Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2017

Séance 7

Séance 7

Questions de micro- et macro-cosmologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 7 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2017 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2017/seance7.html.
version 0, 20/12/2025
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On ne regarde pas tant que l’on ne sait pas qu’il y a quelque chose à voir, et surtout tant que l’on sait qu’il n’y a rien à voir.

Alexandre Koyré« Du monde de l’à peu près à l’univers de la précision ». Dans Etudes d’histoire de la pensée philosophique (pp. 341-362). Gallimard.↩︎

Enregistrement du 1 mars 2017 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord

Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS

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Dans un séminaire qui porte sur la micro et la macrocosmologie et qui s’intéresse aussi au discours de Heidegger sur l’espace, le lieu, le là etc. le rôle de l’analyse de Jakob von Uexküll dans la genèse de Sein und Zeit est évidemment une question de tout premier plan d’autant plus que but de ce séminaire c’est aussi d’articuler l’économie, l’écologie et la cosmologie. Il est évident que le texte de Jakob von Uexküll est le premier grand texte de l’écologie à peu près contemporain du texte de Vernadsky dont je vous parle régulièrement et qui s’appelle La biosphère. Autrement dit, nous sommes en train de remonter aux sources ici de ce qui constitue l’enjeu contemporain de l’Anthropocène à une époque où économie, écologie et cosmologie doivent se réarticuler, se repenser ensemble et certainement pas sur le modèle écologiste classique qui est en général – il y a évidemment des exceptions - indigent sur le plan des propositions économiques. Si j’insiste sur toutes ces questions c’est aussi parce que nous lisons Heidegger pour une raison bien spécifique dans ce séminaire qui est que la localité est une question absolument fondamentale chez Heidegger – l’ontologie heideggérienne c’est une ontologie du lieu, de la localité, du là, du dasein, de ce qu’il appelle la situation, de la Lichtung, de la clairière etc. et d’autre part, pour nous, la question de la localité, que quand on est un anti-heideggérien ou en tout cas quelqu’un de très vigilant sur le plan politique et souvent ça va ensemble, parce que Heidegger était quand même un nazi et un antisémite – il ne faut jamais oublier de le rappeler – on se méfie énormément de la question heideggérienne de la localité puisqu’elle justifie d’une certaine manière son nationalisme et finalement son adhésion au nazisme or, pour nous, c’est question absolument cruciale, au sens strict du mot crucial, au sens où c’est une croix – on dit que Jésus doit porter sa croix si je puis dire – au sens où c’est une épreuve puisque nous disons que l’économie de la contribution c’est une économie de la néguentropie donc de la localité et nous disons cela au moment où Trump prétend détruire la mondialisation ce qui est évidemment totalement faux, comme cela a été dit par Marcel Gauchet il n’y a pas longtemps, il est en train de remettre les Etats-Unis au cœur de la mondialisation mais en tout cas il le fait en tenant un discours sur la démondialisation et qui conduit directement à une version, non pas celle du nazisme, de l’espace vital américain – nord-américain bien entendu – par rapport auquel on peut s’attendre au pire ; et l’annonce du transfert de budget de développement vers des budgets militaires est une extrêmement mauvaise nouvelle car elle est évidemment une question de constitution d’un espace vital d’un type très particulier mais qui va nous amener à relie Carl Schmitt. Nous ne pouvons que nous inquiéter de telles évolutions mais si nous voulons y répondre, nous devons reprendre la question de la localité « par les cornes » si je puis dire, comme un taureau qui est peut-être un minotaure, et que nous allons nous aussi connaître en France certainement bientôt car tout est bien en place pour que Mme Marine Le Pen soit élue Présidente de la République ; ce n’est pas encore fait heureusement et peut-être que ça va nous amener à massivement voter pour Macron. Ça va faire drôle à beaucoup de monde et certains vont dire ne votons pas du tout et laissons faire ce qui va arriver. Nous essayons, nous, de ne pas nous poser ce genre de questions-là seulement mais d’essayer de construire quelque chose à savoir une économie de la néguentropie c’est-à-dire de la localité. Si nous voulons essayer de travailler sérieusement sur cette économie de la néguentropie dite de la localité, cela suppose de critiquer Heidegger et l’histoire de l’être et l’histoire de la vérité de Heidegger en montrant que sa négligence pour les questions d’entropie et de néguentropie est une cause fondamentale de son adhésion au nazisme et pour ce qui nous concerne, nous devons relire les grands auteurs de ces théories de l’entropie et de la néguentropie et les critiquer pour montrer en particulier qu’il leur manque des éléments que je vais essayer de dégager aujourd’hui en partie en lisant avec vous Jakob von Uexküll avec Heidegger et réciproquement ; ça nous amènera à lire la fin du chapitre 6 de Qu’est-ce que la vie de Erwin Schrödinger ; nous essayerons de voir comment se produit une localité qui est ce qu’on appelle chez Schrödinger un organisme ou une espèce ; est-ce que la localité c’est l’organisme ? est-ce que c’est l’espèce ? ou bien est-ce que c’est quelque chose qui se tient entre l’organisme ou l’espèce ? Vaste question qui est une immense question de génétique des populations aussi et ce sont ces questions qui conduiront Alfred Lotka à raisonner en terme d’exosomatisation. En tout cas nous disons qu’il faut relire Jakob von Uexküll avec Heidegger et réciproquement et avec Schrödinger et avec Alfred Lotka. C’est par cet agencement conceptuel que nous pouvons réfléchir à ce que serait une localité capable de produire une économie néguanthropologique basée sur une articulation de relations d’échelle micro et macrocosmique dans un cosmos lui-même aujourd’hui traversé par ce que l’on appelle la flèche du temps c’est-à-dire le devenir entropique de l’univers, question que Heidegger aura décidé d’évacuer ce qui est quand même incroyable quand on y pense ; c’est incroyable qu’un penseur de cette ampleur-là, de cette ambition-là ait finalement cru possible de se dispenser de parler de la thermodynamique ; pour moi, c’est incompréhensible.

Nous allons essayer d’en parler et en essayant de montrer qu’il faut passer par ce que Jakob von Uexküll Mondes décrit dans Mondes animaux et mondes humains comme une organologie organique, et ici je précise un point de terminologie : si vous allez voir dans le dictionnaire le mot « organologie », le Robert par exemple, vous ne trouverez que comme définition : l’étude des instruments de musique et c’est comme ça que je l’ai moi-même mobilisé à l’IRCAM mais si vous allez voir dans des dictionnaires scientifiques, vous trouverez que l’organologie c’est aussi une pratique de la physiologie, c’est l’étude des organes ; ça n’a pas très bonne presse, beaucoup de gens hésitent à se servir de ce mot « organologie » pour une raison très précise, c’est que celui qui l’a mis en circulation c’est Gall, l’auteur de la phrénologie et l’étude des bosses sur le crâne etc. donc quelqu’un dont Hegel s’est beaucoup moqué, à juste titre à mon avis, dans la Phénoménologie de l’esprit mais qui a joué un rôle très important en tout cas chez les cognitivistes et les neuroscientifiques cognitivistes. Si j’en parle c’est pour distinguer l’organologie organique de l’organologie générale ; elle prend en charge l’organologie organique mais elle le fait en en l’inscrivant dans l’organologie exorganique ou exosomatique et en articulant, comme je vous l’ai souvent dit, organes endosomatiques, organes exosomatiques et organisations exorganiques.

Si nous en avions le temps, je vous aurais parlé, j’y reviendrais très sommairement tout à l’heure, sur ce qu’on appelle les processus de symbiose ; ce sont des agencements entre des organes d’espèces différentes qui co-évoluent ; ce sont des questions que Deleuze a abordées en citant Cauvin sur la question de la guêpe et de l’orchidée etc. des dispositifs de capture dont parle Deleuze sont des dispositifs symbiotiques, j’y reviendrai peut-être. Au terme de ce qui engendre d’immenses transformations qui vont faire que en particulier une symbiose d’un type nouveau va émerger avec le néolithique à savoir que vont apparaître des animaux domestiques et des plantes domestiques, une nouveauté absolument énorme dans l’organogenèse mais qui n’a pas été encore vraiment étudiée à ma connaissance – par la philosophie je veux dire parce que je connais par contre un spécialiste des ces questions un agronome de l’INRA à Montpellier (évidemment l’agronomie d’une manière ou d’une autre c’est une étude de ça) – quelque chose s’est produite au cours de 3 millions d’années qui, en passant par le néolithique, a finalement abouti au fait que aujourd’hui la sélections artificielle qui est apparue d’abord sur l’être humain lui-même, je crois, il y a 3 millions d’années à travers l’hominisation et ensuite qui s’est développée avec précisément le néolithique en produisant des processus de sélection artificielle qui vont être les guides, comme vous le savez, pour Darwin de sa théorie de l’évolution et de la lutte pour la vie, nous en sommes aujourd’hui à un processus de sélection qui est complètement inscrit dans le vivant lui-même puisque les organismes génétiquement modifiés sont des organismes qui sont totalement produits par la sélection artificielle ; il y a donc une immense transformation qui s’est opérée en 3 millions d’années des conditions de la vie sur terre dont je ne suis pas sûr qu’on ait tiré les conséquences. Au terme de ce qui en engendre ces immenses transformations dans les processus d’individuation à la fois vitale et noétique mais on pourrait dire aussi cristalline parce que les nanotechnologies ce sont aussi les transformations au niveau de la matière sidérale s’impose à travers des processus de symbiose qui sont liées dans la biosphère et qui modifient l’ensemble de la biosphère, si on comprenait pas ces processus symbiotiques entre l’espèce humaine exosomatique et les autres espèces domestiquées qui ne sont pas exosomatiques mais qui sont symbiotiquement modifiées, pas par l’exosomatisation mais par la symbiose tout simplement, par la domestication si vous préférez, c’est au terme de ce processus d’évolution que se pose la question d’une économie de la néguanthropie avec un a et un h par la voie d’une organologie de l’exosomatisation à travers la question de la pharmacologie ; comment une économie en fait peut devenir une pharmacologie ? c’est ça la question que nous posons à un moment où les effets toxiques de l’exosomatisation deviennent absolument massifs. A partir de là, la question qui se pose à l’économie, et pas simplement à l’économie au sens où on étudie l’économie à l’Ecole française d’économie, mais l’économie libidinale, ou l’économie générale au sens de Bataille, qui est une économie de la cosmologie, du cosmos, une cosmo-économie – il faut que précise ici que la première fois que j’ai entendu parler de Vernadsky c’est par Georges Bataille dont j’ai lu La notion de dépense, c’est là qu’il parle de Vernadsky (1949) – la question de cette économie c’est d’arriver à opérer des renversements quasi-causaux de la toxicité ; qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que nous sommes dans une expansion planétaire de l’exosomatisation qui va énormément s’accélérer encore et se diversifier et se complexifier et la question fondamentale est de construire une nouvelle thérapeutique de la désintoxication et de la transformation du toxique en thérapeutique. C’est pour ça que nous avons évoqué la semaine dernière dans le séminaire de la chaire de recherche contributive où d’une part Clara a parlé de Tobie Nathan, de l’ethnopsychiatrie, et d’autre part Marie-Claude Bossière, une pédopsychiatre de Seine St-Denis, qui est venue nous parler de sa clinique et des thérapeutiques qu’elle mène avec des mères de famille qui sont dans une situation un peu apocalyptique à mes yeux puisque ce sont en général des femmes émigrées, récemment arrivées en France, qui ont des bébés à élever, qui n’ont aucun entourage familial, tribal, social qui procède de leur culture, qui ne savent faire téter leur enfant, qui ne savent pas se débrouiller toutes seules et qui se retrouvent à utiliser leur smartphone pour attirer l’attention de leur bébé de 1 ou 3 jours vers leur sein en fait ; ces femmes sont mises à la rue au bout de deux jours de l’hôpital – c’est maintenant la norme dans les maternités des hôpitaux publics - et on leur demande de retourner chez elles et comme elles n’ont pas de chez elles – pas de famille - elles font avec ce qu’elles peuvent et elles utilisent leur smartphone pour attirer l’attention de leurs enfants vers leur sein pour faire téter le bébé ; ça a une conséquence absolument catastrophique et le smartphone devient un objet qui n’est pas transitionnel mais un objet prolétarisant qui prolétarise la relation mère/enfant à la racine même si je puis dire et ça produit des enfants autistoïdes c’est-à-dire qui ne sont pas vraiment autistes mais qui présentent toute la symptomatologie de l’autisme. Nous avons proposé, il y a quelques jours, à la Fondation de France qu’elle finance des ateliers de désintoxication sur le territoire de Plaine Commune pour traite ce genre de questions dans un contexte plus général qui est la réflexion sur ce que serait un habitat contributif et l’économie contributive de l’habitat.

Maintenant je reviens au séminaire d’aujourd’hui et au cœur du sujet et je reviens à Jakob von Uexküll. Si poursuivons les questions que j’évoquais tout à l’heure entre Jakob von Uexküll et Heidegger, nous devons nous mettre dans la position de ce que j’appelle une localité hypothétique ; c’est celle de ce que Uexküll appelle « l’observateur » ; par exemple, j’observe une sauterelle ou n’importe quel être vivant qui a une relation à un milieu qui n’est pas mon milieu – ça peut être aussi un être humain dans le cadre de l’ethnographie ; je suis en position d’observateur qui observe la position d’un être observé et je dois être capable d’en adopter le rapport au milieu, la relation au milieu si je veux comprendre un peu ce que j’observe. En passant, je vous signale qu’il faudrait ici, ce que ne fait pas Jakob von Uexküll bien entendu, ce que ne fait pas non plus Heidegger même s’il est tout près de le faire, examiner les conditions rétentionnelles, de rétentions tertiaires hypomnésiques, d’apparition de ce qu’on appelle un « observateur » ; qu’est-ce qu’un observateur (qui n’est pas un préservateur, un conservateur etc.) ? Qu’est-ce qu’observer ? c’est une question qui a été posée dans un texte de Peter GalisonL’Empire du temps Peter Galison Robert Laffont Essais↩︎, un texte extrêmement intéressant et fondamental pour ce que j’appelle ici la néguanthropologie, d’histoire des sciences qui montre que, au même moment, Einstein en Suisse et Poincaré à Paris travaillent tous les deux sur les instruments de mesure et sur leur normalisation ; tous les deux posent la question du rôle des instruments dans la construction de l’observateur et dans la condition de l’observation. C’est de là que va naître la théorie de la relativité restreinte puis de la relativité généralisée. Evidemment il faudrait parler de ces questions-là qui sont des questions contemporaines de l’apparition du Gestell. L’observateur c’est celui qui doit être capable de produire, de reconstituer la localité de l’être observé et là il est crucial, c’est là où je voulais en venir pour parler de Heidegger avant que Laurent ne nous parle des kinesthèses telles que la question en est posée à partir de la lecture qu’il en avait faite de Bâtir, habiter, penser.

Même les animaux qui ne quittent pas le sol, grenouilles, souris, escargots et vers, semblent se mouvoir librement dans la nature. Cette impression est trompeuse. En vérité, chacun des animaux, si libres qu’ils paraissent de leurs mouvements, est relié à un monde qui est sa demeure et dont il appartient à l’écologue de déterminer les limites.

Dans ce passage de Von Uexküll, il pose qu’il y a de la signification chez les animaux et il est essentiel de comprendre cela si l’on veut comprendre quelque chose à ce que c’est qu’un animal. Si j’y insiste c’est parce que Heidegger (par. 18 d’Être et temps) parle de ce qu’il appelle la significabilité ou significativité selon les traductions, qui traduisent l’allemand de Bedeutsamkeit. Bedeut c’est la racine de Bedeutung qui se traduit en général par « signification » ou « sens » parfois en français. Vaste question de traduction que Derrida a éprouvé dans La voix et le phénomène à propose des Recherches logiques de Husserl puisque c’est dans Husserl que se pose cette question dans les termes que reprendra en partie Heidegger. Cette question de la signifi-cation ou signi-fication – pourquoi est-ce que je sépare les deux ? c’est parce que signi-ficare signifie « faire signe » d’une certaine manière – c’est pour nous (je parle des gens qui ont lu Simondon et qui lui accordent de l’importance) une question du transindividuel ; chez Simondon, c’est lui-même qui le dit, le transindividuel c’est la signification et on pourrait continuer en disant avec Wittgenstein « la signification c’est l’usage » et ça nous rapprocherait énormément de Jakob von Uexküll. Cela étant, la signification au sens du transindividuel chez Simondon, c’est ce qui est produit par ce que j’appelle le processus de transindividuation ; c’est ce que décrit Simondon même s’il n’utilise pas cette expression, le transindividuel c’est ce qui se construit, ce qui se bâtit entre les individus psychiques qui sont constitués par l’individuation psychique et collective et c’est ça qui construit le collectif, c’est ça qui construit l’espace transindividuel c’est-à-dire l’individu collectif, par exemple la famille, la nation, la philosophie, le séminaire pharmakon etc. tout ce qui fait qu’à un moment donné des espèces de symbioses noétiques s’opèrent à travers les individus qui construisent ensemble ce qu’on va appeler un exorganisme plus ou moins durable.

C’est sur la base de cette question de la signification telle qu’il la trouve chez Jakob von Uexküll et telle qu’il l’articule avec la question de la signification, de la Bedeutung chez Husserl que Heidegger construit la question de ce qu’il appelle lui-même Bedeutsamkeit c’est-à-dire ce qu’on traduit en français par « significativité », la capacité à produire des signes en fait. Il est très important de souligner que, outre qu’il articule cela avec la question de ce que l’on traduit en français par « finalité » mais en allemand c’est Bewandtnis (traduction classique : explication) qui n’est pas exactement « finalité » ; on va essayer de comprendre pourquoi ça a été traduit comme ça : je pense que Rudolf Boehm, traducteur de Heidegger, l’a fait avec l’autorisation de Heidegger puisque Rudolf Boehm m’a dit lui-même qu’il a fait vérifier cette traduction par Heidegger et donc qu’elle a dû être légitimée par lui ; on va comprendre pourquoi tout à l’heure. Dans ce paragraphe 18, ce que monte Heidegger c’est que ce qui constitue un monde Welt, un naître au monde plus exactement, c’est la significativité et ici le monde c’est le cosmos ; pourquoi ne traduit-on pas Welt par cosmos justement ? parce que c’est le cosmos le monde mais c’est le cosmos tel qu’il se divise en trois plans : le cosmos, le macrocosme et le microcosme ; le Dasein par exemple, en tant qu’il est un individu mortel, en tant qu’il est inscrit lui-même dans un Dasein macrocosmique, par exemple le Dasein grec, le Dasein allemand comme dit Heidegger dans l’Introduction à la métaphysique, et qui s’inscrit dans un Welt au sens d’un cosmos qui est le monde en totalité, le holon, le Tout. Ce que nous explique Heidegger dans ce paragraphe 18 c’est que ce monde ne peut pas se constituer sans être vectorisé par des rapports de significativité, Bedeutsamkeit, inscrits dans ce que Heidegger appelle un système de renvoi qui constitue un être-au-monde – et le mot être est ici très important chez Heidegger – et ce qu’on découvre c’est que ce système de renvoi est un système technique. Heidegger conçoit le système de renvoi dont il parle ici à partir d’une part de ce Jakob von Uexküll décrit lui-même de la relation qu’est la significativité – j’y reviendrai tout à l’heure – chez l’animal et d’autre part de la technicité ou ce qu’il appelle encore de la facticité du signe, le signe étant pour Heidegger avant tout une réalité technique ; le système de renvoi c’est le fait par exemple que le marteau renvoie au clou – ou le clou renvoie au marteau – comme un signe et que tout signe appartient au système technique ; c’est ce que dit Heidegger et de ce point de vue-là, il dit que c’est un outil ; il décrit les signes« Parmi les signes, (…) la manière de signaler est à chaque fois différente, quel que soit l’objet qui serve de signe. De ces signes, on doit distinguer la trace, les vestiges, le monument, le document, le témoignage, le symbole, l’expression, l’apparition, la signification. »↩︎ comme des « outils » (par. 17 Le renvoi et le signe) ; il dit que c’est ça qui constitue une mondanéité. Le signe appartient au système technique exactement comme par exemple un poteau indicateur, une signalisation - Heidegger utilise le mot « signalisation » - qui constitue ce que nous avons appelé autrefois une cardinalité thématisée comme « signalisation » :

Toute « signalisation » est un renvoi mais tout renvoi n’est pas une signalisation

c’est très important ; c’est une discussion avec Jakob von Uexküll où il dit (premier chapitre de la seconde partie) : il y a un processus de relation – donc de renvoi puisqu’une relation c’est un renvoi ; mais Heidegger dit qu’il y a des relations qui ne sont pas simplement sur le plan de ce que décrit Jakob von Uexküll mais qui constituent une « signalisation ».

La question de la relation, plus généralement, qui intéresse tous les lecteurs de Simondon que vous devez être plus ou moins, et qui est à la base de la signification chez Simondon, c’est ce qui est constitué par le système de renvoi en tant que Bedeutung et en tant que Bedeutsamkeit. Derrière tout cela il y a une question d’organologie parce qu’à la différence de l’Umwelt de l’animal, ce que l’on traduit par « le monde environnant », le Welt, qui est un être-au-monde et non pas une relation à un monde environnant, c’est ce qui constitue une significativité sur la base du Logos – ça c’est ce que va dire Heidegger. Cette relation, la relation en général, c’est aussi ce qui va être l’enjeu pour Jakob von Uexküll ; que nous dit, rapidement résumé, Jakob von Uexküll ? il dit qu’il y a entre un être vivant, doté d’un système nerveux et donc d’organes de perception (ce qu’il appelle des organes récepteurs) et d’autre part dotés d’organes moteurs (ce qu’il appelle des organes effecteurs, pour produire des effets - et c’est ça qui constitue la boucle sensori-motrice – et son milieu, des relations qui se produisent comme signification pour l’animal, significations de ce qui pour cet animal se dégage dans le milieu à partir de ses capacités de catégorisation organique qui lui sont fournies par ses organes. De tels organes récepteurs et effecteurs constituent entre eux des boucles qui mettent en œuvre ce que Jakob von Uexküll décrit comme des finalités ; par exemple la tique est prise dans une boucle finalisée. Cette monade – c’est une sorte de monade qui n’est pas noétique - a une certaine ouverture sur le monde d’un type particulier et est cadrée par une certaine finalité à travers ce que j’appellerais dans un langage qui n’est plus celui de Leibnitz mais de Whitehead, des fonctions. La finalité confère au milieu de l’animal un ordre qui, dans le monde animal, semble immuable – par exemple « pauvreté en monde » de la tique – modulo les deltas de la dérive génétique c’est-à-dire modulo une transformation qui s’opère au cours de la sélection naturelle si on reprend la terminologie de Darwin. La différence entre le Umwelt de la tique et le Welt du Dasein c’est-à-dire de celui qui n’est plus simplement dans cette relation à un milieu mais dans un être-au-monde, c’est la question du désordre parce qu’à la différence de la tique pour laquelle il ne peut pas y avoir de désordre, et donc il n’y a pas d’ordre à proprement parler, il n’y a pas de cosmos à proprement parler, il y a un milieu simplement, un milieu finalisé, vectorisé par des processus que décrivent très bien Bergson, Canguilhem et beaucoup d’autres. Dans le monde l’être-au-monde, il y a une hubris c’est-à-dire un désordre qui fait qu’il faut toujours que Dasein retrouve son cosmos ; ce cosmos est toujours en train d’être perdu, de se désordonner et dans ce cosmos qui devient un désordre c’est-à-dire une hubris – c’est exactement de ça que parlent toutes les tragédies grecques - il faut toujours retrouver le monde, die Welt. Et pour retrouver le monde, il faut des « forces de l’ordre ». J’insiste sur ces questions pour vous montrer à fois d’une part que Heidegger est tout proche de poser la question de l’exosomatisation en parlant de significativité, de systèmes de renvoi, de signes comme outils etc. et en particulier en insistant sur cette question fondamentale pour nous ici qui est que tout objet technique se présente d’abord comme un signe ; par exemple un totem, qui est un objet technique très important dont a beaucoup parlé Emile Durkheim et effectivement c’est un signe ; j’ai écrit moi-même sur les sibériens chasseurs de phoques et pour un sibérien aucun outil ne se présente sans se présenter comme un comme un signe ; il n’y a pas de différenciation précise, claire, établie entre outil et signification, entre outil et significativité, entre outil et symbole ; cela pour une raison très précise, c’est qu’un instrument de ce type-là (le totem) qui est à la base du totémisme et qui est à l’origine de la théorie sociologique et anthropologique dans sa totalité, c’est une rétention tertiaire qui fait signe à des échelles microcosmiques et macrocosmiques dans un cosmos qui dépasse ces deux échelles et ce dépassement peut s’appeler les morts, le monde des esprits, la magie etc. ou Dieu le père ou l’avenir de la République ou tout ce que vous voulez.

Ce que j’essaye de montrer c’est que ces questions autour desquelles Heidegger tourne au début de Sein und Zeit dans une relation fondamentale à Jakob von Uexküll, elles constituent non pas des cercles, y compris pas des cercles herméneutiques, mais bien des spirales et que si on n’a pas compris ce point-là on ne comprend rien. C’est pour ça qu’il faut lire Giambattista Vico qui est le premier à véritablement poser cette question-là ; et c’est pour ça qu’il faut s’intéresser aux tourbillons y compris en physique sans pour autant faire de confusions que je crois très problématiques entre les structures les structures dissipativeshttps://www.francois-roddier.fr/?p=370↩︎ et la néguentropie par exemple et je pense que sur ce terrain-là Isabelle Stengers a pris des risques conceptuels qui peut-être ont leurré un peu Deleuze et Guattari.

Heidegger est tout proche de poser la question de l’exosomatisation d’une part et sur la base d’un système de renvoi qui est à la fois technique et sémiotique si on peut dire, et d’autre part ceci s’inscrit sur la base d’une transformation de la boucle sensori-motrice en spirale où il s’agit - de quoi pour Heidegger ? il ne parle pas de spirale, Heidegger, il parle de cercle herméneutique – de se projeter sur deux plans et cette dualité de plans, Heidegger l’appelle « la différence ontologique » entre l’être et l’étant, une manière de nommer la différence entre micro et macrocosmologie – évidemment ce n’est pas du tout cela que dit Heidegger mais je pense qu’il est fondamental de comprendre cette résonnance si je puis dire entre différence ontologique et micro et macrocosmologie pour articuler Heidegger avec Simondon et avec les concepts d’individuation psychique et collective ceci produisant une différance avec un a qui n’est pas une opposition entre individuel et collectif ou entre l’étant et l’être par exemple mais une composition constante qui est constamment en train d’engendrer des changements à travers une individuation technique et c’est ça que va perdre Heidegger ; il va le perdre en route entre 1927 dans Être et temps et 1949 et qui va l’emmener au Gestell c’est-à-dire à ce qui va se présenter comme étant ce qu’il appelle « la technique moderne » lorsqu’elle atteint le niveau de la cybernétique puisque ce que Heidegger appelle le Gestell c’est la technique moderne, ça je l’ai déjà dit l’autre fois, mais ce n’est pas seulement la technique moderne : c’est la technique moderne à l’époque où l’on peut la penser, la considérer, l’observer avec les instruments de la cybernétique c’est-à-dire avec ce que j’appellerais l’allagmatique du Gestell puisque la cybernétique, c’est ce que dit bien Simondon, c’est une allagmatique généralehttps://journals.openedition.org/appareil/2253↩︎ et c’est cela qui constitue ce que Heidegger appelle le Gestell. Ce Gestell, il est aussi ce qui permet une nouvelle calendarité qui est celle du système satellitaire de positionnement géographique, le système GPS, qui est basé sur les satellites qui sont autour de la terre.

Il faudrait ici faire entrer en résonnance Heidegger et Simondon beaucoup plus profondément que je n’ai le temps de le faire maintenant pour interroger les conséquences microcosmologiques et macrocosmologiques de la production de ce que j’avais appelé dans une séance précédente les milieux associés dissociants, lorsque j’avais parlé de ces réseaux sur lesquels nous sommes aujourd’hui presque tous pris désormais – pas moi, je ne suis sur aucun réseau social à cause de ça – qui sont des réseaux dissociants que j’appelle des fourmilières numériques et je pense que ces réseaux qui ont des capacités d’association extraordinaires sont en fait des réseaux de dissociation parce qu’ils renversent les possibilités d’association en en faisant des milieux techno-géographiques humains où les hommes sont mis au service du système technique et non pas le système technique au service des hommes. C’est un processus extrêmement développé qui engendre de la folie (voir l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis) et cette folie qui dirige aujourd’hui la plus grande puissance de l’humanité – vous le savez sans doute, ça a été beaucoup dit : il y a en ce moment une enquête diligentée par des psychiatres américains pour prouver que Trump est cliniquement visiblement fou et pour l’invalider en tant que président des Etats-Unis – cette folie malheureusement n’est pas celle de Trump, elle est celle de ceux qui l’ont élu à savoir ceux qui ont été transformés en Bestand comme le disait Heidegger c’est-à-dire en ressources – le Bestand ce n’est pas simplement le pétrole, l’énergie nucléaire etc. mais c’est aussi ce qu’on appelle les ressources humaines et c’est ce qui conduit - cette transformation dans le Gestell de toutes les ressources y compris les ressources humaines à devenir un Bestand c’est-à-dire un stock - à ce qui n’est pas simplement le fascisme ; par exemple d’anciens mineurs licenciés et électeurs de Donald Trump qui parlent de l’automatisation de l’extraction du charbon. C’est depuis ces questions que je propose de lire les textes de Heidegger sur la question de la localité, du lieu, de la Lichtung, du là, de la situation, bref de toutes ces questions qui nous importent et autour desquelles il est devenu nazi, c’est très important de le redire, en tenant un discours sur les frontières, à l’est de l’Allemagne qui est l’Union soviétique, à l’ouest de l’Allemagne qui est l’Amérique du nord, c’est ça le discours de 1935, Introduction à la métaphysique, et ça c’est le discours du nazisme même si ce n’est peut-être pas réductible au nazisme ce serait trop simple, mais à partir de là jusqu’à Bâtir, habiter, penser et beaucoup d’autres textes, nous devons mobiliser ces questions dont je viens de vous parler, de la localité, en ne nous voilant pas la face; la question de localité est incontournable aujourd’hui parce que la physique, la biologie et la science de la bifurcation je dirais plus généralement, en passant par Lotka nous impose de penser la localité pour repenser l’économie si nous voulons dépasser ce que je pourrais appeler, pour aller vite, le postfascisme trumpien et ses succédanés français, allemand et autres. Cela suppose que nous entrions dans ce que j’appelle un nouvel âge de la différance qui dit être pensé à partir du fait que la significativité comme relation au sens de Jakob von Uexküll c’est-à-dire ce qu’on voyait tout à l’heure dans le texte Mondes animaux et mondes humains, est rendue possible uniquement par ce que Schrödinger décrit dans Qu’est-ce que la vie ? et qu’évidemment Jakob von Uexküll ne peut pas connaître puisque Schrödinger va écrire ce texte vingt ans après Jakob von Uexküll ; donc il ne peut pas savoir ça même s’il avait lu Bergson, il pourrait peut-être en avoir une certaine intuition. Cette question de la signification ou de la significativité que pose von Uexküll et que Heidegger va reprendre n’est rendue possible que par l’anti-entropie ; si on ne comprend pas ce que c’est que la localité de l’anti-entropie, parce que c’est bien ce que dit Schrödinger, l’anti-entropie est locale du point de vue spatial et temporaire du point de vue temporel, on ne peut pas comprendre ce que dit Jakob von Uexküll rationnellement ; je vous fais remarquer en passant que quelque chose qui est à la fois local et temporaire, c’est ce qu’on appelle un événement et donc il faudrait essayer de repenser toutes ces questions de bifurcation, d’événement dans ces perspectives mais je ne vais pas développer ça ici. Ce qui rend possible autrement dit la boucle sensori-motrice c’est l’anti-entropie ; cette boucle est une boucle locale ; si on ne la pense pas dans la localité elle n’a pas de sens, elle n’est pas concevable tout simplement, elle n’est pas compatible avec la physique ; c’est parce qu’elle est une localité qu’elle peut s’inscrire dans le champ physique et ça c’est ce que dit Schrödinger dans le dernier chapitre de Qu’est-ce que la vie ?

Dans le cas de ce que Heidegger appelle l’être-au-monde, qui n’est donc plus l’Umwelt mais le Welt, et qui produit ce que Heidegger appelle la mondanéisation (traduit littéralement on pourrait dire que c’est la « production du monde ») et que cette production du monde qu’est-ce que c’est ? Heidegger le dit mais quelqu’un le dit bien avant lui, c’est Marx dans l’Idéologie allemande 1845-46 ; c’est la première fois qu’on dit que le monde humain c’est une organogenèse, cette anti-entropie qui était caractéristique de la boucle sensori-motrice de la tique par exemple devient une anti-anthropie en ce sens-là c’est-à-dire une lutte dans le monde contre ce qui détruit le monde et le détruit comme quoi ? comme hubris, comme désordre, comme ce qu’on pourrait appeler un désordre ménager, qui ne produit pas simplement de la poussière, pas simplement des ordures qu’il faut aller mettre à la poubelle comme on dit, mais de déchets qui sont devenus la plus grande question aujourd’hui de l’humanité, comment on gère les déchets de l’humanité ; c’est une immense question qui d’ailleurs fait l’objet d’un grand conflit en France sur les déchets nucléaires dans une région, je crois, de la Champagne. Les déchets, la poussière aussi, les affaires, nos affaires domestiques, il faut, nous, à la différence de la tique, il faut que sans cesse nous les rangions i.e. « mettre en rang », ordonner autrement dit (ranking c’est un « ordonnancement »). Ce que je crois, qui est au cœur de notre question à Plaine commune, c’est de savoir ce qu’on ne peut pas déléguer dans le nettoyage à une société de services ; on ne peut pas déléguer un certain nombre de choses comme par exemple on ne peut pas déléguer à son smartphone apprendre à téter à son bébé qui vient de naître, c’est pas possible ; c’est ce que nous explique Marie-Claude Bossière ; si on fait ça on produit des autistoïdes, des enfants qui peuvent devenir extrêmement dangereux, pour eux-mêmes d’abord, et éventuellement pour les autres ; on ne peut pas déléguer c’est-à-dire on ne peut pas prolétariser le rapport au monde l’être humain sans en faire un postfasciste, une bête, un être dangereux, fondamentalement habité par la folie destructrice, par l’hubris ; et c’est pour ça qu’il a toujours fallu, dans toute société, des échelles de valeurs et des relations d’échelles qui ont remis en ordre, à travers ces relations d’échelles, des possibilités néguentropiques.

Comment modeler la biosphère à venir ? c’est bien la question qui se pose ; ce que nous essayons de dire nous : ce n’est pas par les algorithmes mais par une nouvelle cosmologie qui est aussi une nouvelle épistémè. Qu’est-ce que c’est par exemple que la géothermie et toutes ces technologies qui prétendent répondre aux problèmes de la biosphère par un nouveau business capitaliste qu’on appelle parfois le green capitalism, c’est un modèle qui repose sur une aggravation de la prolétarisation et qui ignore totalement les problèmes d’anthropie et de néguanthropie ; s’il en est ainsi c’est parce que, comme je l’ai déjà dit l’autre fois, le capitalisme est une épistémè, c’est avant tout comme ça qu’il faut le regarder et c’est comme ça que Marx l’a défini ; et je pense que c’est ce qu’il y a de plus important chez Marx ; le plus important n’est pas de dire il y a un conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat ; de toute façon la bourgeoisie n’existe plus et le prolétariat est en train de disparaître en tant que prolétariat comme sujet historique ; la vraie question c’est celle de la transformation du savoir en information et donc de la transformation de l’épistémè en capital fixe. Ce qui est derrière le projet de la géothermie par exemple, c’est d’exploiter ce capital fixe encore plus et c’est un projet qui est absolument irrationnel parce qu’il ne voit pas le problème de l’entropie ; il le néglige complètement ; il cherche à constituer d’immenses exorganismes planétaires dont un par exemple s’appelle Samsung ; et vous l’avez peut-être entendu dire, il y a deux jours, est dans une situation absolument gravissime parce que la présidente de la Corée est mise en accusation pour corruption, l’héritier de Samsung arrêté là par la police, à peu près la moitié de l’activité de la Corée, dans tous les domaines, est contrôlée par Samsung, l’immobilier c’est Samsung, le ramassage des ordures c’est Samsung, pas simplement les téléphones portables, les écoles c’est Samsung ; en fait Samsung est une espèce d’exorganisme industriel qui s’est emparé totalement de l’économie nationale et qui entretient une espèce de pseudo démocratie de la Corée du sud face à la Corée du nord soutenue d’ailleurs par les Etats-Unis, le Japon etc. mais en fait c’est une organisation extrêmement problématique et il se trouve que Samsung étant aujourd’hui mis en question et qui a par ailleurs de très gros problèmes économiques liés comme vous le savez à des batteries qui se sont mises à exploser etc. il y a un certain nombre de problèmes industriels chez Samsung, Samsung pourrait s’écrouler et si Samsung s’écroulait, demain, le nombre de chômeurs doublerait en Corée immédiatement. Si je vous parle c’est parce que Samsung n’est qu’un cas particulier de ce qui se généralise en ce moment à travers les hyper-exorganismes qui sont des organismes extrêmement dangereux, totalement entropiques et qui sont victime comme de ce disait Max Weber à propos de la bureaucratie : ils sont condamnés à produire de l’entropie pour des raisons systémiques qui sont d’ailleurs très bien étudiées aujourd’hui par les théoriciens des systèmes.

A partir de là il faut que nous discutions, nous, avec le patronat et avec le capitalisme pour dire qu’il faut produire une alternative à cela, qui n’est peut-être pas une sortie du capitalisme mais qui n’est pas non plus le capitalisme de Trump et de la Silicon Valley mais qui est un capitalisme européen, ou chinois, américain ou autre mais que nous devons inventer pour dépasser un modèle qui est très dangereux parce qu’il conduit à la régression et à l’agressivité. Il nous faudrait ici nous intéresser aux animaux bâtisseurs – je reviens à Jakob von Uexküll – parce que Samsung est un empire qui a été bâti par des âmes noétiques bâtisseuses. Que veut dire « bâtir » ? c’est le sujet de Bâtir, habiter, penser. Si nous voulions d’ailleurs parler de ça de manière vraiment pertinente, il nous faudrait évoquer les fourmis des îles Fidji qui sont des fourmis symbiotiques qui élèvent d’autres êtres vivants au service de leur propre croissance – c’est typiquement une symbiose - et c’est évidemment ce qui amène les journalistes scientifiques à dire : regardez, les fourmis font de l’agriculture ; ce qui est absolument n’importe quoi ; la symbiose existe dans toutes sortes d’autres cas et la symbiose, ce n’est pas du tout comme l’exosomatisation mais par contre il ne peut pas y avoir d’exosomatisation sans symbiose. Lorsque nous regardons des animaux bâtisseurs, par exemple un castor, mais évidemment on le voit surtout quand on voit des fourmis travailler, nous les voyons bâtir une fourmilière, ou un barrage dans le cas du castor, et « panser » c’est-à-dire prendre soin de leur Umwelt et en fait ils ouvrent, ces animaux, leur Umwelt ; il y a forcément quelque chose de l’ouverture parce qu’un système vivant c’est un système ouvert. C’est ce qu’explique très bien Ludwig von Bertalanffy dans la théorie générale des systèmes et ces systèmes ouverts, ils ménagent en tant qu’ouverture – ouvert, qui est une question de Bergson Heidegger, Deleuze etc. - un circuit d’ouverture que l’on pourrait appeler pré-noétique qu’il faut intégrer sur deux choses : premièrement le fait que la biosphère est un système ouvert en tant que tel parce qu’elle a une capacité à accueillir les rayons du soleil pour les transformer en quelque chose d’autre, la photosynthèse puis les protéines animales, puis l’exosomatisation et tout ça ne peut produire une exosomatisation qu’à la condition d’engendrer une technèse – ce que j’ai appelé une technèse dans De la misère symbolique. Je me permets de vous y renvoyer parce qu’ici j’ai essayé d’étudier de très près ce qui constitue la transformation de la boucle sensori-motrice endosomatique en une boucle qui n’est plus sensori-motrice mais noétique et transindividuelle, exosomatique ; ça c’est ce que Heidegger n’a pas réussi à penser et quand je dis ça ce n’est pas pour évaluer Heidegger, c’est ridicule, c’est parce qu’il n’était pas le temps à l’époque de Heidegger de penser cela ; mais nous, nous sommes dans l’obligation de penser cela ; nous avons tous les éléments scientifiques pour le faire et en plus, nous avons une tâche, une responsabilité historique de penser cela ; cela suppose d’aller au-delà de la tique et de la fourmi pour revenir , vers un circuit de transindividuation au-delà du circuit sensori-moteur de von Uexküll - ce circuit n’est pas un circuit de transindividuation parce que l’organogenèse de la tique, comme l’organogenèse du haricot dont j’ai parlé à l’automne dernier au mois de novembre dans le séminaire *Penser l’exorganisation, cette organogenèse, elle est accomplie comme embryogenèse chez les animaux, comme vous et moi, organismes vertébrés dotés d’un système nerveux développé, leur organogenèse se produit dans le ventre maternel ou dans un œuf, un lieu, une localité organogénétique qui une fois qu’ils sont nés, n’évolue plus même si par exemple castors produisent avec leur milieu des agencements où ils bâtissent quelque chose, ils créent une dimension supplémentaire dans leur ouverture au milieu.

L’organogenèse des âmes noétiques se produit comme une construction qui est un bâtir noétique au sens où en parle Heidegger dans Bâtir, habiter, penser et qui donne ce genre de chose qui est une des places de Sienne en Italie. Pour que ceci soit possible, pour que ce genre de construction, de bâtiments, d’élaboration architecturale soit possible, il faut un certain nombre de choses qui sont très précisément analysées par Aristote dans L’Ethique à Nicomaque et génialement commentées par Heidegger dans un livre qui s’appelle Platon le sophiste, un cours donné en 1925 ; pourquoi génialement ? parce qu’il faut pour que se produisent des exorganismes comme ça (place de la ville de Sienne qui est toujours très vivante aujourd’hui) une boulè c’est-à-dire la constitution de bâtiments spécialisés – ça c’est le bouleutérion (photo) de Milet ; c’est là où Thalès a bâti la première cité (en tout cas la plus ancienne que nous connaissions) sur les côtes de la Turquie, en Anatolie et en face de la Grèce. La volition, qui fait sortir la finalité vitale de la boucle sensori-motrice pour la faire entrer dans la finalité noétique du circuit de l’exosomatisation, de l’organogenèse exosomatique, c’est ce qui suppose une désautomatisation. Pour que se construise la ville de Sienne qui a un parlement, comme ce premier bouleutérion que l’on connaisse à Milet et qui remonte au VIème siècle av. J.-C., il faut que l’organogenèse exosomatique soit produite par une désautomatisation ; cette désautomatisation, c’est le mode néguanthropologique de la bifurcation. Dans le cas de l’animal bâtisseur, l’animal aménage un ethos, un séjour (c’est comme ça que Heidegger traduit le mot grec ethos) tel que cet ethos, cet être-là si vous préférez, ce pauvre être-là de l’animal comme dira Heidegger, constitue ce que Varela et Maturana ont appelé un couplage structurel dans un processus autopoïétique qui couple des processus génétiques et des possibilités épigénétiques d’un animal dans un milieu en actualisant des virtualités contenues dans des indéterminations épigénétiques qui sont des indéterminations probabilitaires c’est-à-dire des choses qui peuvent se transformer par les probabilités. C’est ça que la biologie moléculaire a montré en se présentant comme un néodarwinisme. Dans le cas de l’ethos noétique c’est-à-dire dans le cas de l’ethos exosomatique, ça ne suffit pas, il faut une éthique précisément, une éthique au sens où en parle Aristote dans L’Ethique à Nicomaque ; cette éthique-là, c’est l’éthique de la boulè, c’est-à-dire de la délibération et ce que nous allons voir maintenant c’est qu’une telle éthique de la délibération, qui n’est pas du tout la question de Habermas pour moi, qui a justement complètement raté ce dont j’essaye de vous parler, cette éthique suppose un logos, mais pas au sens d’Habermas ; revenons un tout petit peu en arrière ; nous avons vu que Heidegger dans Sein und Zeit pose le problème de ce qu’il appelle la Bedeutsamkeit que l’on traduit par significativité ou significabilité qui renvoie à ce que j’ai appelé la signifiance, le non-insignifiant ; Heidegger s’est donc inspiré largement de l’éthologie de Jakob von Uexküll ; ce dernier fonde l’éthologie parce qu’il fonde l’étude de l’ethos animal, du séjour animal dans la biosphère. Ce qu’ouvre Jakob von Uexküll à travers son approche organiquement organologique de ce qu’il appelle la signification, et qu’il faudrait confronter à Wittgenstein, à Simondon etc., c’est une façon totalement nouvelle de penser la catégorisation et ça, c’est ce qu’avait bien compris Ludwig von Bertalanffy dans sa théorie générale des systèmes ; vous comprenez bien que si je vous parle c’est que nous sommes en train de discuter en ce moment avec Orange, et non pas avec Amazon webservices, de la possibilité de construire une plateforme d’un nouveau type qui serait une plateforme de Plaine commune, qui serait une plateforme néguanthropique et herméneutique c’est-à-dire au service d’une économie et d’une politique de la contribution et cela suppose une nouvelle théorie de la catégorisation ; ce qui est extrêmement intéressant dans ce qu’écrit von Uexküll, en en particulier dans le rôle qu’il a joué dans l’écriture de Sein und Zeit c’est le fait que la catégorisation devient chez lui une fonction organique ; il dit fondamentalement, c’est ce que je vous montrais tout à l’heure, un organe ça sert à catégoriser le milieu environnant, l’Umwelt ; c’est essentiellement fait pour ça un organe, qu’il soit récepteur ou effecteur ; si c’est un organe récepteur, il va me fournir des datas dirait-on dans le langage contemporain que vont traiter des circuits sensori-moteur qui vont se traduire par un organe effecteur c’est-à-dire une action sur le monde et c’est ce processus dans sa totalité qui produit ce que j’appelle ici une catégorisation. Il se trouve que chez les âmes noétiques, cette catégorisation n’est pas produite du tout par les organes endosomatiques mais par les organes exosomatiques, par exemple par les réseaux sociaux aujourd’hui, ou bien par exemple au VIème ou au VIIème siècle avant J.-C. par le bouleutérion, qui est un organe exosomatique, une construction qui s’appuie par ailleurs sur l’organe qui est la rétention tertiaire littérale c’est-à-dire l’écriture alphabétique qui a rendu possible l’objectivation de la loi.

Cette organologie de la catégorisation s’opère dans le champ exorganique c’est-à-dire chez les âmes noétiques et non plus chez les animaux à travers toutes sortes de repères organologiques, pas simplement les panneaux indicateurs de la cardinalité que je présentais tout à l’heure mais par exemple les instruments, à commencer par les instruments de musique – il catégorise ; quand on a étudié un peu la musique comme le fait en particulier l’IRCAM qui est un endroit où on développe des instruments de musique, des instruments très complexes puisqu’il y a des logiciels, toutes sortes de choses, on découvre très vite qu’un instrument c’est ce qui catégorise ; c’est-à-dire qu’un instrument est inscrit sur des possibilités de modes et des gammes bien spécifiques c’est-à-dire qu’il pré-catégorise, il grammatise en quelque sorte en avance des possibilités de production de sons ; donc il produit des catégorisations musicales d’un type particulier ; les grands compositeurs, les grands musiciens, ce sont des gens qui savent tout l’instrumentarium catégoriel pour produire une œuvre d’art totale parce que c’est complètement envoutant, ça pénètre l’âme totalement ; tout ce que les hommes font à travers leurs organes exosomatiques consiste à catégoriser par exemples à travers ces instruments (silex taillés, pointes de flèches, grattoirs, percuteurs etc.) qui sont très anciens évidemment, rudimentaires mais qui permettent déjà de produire toutes sortes de catégories de gestes et la catégorisation se fait ici à même les geste mais un geste qui est un geste dans la mesure où il tient un organe exosomatique sinon ce n’est pas un geste ; ce qui fait qu’un mouvement d’un corps vivant produit un geste c’est qu’il est couplé avec un organe exosomatique - cet organe exosomatique pouvant être un mot comme le dit Josef Beuys. Qu’est-ce qui se produit à travers ces organes-là ? des processus de sélection de possibilités – une flèche peut sélectionner des possibilités dans la matière, un grattoir sélectionne d’autres possibilités (vous ne pouvez pas utiliser un grattoir pour attraper un animal et vous ne pouvez pas découper un cuir d’animal pour en récupérer la peau avec une flèche) autrement dit il y a là tout un instrumentarium qui constitue un monde microcosmique, le microcosme par exemple du chasseur de phoques qui catégorise microcosmiquement et localement des possibilités de quoi ? eh bien du soleil ; parce que finalement qu’est-ce qu’exploite le chasseur de phoques en demandant pardon au phoque qu’il va tuer et en lui demandant l’autorisation de le tuer etc. tout comme Marcel Mauss décrit le boucher sacrificateur obtient l’assentiment de l’animal pour pouvoir le tuer sinon il ne peut pas le tuer et donc il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une conciliation cosmique fondamentale et ce sacrificateur jette le couteau au loin comme dit J.-P. Vernant, pourquoi ? parce que ce couteau c’est le pharmakon, il est toujours porteur du crime ; sans le couteau on ne peut pas sacrifier donc on ne peut pas reconnaître les dieux mais dès qu’on s’en est servi pour tuer il faut le jeter au loin parce que c’est une arme de crime ; là on est au cœur du sujet de l’hubris[ ; ce qui constitue une localité, c’est toute cette séquence-là et c’est une séquence de catégorisation locale qui aujourd’hui s’est complexifiée à une échelle absolument incommensurable puisqu’elle se produit quasiment à la vitesse de la lumière et à l’échelle interplanétaire puisqu’on est bien dans l’interplanétaire ; on est même en train de sortir du système planétaire comme vous l’avez entendu à propos de ces exoplanètes qui seraient porteuses d’eau etc. Ici il faudrait revenir sur Simondon, là où je parle des outils, des matrices, des tranchants, de la catégorisation, revenir sur ce que dit Simondon à propos de la brique, du moule etc.

Je voudrais, pour terminer vraiment, insister sur ce que je vous disais tout à l’heure à savoir que la catégorisation en première et en dernière analyse, elle se produit d’abord et fondamentalement, pas tout de suite, sur la base d’une négociation et d’une transaction transitionnelle, dans le champ du langage et si j’en parle c’est parce qu’on dit que le langage est extrêmement menacé, pas simplement par les smartphones qui amènent les bébés à téter et qui vont ensuite leur rendre l’accès au langage extrêmement difficile, autrement dit à un processus de catégorisation qui a ceci de spécifique par rapport à la catégorie des instruments de chasse par exemple qui ne sont pas utilisés par tout le monde, c’est que tout le monde parle ; et ça c’est qui possible l’accès au commun, à la koinè au sens de la langue commune des grecs parce que les grecs avaient une langue commune entre tous les dialectes et qu’on appelle la koinè et au koinon au sens où en parle Héraclite lorsqu’il dit qu’il n’y a pas de monde sans koinon ; ce qui fait que l’on est dans un monde, c’est qu’on partage un commun et ce commun il se présente d’abord comme la parole et évidemment ça pose des questions très particulières lorsqu’on est dans de gros problèmes d’accès au langage ou de problèmes d’apprentissage du langage, d’adoption d’un langage et quand on a par exemple un système éducatif qui ne marche plus et qui fait que beaucoup de gens, notamment de l’immigration, n’arrivent plus à entrer dans le patrimoine linguistique local parce que les natifs, les indigènes si j’ose dire, c’est-à-dire les français par exemple en France, eux-mêmes n’y arrivent pas, les mômes indigènes n’y arrivent plus eux-mêmes, on est là confronté à un problème de destruction du commun qui est extrêmement dangereux et porteur de guerre civile.

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