Séance 4 : Exorganologie de la ville vraiment intelligente
Exorganologie I Panser la post-vérité dans la post-démocratie
Bernard Stiegler,
« Séance 4 : Exorganologie de la ville vraiment
intelligente »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2018 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2018/seance4.html.
version 0, 20/12/2025
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International (CC BY-NC-SA 4.0)
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Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS
La question que je pose qui concerne très pratiquement le projet de Plaine Commune c’est de savoir si une nouvelle configuration urbaine à l’époque de ce qu’on appelle le BIMQu'est-ce que ça veut dire BIM ? La modélisation des données du bâtiment (BIM) est le processus global de création et de gestion des informations pour une ressource de construction.↩︎ – à savoir si le BIM est déjà technologiquement dépassé, c’est l’enjeu du concept de « jumeau numérique » abordé par GreenSI et que l’on voit se développer dans le monde anglo-saxon. Les sujets dont nous parlons sont disruptifs c’est-à-dire qu’ils sont perpétuellement dépassés Or il ne faut pas se laisser dépasser par ça parce que c’est aussi du marketing. Si on est capable d’identifier les processus structurants, on n’est pas forcément si dépassés que ça - et est-elle possible par une mise en œuvre anti-anthropique avec un a et un h des matériaux hypomnésiques c’est-à-dire des matériaux RFID, des parpaings interactifs en passant par les plateformes délibératives c’est-à-dire qui ne se réduit pas au BIM mais qui pourrait être, devrait être, l’architectonique d’un processus délibératif qui serait la vraie condition de l’urbanité et dont le béton dit interactif serait une extension, un dispositif d’entrée / sortie comme les imprimantes le sont, comme les smartphones le sont etc.
Comment constituer, je dirais peut-être moins une ville intelligente qu’une urbanité intelligente. Je dis une urbanité plutôt qu’une ville car comme vous l’avez vu chez Lefèbvre, il distingue la ville et l’urbanité – je ne suis pas sûr de partager le sens de cette distinction mais je pense qu’il faut faire cette distinction : il y a des urbanités qui ne sont pas des villes à proprement parler. Qu’est-ce que c’est que la ville ? Paris est une ville, Amsterdam est une ville, Rome est une ville mais il y a des conurbations qui ne sont pas des villes et ce sont néanmoins des urbanités. Et d’ailleurs, là où nous travaillons, Plaine Commune, bien sûr qu’il y a la ville de St-Denis, qui est une des plus vieilles villes de France et le premier grand marché du Moyen-âge, mais cette ville a été envahie et traversée par les logiques industrielles de manière extrêmement perturbatrice.
Constituer une urbanité vraiment intelligente, a real smart City, une cité réellement intelligente – on peut garder le mot cité qui n’est ni exactement la ville ni exactement l’urbanité - cela suppose, c’est l’hypothèse que je développe ici, premièrement une nouvelle intelligence de la conception. La conception est un sujet très compliqué car la conception pose toujours celui de l’immaculée conception ; et ce n’est pas seulement le christianisme de Marie qui pose ce problème, c’est par exemple la question de l’inconditionné chez Kant ; il y a quelque chose dans la conception chez Emmanuel Kant, c’est-à-dire dans la noèse kantienne qui est immaculé c’est-à-dire inconditionné qu’il appelle parfois l’Etre suprême et qui pose le problème de ce qu’il appelle la théologie rationnelle. Bien entendu ce n’est pas dans ce sens-là que je pose fondamentalement le problème, je le pose au sens où il faut nous demander aujourd’hui qu’est-ce que veut dire concevoir au XXIe siècle, y compris d’ailleurs concevoir génétiquement (la PMA, qu’est-ce que c’est comme genre de conception ?) et concevoir au sens où je posais la semaine dernière avec Marx : comment est-ce que l’architecte conçoit un bâtiment et j’objectais, contre Marx, que ce n’est pas dans sa tête qu’il conçoit mais sur les plans qu’il dessine.
Si on voulait assumer des questions de ce type sur la conception Il faudrait proposer une conception quasi-causale de l’immaculée conception dont je crois qu’on peut la tirer du film dont cette image est extraite L’évangile selon St-Mathieu de Pier Paolo Pasolini et dont je soutiens que ce que montre Pasolini : si Jésus est devenu Dieu, c’est parce que Joseph l’a adopté alors qu’il n’était pas son fils et je pense que c’est la puissance d’adoption de l’accident – Marie a couché avec quelqu’un qui n’est pas moi, je vais adopter l’enfant. Au début il ne veut pas de cet enfant. Il s’en va et c’est l’ange Gabriel qui intervient ; Joseph revient auprès de Marie. Pour moi, c’est ça la grandeur du Christianisme - ; c’est une interprétation non chrétienne du christianisme, ce que j’appelle une interprétation quasi causale.
Evidemment je n’entends pas la conception uniquement dans ce sens théologique, même si je soutiens qu’il y a toujours un sens théologique derrière la conception que l’on se fait de la conception (je le dis avec Karl Schmitt qui pose une origine théologique au droit, à discuter d’ailleurs). Je le pose aussi dans un sens que nous avions ouvert il y a maintenant 11 ans à l’IRI avec le premier colloque des Entretiens du nouveau monde industriel où nous nous intéressions à l’époque à la Bottom/up innovation et nous étions penchés sur la transformation des séquences dans la conception industrielle. Si nous voulons vraiment poser la question d’une ville vraiment intelligente, nous devons nous poser ce type de questions pour élaborer un point de vue là-dessus pour proposer à nos partenaires sur Plaine Commune (Vinci, Dassault System etc.) une nouvelle conception de la conception telle qu’elle permettrait au BIM de créer avec les habitants des ateliers d’urbanisme d’un genre tout à fait différent de ceux que l’on connaît aujourd’hui. En outre, il s’agit de situer pour nous dans ce programme de Plaine Commune cette nouvelle intelligence (au sens du XVIIIe siècle : l’intelligence c’est vivre ensemble tout simplement, vivre en bonne intelligence et créer ensemble de l’intelligence, du mot d’esprit, de la vivacité, de l’inventivité ) dans le contexte de ce que nous avons appelé, dans le Programme d’investissement d’avenir PIA, territoire d’innovation intégrative etc. ; il faut le situer dans une politique urbaine intégrée i.e. outre le fait qu’elle s’appuie sur une vision économique (en l’occurrence une économie de la contribution) qui reprend des analyses de ce qu’on appelle l’économie de la fonctionnalité et donc qui intègre l’intérêt territorial du lieu dans la manière de mener cette politique ; c’est une politique du soin où soin veut dire savoir-vivre au sens le plus large qui soit- art de vivre si l’on veut ; c’est une politique urbanistique conçue à partir d’ateliers d’un genre nouveau au sens où je le disais à l’instant ; c’est une politique qui reprend peut-être, je dis bien peut-être, quelques idées fondamentales de ce qu’on appelle la Fab city qui est bien plus qu’une ville remplie de FabLab ( p. ex. Programme de Oui Share) et de Barcelona activa.
En amont de ce genre de projets, il y a le problème d’une dysharmonie dans ce que nous appelons le double redoublement épokhal qui, précisément parce qu’il ne se redouble pas, parce qu’il ne parvient pas à produire dans la disruption ce que j’appelle le deuxième temps du double redoublement épokhal (c’est le temps de la réflexion, de la délibération ; la disruption empêche de prendre ce temps) ne permet pas d’établir ce que j’ai appelé la fonction de la vérité c’est-à-dire aussi de la Justice dans tous les sens de ce mot et donc du droit (depuis la Grèce ancienne, la justice est fondée sur la vérité, donc sans critères de vérité il ne peut pas y avoir de justice. C’est une vérité toujours ratée, toujours inachevée et donc c’est toujours une justice finie – et non pas infinie, ce n’est pas une justice divine – donc politique. Elle n’atteint jamais complètement sa cible mais néanmoins elle s’exerce et elle constitue le droit de cité).
Le double redoublement épokhal non renouvelé, qui produit la post-vérité c’est-à-dire l’absence d’un critère d’une fonction de la vérité, je pense que c’est un effet direct du programme néo-libéral x compris dans ce qu’il a engendré qui se prétend anti-néo-libéral, à savoir Donald Trump (je vais revenir tout à l’heure sur le néo-libéralisme, qu’il faudrait réinterpréter de très près après Donald Trump en relisant et en critiquant Foucault). Le néo-libéralisme naît avec la Société du Mont-Pèlerin (1947) à la suite du Colloque Lippmann qui avant d’être un mouvement est une entreprise intellectuelle, industrielle, économique et politique d’un renouveau du libéralisme en un sens qui n’est pas le sens premier du terme mais qui est le sens économique, « laisser faire, laisser passer »,et qui va se diversifier – il y a beaucoup de formes de néo-libéralisme, par exemple Milton Friedmann ; il y a beaucoup de gens qui ne sont pas sur les positions de Friedmann et c’est pour cela que c’est très compliqué de critiquer le néo-libéralisme. Le mouvement n’est pas unifié.
En tout cas, ce que je crois, c’est que l’impossibilité du deuxième temps du double redoublement épokhal est un effet de ce programme en cela qu’il impose l’hégémonie de la causalité efficiente ; ce qui, pour moi, est la définition du néo-libéralisme c’est que seule la causalité efficiente constitue un critère légitime et donc les causes matérielles, formelles et finales sont soumises à l’hégémonie de la causalité efficiente ; au détriment de la cause matérielle parce que ça empêche de panser avec un a la matière et panser la matière, c’est très important quand on sait qu’on vit sur une planète dont la matérialité exploitable et fructifiable par le vivant, notamment par le vivant humain, est limitée, voire très limitée.
Si le programme néo-libéral est devenu ultra-libertarien - ce qui n’est pas la même chose que le programme néo-libéral -, une radicalisation d’une pensée qui le néo-libéralisme ; ce sont des terroristes qui mènent une guerre totale, sans limites et si ce programme-là fonctionne, parce qu’il fonctionne, aujourd’hui comme hégémonie de Google, Amazon, Facebook etc. – et ça ne fait que commencer en plus – c’est parce qu’il active des fonctions au titre de la causalité efficiente qui discréditent les autres formes de causalité parce que par exemple la République française ou la politique européenne de ce qu’on appelle « la vieille Europe » en Amérique du Nord, dit : il faut d’abord des principes énoncés par des causes finales ; ces causes finales doivent être étayées sur des causes formelles et c’est à partir de cela que l’on peut mettre en place des causes efficientes pour exploiter des causes matérielles. Le modèle Nord-américain, a fortiori libertarien explose les trois types de causalités en dors de la cause efficiente. Cela veut dire que les questions que nous nous posons doivent analyser la désintégration des causes formelles et finales telles qu’elles sont pensées par Aristote Physique II et elles doivent analyser comment les causes matérielles se sont appropriées hégémoniquement l’efficacité en devenant hypermatérielles et là, il faudrait parler de la loi de Moore et de ce que l’on appelle les wafers (un wafer est un disque assez fin de matériau semi-conducteur comme le silicium sur lequel on grave à l’échelle du millionième de mètre des micro-processeurs – c’est ce qui a fait la fortune de Intel). Mais ces wafers ne sont rien d’autre qu’un précurseur du béton interactif et un cas particulier de ce que j’appelle la rétention tertiaire hypomnésique sachant que là, la forme est inscrite dans la matière à l’échelle du millionième de mètre. C’est ce que l’on appelle la micro-électronique et que l’on est en train de passer, nous dit-on, à la nano-électronique c’est-à-dire à l’échelle de l’atome.
La loi de Moore qui exploite la micro-électronique – et là je vous recommande la lecture de la thèse de Sacha Loève – c’est ce qui a permis une performativité techno-logique – non pas une performativité des actes de langage au sens de John Austin – mais une performativité de la physique devenue techno-scientifique, devenue industrie qui a permis de produire ce qu’on appelle dans le monde des marchés financiers une prophétie auto-réalisatrice ; Moore a produit une soi-disant Loi de Moore qui affirmait que tous les 18 mois on allait doubler la puissance de calcul des ordinateurs à travers l’exploitation micro-électronique du silicium, ce qui s’et avéré mais ça ne s’est avéré uniquement parce que Moore a su canaliser des milliards d’investissements dans le monde entier sur cette technologie, c’est ce montre Sacha Loève – et ce n’est pas une loi puisque c’est vrai uniquement pour un temps donné, 30 à 40 ans - ; ce n’est donc pas une loi de la physique ; c’est une réalité socio-technique – on peut dire que c’est une loi historique mais ce n’est pas une loi à vrai dire ; c’est un état de fait en réalité ; et cet état de fait est fondé sur un état de droit ; mais cet état de droit – qui n’est pas la loi de Moore et qui doit être totalement repensé selon moi - c’est le droit de ce que j’appelle moi la performativité techno-logique et qu’on ne peut penser qu’en pensant l’exosomatisation. Et cela Moore est totalement incapable de le penser ; il s’en fout d’ailleurs : il ne veut pas penser il veut gagner de l’argent.
Qu’est-ce que c’est que cette performativité techno-logique ? c’est la possibilité typique de l’exorganologie qui signifie que exosomatiser c’est autoréaliser hors des contraintes immédiates de la « nature ». Qu’est-ce que je veux dire par-là ? Si on dit qu’un acte performatif est auto-réalisateur au sens où une prophétie auto-réalisatrice consiste à dire, quand on est Georges Soros, « la livre va tomber » et on fait tomber la livre en disant cela. Ça c’est une prophétie auto-réalisatrice. On ne peut produite ce genre de prophétie que quand on occupe une certaine position dans des circuits de transindividuation que l’on contrôle par des voies diverses et variées, y compris les grands médias de masse.
J’appelle aussi auto-réalisatrice cette performativité de l’exosomatisation, pas simplement parce qu’elle connote les prophéties auto-réalisatrice de la sphère financière, mais parce qu’elle réalise des choses. Elle réalise quoi ? des artefacts exosomatiques, par exemple des wafers qui permettent de développer des micro-ordinateurs, puis des smartphones, puis des implants cérébraux (nanométriques) etc.
Hors des contraintes immédiates de la nature ; qu’est-ce que ça signifie ? ça signifie qu’on peut s’écarter des contraintes immédiates de la nature et la contrainte la plus immédiate de la nature c’est l’entropie. Autrement dit, quand on produit un wafer par exemple, on produit de la néguentropie : on ordonne du silicium, on y inscrit des formalismes etc. et cette néguentropie peut produire de l’anti-entropie ; c’est pour cela qu’elle a une valeur d’usage. Il faut bien noter ici que la performativité techno-logique, c’est la base de la quasi-causalité et elle n’est pas seulement industrielle, elle est artistique. Lorsque Joe Bousquet transforme sa blessure en poème, c’est aussi une performativité techno-logique, c’est la performativité de cette technè qu’est la poïèsis, la poétique telle que la décrit Heidegger dans La question de la technique. Cette performativité techno-logique est un cas de la quasi-causalité dont l’obligation morale (au sens de Bergson) est un autre cas exo-somatique. Qu’est-ce que je veux dire ?
Nous essayons de penser les exorganismes, nous disons que ce sont des rassemblements d’exorganismes simples, vous et moi, les êtres humains, qui se rassemblent dans des organismes complexes, la Maison Suger, dans le 5e arrondissement de Paris, lui-même dans la métropole du grand Paris etc. C’est un vaste exorganisme urbain extrêmement complexe traversé par des plateformes grâce auxquelles je peux, par exemple, être connecté avec des amis qui sont loin ; Skipe est l’une de ces plateformes. Ce que nous dit Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, c’est qu’un organisme complexe, qu’il appelle une société, doit « obliger » ceux qui appartiennent à cette société, les obliger au sens moral du terme. C’est des obligations à divers niveaux : Tu ne tueras point est une obligation très forte qui n’existe pas dans toutes les sociétés en tout cas sous cette forme-là. Il y a aussi des obligations beaucoup moins fortes : on salue par exemple quelqu’un que l’on reconnaît dans la rue. Tout cela ce sont des jeux d’obligations que Bergson étudie d’abord comme obligations morales. Il essaye de comprendre ce que c’est que la morale, l’obligation morale. Il l’apparente à d’autres formes d’obligations ; il dit par exemple que chez les termites il y a aussi des obligations : ce qui fait qu’une termitière tient, qu’elle est entretenue, qu’elle ne s’écroule pas, c’est qu’il y a des régimes d’obligations ; ce ne sont pas des obligations morales parce que ce sont des obligations endosomatiques que d’ailleurs les termites ne peuvent pas transgresser ; les seules transgressions possibles sont liées à des mutations génétiques qui peuvent être elles-mêmes provoquées par des changements du climat, des prédateurs etc…
En revanche les organismes exosomatiques doivent s’auto-prescrire quasi causalement, performativement une morale qui est d’ailleurs totalement inconsciente (dès qu’elle devient consciente, elle commence à dysfonctionner). Pourquoi est-ce qu’une morale m’oblige ? c’est parce que la nature et bio-zoologie ne me contraint plus i.e. je suis contraint (obligation) mais plus par l’endosomatique. Il y a un inachèvement exosomatique à la base de l’inachèvement psycho-social ; c’est aussi ce que Bergson appelle l’ouvert, l’ouverture – il faudrait comparer l’ouvert selon Bergson et l’ouvert selon Rainer Maria Rilke. C’est pour cela que la performativité de la loi de Moore et celle très probable du BIM (mais cela reste à vérifier) sont possibles comme substitut de toute morale car c’est cela qui se passe dans la smart city non-intelligente, dans la ville qui n’est pas vraiment intelligente : il n’y a plus de morale. Et moi je n’ai pas du tout peur en ce 50eme anniversaire de 68 de me revendiquer comme philosophe moral et je redis ce que j’ai dit dans La disruption c’est que la philosophie morale c’est le début de la philosophie, c’est la philosophie même (Pierre Hadot, Michel Foucault). Donc ce sont les cons qui n’ont rien compris à la morale bourgeoise qui s’imaginent qu’il n’y a plus de morale ; s’il n’y a plus de morale il n’y a plus de philosophie, il n’y a peut-être même plus de pensée. Reste après la question de savoir comment on entend la morale : au sens de Descartes, au sens de Kant, au sens de Bergson, au sens de Freud, mille questions !
Il faudrait instruire encore avec Bergson la question de l’ordre et du désordre au moment où cette question n’est pas encore posée par la physique. Bergson est extrêmement en avance sur les sciences. Beaucoup de scientifiques l’ont ridiculisé en arguant du ait qu’il mobilisait des téléologies et des finalités qui sont complètement dépassées par la science ; c’est archi faux, C’est la science qui est dépassée par la téléologie de Bergson. Ces questions offrent un cadrage conceptuel et théorique pour les enjeux de la truely smart city sur laquelle nous voudrions avancer sur le territoire de Plaine Commune pour reposer les questions d’ordre et de désordre, de néguentropie et d’anti-entropie dans une économie de la néguanthropie qui passe par une économie de l’anti-entropie.
Si nous voulons critiquer la performativité de la loi de Moore par exemple, ou du BIM, il ne s’agit pas de dénoncer cette performativité ; il faut commencer par l’admirer ; si on n’est pas capable d’admirer ce qu’a fait Moore, on ne peut absolument pas combattre ce que fait Moore. Si vous jouez aux échecs et si vous n’êtes pas capable d’admirer le jeu de votre adversaire, il vous battra à tous les coups. Que veut-dire ici admirer ? cela veut dire voir plus que lui la puissance de ce qu’il a développé ; c’est ça un grand joueur d’échecs : c’est quelqu’un qui vois mieux que son adversaire ce qu’il y a de grand dans le jeu de son adversaire. Et c’est ce que dit Socrate à propose de la dialectique. C’est donc une question extrêmement classique en philosophie mais dont je ne suis pas sûr qu’elle ait été bien comprise. Il faut donc d’abord admirer les wafers, le BIM, tous ces processus ; et une fois qu’on a appris et compris ce qu’il y a de foncièrement nouveau, inventif et admirable dans ce que l’on critique, il faut en énoncer les limites. C’est ça la critique ; c’est toujours la critique des limites, non seulement au sens des limites micro et macrocosmiques mais au sens de l’efficience anthropique avec un a et un h, efficience qui est l’efficience technique (noté ST) face aux finalités et aux formalités des systèmes sociaux (noté SS), y compris l’économieA propos du formalisme ST/SS. Ce ne sont pas des mathèmes (Lacan, Badiou) mais ça y ressemble, J’aime bien la formalisation et la géométrisation que je ne revendique pas comme mathème ; ça permet de structurer la pensée ; ce n’est que la traduction du point de vue combiné de Bertrand Gille et Leroi-Gourhan qui intègre aussi un petit peu de Niklas Luhmann, sociologue allemand né en 1927, spécialiste du fonctionnement des systèmes sociaux qui sont autoréalisateurs, chez lui, autopoïétiques c’est-à-dire qu’ils produisent forcément leurs causes finales ; on ne peut pas les leur imposer de l’extérieur sinon on le détruit. C’est ce qui en train de se passer. Maintenant je suis en désaccord avec Niklas Luhmann parce qu’il suit la théorie de l’autopoïèse de Francisco Varela qui, à mon avis ne tient pas la route. Je pense que l’autopoïèse pure, ça n’existe pas. Il y a toujours de l’hétéropoïèse et en particulier dans les formes humaines du vivant. L’exosomatisation c’est de l’hétéropoïèse. On peut toujours reconstruire la possibilité autopoïètique ; elle est toujours menacée par elle-même en plus ; elle est pharmacologique↩︎ .
Alors quant à la disruption de l’urbanité par les smart cities, et comme ce qui vient parachever la désintégration des circuits de transindividuation – le double redoublement épokhal disruptif détruit les circuits de transindividuation ; je suis incapable de comprendre ce qui se passe, de délibérer – et qui n’arrive pas à construire de nouveaux circuits de transindividuation en produisant des circuits de transdividuation en reprenant le terme de dividuels de Félix Guattari ; face à cet état de fait de la désindividuation psychique et collective, seule une politique quasi-causale peut venir la combattre : premier axiome de ce que serait la truly smart city. Une cité vraiment smart serait une cité qui fonde sur des pratiques quasi-causales la reconstitution des causes matérielles, efficientes, formelles et finales qui constituent selon Aristote la possibilité d’être de quoi que ce soit. C’est le fondement de l’ontologie chez Aristote. Personnellement, je ne suis pas ontologiste, je ne revendique pas cette analyse-là d’Aristote mais par contre je pense que même si on abandonne le point de vue ontologiste, c’est ce que propose Deleuze dans Logique du sens, on doit conserver les quatre causes auxquelles on doit ajouter la quasi-cause – ce n’est pas ce que dit Deleuze ; il présente plutôt la quasi-cause comme une alternative à la théorie des quatre causes et je ne suis pas absolument convaincu de ça - ; je pense qu’il faut reprendre la théorie des quatre causes en passant pas seulement par Aristote mais par Emmanuel Kant pour pouvoir construire une nouvelle théorie, une nouvelle pratique quasi-causale qui conduirait, dans le cas qui nous intéresse, à un nouveau génie urbain, ce qui fait que la ville s’invente elle-même. Ça c’est le programme d’Henri Lefèbvre dans Le droit à la ville. Est-ce qu’il se donne les moyens de penser ce génie ? J’en doute un peu.
Dans tout ce que je dis ici, j’enchaîne sur ce que j’avais fait dans le troisième tome de La technique et le temps, à savoir une critique du schématisme kantien. J’avais essayé de montrer qu’il fallait substituer au schématisme transcendantal d’Emmanuel Kant dans la 2ème édition de La critique de la raison pure, ce que j’ai appelé un schématisme a-transcendantal où les schèmes ne sont pas du tout transcendantaux mais sont constitués par les rétentions tertiaires hypomnésiques qui constituent eux-mêmes les processus de catégorisation – par exemple la plateforme que je vous ai montrée d’annotation de mes cours à l’université de Compiègne, c’est une plateforme qui permet à mes étudiants de catégoriser collectivement la lecture de mon cours, donc de produire ensemble des concepts, au sens kantien, des concepts de l’entendement.
A cette question du schématisme kantien que j’avais posée dans Le temps du cinéma - 3ème tome de La technique et le temps – il faut ajouter la question d’une quadruple quasi-causalité. C’est une quasi-causalité qui permet de réinterpréter totalement la théorie des quatre causes : redéfinir ce que c’est que la matière, l’efficience, la forme et la finalité et il faut le faire du point de vue de l’entropie, de la néguentropie et de l’anti-entropie dans le contexte de l’exosomatisation – ça c’est ce que Kant ne peut pas penser mais ce qu’il appelle à penser tout comme Bergson – et à partir de Deleuze lorsqu’il écrit « D’où viennent les doctrines sinon de blessures et d’aphorismes vitaux ». Qu’est-ce qu’il dit là ? Il fait une comparaison entre les stoïciens et Joe Bousquet ; il dit : comme Joe Bousquet a été blessé par une balle qu’il a reçue dans le dos et c’est à partir de sa blessure qu’il est devenu le poète Joe Bousquet – il est devenu quasi cause de sa blessure - les stoïciens produisent des doctrines à partir de leurs blessures, de l’existence ; le stoïcisme c’est fondamentalement accueillir l’évènement qui est un accident et à partir de cet accident produire une finalité, c’est-à-dire une cause, qui est une quasi-cause – c’est pas une cause de la physique, ce n’est pas une cause au sens de Newton, au sens de Kant même si chez Kant dans la cause pratique c’est-à-dire la cause morale, il y a déjà quelque chose qui va vers ça ; ça y va, mais ça n’arrive pas.
Il faut ainsi réinterpréter les quatre causes depuis la quasi-cause dans le contexte de la performativité technologique parce que la performativité technologique, c’est une quasi-causalité, c’est ce que je disais tout à l’heure en évoquant Bergson ; et il faut poser que celle-ci (la performativité technologique), qui ne commence pas avec Moore ou avec l’industrie financière, elle commence avec la technè en général : le chaman a une performativité technologique, évidemment, et si le chaman peut soigner, parce qu’il soigne vraiment, par l’imposition des mains, par des mots, par des rituels, c’est parce qu’il est quasi-causalement efficace ; et c’est ce que dit Lévi-Strauss sur l’efficacité symbolique etc. ; et ça fonctionne – l’ethnopsychiatrie s’est penchée sur ces questions ; c’est très important en particulier pour Plaine Commune qui est tout à côté de l’hôpital Avicennes lequel a été construit pour les immigrés au moment où la guerre d’Algérie se terminait, là où Tobie Nathan a développé ses visions et qui est devenu une référence mondiale en matière d’ethnopsychiatrie et ethno-thérapeutique. N’importe quelle maladie est affectée ethniquement ; on n’a pas la grippe de la même manière chez les indiens, chez les chinois ou chez les européens ; ce n’est pas une question de médicament ou de système de soins au sens étroit du terme ; c’est une question de symbolisation de la maladie ; la maladie dans certaines sociétés c’est une possession et on ne peut la soigner qu’en passant par les esprits etc. ; et ça a une vraie efficacité.
Alors, aujourd’hui, la performativité technologique est devenue disruptive ; ce n’est plus celle du chaman ou celle de l’écriture que Socrate dit être un pharmakon (pourquoi est-ce qu’il dit que c’est un pharmakon ? parce qu’elle a une performativité technologique et que les sophistes exploitent cette performativité dans un mauvais sens qui est le sens de l’efficience ; que disent les sophistes aux jeunes athéniens : c’est plus efficace d’appliquer ce que nous disons que d’écouter les philosophes ; donc si vous voulez être efficaces, prendre le pouvoir par exemple, suivez les prescriptions des sophistes. Nous, nous vivons une autre performativité qui est celle de la disruption, de Moore, des wafers et de bien autres choses, maintenant le BIM et cela constitue un nouvel âge de l’(ir)rationalité ; je pose que premièrement la rationalité se présente toujours comme irrationalité et que, deuxièmement, elle revient toujours à l’irrationalité c’est-à-dire qu’elle est pharmacologique ; si par exemple, Newton ou je ne sais quel savant, biologiste ou autre, produit rationnellement une vérité c’est-à-dire une fonction anti-entropique qui est la fonction de la vérité et qui permet d’augmenter la capacité anti-entropique de la société dans laquelle il vit, cette fonction pourra toujours devenir entropique, pourra toujours redevenir le contraire de ce pour quoi elle a été faite ; à partir de là, la question, ce n’est pas la rationalité, c’est l’irrationalité. Pourquoi sommes-nous foncièrement des êtres irrationnels ? on ne peut pas dire qu’une pierre, une fourmi ou même un singe sont irrationnels.
Ce que je veux dire c’est que la pauvreté en monde dont parle Heidegger, c’est ce qui n’est pas affecté par cette irrationalité ; le monde ne se constitue que par la possibilité de l’irrationalité qui n’est pas seulement (l’irrationalité en fait partie) la bêtise au sens de Nietzsche. De tout cela, il résulte que ce que j’ai appelé, l’années dernière et dans La disruption, les rétentions secondaires collectives et les protentions secondaires collectives, dont je disais que nous vivons dans l’absence d’époque parce que nous n’avons plus de rétentions secondaires collectives ni de protentions secondaires collectives (nous n’avons plus de finalités en commun, nous sommes dans la désintégration de la société par le marché), elles sont ce qui résulte d’agencements de la quadruple quasi-causalité. Si nous voulons reconstituer des possibilités – et c’est indispensable – d’avenir, il est urgent de reconstituer des rétentions et des protentions collectives ; et si nous voulons faire cela il est indispensable de repenser la causalité en totalité – et quand je dis cela c’est pas une question de philosophe, une question qui s’impose au philosophe ; elle s’impose aux hommes d’affaires, aux hommes politiques, à tous ceux qui sont responsables de l’efficience, de la formalité c’est-à-dire de la vérité et de la finalité, c’est-à-dire du désir, de la volonté etc.
Si on veut affronter ces questions quasi-causalement, il faut comprendre que le réel, parce qu’il est anthropique, c’est-à-dire pharmacologique, est fondamentalement (ir)rationnel, c’est-à-dire qu’il peut devenir rationnel si on met ir- entre parenthèses, mais il se présente toujours comme irrationnel – l’ouragan qui arrive, l’incapacité que j’ai à lui faire face, les comportements de panique que cela engendre, les voleurs, les exploiteurs qui vont en tirer parti, tout ce qui se passe dans ce que Naomi Klein a appelé la « stratégie du choc » i.e. comment exploiter les catastrophes pour détruire l’enseignement public etc. – tout cela n’est possible que parce que le réel est foncièrement irrationnel, il se présente toujours comme cela et si on ne le comprend pas, on ne peut pas lutter contre cela. Nous , les philosophes européens, nous avons tendance à poser que le réel est rationnel et nous avons tendance à le poser pas seulement dans le sens où Hegel le pose de manière ultra idéaliste et ultra dogmatique qui conduit au discours du savoir absolu ; nous pensons tous que parce qu’un truc n’est pas rationnel, il ne fonctionnera pas ; mais nous avons tort ; les choses irrationnelles fonctionnent très bien : par exemple prendre de l’héroïne c’est pas du tout rationnel mais ça fonctionne du tonnerre de dieu. La question est précisément que ce qui fonctionne le mieux n’est pas rationnel : c’est la pente naturelle de l’entropie. Or la pente naturelle de l’entropie n’est pas rationnelle. Si on suit Whitehead, nous sommes là pour lutter contre l’entropie et la raison a cette fonction, de différer l’entropie. Le réel est entropique et donc il n’est pas rationnel, localement. Bien sûr si vous vous exportez en dehors du système solaire, ça change ; mais ce dont je vous parle, c’est local ; c’est toujours à partir d’un indice de localité que l’on peut parler de ce dont je parle ici. Les causes matérielles, efficientes, formelles et finales, il n’y a pas de causes de ce genre dans l’univers absolu ; on n’en est plus là.
Donc la vérité a pour fonction de fournir des critères anti-entropique de définition de la valeur néguanthropique avec un a et un h, c’est-à-dire des critères incalculables de la valeur incalculable et c’est évidemment un paradoxe. Comment calculer l’incalculable, comment programmer l’inprogrammable ou l’improbable ? J’avais écrit un article il y a très longtemps, c’était mon deuxième article, qui s’appelait « programme de l’improbable, circuit de l’inouï » ; c’était un article sur Charlie Parker et les conditions dans lesquelles Charlie Parker produisait de l’improbable – parce qu’il n’y a rien de plus improbable que Charlie Parker – et bien, ça passe par des calculs que sont l’entraînement du musicien, pas simplement à jouer du saxophone alto, mais à écouter d’autres musiciens, à transformer ce qu’il entend, par une pratique qui cultive l’incalculable par le calcul. Et le savoir en général c’est toujours ce qui calcule au-delà du calcul, le savoir est toujours au-delà du savoir c’est-à-dire qu’il est toujours inachevé ; c’est ce que dit Husserl dans La crise des sciences européennes et c’est aussi ce que dit Hölderlin dans le texte que je vous ai déjà présenté – Hölderlin nous dit qu’il y a une loi calculable - et qu’incroyablement Heidegger a fait passer sous le tapis. C’est aussi ce que dit Claudel. C’est dans toutes les pratiques porteuses de savoir, sportif, poétique, philosophique qu’il y a du calcul qui produit de l’incalculable c’est-à-dire de l’inattendu, de l’inachevé, de l’anti-entropique.
C’est à partir de ces considérations qu’il faut aller au-delà du discours de la démondialisation qui a été rendu nécessaire par l’immondialisation qui est une destruction de la ville, de l’urbanité et qu’on ne peut dépasser qu’en construisant la perspective d’une remondialisation c’est-à-dire une relocalisation ouverte, au sens où Bergson parle d’ouverture et ça passe aussi par Marcel Mauss, par ce texte que j’invoque régulièrement et dont je crois qu’il est porteur de vertus exceptionnelles et qui parle de l’internation« L’internationalisme digne de ce nom est le contraire du cosmopolitisme. Il ne nie pas la nation, Il la situe. Internation c’est le contraire d’a-nation ; c’est aussi par conséquent, le contraire du nationalisme qui isole la nation. L’internationalisme est, si l’on veut bien accorder cette définition, l’ensemble des idées, sentiments et règles et groupements collectifs qui on pour but de concevoir et de diriger les rapports entre les nations et entre les sociétés en général » Marcel Mauss↩︎. On recevra la semaine prochaine des gens de Barcelone à Plaine Commune, on a l’intention de se brancher avec les 40 villes ouvertes qui ont été constituées pas Saskia SassenSociologue et économiste néerlandaise, spécialiste de la mondialisation et de la sociologie des très grandes villes du monde. Epouse de Richard Sennett↩︎ et Richard Sennett qui enseignent dans cette salle à l’occasion du Sommet de Quito ; je pense qu’il faut agencer des villes, des localités ouvertes les unes avec les autres dans une logique de plateforme qui n’est plus la logique de plateforme purement algorithmique mais une logique délibérative et où la délibération de ne se passe pas simplement à Plaine Commune mais un peu partout dans le monde, de concert constituant un nouvel âge d’une rationalité anti-entropique.
Cela suppose de prendre très au sérieux le onzième point de ce fameux appel des 15 000 chercheurs dont je vous parle souvent, à développer une nouvelle économie dont je soutiens moi – ce n’est pas ce qu’ils disent – que c’est forcément une économie de la localité, de l’anti-entropie ; nous organiserons à Londres à l’automne prochain une discussion internationale sur ce sujet, le but étant de commencer à répondre à cet appel et en vue de produire un texte pour le 100ème anniversaire de la Société des Nations qui sera fêté le 10 janvier 2020 dans le contexte de ce que nous appelons à Ars Industrialis le bouleutérion de l’Anthropocène. Il s’agit d’aller au-delà de Nicolas Georgescu-Rögen et de ce texteNicolas Georgescu-Rögen, pour une révolution bioéconomique Antoine Missemer ENS Editions↩︎, dont je me réfère souvent, qui est pour moi un point de départ fondamental mais pas du tout suffisant parce qu’il ne tire pas les conséquences exorganologiques et néguanthropologiques de ce qu’il a repris chez Alfred Lotka ; c’est pour cela que cette bioéconomie que l’on trouve chez Georgescu-Rögen ne peut pas servir de servir de référence, n’est pas suffisant pour le projet de Plaine Communes.
Ici il faut argumenter, après Georges Bataille – je dis Georges Bataille parce que ce dont je parle ici est une économie générale qui intègre les questions que Georges Bataille avait posées dans La part maudite. Il est le premier, à ma connaissance, qui s’est référé à Vernadsky, très tôt et de manière géniale parce qu’il a donné son sens à l’entreprise de Vernadsky même s’il est étrange qu’il ne soit jamais référé à Freud et à la psychanalyse – et avec Whitehead, Canguilhem et Lotka – qui sont les principaux fournisseurs de concepts dans cette discussion – et il faut revisiter surtout Derrida, Foucault, Deleuze et bien d’autres (Freud, Lacan), à partir de ces oints de vue là en pensant la différance avec a comme étant irréductiblement néguanthropique – je réponds aux critiques qui me sont souvent faites de tirer Derrida vers l’anthropologie ; je ne pense pas du tout que je fais cela mais je crois que le concept de différance de Derrida ne peut neutraliser son origine localement néguanthropique et néguanthropologique ; pourquoi ? parce qu’on ne peut pas neutraliser l’instrument qui a produit le concept. Hegel disait déjà ça dans La phénoménologie de l’esprit : « on ne peut pas éliminer la trace de l’instrument » donc si par exemple on dit : la différance c’est la rétention du vivant qui est de la matière qui a de la mémoire, cela suppose des microscopes, un attirail, y compris des mots qui font partie de l’attirail qu’on ne peut pas éliminer du concept de différance ; donc c’est complètement idiot de dire que la différance avec un a est purement biologique.
Si nous disons aujourd’hui que la vie se définit fondamentalement après Schrödinger dans un rapport à l’entropie et à la néguentropie, on ne peut pas comprendre ce que c’est que l’entropie si on ne se sait pas ce que c’est cette machine (photo d’une machine à vapeur de 1500 chevaux Usine Michelin). Sans la machine à vapeur, il ne peut pas y avoir de théorie de l’entropie ; il y a des énonciations de l’entropie mais pas des théories (par exemple dans le 3ème Livre de la Genèse « Tout redeviendra poussière » est une énonciation (une façon de parler) de l’entropie mais ce n’est pas une théorie. Pour théoriser l’entropie il faut expérimenter avec cette machine ; c’est ce que fait Carnot ; et c’est à partir de Carnot que Thomson, Clausius, Boltzmann ont élaboré la théorie de l’entropie. Donc il y a une origine factice, exosomatique de la théorisation de l’entropie c’est-à-dire de l’univers en totalité car la loi de l’entropie, selon Einstein, c’est la loi la plus universelle, la plus englobante.
Il faut penser tout cela avec le concept de la grammatisation ; le BIM et toutes ces technologies de la discrétisation font partie de la grammatisation et il faudrait faire des descriptions assez fonctionnellement exhaustives de ce que c’est que la grammatisation aujourd’hui : par exemple le Moving Pictures Experts Group qui a créé la norme MPEG et qui a rendu possible le fait que nous ayons des images qui circulent sur les ordinateurs, les smartphones etc. ; c’est un domaine de la grammatisation du mouvement enregistré de manière audio-visuelle et donc il faut analyser le BIM, le MPEG, toutes ces technologies algorithmiques en général comme processus de grammatisation et si on n’intègre pas le fait que la ville est le lieu où la grammatisation se concentre (Lefèbvre insiste sur le fait que la ville c’est une accumulation d’archives et les archives sont grammatisées obligatoirement – s’il n’y a pas grammatisation il n’y a pas d’archive ; la grammatisation c’est ce que produisent les rétentions tertiaires hypomnésiques ; si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas le génie de la ville).
Revenons à notre premier problème : que peut encore la puissance publique ? Elle commence dans le bouleutérion ; la puissance publique c’est la boulè c’est-à-dire la capacité que le bouleutérion a à produire une volonté collective, ce que j’appelais tout à l’heure des protentions collectives et cela suppose une institution qui est un exorganisme complexe et qui est au cœur d’un autre exorganisme complexe qui est la cité. Ça commence en Grèce et ça continue jusqu’à aujourd’hui : l’Assemblée nationale c’est le bouleutérion de la nation française. Est-ce que ce bouleutérion est efficace ? est-ce qu’il arrive à produire des causes finales ? des causes formelles ? on peut se poser la question. Ce bouleutérion de l’Assemblée nationale à Paris est le bouleutérion de l’Etat moderne devenu industriel. Il s’est développé en passant par Hobbes et par les grandes théories du droit – par exemple , les théoriciens du droit américains mobilisent la théorie Carl Schmitt, un grand théoricien de l’Etat moderne et de la nation ; si je me réfère ici à ces questions, outre que je vais revenir sur Hobbes tout à l’heure parce que c’est quelqu’un qui se demande pourquoi le Léviathan n’est pas une fourmilière - et ça nous intéresse beaucoup au moment où nous sommes en train de devenir des fourmilières numériques – et pourquoi il ne faut pas que cela devienne une fourmilière bien qu’il y ait un souverain qui joue quasiment le rôle de la reine des abeille chez Hobbes.
Nous vivons un moment où la puissance publique est devenue l’impuissance publique tandis que les grands exorganismes ne sont plus des puissances publiques mais des puissances économiques qui ont le pouvoir d’agir au niveau de la biosphère en totalité courtcuitant totalement les localités et détenant du même coup intégralement la causalité efficiente. C’est pour cela que Facebook a pu proposer au gouvernement anglais il y a pas mal de temps (7-8 ans) de devenir le gestionnaire des statistiques de l’Angleterre et de remplacer ces Instituts qui ne servent à rien, qui coûtent cher, avec des fonctionnaires paresseux et inefficaces ; c’est aussi pour ça qu’un autre grand patron de l’exosomatisation biosphérique, Chris Anderson, a pu poser que la théorie ne sert plus à rien : pas besoin de théorie puisque l’efficiences des algorithmes de Google permet de passer complètement de linguistes par exemple pour faire du traitement du langage ; ce que veut dire Chris Anderson c’est qu’il n’y a plus besoin de causes formelles (théories) : la vérité n’est plus contrôlée par une cause formelle - il n’y a pas un formalisme capable d’énoncer une fonction de vérité « All models are wrong, but some are useful » - elle est produite de manière efficace par des patterns extraits d’algorithmes. Et c’est ça qui a conduit à l’élimination des causes finales c’est-à-dire des incalculables, ceux-ci étant, je vous l’ai déjà dit, Arthur Rimbaud, la bonne de Marcel Proust etc. ceux qui sont des écarts par rapport à la norme, qui produisent ces exceptions locales, qui produisent de l’anti-entropie ; et c’est cela qu’éliminent ces processus efficients.
Mais s’il en va ainsi, je soutiens moi que c’est parce qu’il n’y a pas eu de nouvelle pensée de la chose publique. Si aujourd’hui la causalité efficiente peut détruire la causalité formelle à travers par exemple ces plateformes c’est parce que nous n’avons pas pensé une nouvelle chose publique. Penser une nouvelle puissance publique c’est le programme d’Ars Industrialis – le but d’Ars Industrialis c’est de penser une nouvelle puissance publique basée sur des nouvelles industries de l’esprit. La chose publique c’est la cause publique, ce qu’on a appelé la cause du peuple ou encore la cause commune. Donc il y a la question des communs, il y a l’héritage d’une pensée de ce que serait le peuple derrière toutes ces questions. Et aujourd’hui, comme vous le savez très bien, la cause du peuple, la cause publique, la cause commune, c’est de la pure rhétorique absolument inefficiente, qui n’a aucune efficacité sur le réel, qui ne prend rien et qui pousse progressivement tout le monde vers l’extrême droite.
Il y a un être-plus-là de la chose commune c’est-à-dire de la causalité finale, c’est-à-dire des rétentions secondaires collectives d’une localité capable de proclamer, si on prend le vocabulaire qui passe par Rousseau, son droit à l’auto-détermination (et qui chez Heidegger s’appelle l’auto-affirmation du peuple allemand, c’est le discours du rectorat pour le Führer). Nous devons revisiter toutes ces questions dans un contexte contemporain où il n’y a plus de chose publique ; elle est totalement discréditée. Il n’y a plus la Res publica, c’est-à-dire l’appareil de publication parce que l’appareil de publication a été entièrement privatisé par Facebook, Google et AmazonLa disparition des magasins au profit du commerce on-line et la disparition progressive de la presse papier accentue cette convergence vers le tout numérique où les grands acteurs mondiaux cités imposent leur mainmise.↩︎. La République a été liquidée par l’exosomatisation en tant exorganisation et nous, si nous voulons réaffirmer qu’une cause publique est possible, nous devons dire qu’une cause publique est une cause finale et nous devons repenser la finalité en totalité, avec la physique, avec la biologie, avec les mathématiques etc. La chose publique c’est une affirmation quasi-causale ; c’est la capacité qu’a localement une cause commune de cette localité d’affirmer quasi-causalement une cause qui est le radical d’accusatif, accusation etc. qui se produit sur l’agora (agoréin veut dire en grec accuser, mettre en cause, dit Heidegger) ; c’est depuis la mise en cause d’une localité sur cette scène qu’est l’agora, le bouleutérion, qu’il faut penser la causalité ; c’est pas à partir de Newton qu’il faut penser la causalité ; il faut la penser avec* Newton mais pas à partir de Newton ; la causalité c’est la quasi-causalité i.e. comment est-ce que je peux lutter contre les lois de la physique ? par exemple contre l’entropie (parce que je dois lutter en permanence contre celle loi qui est une loi de la physique. Comment est-ce que je peux agencer de telles lois par exemple au sens où André Leroi-Gourhan dit : un objet technique c’est une morphogénèse ; si j’observe tous les objets techniques dans la série qu’ils forment depuis 1 million d’années, je vois une morphogénèse du manche – il a étudié beaucoup les manches – qui est la résultante d’une double contrainte physique et biologique qui n’est ni physique ni biologique. Et cela c’est ce que Simondon a prolongé en disant que cela produit des processus de fonctionnement, qu’il appelle des processus de concrétisation qu’on ne peut pas expliquer par la physique (ce qui ne veut pas dire que c’est contradictoire avec la physique sinon ça ne fonctionnerait pas évidemment mais ce n’est pas explicable par la physique seule ; et cela nécessite, ce qu’il appelle une mécanologie – moi j’appelle ça une organologie).
Si on comprend que la causa, la causalité en général, est une finalisation de la localité, y compris de cette localité qu’est dans l’univers le topos biosphérique (la terre) – c’est la localité qu’analyse Vernadsky, si nous voulons revisiter toutes ces questions, alors nous devons faire une critique absolument radicale de la chose publique sans aucune concession et sans la moindre complaisance, y compris dans la dimension où la chose publique tend à se confondre à notre époque avec la fonction publique. L’année dernière j’avais évoqué les fonctionnaires de l’empire chinois – parce que les fonctionnaires, ça ne commence pas du tout en Europe ni dans l’empire romain, ça commence en Chine et ça s’inspire de Confucius - et je pense qu’il faut faire une critique du fonctionnariat aujourd’hui dans la mesure où le fonctionnariat c’est d’abord une fonction qu’il faut voir comme une fonction exosomatique. Quelle est la fonction du fonctionnaire dans l’exorganisme qu’est l’empire chinois ? c’est de maintenir le pourvoir de l’empereur dans l’ensemble de l’empire et de faire en sorte que l’exorganisme impérial tienne malgré son immensité parce que le problème (l’un de ses problèmes) de la Chine c’est son immensité. Si nous regardons le fonctionnariat, la puissance publique, les fonctionnaires du point de vue exosomatique, cela donne une compréhension de la politique tout à fait différente de celle inspirée par Rousseau etc. ou même l’auto-affirmation du peuple allemand par Heidegger.
Un tel point de vue - qui n’est pas la simple répétition d’une défense du service public, c’est une réinvention de ce qui n’est pas le service public mais la fonction publique - suppose une refonctionnalisation des causalités finales. Si nous n’arrivons pas à repenser les causalités finales, nous n’arrivons à repenser une fonction publique qui aurait la fonction de lutter contre l’entropie des exorganismes, contre l’anthropie avec un a et un h, contre la tendance fondamentalement entropique de ces exorganismes qui sont gouvernés par le calcul tandis que les fonctions publiques sont gouvernées par l’incalculable c’est-à-dire par l’anti-entropie ; jamais vous ne tirerez d’un exorganisme planétaire, qui tire son efficience du calcul économique qui sert à livrer à des actionnaires des dividendes élevés, une fonctionnalité anti-entropique – ils la mettrons en habillage, en marketing, prestige, tout ce que l’on veut, mais pas en règles de fonctionnement. Ça c’est l’enjeu du territoire de Plaine Commune, d’arriver à inscrire cette obligation et dans le contexte de ce que j’appellerais une démocratie économique et pas seulement politique, Une démocratie, si elle n’est pas économique, n’est pas une démocratie : c’est une forfaiture, un formalisme, comme le disait très bien Marx il y a 170 ans.
Donc le territoire apprenant de Plaine Commune c’est une économie de la néguanthropie avec un a et un h qui vise à réagencer très étroitement politique et économie à travers un projet de développement urbain qui va lui-même s’appuyer sur des conceptions d’urbanisme, d’architecture, des technologies de grammatisation, dont le BIM etc. pour des développer des plateformes digitales, c’est-à-dire grammatisées, délibératives et pour donner aux technologies de calcul un sens nouveau : comment les technologies de calcul peuvent intensifier l’incalculabilité et du même coup limiter l’entropie produites par les plateformes.
Refonctionnaliser les causalités finales c’est lutter contre la prolétarisation - pour le redire dans une terminologie qui est plus courante chez nous - et contre la dénoétisation qui en résulte et qui est extraordinairement généralisée aujourd’hui c’est-à-dire que nous sommes de plus en plus dans l’incapacité de produire des synthèses noétiques et nous sommes tous concernés par cela. La question est donc : comment on lutte contre la dénoétisation en étant soi-même dénoétisés ? Et bien il faut avoir une approche quasi-causale, il faut adopter l’accident de la dénoétisation, il faut faire de cet évènement de la dénoétisation « ce que je veux », il faut repenser la désindividuation. Un jour, Vincent Bontemps m’a fait remarquer : la désindividuation chez Simondon, c’est positif ; c’est négatif mais c’est aussi positif. Simondon dit : pour s’individuer il faut se désindividuerL’individuation à la lumière des notions de forme et d’information Million Ed. Forme, information, potentiels p. 545↩︎. Et c’est peut-être comme cela que l’on peut récupérer la question de la prolétarisation (et faire en sorte que le prolétariat ne soit plus une puissance du négatif au sens de Marx, de la dialectique matérialiste, mais en un sens quasi-causal, comment faire une quasi-causalité de la prolétarisation. Voilà un sujet qui nous importe énormément car nous ne pouvons pas à Plaine Commune évidemment ignorer que la prolétarisation va particulièrement loin et si on n’est pas capables de promettre à ceux qui sont prolétarisés, et à partir de leur prolétarisation, il vont être capables de produire quasi-causalement quelque chose de nouveau avec nous, nous n’irons pas loin, ils n’adopteront jamais notre point de vue qui sera forcément blessant et inaudible pour eux ; ce qu’il faut, si nous voulons comprendre cela, c’est comprendre que nous sommes tout autant prolétarisés qu’eux ; si je peux être affecté par la dénoétisation des autres, c’est parce que je suis moi-même dénoétisé, sinon je ne le verrais pas.
Cette dénoétisation résulte d’un état de désorientation d’un genre tout à fait spécifique qui est l’impossibilité du double redoublement épokhal. J’ai essayé de montrer dans La technique et le temps tome 2 que la désorientation est native c’est-à-dire que l’homme est un être foncièrement désorienté, qu’il s’oriente depuis sa désorientation mais aujourd’hui nous vivons une épreuve de la désorientation tout à fait exceptionnelle. Je rappelle sommairement ce qu’est le double redoublement épokhal ; il est constitué en deux temps :
Premièrement un choc technologique - qui ne se vit pas forcément comme technologique ; il peut se vivre comme théologique, géopolitique etc. mais qui, en fait, est toujours d’essence technologique, de près ou de loin – qui constitue une avancée brutale et significative dans le processus d’exosomatisation (exemple la machine à vapeur, l’imprimerie, l’alphabet grec, l’irrigation en Chine, en Egypte, en Mésopotamie… bref il y a toujours, quand vous lisez les historiens des civilisations, un choc de ce type-là, qui est à l’origine d’autres chocs qui viennent derrière, moins importants mais qui sont des secousses secondaires).
Deuxième temps : la civilisation nouvelle va naître de reconstituer les circuits de transindividuation qui n’existaient pas auparavant. C’est la fonction anti-entropique de la vérité c’est-à-dire qu’il a y un travail de vérité, de véridiction qui va s’engendrer à partir de ce premier choc qui va remplacer les circuits de transindividuation antérieurs (par exemple Descartes va balayer la scolastique etc.) ; on trouve des exemples comme ça dans toutes les disciplines et pas seulement dans les disciplines scientifiques ou académiques.
La désorientation, qui résulte de l’impossibilité d’accomplir ce deuxième temps, ça s’appelle aujourd’hui la post-vérité. C’est ce que nous sommes en train vivre ; ça engendre aussi la post-démocratie et peut-être beaucoup plus gravement la post-République car, j’ai essayé déjà dire pourquoi, la vraie question ce n’est pas la démocratie c’est la République, la démocratie étant un cas particulier de République. C’est ce qui conduit dans cet ouvrage Où atterrir ? Comment d’orienter en politique, à ce que Bruno Latour lui-même a nommé récemment la crise d’orientation. Cet ouvrage, je le trouve intéressant, (efficace dans sa première partie ; pour la deuxième partie, je le trouve décevant) parce qu’il décrit la désorientation comme engendrement d’un déni de la désorientation : plus je suis désorienté plus je vais dénier que je suis désorienté et plus je vais affirmer que je sais où je vais etc. le cas ultime étant Trump mais il y a tout un nuancier de cela. Mais cela nous affecte tous pour des raisons que j’avais essayé de préciser dans Dans la disruption, nous sommes obligés de dormir donc nous sommes obligés de dénier ; nous ne dormirions plus si nous n’avions pas la capacité de dénégation. La deuxième partie du livre de Latour est beaucoup moins intéressante à mon goût parce qu’il essaye de parler d’économie politique et là je trouve que ce n’est pas du tout suffisant.
Dans La société automatique tome 1 j’ai proposé d’observer et de panser avec un a la situation extrémisée de la disruption et du déni où la question climatique est la plus sensible et la plus dramatique, mais non la seule, et telle qu’elle est caractéristique de la formation de ce que j’ai appelé un Léviathan électronique (cf. La disruption – Conclusion p. 408) constituant un nouvel âge de l’hubris, de la démesure – le déni étant le principal aspect de cette démesure mais une démesure très dangereuse parce c’est une démesure outillée avec une puissance d’agir extrêmement grande et qui peut donc intensifier, aggraver la catastrophe de manière considérable. C’est parce que je me suis référé au Léviathan électronique – alors pourquoi parler de Léviathan électronique ? qu’est-ce que le Léviathan chez Hobbes ? c’est un organisme ; c’est avant tout comme ça qu’il faut l’entendre ; le Léviathan, c’est un monstre biblique, le monstre biblique que l’on trouve par exemple chez Melville, Moby Dick, et il a des organes : il a du sang, des dents, un estomac, des nageoires etc. ; un monstre marin, une grosse baleine ; Hobbes essaye de penser la République comme un tel organisme ; Hobbes, qui est un penseur réactionnaire légitimant le pouvoir, la souveraineté oppressive, le fait d’abord au titre d’un organisme – on ne parle pas d’organisme à l’époque de Hobbes au XVIIe siècle comme on parlerait au XIXe siècle après Darwin bien entendu ; il n’a pas une vision biologique, mais zoologique ; il décrit un souverain avec de grands cheveux et un corps composé de plein de tout petits personnages; des espèces de fourmis ou de termites ; mais Hobbes dit, non, ce ne sont ni des fourmis no des termites ; parce qu’il n’y a pas besoin de système d’oppression dans un fourmilière ou une termitière ; mais nous, nous avons besoin d’un système d’oppression. Il touche déjà au problème de Bergson mais il ne voit pas très bien en quoi et pourquoi il le touche. Et il ne faut pas ironiser sur ce propos. Il faut aller plus loin. Il faut essayer de voir comment dans le Léviathan numérique, la condition immonde advient avec les phéromones numériques, la data économie ; c’est ce que j’avais essayé d’évoquer dans ce chapitre de manière symbolique. Et si je vous reparle c’est parce que les smart cities pourraient faire apparaître un nouveau type de termitière et celui qui le dit c’est Norbert Wiener ; il a été le premier à dire que les réseaux numériques ont tout pour produire des fourmilières digitales ; et c’est ce qu’il y a de plus probable, dit-il. Il vient e passer par l’expérience 1948, on est au sortir de la deuxième guerre mondiale, la lutte contre le nazisme, le fascisme ; il vient de passer par un moment effroyable de l’histoire de l’humanité et il dit que cela va revenir avec la cybernétique ; on va contrôler tout à travers les traces cybernétiques ; il est d’une lucidité fantastique ; et il pose cela en termes d’entropie et d’anti-entropie ; il emploie le terme d’anti-entropie et pas simplement celui de néguentropie mais néanmoins il emploie cette expression-là.
Je pense comme Wiener que la seule façon de lutter contre la possibilité de cette fourmilière fasciste - il appelle cela la fourmilière fasciste - c’est de s’emparer de la rétention tertiaire hypomnésique, se la prescrire politiquement à travers une causalité publique et une fonction publique nouvelle qui est une fonction anti-entropique irréductible au marché c’est-à-dire au calcul. Pour cela, il faut comprendre que le BIM et toutes ces technologies sont des processus de grammatisation systémiques qui se développement inévitablement dans la poursuite de l’exosomatisation ; il faut évidemment comprendre aussi que ces technologies, en particulier le BIM mais aussi tout ce qui relève des objets connectés, l’Internet des objets etc. c’est ce qui est en train de nous faire entrer dans un nouvel âge de l’exosomatisation où on produit des réalités endosomatiques (processus de réendosomatisation i.e. le développement de technologie exosomatiques que l’on réimplante dans l’organisme endosomatique, dans le cerveau – puce électronique cérébrale ou puce cérébrale (Brainchips) - , dans le foie etc. Recherches sur les nanotechnologies). Donc cela concerne les organes vivants qui sont envahis de ressources exorganiques c’est-à-dire de rétentions tertiaires hypomnésiques endosomatisées. Mais tout cela c’est la poursuite au niveau des organes endosomatiques et des exorganisme simples de processus comme l’automobile connectée (sans chauffeur), de la chaussure connectée, les téléviseurs connectés (les smartphones sont déjà de tels téléviseurs connectés, c’est-à-dire qu’il y a aujourd’hui différents types d’écrans qui fonctionnent à des échelles différentes) qui créent de nouveaux liens dans les exorganismes avec le BIM et toutes ces choses-là. C’est-à-dire, si on revient à ce que j’évoquais en citant Bergson tout à l’heure, si un exorganisme est constitué par des régimes d’obligations (p.ex. la télévision est un régime d’obligation, elle est faite pour vous obliger. A quoi ? à acheter du Coca-Cola ou je ne sais pas quoi ; bref, c’est un organe qui vous prescrit des comportements d’achat aujourd’hui - elle n’a pas toujours été cela : pour Hitler la radio c’était une prescription d’un autre genre : la fascination et la terreur ; Walter Benjamin a vu cela le tout premier - ; tous ces dispositifs hypomnésiques sont en fait des dispositifs à produire de l’obligation, qui peut être morale, anti-morale (mais anti-morale ça veut dire morale pour les mêmes raison que le repos est une forme du mouvement comme disait Heidegger). Et donc il faut réinvestir toutes ces questions, de la morale, de l’obligation d’un point de vue exosomatique (qui désigne la poursuite de la vie par des organes artificiels et non plus seulement somatiques) : si on ne traite pas ces questions dans la question d’une urbanité numérique, on n’a rien traité du tout.
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