Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018

Séance 1 : Causalité et quasi-causalité dans l’exosomatisation

Séance 1 : Causalité et quasi-causalité dans l’exosomatisation

Exorganologie I Panser la post-vérité dans la post-démocratie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 1 : Causalité et quasi-causalité dans l’exosomatisation », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2018 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2018/seance1.html.
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Ce séminaire a commencé il y a 7 ans, et chaque année, la situation dans laquelle il se tient, je parle du séminaire pharmakon.fr dont fait partie ce séminaire-là, chaque année, la situation dans laquelle se tient ce séminaire se dégrade un petit peu plus. Notre contexte, le contexte de notre séminaire, on pourrait le dire d’une manière un peu brutale que c’est l’accablement. Nous sommes accablés. Et il faudrait que nous arrivions à comprendre ce qui nous accable, qu’est-ce qui nous accable. Nous sommes accablés d’abord du fait que l’individuation psychique, ce que Simondon appelle l’individuation psychique, est le processus à travers lequel se réalisent nos propres possibilités, nos possibilités individuelles, cette individuation psychique ne peut pas s’accomplir en dehors d’un processus ou de plusieurs types de processus d’individuation collective. Il est impossible, explique Simondon, de s’individuer en neutralisant les possibilités et les impossibilités de l’individuation collective. Il se trouve qu'aujourd’hui, l’individuation collective est ruinée à toutes les échelles. C’est ce dont nous tous sentons le poids et la douleur. Ce que nous éprouvons ainsi très douloureusement, c’est d’une part qu’il n’est pas possible de s’individuer psychiquement en dehors de l’individuation collective, et d’autre part qu’il n’y a plus d’individuation collective, disons presque plus, des lambeaux. Or il est impossible de séparer son destin de celui du groupe social au sein duquel il s 'est formé parce que c’est l’appartenance à ce groupe social qui a ouvert à ce destin son passé comme son avenir. Un avenir qui est à la fois ce qui constitue l'unification d’un groupe, au sens où en parle par exemple André Leroi-Gourhan à propos de la Chine et de son unification et l’identification à ce groupe à travers la reconnaissance de ce que j’ai appelé dans un livre récent, dans mon dernier livre, les protentions collectives. Ces questions, je les avais en fait ouvertes d’abord dans Le temps du cinéma et j’en reparlerai. Notre souffrance psychique, c’est l’absence d’époque. Et c’est celle d’un jeune homme dont j’avais parlé aussi dans ce livre qui s’appelle Florian. Mais nous souffrons tous comme Florian. La différence entre Florian et nous, c’est que lui le sait, il le dit. La plupart d'entre nous, nous tous même, nous le dénions et Florian lui-même d’ailleurs certainement de temps en temps pour relâcher un peu cette douleur. L’absence d’époque est provoquée par l’impossibilité de produire des protentions secondaires collectives, c’est-à-dire des anticipations communes, des désirs communs et elle est provoquée également par la fermeture de l’accès aux rétentions secondaires collectives. Les rétentions secondaires collectives, c’est ce qu’on appelle la culture dont fait partie de la cuisine, le théorème de Pythagore et l'œuvre de Fernand Braudel. Les rétentions secondaires collectives ne sont accessibles qu’à travers des savoirs, que comme savoirs et pas à travers des informations. Rendre accessibles les rétentions secondaires collectives, c’est le rôle des institutions au sens large, du rituel au Panthéon, en passant par l'Ecole des hautes études ou la Maison des Sciences de l'Homme. Et cet accès aux rétentions secondaires collectives, il est ménagé par des dispositifs spécifiques qui, au début du XXIe siècle, sont structurellement et totalement désintégrés par les technologies relationnelles et les dispositifs computationnels de scalabilité que nous avions étudiés l’an passé dans ce séminaire. Je reparlerai un tout petit peu à la prochaine séance de ce qui avait été vu dans le séminaire de l’année dernière, je résumerai. Je ne le ferai pas aujourd’hui, je n’en ai pas le temps. Aujourd’hui, c’est une introduction. Les technologies computationnelles de scalabilité - ce qu’on appelle les Big data, toutes ces choses-là, c’est le calcul intensif, ce sont des technologies de scalabilité - court-circuitent les processus d’individuation et engendrent par ce fait une destruction radicale du là. C’est-à-dire de la localité. , en allemand da, que j’emprunte aussi bien à Freud dans la scène de la bobine et de son petit-fils Ernst, que dans le Dasein de Heidegger, de Sein und Zeit. À travers la destruction radicale du , c’est-à-dire de la localité, tout ce qui structurait jusqu’alors les expériences du proche et du lointain est ruiné. On verra bientôt que Nietzsche parle de ça dès 1876, bien avant Heidegger et avec une extraordinaire lucidité. Nous nous trouvons ainsi de plus en plus isolés du passé et de l’avenir, suspendus en dehors de toute époque, mis hors sol, c’est-à-dire aussi hors-jeu, incapables d’épokhaliser quoi que ce soit du coup et donc incapables de nous individuer, incapables d’avoir lieu et de donner lieu, aussi bien psychiquement que collectivement. À cette situation que les théologiens auraient appelée la déshérence, mais qui est ici une déshérence non pas par rapport à un dieu, mais par rapport à ce que Hölderlin appelait les formes de l’espace et du temps, s’ajoute le fait que la communauté scientifique mondiale, dans son écrasante majorité, anticipe une catastrophe biosphérique telle qu’au-delà de la désindividuation psychosociale du temps passé et de l’avenir, tout aussi bien que de la localité, c’est l’individuation vitale qui est elle- même menacée car c’est ce que dit ce texte. Il ne parle pas simplement de l’individuation psychosociale qui est en ruine, C’est la biodiversité, c’est-à-dire l’individuation vitale, ce que Simondon appelait l’individuation vitale. Cette situation requiert une approche que nous appellerons ici l’exorganologie. Pourquoi encore un néologisme ? J’ai commencé à parler d'organologie il y a quinze ans, à une époque où je m'occupais de l’IRCAM. En 2005, c’est devenu l'organologie générale dans un bouquin issu d’un colloque que nous avions organisé avec l’IRCAM et le CNRS qui est De la misère symbolique. L'organologie générale est une méthode transdisciplinaire pour décrire les processus co-évolutifs des organes endosomatiques, des organes exosomatiques et des organisations sociales. Je ne parle d’organes endosomatiques et d’organes exosomatiques que depuis trois ans. Autrefois je ne connaissais pas le mot organes exosomatiques. Je l’ai découvert chez Lotka, d’abord en lisant Georgescu-Rögen, ce livre-là, The Entropy Law and the Economic Process. Ce livre, je l’ai longuement commenté il y a deux ans dans un séminaire, en 2015. Ce que je vais tenter de cerner ici comme une exorganologie est une branche de l’organologie générale. L’exorganologie, c’est ce qui décrit la façon dont les exorganismes simples, vous et moi, nous sommes des exorganismes simples, nous sommes des organismes puisque nous sommes vivants, mais nous sommes exorganiques puisque nous avons des lunettes, des vêtements, etc. Et nous sommes non pas dans un terrier, mais dans un truc qui s’appelle la Maison des Sciences de l’Homme qui a été construite par un architecte, etc. Nous sommes donc des exorganismes simples. Et ces exorganismes simples, ils sont entourés d’organes exosomatiques, donc, et ils s’individuent collectivement en partageant et en échangeant leurs productions exosomatiques y compris les mots que je suis en train de produire en ce moment. Ce sont des productions exosomatiques et je suis en train de les échanger avec vous. Pour le moment, on est dans la phase de « je vous envoie des trucs ». Ça reviendra, comment, dans combien de temps, sous quelle forme, on verra. Ces échanges qui procèdent de ce qu’on appelle le commerce, au sens le plus large du mot, et donc ça peut être le commerce des mots, ça peut être le commerce amoureux même, passe par le fétiche dit Freud, pas simplement le rapport des organes endosomatiques sexuels ou corporels, c’est aussi déjà la fétichisation, y compris les mots, les traces verbales comme les appelle Freud. Ces échanges relèvent de ce que Nicolas Georgescu-Rögen appelle l’économie et dont je crois qu’il faut interpréter la question de l’économie avec Georges Bataille, j'y reviendrai tout à l’heure et pas simplement avec Georgescu-Rögen c’est-à-dire comme une économie générale. Ces échanges forment des circuits d’échanges et ces circuits d’échanges, qui se stabilisent, qui, plus exactement dans le langage de Simondon, se métastabilisent, forment, ce que nous appelons à Ars Industrialis depuis une dizaine d’années des circuits de transindividuation. Alors pour essayer de penser ces questions, je convoquerai de temps en temps Fernand Braudel, d’abord parce qu’il aurait été un des grands penseurs du commerce ainsi conçu. Et avec une démarche très intéressante, je ne sais pas si vous êtes familier de théorie braudélienne du commerce, Braudel dit qu’il faut toujours considérer le commerce sur deux niveaux, le rez-de-chaussée et le premier étage. Le rez-de-chaussée, c’est ce qui fait que, par exemple, vous faites garder vos gosses par les enfants de votre voisine ou de votre voisin, et ça, ça reste domestique, ce n’est pas monétarisé etc. Puis il y a le premier étage, et le premier étage, c’est ce que je viens de voir dans le métro, une affiche disant : faites garder vos gosses par des gens fiables, etc. avec une plateforme numérique. Et ça, c’est ce que Karl Polanyi avait décrit dans La Grande Transformation. Donc si on veut comprendre les enjeux de ce dont parle Braudel, il faut lire Karl Polanyi, que Braudel a évidemment lu avant d’écrire ses travaux. On en reparlera peut-être de tout cela. Parce que nous vivons, par rapport à ce que décrivait Karl Polanyi en 1944, des choses très nouvelles et en même temps qui sont dans la continuité de ce que disait Polanyi. Cela dit, je n 'ai pas prévu de parler de Polanyi dans ce séminaire, mais peut-être que nous en parlerons dans la discussion. Je n 'ai pas eu le temps de le ré -étudier pour ça.

Aujourd’hui, ces circuits d’échange ne produisent plus de transindividuation à proprement parler. Ils produisent ce que Félix Guattari appelait des « dividuels ». Et c’est ce qui m'a conduit à parler de transdividuation et non pas de transindividuation dans un livre qui s’appelle La société automatique. Cette transdividuation, donc Guattari explique à Deleuze, c’est Deleuze qui rapporte ça en fait, que voilà, maintenant avec les industries culturelles, les médias de masse, etc., nous sommes arrivés à une segmentation des individus en dividuels, c’est-à-dire en aspects de leur personnalité qu’on va traiter, par exemple, l’audimat exploitant le potentiel d’achat de la ménagère de moins de 50 ans puisque c’est typiquement ce genre de truc dont il s’agit en 1990 quand Deleuze parle de ça. Aujourd’hui, à l’époque de ce que Antoinette Rouvroy appelle la gouvernementalité algorithmique, c’est infiniment plus précis, c’est de la véritable chirurgie dividuelle qui vous découpe en tout petits morceaux, en aspects de votre personnalité, qui les renforce, qui les diminue, etc. On verra tout à l’heure comment ça se traduit sur Amazon. Cette transdividuation, donc, a commencé il y a bien longtemps. Deleuze en parle en 90, mais Adorno et Horkheimer en parlent en 1944, au moment où Polanyi publie La Grande Transformation et Walter Benjamin en 1936. Et c’est ce qui conduit aujourd’hui... J’aurais dû rappeler que le titre de ce séminaire, c’est Exorganologie de la « post-vérité » et de la « post-démocratie », donc je vais vous parler aussi de « post-vérité », de « post-démocratie ». C’est ce qui conduit aujourd’hui à la situation « post-démocratique » et « post-véridique ». Je dis « post-démocratique » si on doit reprendre cette terminologie comme telle, et « post-véridique » si on doit reprendre cette terminologie comme telle. Personnellement, je les reprends, mais je maintiens des guillemets de prudence, de précaution. En tout cas, il faut se méfier quand on emploie ces mots, parce qu’on peut les voir utilisés un peu, disons, légèrement. Je ne dirais pas à tort et à travers, mais légèrement. La « »post-démocratie» » - je voulais vous montrer un bouquin mais j’ai aperçu que j’avais oublié de scanner la couverture. C’est un bouquin de Colin Crouch. C’est le premier, je crois, à avoir parlé vraiment de « post-démocratie » dans un livre. On parle de « post-démocratie » bien avant, dès les années 90, dans des articles, mais le premier qui a un peu essayé de formaliser ce concept de « post-démocratie », c’est Colin Crouch, dans un bouquin que je ne trouve pas très intéressant, que j’ai lu, que je citerai peut-être une fois ou deux, mais que je ne trouve pas très intéressant parce que je pense qu’il rate l’essentiel. En tout cas, La « »post-démocratie» » est une dimension conjointe de ce qu’on appelle la « post-vérité », qui est elle-même une dimension conjointe de ce qu’on appelle la disruption. La disruption, c’est ce qui conduit à l’accélération de l’accélération qui s 'est produite après la Deuxième Guerre mondiale, si on en croit cette image, qui est extraite d’un film, que vous avez peut-être vu, qui a beaucoup circulé. C’est un film sur l’anthropocène, où on nous explique que c’est à partir des années 50 que l’anthropocène va véritablement se révéler être l’anthropocène, si je puis dire. Après la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire après la généralisation du mode de vie américain à toutes les grandes sociétés industrielles. C’est à ce moment-là que commence la prise de conscience de la situation de l’anthropocène. Il faudrait moduler ce que je viens de dire avec Jean-Baptiste Fressoz, etc. Bon, on en reparlera peut-être tout à l’heure si vous le souhaitez. Mais grosso modo, ce n’est pas un contradictoire avec ce qu’il dit. C’est ce qui va conduire cette relative prise de conscience en 1971 au rapport Meadows, plus connu sous le nom Halte à la croissance. Tout cela nécessitant de penser conjointement les industries culturelles, si on veut comprendre ce qui se passe avec cette accélération de 1950, il faut penser ensemble les industries culturelles, qui relèvent de ce que j’appelle moi-même les rétentions tertiaires analogiques et la cybernétique qui démarre à ce moment-là. La cybernétique, dont le premier ouvrage date de 1947 et la concrétisation industrielle est quasi immédiate en fait et va se développer à travers l’informatique et toutes sortes d’autres dimensions de manière très intense au cours de ces 50 années de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec le World Wide Web en 1993, la cybernétique et les rétentions tertiaires analogiques convergeront pour produire ce qu’on appelle aujourd’hui les nouveaux médias. Nouveaux médias, on les appelait comme ça en 1995 -2000, aujourd’hui on ne les appelle plus les nouveaux médias. On les appelle les réseaux sociaux, les plateformes et les réseaux sociaux. Facebook, principalement ayant absorbé l’ensemble de cette dynamique. Quand je dis l’ensemble, pas l’ensemble, mais à l’échelle de la biosphère, si, on peut dire l’ensemble. Ceux qui ne sont pas absorbés par ça sont devenus ultra minoritaires. Cette convergence qui s'opère entre les rétentions analogiques et les rétentions numériques et on verra aussi avec maintenant les rétentions mécaniques, car les rétentions tertiaires mécaniques, ça existe. Par exemple, le robot de Vaucanson, enfin pas le robot, l’automate de Vaucanson, c’est une rétention tertiaire mécanique. Cette convergence des rétentions tertiaires, et bien entendu, mir, alphabétiques et numériques, parce que les ordinateurs sont d’abord des claviers alphanumériques, cette grande convergence, à travers ce que Clarisse Herrenschmidt a appelé l’écriture réticulaire, c’est ce qui constitue ce que Heidegger, dans La question de la technique en 1949 appelle le Gestell. L’apparition du Gestell, c’est à ce moment-là, les années 50, et c’est ce que Heidegger voit venir très, très tôt dans un style et avec un appareil conceptuel qui est le sien, que je ne fais pas mien ici en disant cela, mais avec une clairvoyance tout à fait impressionnante quand on y pense. Pendant des années, je dois vous dire, pendant des années, j’ai rejeté le discours de Heidegger, à partir de 1949. Je considérais que ça commençait à devenir très problématique, etc. Eh bien, j’ai changé d’avis depuis 5 ans. Et je vais même vous montrer exactement où j’ai changé d’avis, puisque ça s'est produit à un endroit bien précis.

Ce que j’appelle depuis 2-3 ans maintenant l’organogenèse exosomatique, les êtres vivants sont des processus organogénétiques. Depuis les protistes les plus sommaires jusqu’aux êtres vivants les plus complexes, tout ça est une histoire d’organogenèse. Et ce que décrit Schrödinger à la fin de Qu’est-ce que la vie c’est les conditions d’une organogenèse. Et ce qu’il décrit c’est une organogenèse endosomatique. Or, ce qui nous concerne, nous, ce qui constitue le problème de l’anthropocène, c’est une organogenèse exosomatique. Cette organogenèse exosomatique fait apparaître ce que j’ai donc commencé à théoriser l’année dernière dans ce séminaire sous le nom de exorganismes complexes. Par exemple, les villes. Par exemple, les belles Républiques italiennes, les belles villes des Républiques italiennes qui existent encore, qui sont encore là, incroyables, quasiment intactes. Par exemple, un bateau. Un bateau qui va aller jusqu’en Amérique, c’est un exorganisme complexe. Pas très gros, une petite caravelle, en fait c'était tout petit une caravelle, quand on y pense d’ailleurs, c’est incroyable. Mais c’est un exorganisme complexe. Ça ne peut pas marcher s’il n’y a pas une trentaine de personnes qui servent des fonctions. Il ne peut pas se déplacer, il ne peut pas fonctionner. Et ça marche au coup de fouet et à la pendaison, parce que si vous ne tenez pas l’équipage, vous n'arriverez jamais à destination. Et puis il y a des exorganismes complexes, comme les usines, théorisées par Andrew Ure dans La philosophie de la manufacture qui sera la base de l’analyse de Marx dans le Livre 1 du Capital, j’en parlais hier à une réunion d’Ars Industrialis. Ces exorganismes complexes, il faut les étudier pour eux -mêmes. Ils sont des concrétions produites par des groupes humains et ces concrétions produisent des dépôts, des traces parfois très spectaculaires. Ah, ce n’est pas ce que je voulais vous montrer. Ce n’est pas grave, je me suis trompé. Et ils conduisent, je voulais vous montrer la ville de Rome, ses ruines, sa sédimentation, et donc la manière dont, dans certains endroits du monde, il y a des concrétions qui se sont accumulées comme ça, qui sont absolument saisissantes, voilà. Peut-être pas pour tout le monde, les italiens par exemple ; comme les parisiens ne sont pas saisis par Paris en fait. Mais pour les gens qui arrivent pour la première fois en Italie à Rome, la stupéfaction devant les villes italiennes en général et Rome en particulier est quelque chose d’inouï. Incroyable. Les asiatiques n’en parlons pas parce qu’en Asie on reconstruit tout le temps. Les exorganismes complexes donc sécrètent des exorganogenèses qui s’accumulent. Et ces accumulations, ces concrétions, aujourd’hui doivent être étudiées à travers ce que je vous propose d’appeler ici une exorganologie. Pourquoi est-ce qu’elles doivent être étudiées ? C’est parce que l’exorganogenèse exosomatique est ce qui a conduit donc à de nouveaux exorganismes planétaires, dont celui-ci, Amazon. Qu’est-ce que c’est qu’un exorganisme planétaire ? C’est une entreprise qui n’est plus une usine localisée à tel endroit, qui occupe, je ne sais pas, 10 000 m2, l'île Seguin ou je ne sais quoi. C’est une entreprise qui occupe la biosphère en totalité avec des dispositifs qui sont basés sur des plateformes et qui permettent à travers ces dispositifs qui travaillent à 200 millions de mètres par seconde dans leurs performances les plus importantes, c’est les deux tiers de la vitesse de la lumière, de devenir des fonctions élémentaires de ce que j’appelle l’exorganisme biosphérique. Parce que la biosphère, j’emploie le mot biosphère dans le sens de Vernadsky, est devenue elle-même un exorganisme, un exorganisme complexe à travers ses fonctions exorganiques planétaires. Sachant qu’une fonction comme la fonction d’Amazon, par exemple, ça n’est pas simplement une fonction logistique de transport et de livraison, de commandes, etc. C’est aussi une fonction de constitution de communautés par affiliation. Par exemple, chez Stiegler, 4 commandes récentes, etc. Voilà, vous voyez ce que j’ai ouvert ce matin Amazon. Voilà je suis traité... comme le membre d’un groupe. Ce groupe, c’est le groupe des clients d’Amazon qui se font de la recommandation par des algorithmes interposés, etc. Et donc, ces plateformes sont intégratives, au sens où elles prennent en charge de plus en plus de choses. Elles créent des réseaux sociaux, etc. Ces exorganismes sont devenus biosphériques, sachant que la biosphère elle-même est devenue exosphérique. Pourquoi est-ce qu’elle est devenue exosphérique ? Ça, c’est un sujet que ne thématise pas Vernadsky et je ne crois pas Lotka non plus. Et bien aujourd’hui, vous avez une partie de l’exorganogenèse qui se produit en dehors de l’atmosphère et parfois même très loin de l’atmosphère. Comme vous le savez, j’en ai beaucoup parlé l’année dernière, jusqu’aux confins du système solaire. Et si on intègre les observatoires de l’espace, Herschel, etc., on va encore beaucoup plus loin. Et donc, nous sommes dans un processus ici d'exorganogenèse qui a franchi des stades tout à fait nouveaux, qu’à mon avis, ni Lotka, ni Vernadsky, ni Georgescu-Rögen ne pouvaient concevoir. Ils pouvaient peut-être les imaginer, fantasmer, Mais les concevoir, je ne crois pas, parce que c’était inconcevable. Le calcul intensif tel qu’on le pratique aujourd’hui, ce n'était pas concevable. Même des gens comme Wiener n'arrivaient pas à concevoir des choses comme ça. Ça dépasse vraiment l’imagination, y compris des gens les mieux informés. Avec ces exorganismes biosphériques et exosphériques, l’expérience et la certification de la vérité, à travers des circuits de transindividuation, issus d’institutions légitimes, tombent en désuétude. Et avec elles, c’est de la démocratie qui tombe en désuétude. Et ce n’est pas seulement la démocratie, c’est la République car la vraie question c’est la République. La démocratie est une question très importante à laquelle je tiens personnellement beaucoup, mais la première question c’est celle de la République, au sens d 'Emmanuel Kant, c’est-à-dire à la chose publique. C’est comme apparition de la question exorganologique qu’il faut appréhender ce qu’on appelle désormais la post-démocratie. Voilà ce que je vais essayer de démontrer ici avec vous, ce qu’on appelle la «post-démocratie» et ce qu’on appelle la «post-vérité». L’apparition de cette question, elle se fait chez Heidegger avec la question du Gestell, mais elle se fait par défaut. Je dirais par défaut à différencier niveaux, mais aussi par le fait que, comme vous le savez, Heidegger, non pas en 1949, mais en 1966, je crois, va dire que la démocratie ne peut pas faire face aux questions posées par Gestell. Il faut discuter de ça. Il ne faut pas simplement dire qu’on condamne ce discours d’Heidegger, etc. C’est très facile de condamner. D’argumenter contre, c’est beaucoup plus compliqué. Il faut argumenter Peut-être pour, d’ailleurs, parce que vous êtes peut-être d’accord avec Heidegger. Moi, il m'est arrivé souvent de me dire peut-être qu’il a raison. Et en tout cas, je pense qu’il faut ne pas prendre d’attitude et de posture ici, mais véritablement instruire le sujet. Et c’est très compliqué. L’exorganologie, c’est ce dont nous avons besoin dans le Gestell pour penser le Gestell. Et j 'écris panser avec un a. Panser le Gestell, c’est-à-dire panser l’anthropocène, c’est-à-dire en sortir. Panser l’anthropocène, soigner l’anthropocène, c’est creuser une sortie de l’anthropocène. C’est une prison invivable. C’est ce que nous disent les 15 000 signataires de l’appel du13 novembre de Bioscience. À l’époque où Heidegger commence à pratiquer le mot Gestell, c’est aussi un nouvel âge de l’urbain. Il devient inurbain ou post-urbain. Il n’y a pas d’urbanité sans expérience d’une vérité urbaine. C’est ce que dit Heidegger dans un texte où il ne parle pas d’urbanité d’ailleurs mais d’habiter : Bâtir, habiter, penser Je ne vais pas mobiliser ce texte ici, j’en avais fait quelques commentaires il y a 2 ou 3 ans mais on en a reparlé d’ailleurs cet été avec Colette Tron. Ce que je voudrais dire par contre, c’est que j’essaye de reprendre un peu des problématiques qui sont dans ce texte de Heidegger, mais en ne parlant pas simplement de la polis, mais de l’urbain, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est ce qu’explique par exemple justement Henri Lefebvre, que ce n’est pas la même chose, la polis grecque et l’urbanité au sens actuel. Et en posant aussi que l’expérience de la vérité, c’est la citoyenneté. Ce n’est pas, pour moi, d’abord l’expérience de la question de l'être, même si ça mérite tout à fait attention et analyse, évidemment, ce discours-là, mais c’est la citoyenneté, et c’est la citoyenneté en tant qu’elle est basée sur des rétentions tertiaires qui sont les rétentions tertiaires alphabétiques. On y reviendra, là aussi, avec Henri Lefebvre et avec Jean-Pierre Vernant. Aujourd’hui, l’urbain devenu post-urbain ou inurbain est lui-même traversé par des rétentions tertiaires qui ne sont pas alphabétiques, mais qui sont numériques et qui sont la fameuse data économie. Toute cette refonctionnalisation ou défonctionnalisation de l’urbain, c’est selon le point de vue que l’on a qu’on va dire refonctionnalisation ou défonctionnalisation, c’est ce qui est déjà contenu en germe dans ce livre de Le Corbusier, qui a été adulé, et quand j'étais jeune. Le Corbusier, c’était un dieu de l’urbanisme et de l’architecture. Je peux très bien comprendre pourquoi d’ailleurs. On ne peut pas ne pas être admiratif de bien des travaux d’architecte de Le Corbusier. Aujourd’hui, il est détesté, il est même traîné dans la boue parfois. Je pense souvent avec une certaine nécessité d’ailleurs. Mais par ailleurs, il a été fortement rejeté à partir des années 90 par Jean-Christophe

Bailly https://archicree.com/2025/01/07/jean-christophe-bailly-la-ville-en-eclats/↩︎par exemple, et tous ceux qui ont cherché à tenter de créer à Lyon une école urbaine nouvelle pour dépasser le fonctionnalisme. En effet, ce discours de la Charte d’Athènes qui conduit à des visions comme celle-là, enfin ça c’est sept ans avant la Charte d’Athènes, c’est la vision que propose de Paris Le Corbusier. Je ne sais pas si vous connaissez cette représentation, mais c’est absolument sidérant, la vision qu’il a de Paris. Et on se dit, on a vraiment eu chaud, quand même. C’est ce qui a conduit... ça, ça ne s'est pas réalisé, mais ça, ça s'est réalisé. Et ça, c’est le programme de Le Corbusier. C’est ce qui a conduit à ce qu’on appelle le fonctionnalisme. Alors j'insiste sur un point, c’est que moi-même, je défends un point de vue fonctionnaliste, que j’appelle plus précisément néo-fonctionnaliste. Mais pas du tout dans le sens de Le Corbusier, ni de ce qu’on appelle les fonctionnalistes au sens, par exemple, du behaviorisme ou de multifonctionnalisme, ça apparaît d’abord aux Etats -Unis comme une théorie psychologique, enfin d’abord, pas seulement de ce point de vue-là mais c’est comme ça que c'est rentré dans le débat en Europe dans les années 50-60 entre les structuralistes d’un côté et les théoriciens de l’art réflexe ou des choses comme ça, américains de l’autre. Ceci va se concrétiser, ça va produire des exorganismes urbains qui vont véritablement se réaliser et ça va se concrétiser avec le développement des industries culturelles dont on voit là un habitat social très connecté avec la télévision et les industries culturelles. Et ça va conduire à des choses parfois étonnantes d’ailleurs, ce SUMA, là, le SUMA, c’était le nom du supermarché de Sarcelles. Les premiers supermarchés, on appelait ça les SUMA. Et là, ce n’est pas celui de Sarcelles, mais c’est celui d’un très grand architecte français, qui est Claude Parent. Tout le monde a contribué à ce truc-là. Tout le monde s 'est engagé dans ces choses. Et c’est important de se demander, mais pourquoi tout le monde a contribué ? C’est magnifique ce qu’a fait Claude Parent, bien entendu. Mais en même temps, comment c’est possible qu’on n'ait pas été plus lucides ? Quand je vous pose cette question, c’est pas du tout pour faire un procès a posteriori à l’histoire des années 60. Ça, c’est les années 60, 50-60. Pas du tout. C’est parce qu’aujourd’hui, une question de la lucidité se pose par rapport à laquelle nous devrions devenir extra-lucides, bien que nous soyons des imbéciles, de toute façon, quoi qu’il arrive. Alors, ça c’est ce qui va conduire à la généralisation des ex -organismes dénués de fonctions centrales de décisions, comme le décrit à un moment donné Lefebvre dans Le droit à la ville. Les exorganismes urbains du 19ème siècle avaient des centres de décision. Ils constituaient des lieux d’urbanité parce qu’il y avait des centres de décision, ce que Lefebvre appelle comme ça. Les périphéries inurbaines, ce sont des périphéries « indécides », non pas simplement indécidables, mais qui ne peuvent pas... imbéciles, au sens premier du terme. Je me tourne vers toi parce que tu emploies beaucoup cette terminologie en ce moment et que tu viens de publier un livre autour de ça.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans les années 60. Je vous ai montré tout à l’heure une photographie de la ville de Sarcelles. Et je vous signale aussi que la couverture du Droit à la ville, c’est la ville de Sarcelles dans laquelle j’ai grandi, que je connais très bien, où il n’y avait pas de centre de décision, il y avait des centres commerciaux par contre. Aujourd’hui, les questions qui se posent à nous, ce sont les questions imposées par ce qu’on appelle le Building Information Modeling BIM Ce ne sont plus du tout les questions de l’époque d’Henri Lefebvre. Ça ne veut pas dire que les questions de l’époque d’Henri Lefebvre sont caduques, bien entendu. En philosophie, comme en physique, comme en droit, comme en fait dans toutes les formes de savoir, le savoir est cumulatif. Mais la question c’est comment l’accumulation, c’est-à-dire la couche qui vient se rajouter sur la couche précédente transforme la lecture de la couche précédente. C’est ça la question. Comment autrement dit lire Le droit à la ville à l’époque du Building Information Modeling. Pour vous dire un petit mot sur ce que c’est que le BIM, je ne sais pas si ce bâtiment a été construit avec cette technologie. Je n’en suis pas sûr. C’est assez récent, c’est très récent. Les travaux qui ont été refaits ici sont aussi assez récents. Le Building Information Modeling fait que tous les éléments, les composants de la construction, les portes que vous avez là, les éclairages, les parpaings, les sols, les hourdis, tous ces choses-là, sont pucés donc sont grammatisés, sont chargés d’informations archivistiques dans la matière même, ce qui fait qu’on ne peut plus parler seulement de matière d’ailleurs, c’est ce que j’appelle de l’hypermatière, des hypermatériaux, je vais y revenir tout à l’heure. Et c’est dans ce contexte-là qu’apparaissent la «post-démocratie» et la «post-vérité». Je ne suis pas en train de vous dire que la « post-démocratie » et la « post-vérité » résultent du Building Information Modeling, bien entendu. Je suis en train de vous dire, en revanche, que la « post-démocratie » et la « post-vérité » procèdent plus exactement d’une mutation exorganologique dont le BIM est un des aspects d’une exorganogenèse tout à fait nouvelle par rapport à tout ce que nous avons connu, y compris le fait que, par exemple la semaine dernière, j’ai visité un centre de recherche à Toulouse, très important, gros laboratoire de 700 chercheurs du CNRS, qui m 'ont fait visiter une salle blanche. Une salle blanche, c’est une salle où vous ne rentrez qu’avec une combinaison, comme dans les centrales nucléaires. Et pourquoi est-ce que vous rentrez comme ça ? Parce que vous ne devez absolument pas introduire la moindre poussière puisqu’on travaille avec des microscopes à effet tunnel et des dispositifs qui travaillent au milliardième de mètre. Et donc, je suis rentré dans une salle où on fabrique, par exemple, des prothèses cérébrales, des implants cérébraux qui vont pouvoir rentrer à l’échelle du nanomètre dans les cellules cérébrales. Et ça, c’est une mutation exorganologique qui fait exploser tous les cas de la science. C’est d’ailleurs pour ça que si vous allez à Grenoble, par exemple, à Minatec, le centre de recherche sur les nanotechnologies, Minatec est le plus gros centre de recherche en Europe, je crois, sur les nanotechnologies. 4000 chercheurs, 20 000 personnes sur ce centre, dont 4000 chercheurs. Eh bien, vous avez un groupe qui s’appelle Pièces et main d 'œuvre, qui est contre les nanotechnologies. Et ce groupe, Pièces et main d 'œuvre, qui est contre les nanotechnologies, il est constitué par des chercheurs de Minatec. Ça, je le sais de la bouche du patron de Minatec, qui a été renseigné par les renseignements généraux et qui est évidemment très embarrassé parce que ce groupe, Pièces et main d’œuvre, est extrêmement efficace. Ce sont les physiciens qui développent ces technologies qui ont constitué ce groupe, pas eux tout seuls mais.… Mais pourquoi, comment se fait-il qu’on voit aujourd’hui des scientifiques de pointe, parce que c’est vraiment la pointe, à la fois développer ces trucs et créer des associations pour les combattre ? C’est bizarre. Eh bien ça, c’est la disruption, c’est l’état post-véridique, c’est la désorientation généralisée dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Et c’est l’accablement dont je vous parlais tout à l’heure aussi, évidemment. Alors, la «post-vérité», c’est ce qui résulte d’une désarticulation des fonctions et des facultés noétiques provoquées par le calcul. Je ne vais pas développer ce point parce que c’était le sujet du premier séminaire de l’année dernière. L’année dernière, il y a eu deux séminaires. Une première partie a commencé au mois d’octobre, qui était consacrée à cette question de ce que j’appelle l’exorganogenèse de la noèse. Une deuxième partie qui était consacrée aux exorganismes complexes. Simplement, ce que j’ai essayé de montrer, je le résumerai un tout petit peu la semaine prochaine, c’est que voilà, par exemple, le concept d'entendement d 'Emmanuel Kant, qui apparaît avec Kant - avant Kant, on ne parle pas, on parle de l’entendement bien sûr, mais pas dans le sens d 'Emmanuel Kant, c’est-à-dire pas en le distinguant fonctionnellement, c’est une distinction fonctionnelle, entendement, raison, intuition, imagination. Ce n’est qu’à partir de Kant qu’on distingue fonctionnellement ces facultés, ce qu’il appelle les facultés inférieures. Eh bien ça, j’ai soutenu l’année dernière que ça résulte en fait d’une exosomatisation et que si on reprend le livre VII de la République de Platon et le commentaire qu’en donne Heidegger en disant voilà Platon donne une compréhension analytique, exacte, orthothétique, l’orthothès et l’homoiosis, comme compréhension de la vérité. En fait ce qu’il décrit Heidegger ici c’est les conditions dans lesquelles Platon est en train de préparer le concept de l’entendement analytique de Kant - c’est mon interprétation - à travers un processus qui ne vient pas de Platon mais qui vient de la grammatisation de la cité grecque, une grammatisation qui consiste à discrétiser analytiquement et c’est comme ça que l’entendement peut se constituer. Et ça, si on avait le temps, il faudrait l’interpréter avec le débat entre Émile Benveniste et Jacques Derrida sur les catégories d’Aristote que tu dois bien connaître et où, en fait, je pense que l’enjeu véritable est celui-là. Mais ça, je ne vais pas le développer.

Donc la « post-vérité » résulterait de la désarticulation de ces fonctions et de ces facultés, qui seraient provoquées par le calcul. Quand je dis « provoquées », j’emploie le mot au sens où Heidegger parle de herausfordern en allemand, c’est-à-dire de « provocation » qu’il décrit dans la conférence, La question de la technique. Cette provocation par le calcul d’une désarticulation des fonctions de la raison, de la noésis, de la vérité, ça commence au début du XIXe siècle. Et ça commence pas du tout par des machines à calculer ou des choses comme ça, mais tout simplement par l’extension progressive du marché à toute réalité, c’est-à-dire par la conquête du pouvoir par la bourgeoisie, tout simplement. La bourgeoisie, c’est la classe sociale qui fait reposer sa légitimité sur l’efficacité du calcul. Un point, c’est tout. La noblesse faisait reposer sa légitimité sur l’légitimité du symbole, c’est-à-dire de Dieu et donc de la guerre pour le symbole et de la capacité à mourir pour le symbole. Ce dont les croisades sont une espèce d’illustration historique pathétique. Cette provocation par le calcul de la désarticulation des fonctions noétiques, c’est ce qui commence au début du 19e siècle et c’est ce qui provoque l’anthropocène. C’est ça, l’anthropocène. C’est ce qui est intégralement soumis au calcul. Durant ce séminaire, je vais essayer de montrer d’une part, que cette désarticulation computationnelle ruine toute causalité finale. Ça, c’est le vrai enjeu central de ce que je vais essayer de vous dire cette année. Et elle ruine toute causalité finale parce que le calcul se substitue aux protentions, fonctionnellement. C’est ce qu’on voit aujourd’hui seulement. Aujourd’hui, vous savez, peut-être pas de manière explicite et parfaitement thématisée, mais intuitivement, vous savez bien que les traces que vous laissez sur les réseaux sont calculées en permanence et que les systèmes provoquent avec vos propres rétentions des protentions qui ne sont pas les vôtres mais que vous avez adoptées parce qu’elles ressemblent beaucoup aux vôtres. Et c’est ça qui constitue le court-circuit de protentions. Ce ne sont plus vos protentions qui sont produites, ce ne sont d’ailleurs pas des protentions, ce sont des calculs. Ce sont des calculs de probabilités, tout simplement. Et ces calculs de probabilités, eh bien, ils éliminent les improbabilités. Il se trouve que les causes finales, ce sont les causes improbables. Ça, il faudra que je vous le démontre, ce n’est pas encore le sujet d’aujourd’hui, mais c’est ce à quoi je vais essayer de m'employer. Je vais essayer de vous montrer que sans improbable, il n’y a pas de causes finales. J’essaierai de vous montrer d’autre part que cet état de fait, c’est un état de fait qui requiert un état de droit. Cet état de droit, c’est ce qu’on essaie de mettre en place sur le territoire de Plaine Commune à titre expérimental. Cet état de fait est insoutenable et c’est ça l’enjeu du tocsin qu’a sonné la revue Bioscience, c’est-à-dire l’Université d’oxford, le 13 novembre dernier https://lejournal.cnrs.fr/articles/une-alerte-sans-precedent-pour-la-planete↩︎. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que ce dont je vous parle, c’est un enjeu épistémologique. Je veux dire par là que ce dont parle cet appel des 15 000 scientifiques qui lancent le cri d’alarme, comme dit le journal Le Monde, bientôt il sera trop tard, c’est ce qui est écrit dans le rapport, c’est la dernière ligne du rapport, Bientôt il sera trop tard. C’est une question d’épistémologie. On a eu un débat hier soir à Ars Industrialis qui se donne comme programme dans les deux ans qui viennent de répondre à cet appel par un autre texte et par un autre appel. Et nous disions, en particulier avec Franck Cormerais que le problème de cet appel, c’est qu’il est épistémologiquement très faible. Quand je dis qu’il est faible, je ne veux pas dire qu’il est faux. En fait, il ne pose pas les problèmes épistémologiques, il les évite. Ce n’est pas parce qu’il est mauvais, mais c’est parce qu’il est tout simplement un texte de consensus, c’est-à-dire qu’il doit faire signer15 000 personnes sur un texte pour tomber d’accord, voilà. Et donc, il est un peu plat, comme toujours ces textes-là. Toujours les textes qui sont obtenus dans cette optique, voilà, conduisent à ce genre de faiblesse. C’est parce que l’enjeu épistémologique demeure enfoui que la « post-vérité » paraît être une situation insurmontable. Cette situation résulte d’une disharmonie dans ce que j’ai appelé le double redoublement épokhal. Qu’est-ce que c’est que le double redoublant épokhal ? Eh bien, c’est le fait, c’est ce que j’essaye de décrire depuis une vingtaine d’années maintenant, c’est le fait que toute société humaine est toujours constituée d’abord par des processus qui sont ce que j’appelle des chocs exosomatiques. Aujourd’hui j’appelle ça comme ça, autrefois j’appelais ça des chocs technologiques tout simplement, ou organologiques. Et ces chocs régulièrement nécessitent des reconfigurations de la société, et ces reconfigurations, elles aboutissent, par exemple, je ne sais pas, après la grande période de la Renaissance, à la formulation cartésienne de la philosophie moderne, typiquement ou bien à l’église réformée de Luther, etc., etc. Et toutes les périodes où il y a des grandes transformations exorganiques comme ça engendrent toujours des transformations de ce type. Mais ce n’est pas notre cas. En tout cas, je soutiens que ce n’est pas notre cas. Je soutiens qu’aujourd’hui, ce double redoublement ne produit pas le deuxième temps. Dans un double redoublement il y a toujours un premier temps qui est un bouleversement de l’état de fait, c’est ce que décrit Gramsci, et un deuxième moment qui est la construction d’un nouvel ordre social. Tout le monde a décrit ça, Hegel, Gramsci, La société du risque, je ne me souviens pas de son nom, Beck, etc. Tout le monde a décrit ce genre de processus. Mais aujourd’hui ça ne se produit pas, ce redoublement. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans la disruption. Et c’est précisément ça qui caractérise la disruption. Et du coup, il n’y a plus d’établissement de la fonction de vérité. La vérité a une fonction. C’est ce que je vais essayer de vous montrer. Quelle est la fonction de la vérité ? Eh bien c’est de rendre les exorganismes complexes durables. Et cette fonction de la vérité, qui ne fonctionne pas, Je prends le mot fonction au sens qu’il a, fonction logique, fonction mathématique, etc. Les fonctions de la vérité, parce que ça se traduit de toutes sortes de manières, les fonctions de la vérité, y compris les fonctions anti-véridiques. Si on lit ce que dit Heidegger sur la logistique, etc., lui, il dit que les fonctions des tables de vérité, par exemple, sont anti-véridiques. C’est vrai d’un certain point de vue, mais ce n’est pas complètement vrai. Et je ne suis pas vraiment convaincu par Heidegger, ici. Ça, c’est ce qui détruit aussi nécessairement la fonction de la démocratie. Qu’est-ce que c’est que la fonction de la démocratie ? Eh bien, j’essaierai de vous convaincre que la fonction de démocratie et peut-être d’une nouvelle démocratie, c’est de produire de l’anti-anthropie, avec un a et un h. Pas simplement avec un e. Je vais y revenir. L’état de fait post-démocratique, c’est ce qui est expliqué en général par la concrétisation du programme néolibéral. C’est le cas du bouquin dont je parlais tout à l’heure de Colin Crouch, Post-démocratie. Et bien entendu, c’est vrai, évidemment. Il est évident, ça a été mille fois expliqué d’ailleurs, que tout le modèle néolibéral consiste à court-circuiter les processus délibératifs de la démocratie. C’est évidemment évident. Mais dire ça n’est pas du tout suffisant. C’est vrai, mais en même temps, ça ne nous apprend pas grand-chose. De toute façon, c’est une évidence. Et la vraie question, c’est de se demander pourquoi le programme néolibéral qui est devenu ultra-libertarien, parce qu’aujourd’hui, il n’est plus seulement néolibéral - les néolibéraux, c’est un peu comme Chirac vis -à -vis de Sarkozy. Ils deviennent sympathiques avec les ultra-libertariens. Presque. En tout cas, ils deviennent plus fréquentables que les ultra-libertariens, à mes yeux, il y a peut-être des ultra-libertariens ici, il y en a bien plus qu’on imagine. En tout cas, la raison pour laquelle les libertariens et les néolibéraux ont développé des programmes qui fonctionnent, c’est qu’ils activent les fonctions de la causalité efficiente. Ce sont des acteurs et des panseurs, y compris avec un a. Moi je n’ai pas peur de dire ça « y compris avec un a », ils pansent la causalité efficiente, c’est-à-dire qu’ils soignent les efficiences. Alors vous savez qu’on peut soigner en causant de très gros problèmes. Par exemple, on peut soigner l’estomac en prenant, je ne sais pas, du Gaviscon ou des machins comme ça et créer des effets secondaires bien pires. Parce que dans tel composant, il y a tel truc, et voilà. Ce que je veux dire par là, c’est que quand on combat des acteurs de la société humaine, dont on fait soi-même partie, je pense qu’il faut toujours commencer par considérer que ce qu’ils font a forcément un truc bien, sinon ils ne le feraient pas. Et il y a forcément quelque chose qui fonctionne. Et que même si on condamne ce fonctionnement en disant que ce fonctionnement est en fait l’origine d’un énorme dysfonctionnement... il faut d’abord rendre compte du fonctionnement. Parce que si on ne comprend pas pourquoi ça fonctionne, on ne peut pas combattre ce fonctionnement. Ce que je suis en train d’introduire là, c’est l’idée que le capitalisme ultralibéral, qui est devenu maintenant ultra-libertarien, repose sur la désintégration des causes formelles et des causes finales. Désintégration totale, intégralement remplacée par les causalités efficientes et par une appropriation absolument hégémonique des causes matérielles qui sont devenues hypermatérielles. Pourquoi est-ce qu’elles sont devenues hypermatérielles ? Pour deux raisons. Une que je ne vais pas développer ici, mais je l’ai développée dans un petit bouquin qui s’appelle l’économie de l’hypermatérielle. Il faut, avec Gilbert Simondon, comprendre que le concept de matière n’est pas suffisant aujourd’hui. Il faut penser la matière avec la mécanique quantique et avec la mécanique quantique, on ne peut plus fonctionner sur le modèle forme-matière. On ne peut plus rester dans le schème hylémorphique d’Aristote. Ça c’est un premier point, je ne vais pas le développer, c’est énorme d’ailleurs, c’est un sujet très important et complexe sur lequel je pense d’ailleurs que Simondon lui-même n’est pas toujours parfaitement au clair, mais je ne vais pas le développer aujourd’hui, on y reviendra évidemment si vous le souhaitez. Ce que je veux dire c’est que par ailleurs, il y a une hypermatérialité nouvelle qui apparaît et qui est précisément par exemple le Building Information Modeling ou Management. Ça c’est de l’hypermatérialité au sens où Eh bien, voilà, les parpaings, les briques, tout ça, ont maintenant des puces RFID, des codes, des adresses Internet, et ils sont totalement gérés par la grammatisation. Ça veut dire qu’ils sont devenus des matériaux hypomnésiques. Pas simplement des rétentions tertiaires au sens où j’en parle depuis bien longtemps maintenant. Tout objet artificiel est une rétention tertiaire parce que ça peut devenir un objet de mémoire pour un archéologue. Mais des rétentions tertiaires hypomnésiques, c’est-à-dire qu’elles sont faites pour garder de l’archive, garder la trace déclarative et des contenus mentaux. Et aujourd’hui, en fait, tout ce qui nous entoure est de plus en plus hypomnésique et il y a évidemment, à l’horizon du programme transhumaniste par exemple, l’idée de fabriquer des corps hypomnésiques intégralement bioniques qui seraient gérés comme ça de A à Z et qui seraient réparables par exemple des processeurs nanométriques. On y travaille déjà, il y a des programmes de recherche chez Philips qui sont dans ces démarches-là de la médication nanométrique depuis déjà une bonne dizaine d’années. On avait fait un colloque avec Vincent à l’IRI sur ces questions il y a dix ans, ou huit ans.

Alors je préciserai évidemment tous ces points dans les séances à venir. Je m'aperçois que je n'avance pas du tout vite, il va falloir que j’accélère. Et je n'ai pas l’heure en plus. 18h10 ? Ah ouais, je suis vraiment archi en retard. Je ne vais plus lire mon texte. Je vais survoler mes images et je vais essayer de continuer parce que j’aimerais bien quand même arriver au bout de cette introduction. Ce que je vous propose dans ce séminaire, donc, c’est d 'essayer de repenser un petit peu les questions de la vérité et de la démocratie d’un point de vue exorganologique, donc en convoquant Alfred Lotka et au-delà, en prolongeant les thèses d’Alfred Lotka, par exemple dans le contexte du BIM, c’est-à-dire en parlant de choses que Lotka ne pouvait pas imaginer. Nous convoquerons pour ça aussi Norbert Wiener et toutes sortes d’écrivains qui ont parlé de ces questions-là. Mais je vais essayer de le faire du point de vue de ce que j’appelle une nouvelle critique. Cette nouvelle critique, j’en avais formulé la première version en 2000 dans un livre qui s’appelle Le temps du cinéma où j’avais essayé de montrer que la théorie du schématisme de Kant, c’est la critique kantienne, n'était pas acceptable parce que Kant ne comprenait pas que les schèmes, ce qu’il appelle les schèmes de l’imagination transcendantale, étaient en fait produits par la rétention tertiaire et que donc il fallait avoir une lecture non-transcendantaliste de La critique de la raison pure, avec Whitehead puisque c’est comme ça que je le lis maintenant. Donc ça c’était des sujets que j’avais abordés il y a une quinzaine d’années. Mais maintenant j’ajoute qu’il faut revisiter la théorie des quatre causes d’Aristote et qu’il faut complètement redéfinir les questions de la causalité qui sont les grandes questions toujours de l’épistémologie. L’épistémologie c’est toujours la causalité quelle interroge. Donc Aristote c’est un grand discours..., Socrate et Platon c’est un discours sur la causalité, la causalité anamnésique, Aristote c’est un nouveau discours sur la causalité, les quatre causes, c’est un discours sur l'être qui se déploie dans quatre dimensions de la causalité, Newton et avant lui, Descartes, après lui, Kant, c’est la causalité, comme on dit, moderne, c’est-à-dire la causalité de la physique moderne, c’est le primat de la physique, en fait, sur la compréhension de ce que sont les causalités. Et ce que je soutiens, moi, c’est qu’au 19e siècle apparaît un nouvel élément de causalité très exotique, très barbare, qui est l’entropie. D’une certaine manière, une anti-causalité, l’entropie. Et donc, je vais essayer de parler de ça avec vous, ici, dans le but d’interpréter des questions qui s’imposent à nous, d’une part comme, par exemple, l’expérience accablante de la « post-vérité » et de la « post-démocratie », mais aussi de processus qui conduisent à des phénomènes comme la Déclaration d’indépendance de la Catalogne. Qu’est-ce que je veux dire ? Je voulais vous parler de ça, mais je ne vais pas le faire. C’est un colloque qu’on avait organisé il y a trois ans avec un groupe de Pharmakon sur ces questions. C’est là qu’on a introduit en fait les problématiques dont je vous parle aujourd’hui, problématiques qui m'ont conduit à soutenir la nécessité d'entrer dans ce que j’appelle le néguanthropocène, de sortir de l’anthropocène pour entrer dans un néguanthropocène. Et cette question, c’est la question de sortir de l’immondialisation. Qu’est-ce que c’est que l’anthropocène ? C’est ce qui a amené, par exemple, Arnaud Montebourg à plaider pour la démondialisation. Quand je vous dis ça, ce n’est pas du tout une manière de soutenir Montebourg, ni de s'y opposer d’ailleurs. Je mentionne Montebourg ici comme un symptôme. J’avais commenté un peu l’année dernière en disant que le mot « démondialisation » était utilisé par Montebourg et par Donald Trump. Et que ça me paraissait assez intéressant et important de se demander pourquoi. Je pense que si on veut le comprendre, il faut aussi se demander pourquoi le Brexit, Il faut aussi se demander pourquoi la Catalogne et pourquoi la Corse, il y a trois jours. Comment se fait-il qu’on a une montée en puissance de toutes les forces centripètes, autocentrées, territorialisées, etc. Je pose cette question sans du tout porter de jugement sur la Catalogne, la Corse, le Brexit ou je ne sais pas quoi, c’est une tout autre question, j’ai évidemment un point de vue là-dessus, qui n’est d’ailleurs pas simple. Nous vivons, à l’époque de la « post-démocratie » et de la « post-vérité », une symptomatologie de ces réactions-là. D’où viennent ces symptômes, de quoi procèdent -ils ? Eh bien, ils procèdent de ce que j’appelle la question de l’entropie. Je pense que la mondialisation, ce qu’on a appelé la mondialisation, c’est ce qui a conduit à ce que Jean-Luc Nancy, par exemple, il n’y a pas très longtemps, a appelé « l’immonde ». Et l’immonde sous toutes les formes. L’immonde qui fait qu’on a le sentiment que, pour le dire un peu bêtement et très, très simplement, la Terre devient une poubelle. Beaucoup de gens disent ça, pas forcément des gens sympathiques d’ailleurs, parfois même des gens très, très antipathiques. Mais en même temps, c’est ce que disent les 15 000 chercheurs qui disent la poubellisation, c’est la destruction des écosystèmes, l’intoxication généralisée, etc. Tout à l’heure, nous étions avec Maël à une réunion, nous parlions de psychopathologie des petits bébés, etc. Et nous parlions d’intoxication par les perturbateurs endocriniens, par les smartphones. C’est la poubellisation généralisée. Ça touche d’ailleurs la chaire de Recherche Contributive. Je ne vous en parlerai pas, mais j’en reparlerai bientôt, la semaine prochaine, à la chaire de Recherche Contributive. En tout cas, cette question de l’entropie, c’est une question que je ne me suis pas contenté d’introduire moi-même, de mon petit propre chef, mais c’est une question qui est introduite par le GIEC dans ce texte https://www.eco-bretons.info/origine-du-changement-climatique/↩︎. C’est dans ce texte qu’il parle de forçage anthropique. Par exemple, ici, je vous recommande de lire ce rapport, c’est important. « Il y a des forçages anthropiques, dit le GIEC. Tous les problèmes vers lesquels nous allons sont liés à des forçages anthropiques ». Qu’est-ce que ça veut dire, forçage anthropique ? Si vous allez un petit peu plus loin, vous avez des détails, ils expliquent que « l’homme provoque, à travers toutes sortes d’activités, qui sont liés à sa puissance exorganique, des forçages anthropiques ». Et la question que nous essayons de poser ici, c’est la question de la néguanthropie. Qu’est-ce que c’est que la néguanthropie ? écrite comme ça, avec un a et un h. Donc qui n’est pas le sens de la néguentropie avec un e, ni de l’anti-entropie avec un e seulement. Mais dont nous essayons, enfin dont moi j’essaye d’hériter, en revanche, quand je dis « j'essaye d’hériter », de quoi est-ce que j’essaye d’hériter ? Du travail de Maël Montévil, ici présent, avec Guiseppe Longo et Bailly. La néguanthropie, c’est ce qui cherche à réintroduire de la localité dans tous les processus, absolument tous les processus, y compris par exemple les observations faites par les astrophysiciens de l’univers, le plus universel qu’il soit et le moins local qu’il soit. Quand des astrophysiciens travaillent à l’échelle de l’univers, à l’échelle du temps de l’univers, 15 milliards d’années, et des dimensions de l’univers, ils sont absolument délocalisés, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils s’arrachent à toute localité. Oui, mais si on lit Léon Brillouin, voilà, c’est très relatif, parce qu’ils ne peuvent pas s’arracher à leurs instruments. Ça, c’est ce que ne comprend pas Quentin Meillassoux, dans Après la finitude. Il ne comprend pas que ce qu’il appelle l’ancestralité ce n’est pas du tout une donnée de la nature, c’est une donnée de systèmes techniques très complexes qui sont des accumulations conceptuelles au sens où Gaston Bachelard l’avait montré dans ses textes sur ce qu’il appelait « la phénoménotechnique » et qu’en aucun cas on ne peut neutraliser ces dimensions. Si on les neutralise, on efface toute la scientificité, on transforme l’ancestralité en un fait au sens d’un fact, au sens d’un fact de Trump, c’est-à-dire d’un fait qui s’impose sans appareil de démonstration et d’établissement de la vérité, qui s’impose par lui-même. Très dangereux le discours du réalisme spéculatif, en tout cas de celui de Quentin Meillassoux parce que je ne connais pas les autres. Mais je dis ça parce que j’ai lu ces derniers temps les bouquins de Meillassoux et ça me semble très, très problématique. Qu’est-ce qui ne prend pas en compte Meillassoux et tout ce débat actuel ? Eh bien c’est la question de l’anthropie et de la néguanthropie et de la localité qu’est toujours la néguanthropie. La néguanthropie est toujours locale. D’ailleurs tout à l’heure on avait aussi une discussion avec quelqu’un de très sympathique d’ailleurs, Maël et moi, sur l’anthropie. Voilà, et il n'arrivait pas à comprendre que ce qui est anthropique de l’extérieur du système et néguanthropie de l’intérieur du système, etc. Parce que ce ne sont pas des substances ces concepts, ce sont des processus dynamiques. Donc dès qu’on veut les substantialiser, on perd complètement la chose. Maintenant, ces questions, eh bien, elles sont au cœur des problèmes que pose l’appel, le coup de tocsin des 15 000 chercheurs. Mais eux-mêmes ne le posent pas quand même. Pourquoi elles sont au cœur ? Si nous disons que la néguanthropie est toujours locale, que le local est toujours lui-même organique ou exorganique, c’est-à-dire vital, s’il est vital, il est vectorisé par des protentions. Que ces protentions soient des protentions, au sens que Derrida donne, par exemple, dans De la grammatologie, où il dit « tout être vivant en tant que c’est la matière qui a de la mémoire » l 'être vivant, il reprend ce que dit Nietzsche. Et cette matière a toujours des protentions. Qu’est-ce que c’est que la protention de la matière vivante ? C’est de vivre. C’est-à-dire, c’est d'être organisé et de finaliser tout ce qui se produit, par exemple, le rayonnement solaire que je reçois, etc., en vue de vivre, c’est-à-dire de durer. Et durer, Derrida appelle ça la différance avec un a. C’est ça la différance avec un a de Derrida. Eh bien, tout ça, ce sont des causes finales. Ça a été condamné en biologie parce que, on disait, voilà, si on introduit la cause finale, on se donne l’explication, voilà, avant même d’avoir produit l’explication. Mais c’est tout à fait faux, tout à fait faux. Si on prend au sérieux ce que dit Schrödinger, ce n’est pas qu’on se donne l’explication avant de.… C’est ça, la vie, d’après ce que dit Schrödinger. Ce qui distingue la matière vivante de la matière inorganique, c’est qu’elle est finalisée. Bien évidemment, elle est finalisée par son auto-conservation. Et ça, c’est ce que Heidegger appelait l’épagogè. C’est ce que les scientifiques néodarwiniens ou les biologistes moléculaires refusent de voir. Heidegger dit qu’ils refusent de voir l’épagogè. L’épagogè, qu’est-ce que c’est ? Heidegger dit que l’épagogè, c’est ce que ne peuvent pas voir ceux qui sont aveugles. Il dit, voilà, vous ne pourrez pas donner à voir le rouge à quelqu’un qui est aveugle, ça c’est clair. Donc n’essayez pas de convaincre quelqu’un qui est aveugle de voir le rouge, parlez-lui d’autre chose que du rouge. Alors, ça se discute ce que je viens de dire là, bien entendu, on pourrait..., parce qu’Il y a plein de gens qui sont aveugles et qui lisent des tas de livres où il y a plein de couleurs. Donc ça pourrait se discuter longuement même. Mais vous comprenez bien ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est qu’on peut, évidemment, à partir du moment où on pose que la scientificité de la biologie doit être soluble dans les concepts de la physique, on peut évidemment dénier qu’il y a des causes finales et dire que c’est illégitime de convoquer les causes finales. Mais si on dit avec Schrödinger qu’on ne peut pas dissoudre la biologie dans la physique et précisément, ce dont il faut rendre compte c’est de la vie, justement, eh bien, à ce moment-là, il faut revisiter la théorie des causes finales. Alors, ce que j’essaie de faire moi, aujourd’hui, c’est extrêmement ambitieux ce que je vous dis là, je ne suis pas le premier à le faire, à avoir ce genre d’ambition, mais ce que j’essaye de dire moi aujourd’hui, c’est que ces questions, il faut les poser pas simplement du point de vue de la néguentropie et de la matière vitale, mais du point de vue des exorganismes et de leur durabilité. Si j’avais eu plus de temps, je vous aurais parlé de Jared Diamond et de son bouquin qui s’appelle Effondrement, Collapse, en anglais, où il a fait toute une histoire, je pense que vous la connaissez, cette histoire, vous avez dû en entendre parler, des conditions dans lesquelles les sociétés s'écroulent. Et évidemment, cette question se pose à nous tout à fait d’une manière urgente, mais dans un contexte très particulier, qui est que, à la différence de ce que décrit Diamond, toutes les sociétés qu’il a décrites, l 'île de Pâques, l’Empire romain, il en décrit des dizaines, avaient d’autres sociétés à côté qui permettaient que ça redémarre autrement. Mais nous, nous sommes dans la biosphère et jusqu’à plus ample informé, nous n 'avons pas d’autre planète où il pourrait se passer quelque chose de nouveau.

Alors, je vais essayer d’aller vers une conclusion. Tout ça, ça va nous obliger à revisiter le concept de mondialité et de mondanéisation, qui est en jeu dans l’appel des 15 000 chercheurs. C’est une... description, je dirais, très partielle d’ailleurs, mais argumentée rationnellement, de ce que j’appelais « l’immondialisation » tout à l’heure, c’est-à-dire la non-durabilité de l’exorganisme biosphérique que nous sommes devenus et la catastrophe macrocosmique que c’est en train d'engendrer. Cela dit, cette détresse, car c’est un appel de détresse, on pourrait dire warning, en français, quand on traduit les warnings, c’est l’instrument du cockpit d’une automobile, on appelle ça les feux de détresse. C’est un appel de détresse, un signal de détresse. Cette détresse, elle s’annonce il y a fort longtemps. Elle est formulée là Wozu Dichter in dürftiger Zeit ?  …et à quoi servent les poètes en ces temps de pauvreté ? » demande l'élégie de Hölderlin « Le Pain et le Vin ».↩︎par un poète que vous connaissez peut-être, qui s’appelle Hölderlin. Et c’est aussi le titre d’un livre de Heidegger, enfin d’un texte de Heidegger, qui, dans Chemins qui mènent nulle part reprend ce vers de Hölderlin, en fait un titre de son texte qui est Pourquoi des poètes en temps de détresse ?. La détresse commence au 19e siècle. Cette détresse dont je vous parle là, un des premiers à l’éprouver s’appelle Hölderlin et je pense qu’on peut dire sans beaucoup risquer de se tromper qu’il en devient fou, mort fou comme vous le savez et il a commencé à entrer dans la folie très jeune en plus. Et cette détresse, eh bien c’est le début de l’anthropocène précisément. Et je crois qu’aujourd’hui nous avons à requalifier toute l’histoire de la modernité à partir de ce point de vue et en vue de quoi ? De « panser l’im-possibilité de l’immonde ». Qu’est-ce que ça veut dire panser l’im-possibilité de l’immonde ? C’est un vaste problème. Que veut dire panser l’impossibilité ? panser avec un a. L’im-possible est possible. C’est ça que ça veut dire. Ce qui est impossible du point de vue des êtres rationnels que nous essayons de continuer à être, à une époque qui est celle de la « post-vérité », de la dénoétisation, de la crétinisation industrielle, etc., et à laquelle personne n'échappe ici, cette rationalité, elle est totalement inexistante. C’est-à-dire que nous sommes entourés, environnés, d’irrationnalité. Nous ne sommes pas du tout dans une réalité rationnelle. Tout ce qui nous entoure est irrationnel. Vous allez me dire, non, pas tout. La preuve, cette table, par exemple, je peux me l’appuyer dessus, etc. Oui. Mais est-ce que ça veut dire qu’elle est rationnelle pour autant ? Elle est efficiente. Elle respecte la causalité efficiente. Est-ce qu’il est tout à fait rationnel de faire des tables en faux bois qui sont en plastique ? C’est du plastique, ça. Du pétrole, autrement dit. Etc. Vous voyez, dès qu’on commence à réfléchir en revisitant la théorie des quatre causes, etc., on se dit, attendez, vous dites, c’est rationnel que ce bâtiment tienne debout, etc. Est-ce que c’est vraiment rationnel de construire ce genre de bâtiment ici ? Je n’en sais rien, je dis ça, je n’en sais rien du tout. Mais nous devons totalement revisiter les questions de la causalité, c’est-à-dire de la rationalité. C’est chez Leibniz que la rationalité est pensée à partir de la causalité, ça s’appelle le principe de raison. Et nous devons revisiter tout cela, d’autant plus que Leibniz d’ailleurs est le penseur et le théoricien de ce qu’on appelle aujourd’hui l’informatique, l’algorithmique, etc. panser l’im-possibilité de l’immonde, ça signifie soigner l’immonde, soigner l’irrationalité, et non pas pour rationaliser, parce que ça, la rationalisation, c’est l’opposé de la raison. C’est ce qui expliquent Adorno et Horkheimer, c’est ce qui conduit à ce qu’ils appellent la bêtise, la Dummheit comme ils disent. La question, c’est de réarticuler, réarmer les exorganismes planétaires dans un contexte qui est le Gestell et en revisitant absolument toutes ces questions. Alors, je ne vais pas parler beaucoup plus longtemps que ça parce que je commence à être fatigué et vous l'êtes sûrement au moins autant que moi. Je vais juste ajouter que l’an passé on avait soutenu qu’il fallait pour ça revenir sur la question des relations d’échelle et donc s’intéresser au travail de ce penseur américain qui s’appelle Benjamin Bratton qui pose à travers ce qu’il appelle de Stack, la pile, la pile, c’est la pile des couches de ce qu’on appelle des couches, qui constituent les plateformes, au sens des plateformes comme Amazon, etc. J’avais essayé de montrer l’année dernière, à travers son travail, qu’il faut « panser les relations d’échelles » qui sont rendues possibles par le Stack. Il se trouve que Benjamin Bratton sera à Paris la semaine prochaine. Nous l’accueillons à l’IRI aux Entretiens du nouveau monde industriel pour parler de l’intelligence artificielle. Donc on aura peut-être une discussion autour de tout cela. Et nous essayons de faire cela nous à Plaine Commune en adoptant un point de vue exosomatique qui est développé ici par Lotka dans ce texte. Vous pouvez le trouver en ligne, il est facile à trouver et en plus Il n’est pas long du tout, il doit faire 30 pages, et je vous recommande vraiment de le lire, c’est un texte très, très important. Nous essayons de travailler toutes ces questions pour quoi faire ? Eh bien, pour répondre à la question que posent ici les 15 000 chercheurs dont je vous parle depuis tout à l’heure, Revising our economy to reduce wealth inequality et s’assurer que les systèmes d’impôt des prix et des systèmes inventifs prennent en compte les vrais coûts imposés par les modèles de construction dans notre environnement. Qu’est-ce que ça signifie ? C’est la onzième recommandation qu’ils font dans leur appel, qui est de « réviser notre économie pour réduire les inégalités de richesse et garantir que les prix, la fiscalité et les systèmes d'incitation prennent en compte les coûts réels que les modes de consommation imposent à notre environnement », de changer les critères de la valeur en économie. Nous avons eu une discussion hier soir avec Franck Cormerais sur ce sujet. Il se trouve que c’est Franck Cormerais qui dans Arts and Space a introduit la question de nouveaux indicateurs de richesse, de nouvelles façons de calculer la valeur et en particulier en produisant une dimension incalculable de la valeur. C’est très important. Et c’est à cela que nous essayons de travailler dans cette chaire, en nous appuyant sur les travaux de Bally, Longo et Montévil, pourquoi ? Parce que nous pensons qu’il faut utiliser le concept d’anti-entropie, au sens où nous voulons employer le concept d’anti-entropie au sens où Maël l’a développé, en disant que l’anti-entropie, ce n’est pas simplement la néguentropie. Peut-être que tu nous en diras un mot dans un instant. Je résume, je fais ça pour que tu me corriges après. Cette anti-entropie dont tu parles, c’est ce qui ne se réduit pas à un état d’organisation néguentropique, par exemple d’accord mais c’est le processus métabolique qui fait que ce corps cultive sa durabilité, sa processualité, ses dynamiques, autrement dit, l’anti-entropie, c’est que l’économie de demain, s’il y en a une qui est encore possible, c’est une économie qui doit développer et cultiver une anti-anthropie avec un a et un h. Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien, c’est ce qui doit cultiver de l’incalculable, précisément. C’est-à-dire ce qui est non pas réductible à la valeur, mais qui constitue de la richesse. C’est de l’improbable. Ce qui enrichit les systèmes néguanthropiques, c’est toujours de l’improbable. C’est toujours ce qui fait qu’il y a quelque chose qui est produit par le système qui n’est pas soluble dans les capacités de calcul du système lui-même et qui est lié à des processus d’interaction qui sont très complexes dont je ne vais pas me risquer à parler. Mais par contre, dont j’aurais voulu vous parler, bon, je ne vais pas parler de Vernadsky, il faut le lire, si vous n'avez pas lu La Biosphère de Vernadsky, vraiment, je vous recommande de le lire parce que c’est tout à fait fascinant. Voilà, je préfère Whitehead parce que je considère que Whitehead développe une conception de ce qu’il appelle la fonction de la raison qui procède de ce que je viens de vous dire là, la culture de ce que j’appelais autrefois les consistances, que j’appelle ici aujourd’hui des improbables ou des incalculables, la justice par exemple, qui est hautement improbable, inexistante, ça n’existe pas la justice. C’est la seule chose qui mérite qu’on s'y consacre précisément, parce que ça n’existe pas. Mais je voulais vous montrer que dans toutes les sociétés, par exemple dans les sociétés totémiques, on cultive cet improbable et qu’en fait il n’existe pas de société valide, c’est ce que dit Georges Bataille en parlant de ça, c’est une cérémonie du potlatch. Ce sont des indiens d’Alaska, particulièrement frappante cette cérémonie-là. Le bouquin de Bataille qui s’appelle La part maudite, c’est une analyse des pratiques du potlatch qui est en fait très souvent mal compris d’ailleurs parce que très souvent on comprend ça comme la consommation à l’infini. Ce n’est pas du tout ce que dit Bataille. C’est l’incalculabilité, ce n’est pas du tout la même chose. Et il montre que c’est la condition de viabilité de toute économie. Que si on ne comprend pas cela, on ne peut que conduire à la ruine. Bon, je m 'arrête là. Je vous remercie de votre attention.

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