avais essayé de montrer, en commentant cet extrait du Doit à la ville, chap. 2, que la philosophie apparaît essentiellement comme un discours sur la ville« La cité et la ville ne furent pas pour la philosophie et les philosophes une simple condition objective, un contexte sociologique, une donnée extérieure. Les philosophes ont pensé la ville Ils ont porté au langage et au concept la vie urbaine ». Commentaire : Lorsque Platon dans La République parle du microcosme de l’âme et du macrocosme de la Cité, il situe la philosophie dans cette configuration politique au sens où elle est urbaine.↩︎ plus exactement sur la polis donc sur la Cité. Si je traduis cela dans mon langage exorganologique, la ville étant un exorganisme complexe, qui forme une unité et qui se développe comme un organisme à travers des exorganismes simples, qui sont nous les habitants, les commerçants, les voyageurs etc. Cela voudrait dire que la philosophie est un discours sur l’exorganisation qu’est la polis. On appelle cela d’ailleurs la politique. Donc ce que je suis en train de vous dire c’est que la politique ce serait une exorganologie de ces exorganismes complexes qu’on appelle les cités, polis qui constituent une politeia (citoyenneté) et plus généralement sur les exorganismes complexes - jusqu’à quel point c’est ce qu’il faudra préciser.

Lefèbvre dit cela dans le texte mentionné plus haut et Vernant le dit, quelques années plus tôt : il y a une spatialité urbaine qui se constitue par la manière dont la géométrie va commander le plan de la ville (de la polis plutôt) et cette spatialité se produit aussi dans l’écriture alphabétique qu’on trouve d’abord dans le marbre de la polis grecque. La spatialité urbaine constitue une temporalité politique, la philosophie accompagne le processus d’exorganisation politique. Cette temporalité politique est un processus d’individuation psycho-collective d’un nouveau type qui apparaît, très différent de la ville du prêtre-roi, du basileus, et encore plus éloigné de société chamanique par exemple, qui est partiellement sédentarisée mais qui vient d’une société plutôt nomade.

C’est ce qui m’amène à vous dire que l’urbanité politique de la polis constitue une différance avec un a citoyenne (c’est un processus qui produit de la différance en différant les choses, en les reportant dans le temps) constituant elle-même une nouvelle forme d’individuation psychique et collective. Ce que je soutiens c’est que cette nouvelle forme d’individuation est incompréhensible si on ne comprend pas, premièrement, ce que c’est que les conditions de la spatialité urbaine de la polis (ça c’est que dit Jean-Pierre Vernant) et. Deuxièmement, ce que c’est que la spécificité de la spatialité du temps qu’est l’écriture alphabétique (c’est aussi Vernant qui le dit). Si on lit Vernant aussi bien que Lefèbvre du point de vue que je défends ici, la philosophie est une fonction de fourniture de critères à l’exorganisme local auquel appartient tel ou tel philosophe. Cela renvoie à des choses très précises que j’avais moi-même commentées dans un livre qui s’appelle Passer à l’acte là où Socrate précise à Criton qu’il préfère mourir dans la Cité plutôt que de vivre exilé de la Cité et qu’il fait corps avec sa Cité, qu’il est hors de question qu’il se dédise parce que sa fonction c’est de dire la vérité à la Cité et que si la Cité ne le comprend pas il va faire ce que la Cité demande : il va mourir mais en continuant à faire corps avec Athènes, puisque sa Cité c’est Athènes mais il ajoute qu’il viendra la hanter jusqu’à la fin des temps. Il sera avec Homère et Orphée à banqueter là-haut avec les héros et les Athéniens ne l’oublieront jamais. Ce qui est vrai. Les Athéniens (et n’importe qui) savent tous qui est Socrate.

La spatialité urbaine qui donne corps à cette individuation psychiques et collective nouvelle qu’on appelle la politeia, la citoyenneté, et qui la conditionne comme l’hypomnèse qui conditionne l’anamnèse, c’est aussi la différance avec un a é la lettre qui procède d’une spatialisation du temps par ce que j’appelle la grammatisation qui constitue ce que j’appelle des rétentions tertiaires hypomnésiques littérales (ou alphabétiques). Ce qui fait la politeia telle que tentent de la penser les philosophes grecs pour accompagner l’exorganisation de la cité grecque à travers une pensée philosophique qui est essentiellement une politique – tous sont des nomothètes, des fondateurs de cité, des prescripteurs politiques - c’est ce qui procède d’une rétention tertiaire hypomnésique spécifique qui est littérale. ET je vous dis ça pour en faire un point de comparaison avec nous. Quant à l’enjeu de cette spatialité aujourd’hui, dite spatialité urbaine et qui est aussi inurbaine comme l’humain peut être inhumain, cette question nous revient, la question de l’articulation entre la spatialité bâtie, càd la construction, l’exosomatisation des bâtiments – construire un bâtiment c’est exosomatiser quelque chose – ça s’articule non plus avec seulement l’écriture alphabétique mais avec un type très particulier de rétention tertiaire hypomnésique qui est le béton interactif. Qu’est-ce que ce machin ? Ça veut dire qu’il y a des puces RFID dans les matériaux de construction y compris dans les parpaings et ça, pour moi, c’est le point de départ de la smart city. La smart city devient une plateforme d’accès à d’autre plateformes, une méta-plateforme territorialisée qui permets à des habitants - est-ce qu’ils sont urbains ou inurbains ? C’est tout le problème pharmacologique que posent ces villes. Mais toutes les villes ont posé des problèmes pharmacologiques de ce type. La ville c’est l’espoir, la chance, le désir et l’horreur.

La smart city, (qui ne reposerait pas forcément sur le béton interactif - c’est une tendance cela, spécifique et à mon avis radicale et éclairant, qu’il faut prendre comme hypothèse, comme expérience de pensée. Imaginons que tous les matériaux autour de nous sont pucés et produisent de l’information et que toute la conception de ce bâtiment pas exemple ait été pensée dans cette optique, où par ailleurs ces capteurs rentrent en interaction avec les habitants, peut-être pour les surveiller, peut-être pour leur apprendre des choses etc. Tout est possible. C’est le bâtiment qui devient un dispositif d’enregistrement. Ça peut être aussi la surveillance que le système Internet plus chinois met en place pour absolument fliquer tout le monde etc.) est une plateforme territoriale. Les plateformes type Amazon, Facebook, ne sont pas territoriales. Là, l’idée c’est de dire, la smart city, ce serait une plateforme territorialisée, localisée et donc qui la spécifierait par rapport à un environnement de plateformes qui relèveraient de ce que j’avais essayé de décrire l’an dernier comme les technologies de scalabilité qui se constituent à travers différents niveaux, dans la biosphère qui en train de devenir maintenant une exosphère puisque les satellites ne sont plus dans la biosphère, plateforme territorialisée qui serait le mode d’accès à toute cette architecture, infrastructures qui appartiennent selon moi à ce que Heidegger appelait le Gestell.

Alors que peuvent faire, que doivent faire les héritiers de la philosophie - càd nous, et pas seulement en tant que philosophes. Les biologistes, les mathématiciens sont aussi des héritiers de la philosophie – que peuvent faire ces héritiers du savoir disons occidental et de la cité grecque, et que faire du béton interactif en essayant d’être fidèles à ce que Socrate dit de ce que devrait être la politeia ? Que peuvent-ils faire avec le Business Information Modeling et les technologies dites « smart » plus généralement (parce que des technologies dites smart, il y en a plein. Comme E. Morozov, tout est en train de se smartifier : les automobiles, les téléviseurs sont smartifiés. Il faudrait par ailleurs analyser de près ce que veut dire « smartifié ». Ça veut dire essentiellement algorithmisé avec des capteurs et des capacités à être gérés à distance par des grandes plateformes à travers les Big datas.Ou analysés par d’autres algorithmes en vue de fournir des informations de diagnostic par exemple, d’aides à la décision etc. Or, contrairement à la politeia grecque qui s’exprime et s’argumente sur l’Agora, le processus – lié à des intérêts privés - qui préside à l’élaboration des algorithmes est désincarné voire tout à fait occulte. Le droit n’intervient, éventuellement qu’à postériori. On est loin de ce que dit Vernant « Toutes les choses communes doivent être l’objet entre ceux qui composent la collectivité politique d’un libre débat, d’une discussion publique, au grand jour de l’Agora, sous forme de discours argumentés ».↩︎

Ce sont les questions que j’essaye de poser dans ce séminaire et je le fais en postulant que ces questions ne sont pertinentes que pour autant qu’elles sont abordées du point de vue d’une économie de la contribution. Càd que ce que je soutiens avec le territoire apprenant contributif de Plaine Commune c’est qu’une « real smart city », une cité intelligente est constituée par une intelligence du partage de savoir à travers une économie contributive qui valorise ce partage et ce savoir lui-même au sens très large du mot savoir. Cette vision repose sur une autre affirmation, plus générale, qui est que la réalité économique depuis le début de l’économie – 3 millions d’années, depuis que Leroi-Gourhan a montré que les tailleurs de silex économisent aussi, essayent de ne pas gaspiller. Les silex, il faut aller les ramasser, c’est lourd etc. Evidemment ils ne font pas de l’économie comme un économiste aujourd’hui, ils font de l’économie, comme M. Jourdain, sans le savoir. C’est une économie de geste.

L’exosomatisation c’est ce qui produit de l’économie. Et c’est pour cela que Georgescu-Rögen, s’appuyant sur Alfred Lotka, dit : étudier l’économie c’est d’abord étudier l’exosomatisation. C’est absolument fondamental. Marx a dit des choses comme ça. Dans l’Idéologie allemande, il commence par poser que les questions d’économie c’est d’abord la production des organes artificiels par le producteur de ses propres organes de production. Donc il pose déjà des choses comme ça mais il ne le pose pas du point de vue de la biologie, qui d’ailleurs est naissante à l’époque de Marx. Il le pose du point de vue de l’histoire. L’histoire de l’humanité c’est l’histoire de la production d’organes artificiels. C’est Lotka qui dit qu’il faut repenser la biologie humaine du point de vue de l’exosomatisation et c’est Georgescu-Rögen qui dit càd comme une économie. Nous posons ces questions-là à Plaine Commune comme une économie de la contribution qui donc développe ces idées dans un contexte qui celui de l’anthropocène où l’objectif est de sortir au plus vite de l’anthropocène pour entrer dans le néguanthropocène et c’est pourquoi nous disons que l’économie de la contribution est une production d’exosomatisations néguentropiques qui contrôlent au maximum, mais n’élimine pas parce qu’on ne peut pas l’éliminer complètement, la production entropique càd les effets anthropiques, au sens où le GIEC parle des forçages anthropiques qui créent par exemple le réchauffement climatique etc.

La question est alors de savoir comment produire systémiquement de la néguentropie avec ce nouveau type de rétentions tertiaires hypomnésiques que sont les nouveaux matériaux de construction, les nouveaux logiciels ou dispositifs de modélisation, pour élaborer des plateformes locales pour accéder aux plateformes non locales que sont les Smart Cities. La question, je la pose dans une optique tout à fait spécifique qui est de créer un atelier d’urbanité contributive avec les habitants de Plaine Commune pour les acculturer à ce questions, pas dans le langage que j’emploie là parce que c’est un langage académique, mais de les amener à réfléchir sur le BIM en faisant des lego par exemple, en appliquant des lego avec des jeux vidéos qui ont été nourris (voire produits) par le lego, par exemple Minecraft, ou des équivalents de Minecraft, sachant par ailleurs que des ingénieurs de Vinci envisagent d’utiliser Minecraft comme outil de préparation de chantier pour des matériaux de ce type. Cela devient intéressant ! Par exemple monter un atelier en maternelle avec des petits gamins de 3 ans pour qu’ils utilisent des lego et qu’avec leur grand frère de 8 ans, ils réfléchissent à faire une ville, un quartier avec Minecraft : C’est ce que j’appelle des ateliers contributifs. Et c’est pour construire ici un protocole expérimental, négocié avec Vinci, des cabinets d’architectes, la communauté de Communes etc. et que ce protocole soit sur des bases très claires, on sait de quoi on parle – on sait ce qu’on pense du béton interactif ou ce qu’on n’arrive pas à penser parce que on n’arrive pas à se décider – mais on a mis tout ça à plat et à partir de là on parle avec les habitants et on leur livre tout ça pour faire quelque chose avec eux.

C’est ça la question que je veux visiter en relisant Le droit à la ville d’Henri Lefèbvre 1967 parce que Plaine Commune appelle son programme Le droit à la ville. Alors d’accord, on va parler d’Henri Lefèbvre, on va le lire avec Plaine Commune, parce que si on parle d’un texte, il faut le lire et le lire au XXIe siècle. Lire Le droit à ville comme en 1967 ça n’a aucun sens. C’est ça la différance de Derrida, les textes se lisent différemment selon les époques parce qu’ils produisent de la différance et donc il faut savoir ce que cela comme conséquences par exemple dans une gestion de programme comme le programme d’investissement d’avenir qui s’appelle Le droit à la ville.

Alors revenons à notre question, l’individuation politique dont je viens de vous dire qu’elle est née de la polis (avec les citoyens qui étaient les nomothètes, les fondateurs qui sont devenus deux siècles plus tard les philosophes. Par exemple, Thalès n’était pas un philosophe mais un fondateur de Cité. Il était mathématicien, le premier géomètre, c’est un nomothète, un poète aussi et c’est le premier physiologue, le premier à discourir sur la physis en totalité. C’est la première figure de la science et c’est aussi celui qui a fondé Millet, une colonie en Anatolie, càd en Turquie actuelle. A l’époque, on appelle ça la Ionie. Et là on voit la puissance de la nomothétie, de l’instauration d’un nouvel ordre exosomatique) et dans la polis.

Nous nous posons cette question au moment où cette question est liquidée en 1967. Cette liquidation de la ville ne commence pas à Sarcelles mais elle devient une espèce d’exemple, qui donne une pathologie qu’on appelle la « sarcellite » : c’est une maladie de la non citoyenneté de la cité, une cité dans citoyens. C’est la couverture du livre Le droit à la ville. Ce que l’on voit en arrière-plan c’est Sarcelles. Donc Henri Lefèbvre parle du droit à la ville à l’époque des cités comme on les appelle. A l’époque elles sont porteuses d’un espoir utopique d’une nouvelle façon d’habiter. Aujourd’hui, ce qu’on appelle les cités c’est là où ça craint ! A l’époque ça ne veut pas dire encore ça, ça voudrait être une forme de la polis mais ça ne va pas marcher. Ça ne va pas marcher parce que toutes sortes de questions, comme celle du rapport entre la cité et les zones pavillonnaires où des gens construisaient leur maison eux-mêmes et qui étaient un des modèles de l’économie contributive, lointain, dans les années 50. Il se trouve que Lefèbvre en parle, des rapports, par exemple, entre les zones pavillonnaires et la cité ; il en parle comme d’une symptomatologie de ce que je considère être moi, lui n’en parle pas, la sarcellite. On en a reparlé il n’y a pas très longtemps à propos d’un bouquin Regards et témoignage sur Sarcelles qui explique ce qu’est la sarcellite, par exemple des gens qui se jetaient par la fenêtre. La sarcellite est un mal de la ville qui doit être étudié en tant que tel parce que je pense que la smart city, ça risque d’être une nouvelle forme de sarcellite et l’Université de Séoul a fait une analyse et un bilan cette ville (Sedong) qui est destinée aux classes supérieures, très smartifiée où les gens sont très malheureux, ça ne va pas du tout, la dépression est omniprésente, et les universitaires de Séoul considèrent que c’est un échec. Si je vous en parle c’est parce que nous nous engageons dans un programme d’urbanité numérique qui doit analyser ces questions de près.

Alors, revenons à la question première : qu’est ce ça veut dire que l’individuation politique née de et dans la polis comme ville et liquidée lorsque la ville est liquidée ; que veut dire « liquidée » ? Si on reprend l’exemple de Sarcelles, on voit qu’il n’a y rien d’autre que des habitations, pas de centre-ville etc. C’est une approche fonctionnaliste où une véritable politique de culturation à été nécessaire pour atténuer l’impact négatif de l’urbanité purement fonctionnelle. Il faudrait aussi réfléchir à ce qui constitue de communautés non urbaines, par exemple un petit château près d’Epineuil avec une magnifique église. C’est une autre forme de communauté, elle n’est pas urbaine à proprement parler bien qu’elle soit exosomatique aussi : le château fort avec son église et la communauté des villageois tout autour et avec un contrat social d’un type particulier typique de l’organisation féodale. Tout cela s’inscrit dans une longue histoire des habitats qui nous fait passer là depuis de la cité grecque à par exemple des villes italiennes comme Bologne qui est une nouvelle forme de cité, mais plus du tout à l’antique construite autour d’une université, la première université du monde et qui va engendrer, avec la Renaissance, la première forme du capitalisme, bien avant que le capitalisme ne devienne industriel et ceci est lié à une certaine organisation de la vie urbaine, d’une urbanité qui est toujours extrêmement vivace en Italie d’ailleurs avec ses modes de vie qui sont toujours là, qui tiennent le coup après 1000 ans !

Demandons-nous ce que pour être la « smart citite » ? Ce que je soutiens c’est que cette sarcellite qui est typique de l’époque qui précède 1968 et qui est en fait l’expression d’un malaise beaucoup plus général qui est celui de la génération qui a fait précisément les évènements de 68, et avec les situationnistes dont Henri Lefèbvre était le principal fournisseur de concepts et puis bien entendu Guy Debord etc. Ce qui constitue cette pathologie urbaine, c’est la destruction radicale du là, càd de la localité, la localité du Dasein, de l’être-là qui est le concept fondamental de Heidegger dans Etre et temps et que Jean-Paul Sartre, 15 ans avant l’époque dont je vous parle, popularisera avec Julian Greco, Boris Vian etc. tout ce mouvement qu’on appellera les existentialistes qui vont développer toute une culture qui va introduite Heidegger et la phénoménologie par des voies tout à fait littéraires. Quand je dis cela je ne veux pas dire que Sartre n’est pas un bon lecteur de Heidegger - je pense que ce n’est pas un bon lecteur de Heidegger mais en même temps il est tout à fait légitime ; il a le grand mérite d’avoir fait lire Heidegger en France avec une vision très particulière, il était heideggérien marxiste avec une vision très humaniste de l’existentialisme de Heidegger (Heidegger n’est pas du tout un humaniste). Par contre ce que je crois très important : Sartre n’a pas vu la question du là, il a vu la question de l’existence et cette question du là personne n’ose l’affronter parce que c’est celle aussi qui soutient le nazisme de Heidegger et donc c’est une question très importante. Mais nous ne devons pas la fuir parce que nous disons que l’économie contributive c’est une économie de la localité. A partir de là – si je puis dire – nous sommes obligés de revenir sur une critique du là et de la destruction du là dont je soutiens qu’elle produit, par exemple, la sarcellite ou la smart citite.

La destruction du là c’est la destruction de la localité càd des formes de l’espace et du temps. Si vous avez lu Emmanuel Kant La critique de la raison pure L’esthétique transcendantale, qu’est-ce que l’être-là ? c’est l’être dans l’espace et dans le temps, ce que Kant appelle les formes de l’espace et du temps qu’il analyse très précisément. Kant écrit cela en 1781 et au début du XIXe siècle, Hölderlin écrit dans Remarques sur Œdipe que « il ne nous reste que les formes de l’espace et du temps ». Heidegger dira que Hölderlin, c’est le poète qui annonce la détresse dans laquelle nous nous sommes engagés en Occident à partir de cette époque. J’ai très longtemps résisté chez Heidegger à ce discours sur la détresse à la déploration qui me paraissait intrinsèquement lié au nazisme et à l’antisémitisme mais aujourd’hui, je pense que malheureusement il avait raison parce que Heidegger est le premier à avoir compris la nature et la gravité de l’anthropocène. Il n’appelle pas cela l’anthropocène, il ne le dit pas à travers des analyse géologiques, démographiques ; il le dit à travers de ce qu’il appelle une critique de la métaphysique mais en même temps c’est bien de ça qu’il s’agit selon moi. Après cela, est-ce qu’il faut suivre Heidegger dans l’analyse causale de cette détresse ? Ça c’est une autre affaire. Et ce n’est pas une autre affaire dont on parlera plus tard et ailleurs ; non, je vais continuer à vous parler de ça mais sans commenter Heidegger parce que ce n’est pas le lieu ici mais par contre tout ce que je vais dire se dit en relation avec une lecture que je fais de Heidegger et en particulier de ce texte de Heidegger qui s’appelle : Pourquoi des poètes en temps de détresse ?. Cette question ce n’est pas Heidegger qui la pose, c’est Hölderlin. Heidegger la reprend, pas tellement avec Hölderlin mais avec Rainer Maria Rilke, qui est plus récent, un siècle après Hölderlin, avec les Elégies de Duino. Si je vous parle de cela, c’est que Rilke va réfléchir dans sa poésie à qu’est-ce qu’être vivant ? Qu’est-ce que risquer de vivre ? A une époque où Rilke dit par ailleurs « On ne meurt plus, on n’a plus accès à la mort, on ne sait même plus mourir, or vivre c’est essentiellement mourir » et cela anticipe la mort industrielle d’Auschwitz. C’est ça la détresse. Hölderlin, lui, il en parle à propos des remarques sur Œdipe et Antigone qu’il traduit et qu’il transpose ; il en fait une traduction très libre qui est une transposition. Et dans ses remarques qu’il fait après la transposition des deux grands textes de Sophocle, il dit « Il ne nous reste plus que les deux formes de l’espace et du temps » ; ça signifie que l’entendement, l’imagination, la raison ont été balayés ; c’est ça la détresse ; il ne nous reste plus que les formes de l’espace et du temps ; et nous les poètes, nous ne pouvons plus qu’à partir des formes élémentaires de l’espace et du temps qu’essayer de réarticuler, repoétiser, rouvrir quelque chose.

Je vais vous dire quelque chose de déprimant mais, à nous il ne reste même plus les formes de l’espace et du temps. C’est cela le problème. A Sarcelles, il n’a même plus les formes de l’espace et du temps et avec ces machins-là (montre son smartphone) non plus ; en tout cas il n’y même plus les formes de l’espace et du temps dont parle Kant. Est-ce que cela veut dire qu’il faut suivre Kant ? Est-ce que cela ne veut pas dire que s’il n’y a plus les formes de l’espace et du temps là-dedans (montre son smartphone) c’est parce que celles dont parle Kant n’ont jamais existé ? Est-ce que cela ne veut pas dire que les formes de l’espace et du temps ont toujours déjà été exosomatisées ? Et que finalement il manque une analyse exosomatique à l’Esthétique transcendantale de Kant ce qui fait que ce ne serait plus une Esthétique transcendantale mais ce que j’appelle moi une esthétique a-transcendantale càd après le transcendantal et après la détresse pour entrer dans ce qu’Heidegger appelle l’Ereigniss càd la bifurcation au-delà du Gestell ? C’est mon hypothèse. Maintenant, si je vous parle de mon hypothèse, après la sarcellite, c’est parce que la détresse des sarcellois - parce que c’est une détresse, au sens très strict de Hölderlin – c’est cette détresse, y compris d’absence des formes de l’espace et du temps. Habiter Sarcelles dans les années 60, c’est être hors temps et hors espace. Il y a quelque chose qui est une espèce de chaos de sensations qui ne se structure plus à travers tout ce que nous apprend une ville. Heidegger a dit une rue c’est un instrument pour marcher. Cela veut dire que quand vous marchez dans une ville, vous apprenez à jouer de cet instrument qu’est une rue. Et cette marche, Benjamin en a beaucoup parlé, c’est un apprentissage du regard, de l’écoute, du temps, de l’espace qui est en fait un patrimoine qui vous donne un rapport de l’espace et du temps. Il va nous falloir repenser ce que c’est que l’espace et le temps, tels que ce sont des formes qui se constituent à travers une exorganogenèse exosomatique dont le BIM est une nouvelle époque et comment on peut faire avec le BIM de nouvelles formes du rapport à l’espace et au temps. Ce que nous disons nous, c’est une vieille tradition de l’IRI, c’est en donnant aux gens accès à la possibilité de toucher, de modeler eux-mêmes ces choses-là, à faire du modelage avec le BIM.

L’année dernière, dans la chaire de recherche contributive, j’avais essayé de montrer que la genèse de la sensibilité est non seulement organologique, càd produite par des organes des sens et par des organes artificiels mais exorganologique càd produites pas seulement par des organes artificiels comme des lunettes, mon ordinateur ou mon smartphone, ou la rue pour marcher dont parle Heidegger, ou le silex taillé qui évidemment configure des rapports à l’espace et au temps, mais elle est constituée par un milieu exorganologique complexe et c’est le milieu lui-même qu’il faut considérer (et pas simplement le smartphone) donc si par exemple je ne veux pas seulement considérer le smartphone, qu’est-ce que c’est que le milieu du smartphone ? c’est la ville où par exemples les panneaux locaux vont essayer d’exploiter les opportunités, comme on dit dans le milieu des affaires, que couvre le smartphone mais c’est aussi les satellites qui entourent la biosphère qui produisent une exosphérisation de ce processus qui n’est même plus dans l’atmosphère ; et si on arrive pas à articuler tout ça, on ne comprend pas ce qui se passe. Cela veut dire aussi qu’il s’agit de se pencher sur des nouvelles formes de l’espace et du temps ou de destruction des rapports à l’espace et au temps que Amazon Web Service développe à travers ses algorithmes etc. et mener une politique territoriale avec Plaine Commune ça va être développer sur ce territoire une conscience critique de ces processus-là avec les fonctionnaires de Plaine commune, avec les habitants de Plaine Commune, avec les acteurs économiques de Plaine Commune, avec les investisseurs, avec l’Etat, avec le préfet etc. Vaste sujet. Ce n’est pas du tout évident parce que ce sont des technologies de disruption donc des technologies qui n’arrêtent pas de changer. C’est pour cela qu’on a besoin former des intermittents qui vont être en perpétuelle recapacitation, qui vont en permanence requalifier l’analyse des algorithmes etc. et on pourra leur donner des emplois intermittents pour faire que l’intelligence collective se partage, se concrétise par des textes de lois, des projets de développement urbain etc.

Si on veut penser ces choses-là, par exemple, ce que c’est que la sensibilité au temps d’un marin, il faut penser le bateau ; un bateau, c’est un exorganisme complexe avec un équipage qui sert le bateau càd qu’ils sont des organes qui servent le bateau et commandés par capitaine. Voilà un milieu d’un type très particulier. Un marin ça a une sensibilité formidable mais très spéciale et pas facile à vivre. Mais ce qui se passe dans les bateaux qui constituent des milieux de sensibilité d’une esthétique a-transcendantale liée à l’organe exosomatique, ça se passe aussi dans une usine ; les ouvriers sont au service de machines qui constituent ce que Andrew Ure appelle de « vastes automates dont les prolétaires sont les serviteurs, des cellules vivantes » et aujourd’hui, tout cela a abouti à des processus exosphériques (satellites) qui pilotent des bateaux, des usines aussi, des camions sans chauffeurs, bref toute une organologie qui développe une nouvelle sensibilité – ou insensibilité -, différance avec un a – ou indifférance -, à travers des échelles qui constituent ce Bratton a appelé de Black Stack (pile).

C’est dans ce nouveau contexte exosomatique, qui tend à devenir exosphérique, qu’il faut panser avec un a une cité vraiment intelligente qui constituerait une nouvelle intelligence exosomatique selon de modalités extrêmement variées. La question qui se pose c’est comment nous pouvons constituer – ou pas - un nouveau processus d’individuation et nous soutenons qu’il suppose de transformer de fond en comble les conditions de l’exosomatisation qu’est la production industrielle et les services. Nous posons que ça c’est inventer une nouvelle économie. Ce n’est pas simplement d’inventer un nouveau droit politique, un nouveau droit de cité càd une nouvelle légalité ou juridiction urbaine, c’est inventer un nouvel environnement économico-politique. Et il faut intégrer là-dedans une thérapeutique du béton interactif. Ce que j’appelle le béton interactif, c’est un peu une image. Je ne sais pas si ce modèle de béton interactif va se concrétiser comme certains le disent mais je pense que cette image est illustrative d’une tendance absolument inéluctable qui est le devenir hypomnésique des matériaux de construction ; c’est déjà en train de se concrétiser, y compris dans les réfrigérateurs parce qu’il n’a pas que les matériaux de construction, il y a tout le mobilier urbain et domestique (Internet of things). Ça, c’est déjà parti et il faut en constituer une nouvelle culture qui passe peut-être par une réflexion sur ce que pourrait être une Fab city. Nous nous intéressons de puis plusieurs années à l’IRI en particulier aux technologies de l’imprimante 3D aux grandes transformations des modes de production, et donc d’exosomatisation, par ces nouveaux organes de fabrication.

L’année dernière j’avais dit qu’il fallait reconsidérer les échelles, càd les rapports entre le local et la déterritorialisation exosphérique en considérant tout ça du point de vue d’une analyse micro-macro-cosmique. Maintenant je micro-méso-macro-cosmique parce que je considère qu’entre le microcosme et le macrocosme il y a le mésocosme et je pense qu’il est très important de le traiter parce que par exemple toute l’organisation de l’industrie en filière est mésologique, souvent orthogonal par rapport à l’action publique ; c’est l’organisation en filière des grandes industries, le MEDEF étant structuré autour de ces filières, mais il y a aussi les syndicats, tout ça ne fonctionne pas selon les mêmes axes que le niveau macrocosmique ; le niveau microcosmique est quant à lui encore très différent, il est très intégré, très synthétique. Donc je pense qu’il faut repenser tout cela en vue d’une économie politique néguanthropique avec un a et un h.

Je posais la question de ce qu’est la liquidation de l’individuation politique ; que veut dire liquider et que veut dire ville (je disais cela à propose de la sarcellite) et je posais que la destruction radicale du là càd de la localité. La localité c’est la condition de la néguanthropie. Pareil pour la néguentropie. Il n’y a pas de néguanthropie (ou néguentropie) qui ne se constitue localement et c’est du point de vue local qu’on peut la qualifier de néguentropie. Du point de vue délocalisé ce n’est plus du tout validé néguentropique, ça rentre dans le flux entropique. Ça se perçoit uniquement comme producteur d’entropie. Il y a donc là une question du point de vue et nous devons instancier la question du point de vue aujourd’hui de façon tout à fait nouvelle au titre d’une re-cosmologisation du monde càd d’une remondialisation de l’immonde par ce que je pense que nous sommes aujourd’hui dans l’immondialisation et que celle -ci doit être remondialisée de tout urgence faute de quoi la planète deviendra un vrai désert puisque cette immondialisation produit une destruction de la biodiversité qui devient extrêmement grave et irréversible. Quand je posais qu’il fallait réfléchir sur les formes que Kant appelle à priori de l’espace et du temps et que moi je dis qu’elles ne sont pas à priori, mais elles ne sont pas non plus à postériori, elles sont a-transcendantales donc elles échappent à cette distinction à priori/à posteriori, parce qu’elles sont épiphylogénétiques en fait, ça veut dire qu’il faut repenser la localité et les formes de l’espace et du temps c’est ce qui constitue la localité : si nous disons qu’il faut faire une économie de la néguentropie ça veut dire qu’il faut faire une économie en tant qu’elle constitue la localité. Il faut donc une politique de l’espace et une politique du temps et pas seulement des politiques mais de tous nos partenaires qui doivent devenir des producteurs de lieux puisque ce qui articule l’espace et le temps ça s’appelle un lieu. Un lieu c’est ce dans quoi quelque chose a lieu, où il se produit quelque chose et Heidegger appelle ça en allemand Ereigniss et Deleuze appelle ça un évènement. Donc nous sommes en train de reprendre toutes les vieilles questions du XXe siècle dans le contexte du BIM et en négociation avec un projet territorial à 10 ans sur Plaine Communes.

Si on veut penser ces questions et cette question du là que Heidegger appelle dans Sein und Zeit, la proximité, le Dasein est constitué par sa proximité et il dit il y a une proximité toute proche, lointaine et plus lointaine y compris les étoiles là dont je sais que certaines sont éteintes depuis très longtemps mais que leur lumière m’arrive toujours, c’est proche de mon œil puisque je les vois. Qu’est-ce que c’est cette scalabilité de la proximité à l’époque des smartphones, des Google Maps etc. Si nous voulons instruire ces questions de proximité, il faut lire Nietzche – Il parle du télégraphe, des chemins de fer, de la machine à vapeur – il dit : ça va exploser la proximité et ça va poser d’immenses problèmes de relations entre les gens. Il est d’une extraordinaire clairvoyance – il est encore tout jeune, il a 30 ans. Si nous voulons penser tout ça il faut revenir à la première pensée de la proximité, celle d’Hestia et d’Hermès. Il faut lire ce chapitre de Mythe et pensée chez les Grecs qui est dédié au rapport entre Hestia, déesse du foyer et Hermès, dieu de la circulation, du commerce, de la traduction, de l’écriture, du « dehors » comme disait Maurice Blanchot. En tant que déesse du foyer, Hestia est la déesse du soin, c’est celle qui soigne le foyer, càd le feu. Elle s’occupe de ce qu’on appelait autrefois l’âtre qui est le lieu où l’on prend soin du premier pharmakon parce que le feu peut détruire la maison. Hermès est le dieu de la grammatisation, de la circulation, de l’au-delà du là. Hermès va toujours plus loin que là. Il est là à Athènes mais il est déjà chez Zeus ou je ne sais où. Il circule, il est dans l’immensité du cosmos en train de changer d’échelle, de l’échelle du foyer il passe à l’échelle de la cité etc. Il est l’ouverture de la cité, ce qui fait que la cité est une polis effectivement càd un site qui n’arrête pas de se transformer qui est le site de ce que Heidegger dans Introduction à la métaphysique appelle Geschichte càd l’histoire, l’historialité qui produit ce que l’on appelle la Geschichtligkeit. J’insiste sur ces questions parce que si nous voulons rouvrir la question de localité sur Plaine Commune du point de vue d’une économie de la contribution, qui est une économie de la néguentropie càd de la localité, l’immense danger est évidemment la fermeture du territoire sur lui-même, qui serait mortelle pour lui à brève échéance mais qui est la tentation constante qui, à mon avis, a frappé Heidegger lui-même, d’ailleurs dans l’Introduction à la métaphysique mais pas seulement.

Nous devons affronter ces questions-là frontalement et nous devons embrasser et tenir cette complexité dans notre projet avec toutes les contradictions et les conflits, par conséquent, qui peuvent devenir très violents surtout sur un territoire où il y a 140 cultures différentes et 140 langues (chiffres officiels de Plaine Commune). Alors toutes ces questions, dans la première séance du séminaire (Le cri d’alarme de 15 000 scientifiques pour sauver la planète), je les avais situées dans un contexte qui est celui de l’anticipation d’une catastrophe biosphérique et c’est dans cette anticipation que nous sommes capables de convaincre le monde de la banque, le monde de l’industrie etc. qu’il est maintenant urgent de trouver des solutions alternatives qui ne sont pas le Grand Soir dont rêvent pas mal de gens encore mais qui sont véritablement un grand changement, une grande bifurcation même si ce n’est pas le renversement du capitalisme et c’est avec ces puissances capitalistes que nous sommes obligés de négocier cette transformation parce que ce sont elles qui concrétisent l’exosomatisation, qui gèrent les processus d’efficience. Et à partir de là, nous sommes obligés de jouer un rôle avec ces causalités efficientes – Vinci c’est une causalité efficiente, Amazon c’est une cause efficiente, Google c’est une cause efficiente – nous devons leur dire : sans cause finale et sans cause formelle, vous n’irez pas très loin. Donc nous nous incarnons les causes formelles en tant que chercheurs et les habitants incarnent les causes finales, càd des volontés collectives, des formes d’individuation collective. ET si vous n’êtes pas capables de prendre soin de ces causes formelles et de ces causes finales, vous serez emportés par une cause matérielle qui s’appelle l’entropie. Car la première cause matérielle aujourd’hui – on est plus à l’époque d’Aristote ni de Newton – c’est l’entropie. C’est ça la matière, c’est ce qui est emporté par le devenir proprement dit.

Pour affronter ces questions, je propose une exorganologie qui est une branche de l’organologie générale. J’apporte donc quelques précisions méthodologiques. Cette branche de l’organologie générale décrit la façon dont les exorganismes simples, que nous sommes, s’individuent collectivement en partageant et en échangeant leurs productions exosomatiques. Par exemple, je suis en train de parler, j’ai une petite production exosomatique de mots ; ce sont des vibrations de l’air, 330 m/sec. ; elles arrivent à vos tympans en ce moment : c’est de l’exosomatisation. Et comme c’est enregistré, ce n’est pas seulement des vibrations dans l’air mais aussi des inscriptions dans du silicium et qui vont circuler, dans certains cas, à 200 millions de mètres par seconde sur des réseaux à très haut débit. Donc c’est tout un environnement et c’est un échange que je suis en train de produire là. Et ce que vous apprendrait Braudel, qui est un penseur de l’échange, c’est que c’est d’abord l’échange qui constitue les formes de vie à travers ce qu’il appelle l’histoire de la longue durée. Les échanges supposent de circuits d’échange, des routes, des plateformes, des accointances, la possibilité de comprendre les rapports entre Hermès et Hestia etc. et ces circuits d’échanges forment des circuits de transindividuation – les circuits de transindividuation sont ce qui stabilise ce que Simondon appelle le transindividuel et c’est pour cela que Simondon dit que le transindividuel est stabilisé par les objets échangés (il ne le dit pas du point de vue que je défends là). Ça veut dire que le commerce est absolument fondamental. Etudier le commerce ce n’est pas d’abord faire de l’économie, c’est d’abord faire de l’exorganologie, et de l’exorganologie symbolique parce que le commerce est toujours symbolique. Tout cela constitue des circuits de transindividuation qui ne sont transindividuants càd qu’il produisent de la signification - autrement dit quelque chose qui lutte contre la détresse parce que la détresse c’est quand les choses n’ont pas de signification – que pour autant qu’ils protègent la localité. Par exemple, comment je parle allemand, moi Hölderlin. Et comment je pense que la langue allemande doit être protégée de sa dégradation. Et je ne suis pas forcément nazi pour ça, parce que si je m’appelle Proust, je défends la langue française et je ne suis pas forcément anti-allemand pour ça. Et donc il faut arrêter de dénier qu’il y a de localité ; il y a de la localité et il faut la protéger mais ça ne veut pas dire détruire la localité de l’autre côté bien entendu. Ça peut vouloir dire ça ; dans certains cas ça peut vouloir dire ça mais du tout nécessairement.

Cela suppose d’étudier la néguanthropologie ; c’est passer de l’anthropologie à la néguanthropologie ; et la néguanthropologie ça doit méditer sur cette figure d’Hestia et l’articuler avec Hermès (et son sceptre à deux serpents qui représentent les deux sangs de la Gorgone, un qui est curatif, l’autre qui est empoisonnant. Hermès est celui qui articule les deux dimensions du Pharmakon – Asclépios, le dieu de la médecine, a quatre serpents sur son sceptre). Je vous signale en passant que ce dieu de l’interprétation – Hermès a donné son nom à l’herméneutique, l’hermeneia – qui est le dieu des commerçants et aussi le dieu de voleurs ; il est le dieu de la transgression, du dépassement de la propriété. C’est assez incroyable que le dieu des voleurs soit l’interprète des dieux auprès des mortels et l’interprète des mortels auprès des dieux. On confie cela à un voleur !

Aujourd’hui, les circuits d’échange, les réseaux qu’on appelait commerce au XVIIIe siècle (au café où se rencontraient Diderot, Voltaire etc. on disait qu’ils commerçaient, le commerce constituant un circuit d’échange : l’échange pour eux c’était aussi les librairies, les livres qui circulaient, le lettres qui allaient chez Catherine II de Russie etc. C’était déjà des réseaux) ne produisent plus de transindividuation. J’ai essayé de le montrer dans La société automatique tome 1. Ils produisent de la transdividuation ; ils dividualisent au sens où Guattari parlait du dividuel. Et donc ils détruisent l’individuation. Ils désindividuent au sens où Simondon décrit les processus de désindividuation lorsqu’il analyse la prolétarisation des travailleurs par la machine. La transdividuation c’est ce qui conduit à la post-démocratie et la post-vérité qui sont l’épreuve de la disruption et de l’impossibilité du double redoublement épokhalIl y a des transformations exosomatiques qui produisent un premier choc, des perturbations qui détruisent les circuits de transindividuation qui existaient et puis il y a un deuxième choc – ça produit Rousseau ou Emmanuel Kant – qui va produire un nouveau choc et de nouveaux circuits de transindividuation. C’est un enchaînement de l’histoire.↩︎ . Aujourd’hui, à l’époque de ce que l’on appelle la disruption, ce double redoublement épokhal ne se fait plus parce que la disruption est précisément faite pour court-circuiter le deuxième temps du redoublement épokhal et faire en sorte que c’est le business et la cause efficiente uniquement qui pilotent la transformation (au lieu d’un Diderot, Kant etc.) et pas la cause finale (Diderot, Kant produisent des causes finales et des causes formelles). Qu’est-ce qui résulte de cette disruption ? c’est ce que j’appelle l’épreuve de la post-vérité et de la post-démocratie et plus précisément c’est le n’être-plus-là. On a le sentiment que le monde n’est plus là, qu’on n’est plus dans le monde. Le monde ça se présente et c’est là y compris quand vous n’êtes pas de ce monde-là.

Si nous disons que l’immondialisation du « n’être plus là » détruit la démocratie et constitue la post-démocratie – mais qu’est-ce que la démocratie ? Ce n’est pas la même chose que la cité. La cité n’est pas forcément démocratique. La cité de Thalès n’est pas démocratique ; c’est plus tard que va arriver la démocratie avec Clisthène. Avant la démocratie, il y a la République caractérisée par la publication, le rendre public (Res publica). C’est Hermès qui publie ; Hermès constitue un espace public à l’intérieur duquel il y a des localités non-publiques qui sont habitées par Hestia. Et il faut cette différence entre le public et le privé. Si on détruit le privé, il n’y a plus de public. Le public est constitué par sa polarisation par ce qui n’est pas public càd le privé. C’est l’extimité au sens où l’extimité c’est ce qui constitue les objets du désir comme une proximité du désirant, qui est singulier, et protégé, comme localité singulière, de l’espace public mais qui doit se conformer à l’espace public càd qui doit être compatible avec l’espace public. Parlons donc non pas de post-démocratie mais de post- république parce que je pense que c’est ça la vraie question. On parlera de démocratie plus tard. Savoir ce qui distingue la république (je prends le mot république au sens d’Emmanuel Kant ; pour lui la république ce n’est pas la chute du roi ; il dit par exemple que le roi de Prusse Frédéric II, son protecteur, a constitué une république ; il est le garant de la république des lettres ; Kant dit que la république c’est d’abord la république des lettres càd la liberté d’expression, de confrontation etc. et la protection des arts et des lettres etc.) c’est la production de critères véritatifs. La différence par exemple entre la société pharaonique, la société basilique et la société politique de la Grèce ancienne, c’est que chez les pharaons ou chez les prêtres-roi, ce n’est pas des énoncés véritatifs qui produisent la décision, ce sont des pratiques divinatoires. Ce sont des devins qui entourent le roi, on les appelle des scribes en général, parce qu’ils ont un accès exclusif à l’encodage et ils produisent de la divination. Dans la société grecque, on abandonne la divination, on abandonne la sacralité (pas complètement mais il n’y plus de roi sacré) du pouvoir. Le pouvoir est en meso (au milieu) et il faut le partager à travers une critique du pouvoir qui est la critique véritative – il faut créer des communautés de pairs qu’on appelle des citoyens, qui peuvent être des géomètres, architectes, juristes etc. mais ils ont tous un accès égal à l’espace public, ils sont responsables de l’espace public ; ils doivent « publier » avec des règles très précises de publication.

Ces critères d’individuation véritatifs ce sont des critères d’anti-anthropie. Et j’emploie le terme d’anti-anthropie au sens où Maël Montevil parle anti-entropie. Je l’écris anti-anthropie et je fais une translation à partir de son travail qu’il a fait avec Giuseppe Longo sur le fait qu’il ne suffit pas pour parler du vivant de distinguer l’entropie et l’anti-entropie. Parce qu’on peut avoir un animal qui vient de mourir, il reste néguentropique, il reste ordonné ; il est organisé même s’il est en train de se décomposer, sa tête reste sa tête, son foie est son foie, son pied est son pied ; bien sûr ça va se décomposer. Mais de la même manière on peut dire qu’une institution, par exemple la Sorbonne, est toujours là, elle a ses huissiers, ses professeurs, son organisation etc. mais ça ne fonctionne plus du tout ; elle est morte. Et donc on maintenir comme ça des cadavres en vie, on appelle ça des zombies néguentropiques ; dans le vivant (mais ça ne dure pas longtemps) sauf sous forme de traces (les fossiles) ; la vraie question ce n’est pas la néguentropie (structurelle donc statique) *, c’est l’anti-entropie (dynamique, opératoire) : comment est-ce qu’on cultive un tonus, une vitalité de l’organisme pour qu’il puisse en permanence produire de l’anti-entropie ; d’un point de vue de l’anthropologie, comment on va faire en sorte de cultiver des singularités qui sont toujours transgressives (par rapport au groupe) mais un peu à la limite de la transgression comme Jean Genêt, ils deviennent les héros de Jean-Paul Sartre et puis finalement de la littérature, presque prix Nobel etc. ; et comment tout ça produit du dynamisme ; un dynamisme que je continue à soutenir que il articule de synchronique (Platon) et le diachronique (Aristote) au sens des catégories de Ferdinand de Saussure. L’anti-anthropie, c’est l’objet de l’économie contributive : si nous voulons développer une économie contributive, nous devons cultiver des pratiques anti-anthropiques càd qui luttent contre les forçages anthropiques (au sens du GIEC – par exemple du climat et des effets anthropiques qui génèrent ces forçages anthropiques). C’est tout à fait le sujet de Rêve de scènes urbaines puisqu’il dit on veut développer une technique de construction, de gestion de la ville etc. pour une ville durable et pour le climat; faisons-le mais donnons nous les moyens de le faire et cela veut dire produire une économie de l’anti-anthropie qui est une économie de la capacitation qui permet à des individus qui on acquis un potentiel anti-anthropique de passer à l’acte anti-anthropique en ayant un emploi intermittent comme un intermittent du spectacle qui, à un moment donné va faire une performance sur une scène de théâtre ou dans un film, sauf que là il s’agira aussi de gens qui font de la cuisine de rue, des mécaniciens, des constructeurs etc. qui vont produire de nouvelles formes, de nouvelles logiques urbaines. Ce que j’affirme en disant cela c’est que premièrement ce qui est posé par Bailly, Longo et Montevil qui est donc la nécessité de distinguer clairement néguentropie et anti-entropie dans la dynamique vitale qui caractérise ce qu’on appellera avec Simondon l’individuation vitale, doit être également distingué dans la néguanthropologie. Deuxièmement, la démocratie, et avant elle la République, qui est la condition de la démocratie, comme processus de publication qui constitue la politeia, c’est ce qui assure comme régime d’individuation des fonctions anti-anthropiques – c’est ça la politeia – pour lutter contre la sclérose, contre le conservatisme au mauvais sens du mot. Ces fonctions anti-anthropiques sont idiomatiques au sens large, pas simplement au sens linguistique du mot idiomatique ; ça veut dire qu’elles sont toujours produites par des localités psycho-sociales : ce peut être des langues, des façons de vivre, de savoirs de toutes sortes et qui sont locaux parce qu’ils sont déclinés sur des échelles et que sur ces échelles ils varient. Ces variations sont des variations cosmologiques. On ne peut absolument pas neutraliser cette cosmologie si on veut développer une telle économie.

La singularité microcosmique que j’avais appelé inframince – càd le fait que je ne peux même pas accéder à mon propre inconscient ce qui veut dire qu’il y a quelque chose en moi qui est secret et tellement secret que moi-même je n’y ai pas accès - c’est ce qui doit pouvoir se développer au niveau d’une spécificité macrocosmique constituant une civilisation qui est elle-même une localité, qui est elle-même une singularité à une certaine échelle. C’est ce qu’il faut analyser avec Arnold Toynbee dans “}La grande aventure de l’humanité*, qui a évidemment des défauts – on a beaucoup reproché à Toynbee d’avoir regardé l’histoire du monde à travers la colonisation anglaise, parce que c’était un anglais de l’empire – mais c’est extrêmement puissant et c’est pratiquement le premier à parler des problèmes de l’Anthropocène ; c’est aussi un des seuls à parler d’exosomatisation bien qu’il ne cite pas Lotka. Donc il faut le lire même s’il est considéré comme très réactionnaire ; c’est Raymond Aron qui l’a introduit en France, c’est la droite, le Figaro etc. Il y a parfois des gens de droite qui sont très intéressant donc il faut les lire ; ce n’est pas l’important. Toynbee était un grand historien, plein d’audace, qui s’est trompé comme tout le monde.

Troisièmement, la vérité, dans les sociétés démocratiques et républicaines, a pour fonction de fournir aux délibérations publiques des critères de décision étant entendu que ces critères sont chaque fois forgés par des communautés critiques de pairs elles-mêmes fondées sur des institutions que j’avais appelé, dans La technique et le temps tome 3, des dispositifs rétentionnels et que ces institutions peuvent sombrer dans l’entropie. C’est pour ça que la vérité est historique. Ça ne veut pas dire que Newton est devenu faux depuis que Einstein l’a relativisé ; ça veut seulement dire que le newtonisme peut devenir une institution qui refuse le dynamisme einsteinien et à ce moment-là devient un obstacle entropique à l’anti-entropie que représente Einstein. C’est très important de comprendre qu’il y a une cumulativité, et ce n’est pas seulement vrai du savoir scientifique, toutes les formes de savoir sont cumulatives et que cette cumulativité est toujours pleine de contradictions très compliquées.

Quatrièmement, dans la disruption qui empêche le double redoublement épokhal, la démocratie devient l’intelligence des foules ce qui conduit à l’extraction de critères à partir de comportements moyens, càd c’est la conquête de l’entropie et l’élimination de l’anti-entropie ; c’est ce qui conduit à une prescription par l’efficience, parce qu’il n’y a aucune doute que les Big datas sont efficientes : si vous faites le calcul, si vous mettez en place de manière archi-brutale par exemple les patterns extraits par les Big datas qui analysent l’insécurité et la dangerosité des quartiers et la criminalité potentielle des gens et que vous mettez en taule tous les gens qui sont porteurs de tout ça, vous allez diminuer la criminalité, il n’y a aucune doute mais vous allez augmenter à un point inimaginable l’injustice. Il y a donc là une question qui est cause efficiente / cause finale : la justice c’est une cause finale. La cause efficiente c’est ce qui permet de lutter contre l’injustice mais très souvent en commettant l’injustice si elle oublie les causes finales et ça c’est le problème des juges et des législateurs càd des hommes politiques. Aujourd’hui nous sommes dans une société qui, par la plateformisation, repose sur la neutralisation des causes formelles et des causes finales et c’est extrêmement grave – c’est pour ça que Chris Anderson dit « The end of theory », on n’a plus besoin de causes formelles, la théorie c’est la cause formelle, les patterns sont beaucoup plus efficaces ; et c’est vrai qu’ils sont plus efficaces mais sur quelle échelle de temps ? Ce qui est efficace sur l’échelle d’une minute : par exemple je ne me sens pas bien, je me fais un shoot d’héroïne, c’est efficace ; mais à l’échelle de 24 heures c’est déjà moins efficace et à l’échelle d’un an c’est la ruine de mon organisme. Donc c’est ça la vraie question : le pharmakon.

L’évacuation des causes formelles et des causes finales aboutit à l’évacuation de ce qui réactive de l’incalculable : une cause formelle et une cause finale introduit toujours de l’incalculable. On peut le dire avec Gödel, pour le formalisme mathématique, on peut le dire avec Blanchot parlant de l’improbable comme étant la question poétique et de l’écriture, on peut le dire avec Freud, Lacan ou Deleuze en parlant de la singularité, on peut le dire avec Heidegger sur la question de la localité etc. Il faut en fait décliner toutes ces choses, mais il faut les décliner en ayant conscience que l’enjeu de cela c’est la réticulation planétaire qui tend à éliminer, sur la base d’une infrastructure qui est devenue intrinsèquement exosphérique – les satellites servant fondamentalement à optimiser les calculs (recueil des données, transmission de ces données et leur répartition sur du calcul intensif distribué etc.) -, toute singularité.

Cinquième point, la disruption c’est ce que Heidegger appelle dès 1950 env. le Gestell ; l’anti-anthropie, c’est ce que Heidegger appelle la mondanéisation, le faire-monde ; le mot mondanéisation se trouve dans Être et temps et c’est un régime d’individuation collective ; et c’est là que l’on ne peut plus suivre Heidegger parce que, lui, ne le voit pas comme un régime d’individuation collective. Dès qu’on parle d’individuation collective, on est pour Heidegger dans ce qu’il appelle Das Man, le « on ». Donc il ne voit pas que c’est le destin du Dasein que d’être non pas dans le « on » mais dans l’individuation collective. Et c’est pour ça que Heidegger erre politiquement. Dans cette individuation collective, quelle est la fonction de la vérité (car elle a une fonction exosomatique) ? Sa fonction est de générer des causes finales – la vérité c’est toujours ce qui produit des causes finales.

La vérité ce n’est pas la vérité de l’efficience, l’efficience n’est pas un objet de vérité, c’est un objet d’optimisation et de calcul ; la vérité est toujours au-delà du calcul, est irréductible au calcul. C’est pour ça que les grands prononceurs de vérité c’est d’abord les prophètes ; et la vérité n’est uniquement occidentale ; dans les sociétés divinatoires, les sociétés chamaniques, il y a aussi de la vérité, il y a aussi des expériences de la vérité ; ce n’est pas la vérité que l’on appelle nous la vérité apodictique et logique, mais il y a d’autres formes de vérité. Et souvent beaucoup plus « véridique » - par exemple dans cette partie du Maroc dont je vous parlais tout à l’heure, les gens me paraissaient beaucoup plus vivre dans l’expérience de la vérité que dans le nord du Maroc totalement foutu en l’air par l’Occident.

Donc premièrement les causes finales sont totalement irréductibles au calcul et deuxièmement elles sont ce qui permet de devenir des quasi-causes de l’efficience. Les causes finales qui sont produites par les énoncés véritatifs, ce sont en fait des capacités à produire des quasi-causes de l’efficience. Que veut dire une quasi-cause ? Je reprends la terminologie de Deleuze reprenant la philosophie stoïcienne : devenir la quasi-cause d’un accident. L’exosomatisation exosphérique, c’est un accident. C’est un énorme accident mais c’est un accident. C’est l’accident historique, si l’on suit Heidegger, de la métaphysique occidentale. C’est ce à quoi aboutit l’histoire de l’être comme accident d’ampleur planétaire. Et la question n’est pas de rejeter cet accident, c’est de produire dedans une Ereigniss, comme dit Heidegger, càd une bifurcation et cette bifurcation ne peut être que quasi-causale i.e. elle va s’approprier l’accident pour lui donner une autre trajectoire. Je donne toujours l’exemple que donne Deleuze de Joe Bousquet qui s’approprie la balle qu’il a reçu dans le dos et qui en fait de la poésie. Je soutiens que les rapports entre Prométhée et Epiméthée, càd toute la pensée tragique de la technique de l’époque encore de Sophocle, avant lui d’Eschyle et bien avant encore des présocratiques, ce sont des penseurs du tragique en tant que les mortels sont obligés de s’approprier l’accident technique pour devenir dignes de produire de la vérité. Et cela aujourd’hui pour nous, ça suppose de nous emparer de la déformation de l’espace et du temps par l’exosomatisation biosphérique (les satellites). Qu’est-ce que cela veut dire ? cela veut dire que dans la cosmologie d’Aristote il faut ajouter une couche : entre la lune et la terre il y a les satellites artificiels et ça beaucoup de choses à la théorie des topoï d’Aristote, à la théorie des lieux, donc à la théorie de l’espace et du temps puisque le lieu c’est ce qui articule l’espace et le temps. Les satellites artificiels permettent le développement du GPS grâce à une triangulation satellitaire. Telle est la condition dans laquelle nous sommes aujourd’hui : une articulation des échelles. Vous devez vous articuler avec des processus de connexion algorithmiques, totalement transparents pour vous, vous n’avez aucune conscience que cela se développe mais vous devez le faire. Mais à Plaine commune nous voudrions que les gens de la Courneuve – les mamans qui n’arrivent pas à faire téter leurs enfants et utilisent leur smartphone pour les faire téter découvrent que, oui, il y a des satellites, que par rapport à leur cosmologie – ces gens viennent de cultures où il y a des cosmologies – il faut interpréter ces choses-là d’une manière dont Vinci, par exemple, est absolument incapable.

Pour terminer, il faut revenir à la question du Building Information Management ou Modeling (BIM) ; il faut revenir à la question de l’individuation psychique, collective et technique. Le BIM est un processus d’individuation technique avec de nouvelles normes industrielles qui sont discutées aujourd’hui dans les normes ISO ; c’est un énorme processus qui est en train de se mettre en place et qui concerne absolument tout le monde, les fabricants de frigos, les constructeurs comme Vinci, les architectes etc. et c’est ce qui articule très étroitement construction et grammatisation. Cela dit une telle articulation ne date pas d’hier, Vernant en parle beaucoup (cf. le dernier chapitre du premier volume de Mythe et pensée chez les Grecs) mais pour bien penser cela il faut revenir vers une question que j’avais moi-même instruite dans la conclusion de La société automatique en ouvrant une discussion avec Karl Marx à propos de cette fameuse allégorie de l’abeille et de l’architecte (Le Capital). Pour le lire aujourd’hui, je le lis avec Alfred Sohn Rethel, un grand théoricien marxiste de l’Ecole de Francfort, qui a développé une théorie de la valeur très alternative, parfois à la limite jusqu’où on peut suivre, mais extrêmement intéressante, et qui revisite complètement la question de la genèse du savoir, à travers la question de l’échange et de la monnaie ; il dit les Grecs sont devenus les Grecs à cause de leur monnaie, avant tout. Je ne suis pas sûr d’être complètement d’accord avec ça. En tout cas, dans La société automatique, j’ai proposé ce que j’ai appelé une tracéologie de l’architecte – vous avez peut-être compris qu’à l’horizon de ce que je suis en train de dire il y a de l’architecture contributive. Dans le passage où Marx parle de l’abeille et de l’architecte, je pense que Marx régresse considérablement sur le plan philosophique par rapport à ce qu’il dit dans les Manuscrits de 1844 ou dans l’Idéologie allemande de 1857. Je pense que cette régression est liée à une incapacité chez lui à penser ce que j’appelle les rétentions tertiaires hypomnésiques que, par contre, Sohn Rethel essaye de penser. Marx est incapable de penser leur rôle même si dans le fragment sur les machines des Grundrisse, il parle de ça mais sans se rendre compte qu’il parle de ça. J’insiste sur ces questions non pas pour le plaisir de commenter Marx mais parce que bientôt je vais essayer de vous montre que Henri Lefèbvre dans le Cybernanthrope, que je considère comme un mauvais livre, a le même problème. Lefèbvre est un marxiste, à fond, il colle très près de Marx, et même de la doctrine marxiste. Par exemple il rejette la psychanalyse ; il dit Freud c’est des problèmes de bourgeois ; c’est là que Guy Debord va ajouter quelque chose de très important parce que lui ne dit pas ça du tout ; il dit presque le contraire. En tout cas je pense que Henri Lefèbvre suit Marx dans son insuffisance à penser les rétentions tertiaires hypomnésiques et Vers le Cybernanthrope de Lefèbvre, c’est un commentaire de Norbert Wiener, le théoricien de la cybernétique : Qu’est-ce que la cybernétique ? c’est la mise place de nouvelles technologies de rétentions tertiaires hypomnésiques. Et ça c’est aussi ce que Heidegger ne va pas réussir à accepter même si lui va donner une extrême importance à la rétention tertiaire cybernétique : Il va dire le Gestell c’est la cybernétique et la cybernétique c’est qui remplace la philosophie. Il dit ça en 1966 et c’est sa dernière déclaration ; après ça il ne dit plus rien comme s’il était écrabouillé par ce dont il est convaincu.

Qu’est-ce que l’architecte ? c’est celui qui conçoit sur le papier, celui qui anticipe, produit des protentions tertiaires ; il anticipe des possibilités en les grammatisant, en les discrétisant. Un plan c’est de la grammatisation, il y a une symbolique, des légendes et ils sont mathématisés ; ils sont discrétisés géométriquement et arithmétiquement. En planifiant l’architecte programme et calcule ; tout cela n’est possible que parce que l’architecte commence par extérioriser sa pensée : il ne pense pas dans sa tête, il pense sur le plan.

Ce que je suis en train de vous dire là, c’est ce que Marx a totalement oublié. Il écrit dans Le capital livre I : « … ce qui distingue le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. ». C’est tout à fait faux ça ! Ça ne ressemble absolument pas à ce que ressemble le travail d’architecte. D’abord parce que l’architecte ne construit pas la cellule ; c’est le maçon ; il y a une division du travail qui est d’abord une division des supports ; l’architecte apparaît au moment où apparaît le plan càd le dessin, et un certain type de dessin, dont je pourrais vous faire l’archéologie, qui suppose lui-même la carte de géographie etc. bref la capacité à mettre en deux dimension un espace en trois dimensions et à le faire par une pensée qui s’accomplit sur le papier, d’abord au crayon puis à l’encre de Chine et avec des outils qui peuvent être des règles à calcul, des équerres, des compas etc. Tout cet outillage-là, qui est l’outillage de l’exosomatisation architecturale, Marx, aussi génial qu’il ait été, ne l’a pas vu. Il a oublié que l’exosomatisation ne concerne pas que la production des organes de production des ouvriers mais aussi l’activité intellectuelle. Tout ça s’inscrit dans un cadre beaucoup plus général et nourrit des errances de la « pansée » de l’aléthéia entre Platon, Heidegger et Alain Badiou, lequel réintroduit une conception platonicienne, càd pré-heideggérienne de toutes ces questions ; c’est pour moi la grande régression philosophique du XXe siècle.

Qu’est-ce qui nous frappe nous et nous intéresse dans les fourmilières et dans les ruches ? parce que je vous rappelle que la semaine dernière je vous ai parlé de fourmilière et je vous rappelle que Norbert Wiener disait « la cybernétique c’est ce qui pourrait transformer la biosphère exosomatique en une fourmilière gigantesque » ; or ce n’est pas ce qui « pourrait le faire » mais ce qui est en train de le faire ! Je l’avais écrit moi-même dans La misère symbolique en 2004 : « des réseaux apparaîtront qui produiront des fourmilières numériques avec des phéromones digitaux, algorithmiques ». C’est ce qui s’est passé trois ans après avec l’apparition de Facebook. Cela confirme ce que Wiener disait en 1948 : il disait « regardez une termitière. Nous pourrions bien finir comme ça avec la cybernétique si ne faisons pas attention au caractère dangereux de la cybernétique ». Ça c’est tout l’aspect que Heidegger n’a pas voulu lire dans Wiener. Maintenant, quand on regarde une ruche sauvage, c’est incroyable. Qu’est ce qui nous frappe là-dedans ? c’est le fait si le fait que les ruches et les termitières ne sont pas des exorganismes, elles en ont tout l’air. Ça ressemble beaucoup à des espaces exosomatiques mais ce ne sont pas des espaces exosomatiques parce que ce n’est pas constitué d’organes amovibles. Les espaces exosomatiques sont constitués d’organes amovibles. Vous pouvez démonter le temple et le monter ailleurs, vous pouvez transporter le mobilier urbain et le mettre ailleurs etc. et tout ça c’est mobile. Il y a une amovibilité dans l’exorganisme complexe qui n’existe pas dans la ruche et la termitière. C’est totalement inamovible une termitière parce que c’est encodé dans le génome du termite ou de la fourmi. Et ça ne peut pas être autrement. Evidemment l’apiculteur peut essayer de faire des modifications mais on ne parle plus d’abeilles sauvages mais d’abeilles domestiques et elles deviennent fragiles.

Je m’achemine vers Hobbes et le Léviathan qui compare les sociétés humaines avec les fourmilières et les ruches et qui essaye de comprendre ce qu’on a à apprendre des fournis et des abeilles et pourquoi le Léviathan n’est pas tout à fait une fourmilière. Ce que Hobbes ne pense pas dans son Léviathan c’est qu’il y a du « béton », enfin, il y a du marbre, des outils de construction et ça, ça ne l’intéresse pas. Il ne le voit pas du tout. Mais il dit, et ça c’est génial, qu’il y a des organes – ça ressemble vraiment à un exorganisme complexe – il y a l’équivalent du cœur, des vaisseaux etc. Il décrit une espèce de corps. Il dit qu’il faut que ça « fasse corps ». Donc là il décrit des problèmes d’exorganologie. Il faut que ça fasse corps et sans le souverain, ça ne peut pas faire corps, dit-il. C’est comme s’il disait que sans la reine des abeilles, la ruche ne peut pas fonctionner, ce qui est vrai. Hobbes est un penseur, dans un langage totalement anachronique, de droite, càd qu’il nourrit une vision de l’organisation sociale par l’autorité, la propriété, la répression, l’armée, la police etc. Ce n’est pas très sympathique… c’est ce qui anticipe les grandes questions de ce qu’on va appeler le droit naturelhttp://pierre.campion2.free.fr/mornej_hobbes.htm↩︎, c’est les bases du fondement de ce qui va devenir le doit politique et du droit civil etc.

Je vous rappelle que le béton interactif ça relève plus généralement de la gestion du cycle de vie des produits et que ça ne concerne pas que les matériaux de construction ; ça concerne les pièces détachées des Airbus etc., en fait toute la production industrielle aujourd’hui ; et donc ce n’est pas simplement un secteur particulier, c’est l’ensemble de la production industrielle, l’ensemble de l’exosomatisation qui est affectée par ce genre de choses. Et donc c’est une généralisation des rétentions tertiaires hypomnésiques dans toutes les composantes de l’exosomatisation et qui pose la question de quelle nouvelle urbanité ou (in)urbanité cela nous prépare. Alors, plutôt que de parler de post-démocratie comme le fait Colin Crouch dans son livre, il faut parler de post-politique ; ce que j’appelle post-république, c’est la post-politique et il faut la penser avec Peter Thiel – quand je dis avec, c’est « contre » Peter Thiel ; mais c’est Thiel qui la pense. Ce grand liquidateur de la citoyenneté qu’est Peter Thiel développe sa pensée dans un texte, « The Straussian Moment », commenté par Yuk Hui mais il y a un autre texte plus récent, « From Scratch, Libertarian institutions and communities » (2009) où il explique qu’il défend le libertarianisme et qu’il faut détruire la démocratie, il faut détruire la politique.

Donc notre enjeu sur Plaine commune c’est de lutter contre le discours de Peter Thiel qui est le discours d’une plateformisation et d’une scalabilité qui dézingue absolument toute localité, toute territorialité, et de réinventer, à partir de l’immense mutation exorganologique que nous vivons et qui affecte les tissus urbains, une exorganogenèse de la noèse. Pourquoi ? parce que ce qu’on appelle la post-démocratie qui est pour moi la post-politique, ce qu’on appelle la post-vérité, c’est une destruction de la noésis (la pensée) et nous sommes tous exposés à cette destruction parce que nous sommes tous addicts, en perte d’attention – nous sommes dans des modèles d’attention (p. ex. le fait d’avoir toujours un œil sur son smartphone etc.), qui sont en fait des modèles d’inattention intrusive, parce que nous sommes pilotés dans nos comportements intentionnels par des algorithmes qui veulent nous rendre attentifs à ceci et inattentifs à cela. Il nous fait repenser la noésis en totalité si nous voulons lutter contre ça ; c’est pour ça que je me permets de vous renvoyer au séminaire de l’automne dernier où j’essaye de montrer qu’aujourd’hui, ce qui se passe, c’est que les fonctions analytiques de l’entendement sont délégués à des processus computationnels qui détruisent les fonctions intuitives de la sensibilité et les fonctions anti-entropiques de l’imagination et de la raison (au sens de Kant, 1ère édition de la Critique de la raison pure) et qu’il faut reconstituer une économie noétique mais urbaine – et c’est tout l’intérêt de ce que dit Henri Lefèbvre – parce que la noésis que les Grecs développent, en tant que philosophes, c’est dans la ville qu’ils la développent et c’est comme fonction urbaine. Donc il faut reterritorialiser la philosophie, la réinscrire dans l’espace urbain où intelligence et urbanité sont synonymes. Tout comme il fut un temps où commerce et intelligence voulaient dire la même chose (voir supra) - être en bonne intelligence avec quelqu’un ça veut dire au XVIIIe siècle commercer avec quelqu’un, être capable déchanger avec quelqu’un - tout comme urbanité intelligente : ce sont des questions d’individuation collective.

Maintenant qu’est-ce qu’un régime d’individuation ? S’individuer, c’est s’indivisibiliser, se rendre indivisible, càd lutter contre l’entropie ; le corps vivant n’est pas divisible ; il y a une intégrité corporelle et toute l’organisation économique du corps biologique, et du faire-corps, c’est de protéger cette intégrité dont une des fonctions fondamentales est le système immunitaire.

A noter que la translation métaphorique du concept de système immunitaire en politique amène parfois Peter Sloterdijk à écrire des choses très imprudentes et à être récupéré en Allemagne par l’Afd, parti néo-nazi. Ce que je veux dire simplement c’est qu’un système biologique immunitaire et endosomatique, c’est pas du tout la même chose qu’un système immunitaire exosomatique et que cela ne fonctionne pas sur les mêmes registres : c’est la question de l’émigration dont on parle beaucoup avec Macron. En tout cas, ce que je soutiens c’est que l’entropie du corps organique c’est sa décomposition, c’est ce qu’on appelle sa mort et l’anthropie avec un a et un h ce n’est pas la simple mort de ce qui va devenir un cadavre, c’est la projection tout au long de la vie par le Dasein de son être-vers-la-mort, qui est orienté vers sa propre fin sachant que sa «fin » a deux sens tout à fait incompatibles et à la fois inséparables : sa fin, càd sa disparition, et son motif, càd sa finalité, i.e. ce qui diffère sa fin. Et comme on parle aujourd’hui de fin du monde, c’est intéressant de réfléchir à cette double entente du mot « fin ». Ce que je soutiens c’est que le Dasein comme être-vers-la-mort, càd comme différance avec un a au sens de Derrida, c’est ce qui se quasi-causalise ; c’est ce qui transforme les accidents techniques, par exemple le béton interactif, en capacités quasi-causales de trouver de nouvelles finalités càd de produire de l’anti-entropie. Et c’est l’enjeu de ce que nous faisons. La différance qu’est l’être-pour-la-fin (càd sa capacité à différer sa fin) est pharmacologique càd entropique (c’est ce que nous rappellent les signataires de l’appel du 13 novembre, les courbes d’impact qu’ils nous livrent montrent ce qu’est l’anthropie avec un a et un h laquelle conduit à la fin du monde). Cette anthropie, qui est la condition de la néguanthropie et de l’anti-entropie (il ne peut pas y avoir de néguanthropie si on ne prend pas le risque de l’anthropie) c’est ce que j’appelle la pharmacologie. La condition de possibilité anthropique de la néguanthropie et de l’anti-entropie, dans le cas de l’exosomatisation, c’est le calcul ; et là je vous présente un autre passage des Remarques sur Antigone de Hölderlin qui dit quelque chose que Heidegger n’a jamais cité bien qu’il ait commenté ce texte longuement : « De même en effet que la philosophie ne traite jamais que d’une faculté de l’âme, en sorte que la présentation de cette unique faculté forme un tout et que la simple cohésion des articulations de cette unique faculté est appelée logique ; de même la poésie traite des diverses facultés de l’homme, en sorte que la présentation de ces diverses facultés forme un tout et que la cohésion des parties plus autonomes peut être appelée le rythme, au sens supérieur, ou la loi calculable ». Je vous dis cela parce que Heidegger a toujours utilisé Hölderlin contre le calcul, mais il a occulté ce que dit Hölderlin ici – la même chose que Paul Claudel, que Paul Valery - : sans calcul il n’y a pas de poésie. Donc ce qu’il faut c’est faire une réappropriation des problématiques de la localité de Heidegger mais en y réintroduisant le calcul comme étant nécessaire à la localité, même si le calcul est un pharmakon. C’est ce que dit Paul Claudel dans Cent phrases pour éventails « il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter » ; il dit la même chose que Hölderlin ; en fait tous les grands poètes on dit ça parce que ce qu’ils font tous – y compris Rimbaud – c’est de la métrique. Rimbaud est devenu Rimbaud parce qu’à 14 ans il était passionné par la métrique du vers latin, il était capable de produire du vers latin comme une machine, une machine à calculer.

Pourquoi est-ce que je vous parle de poésie et de calcul ? que viennent-ils faire ensemble ? la réponse est tout. Donc il faut arrêter de dire que l’on va rejeter les algorithmes etc. Non. C’est exclusivement dans les technologies de calcul qu’il y a de l’avenir. Ma thèse c’est qu’au cours de ce que je décris ailleurs comme étant la préhistoire (c’est ce qui se passe au paléolithique supérieur dans les grottes ornées), protohistoire (c’est ce qui se passe en Mésopotamie, en Chine, en Egypte, parmi d’autres, dans les grand empires) et l’histoire de la vérité, tout se joue entre poésie et calcul. Et l’urbanité, c’est le jeu de ces deux pôles qui conduit par exemple à l’érection de temples, alliant calcul et poétique du paysage (dont parle admirablement Heidegger) et c’est ce qui va irriguer Millet dans tout ce qui trouve sa source dans la figure de Thalès, poète, nomothète, physiologue et géomètre.

Qu’est-ce que l’époque des Smart cities ? ce rêve qu’on voudrait nous voir adopter et qui comme tous les rêves peut virer au cauchemar.

2 :00 :05