Séance 5
Questions de micro- et macro-cosmologie
Bernard Stiegler,
« Séance 5 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2017 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2017/seance5.html.
version 0, 20/12/2025
Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0
International (CC BY-NC-SA 4.0)
Enregistrement du 8 février 2017 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord
Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS
Le but de la semaine dernière c’était de commencer à comprendre de plus près de quoi il s’agit sous nom d’exorganisme mais avant de vous parler de ça, de reprendre le fil du discours, je voudrais d’abord vous signaler brièvement un article du journal Le Monde qui reprend cette affiche ; c’est une affiche allemande qui a été imprimée et diffusée dans des crèches d’un Land du nord de l’Allemagne qui s’adresse aux parents et leur demande « s’ils ont parlé avec leur enfant aujourd’hui ». Le Monde reprenait l’article du Spiegel en disant ceci : « les éducateurs observent de plus en plus de parents qui viennent chercher leurs enfants à la crèche sans même décrocher leur téléphone et qui ne demandent même pas comment s’est passée la journée ». « Les enfants ont besoin de contacts, de compliments, d’encouragements de la part de leurs parents. Rien ne devrait les remplacer » selon Birgit Hesse, ministre régionale du travail et de l’égalité. Quel est le problème qui est posé là et pourquoi – vous avez évidemment tous en tête ce genre de problème et il ne vous a pas échappé que c’est aussi la question que nous posait cette personne qui est pédopsychiatre à Seine-St-Denis et d’ailleurs on va retrouver son propos par la suite de l’article ; mais si j’attire votre attention sur ce point qui nous concerne tout particulièrement à Plaine Commune, mais qui concerne tout le monde, c’est pareil dans le arrondissement dans le XVIème arrondissement, dans le Vème arrondissement, partout, c’est pareil dans la Silicon Valley – en fait pas exactement pareil dans la Silicon Valley ; vous avez peut-être entendu parler que les parents justement des grandes entreprises spécialisées dans ces domaines essayent d’envoyer leurs mômes dans des endroits où il n’y a pas de smartphones, pas de téléviseurs, pas d’ordinateurs, rien de tout ça. L’enjeu de tout ça, si je vous reparle aujourd’hui, c’est la prolétarisation des parents, la prolétarisation de la fonction parentale ; je pense que c’est une question absolument majeure et dont nous devons parler avec les parents eux-mêmes, avec les éducateurs, qui devrait venir au cœur de nos discussions avec l’AFCPE etc. L’article continue comme ceci : « Soucieux de poser des limites – je vous rappelle que je parlais des limites la semaine dernière ; j’ai commencé mon cours en vous parlant des limites ; la critique, c’est la critique des limites ; nous avons besoin d’une nouvelle cosmologie pour identifier une nouvelle critique de la raison qui repose sur une nouvelle cosmologie rationnelle et que Whitehead appelle une cosmologie spéculative et dans laquelle nous inscrivons une micro et une macrocosmologie ; et à l’intérieur de cette inscription, il y a une économie de la néguentropie et une néguanthropologie ; donc la question de poser des limites, c’est l’affaire de la microcosmologie et de la macrocosmologie ; pas seulement aujourd’hui, il n’y a ni micro ni macrocosmologie aujourd’hui ; je soutiens qu’il faudrait en constituer une à Plaine Commune mais ça n’existe plus ; par contre dans tous les espaces micro et macrocosmiques qui ont été, jusqu’à l’industrialisation du monde, toujours articulés par ce double niveau micro et macrocosme et en général en relation avec les esprits de la forêt, avec le chamane, avec l’officiant, avec le sacrificateur, avec le prêtre, avec le représentant de droit divin, avec tout ce qu’on veut, donc c’était toujours lié à une représentation du pouvoir évidemment, toujours il s’agissait d’identifier des limites, que ces limites s’appellent le tabou comme dans la société par exemple d’Haïti ou qu’elles s’appellent autrement – donc soucieux de poser des limites, dit l’article du Monde, à l’usage frénétique des écrans par leurs enfants, les parent en oublieraient presque qu’il ne cessent d’en renvoyer l’image inverse c’est-à-dire celle de leur propre fascination ou même leur addiction à l’objet » c’est-à-dire leur incapacité à trouver des limites. Nous sommes ici à Plaine Commune en train de faire un projet de désintoxication territoriale ; si nous n’arrivons pas à engager un processus de désintoxication donc d’addictologie – c’est pour ça qu’il faudra qu’on aille voir un jour, c’est pour ça qu’il faudra qu’on aille voir l’hôpital Marmottant, que je connais très bien et avec lequel je travaille depuis très longtemps, parce qu’ils ont des gens qui sont actifs et qui connaissent très bien ces questions et qui, en plus, sont présents à Seine-St-Denis, à Plaine Commune ; si nous ne faisons pas ça, nous n’arriverons pas à constituer une économie de la néguentropie qui est une économie des limites justement, des limites néguentropiques c’est-à-dire des limites qui sont là pour empêcher la croissance de l’entropie ; les limites, c’est jamais vous qui vous les donnez ; elles vous tombent du ciel comme ce que Heidegger appelait un « déjà-là » c’est-à-dire un héritage ; dans la disruption il n’y a plus d’héritage ; comme fait-on pour trouver des limites dans la disruption ?
Suite de l’article, c’est une citation d’un père de deux enfants de 3 et 6 ans : « nous avons beaucoup de mal à nous passer de nos téléphones portables même pendant les jeux avec les enfants. Nous nous faisons violence pour le poser quelque part afin de ne pas être tentés de le sortir de poche et consulter les réseaux sociaux vite fait entre deux montages de Lego » ; et j’insiste sur les réseaux sociaux ; parce que là on ne parle pas simplement du net ou web mais bien des réseaux sociaux ; « Le téléphone prend un peu le contrôle de nos vies et le pire, c’est qu’on n’a pas envie de s’en passer ». Ce sont vraiment des questions d’organologie et d’exorganologie, plus particulièrement d’exorganologie, celle-ci tant la deuxième dimension de l’organologie générale ; l’organologie générale c’est l’organologie endosomatique des êtres que nous sommes, l’exorganologie exosomatique des objets techniques et les organisations sociales qui vont avec.
Derrière tout cela, il y a quelque chose à quoi je voudrais renvoyer, qui était la première question qu’a posée Ars Industrialis en 2005 à savoir les rapports entre milieux associés et milieux dissociés et les perspectives ou les impasses exorganologiques ou exorganiques qui s’y préparent ; J’y reviens dans un instant ; avant ça terminons la lecture de l’article du journal Le Monde ; ce qui est en jeu, ce que montre le journal et ce que montre Der Spiegel, ce que montre cette association de crèches du nord de l’Allemagne, c’est l’acquisition du langage, je cite
Plus la carence parentale est précoce, plus ses conséquences peuvent être graves. On voir des gamins excités, à qui on n’a pas pos de limites, avec des retards de langage… La question des crans revient énormément lors de ses (Anne Lefebvre, psychologue au CHU de Créteil) consultations : c’est le téléphone donné comme un hochet au bébé dans les salles d’attente pour les faire patienter, le téléphone auquel s’accrochent des mères de plus en plus isolées
c’est exactement ce que nous disait Marie-Claude Boissert, c’est-à-dire qu’elle a affaire à des mamans qui donnent leur propre téléphone au bébé et à partir de là c’est terminé, les mômes sont partis dans une espèce de rupture psychique extrêmement précoce et dangereuse.
Alors ce qui se produit là, c’est ce que j’appelle une dissociation précoce ; qu’est-ce que la dissociation ? c’est ce qui vient détruire l’as-sociation et nous avions dit avec Ars Industrialis que le langage est un milieu associé – quand vous parlez à quelqu’un vous lui donnez le droit à la parole, d’emblée, en lui parlant même si, comme c’est le cas maintenant, je parle et vous ne parlez pas mais je ne peux pas vous parler en ne vous donnant pas par avance le droit à la parole sinon je ne m’adresserais par à vous ; je ne vous solliciterais par comme sujet parlant, comme sujet intellectuel, comme sujet psychique ; je vous intimerais des ordres comme par exemple un ordinateur commande une machine ; je vous traiterais comme purs exécutants ; dans le langage, vous n’êtes pas des exécutants, vous êtes des interlocuteurs et cette interlocution c’est ce qui constitue ce que Simondon appelait un milieu associé (selon moi ; parce que ce n’est pas ce que dit Simondon mais je vais y revenir ans un instant). Lorsque je vous présente ces spirales que je vous présenté plusieurs fois, ce que ça représente, c’est ce processus de milieu associé ; la grand spirale que vous voyez, c’est un processus, qui n’est pas forcément le langage, mais qui peut être parfaitement le langage, par exemple, quand nous parlons, là, en français, nous parlons dans une grand spirale qu’est le français ; et en parlant, nous contribuons à l’évolution du français, si peu que ce soit (y compris l’évolution régressive) ; mais jamais cette grand spirale n’est intacte des interactions qui se produisent en elle par exemple dans un processus d’interlocution qui peut se produire comme maintenant dans une salle de cours, entre un médecin et son patient, entre une mère et son enfant, à la table familiale mais aussi à la télévision et sur Internet bien sûr. Précisément dans ce bouquin-là (Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le monde industriel Ars Industrialis) qui est le premier bouquin qu’a publié Ars Industrialis, nous avions essayé de montrer que l’individuation psychique, collective et technique contemporaine avait conduit à la dissociation des milieux associés par un processus de prolétarisation ; c’est ce qui est expliqué dans le paragraphe 4 de ce livre ; c’est la position de départ d’Ars Industrialis ; et comme nous sommes ici, à Plaine Commune, dans une opération qui est la concrétisation de la position proposée par Ars Industrialis, c’est important que vous l’ayez bien en tête. L’individuation technique contemporaine, telle qu’elle produit un processus de prolétarisation, conduit à une dissociation des milieux associés c’est-à-dire la destruction des milieux associés, de la vie quotidienne des consommateurs, par ce qu’on appelait dans ce livre les industries de service – on parle ici de « l’économie des services qui détruit le jeu social lui-même » c’est-à-dire qui remplace les systèmes sociaux; vous avez entendu dire tout à l’heure que le vice-président des Etats-Unis a confirmé je ne sais plus quel dingue à la fonction de ministre de l’éducation ; cette madame veut remplacer le système scolaire américain par un commerce scolaire donc son but est de liquider le système social éducatif tout simplement et d’en faire un marché un point c’est tout ; cela fait partie des processus d’industrie de service et de la dissociation qui va s’y produire. Nous avions essayé de montrer que la langue participe d’une pratique d’interlocution où l’interlocuteur est toujours mis en position d’être locuteur, a priori, et à partir de là, on peut dire que la langue – l’exercice du langage, le milieu linguistique dans sa réalité quotidienne – représente un exemple quasi parfait de ce que Simondon appelle l’individuation psychique et collective ; vous ne pouvez pas vous individuer psychiquement dans la langue sans individuer la langue en général et vous ne pouvez pas individuer la langue en général sans vous co-individuer avec d’autres locuteurs qui s’individuent avec vous (et éventuellement contre vous : par exemple dans un débat contradictoire à la télévision ou dans des discussions que nous aurons peut-être tout à l’heure, nous allons nous opposer) et c’est exactement ce que Socrate appelle le dialogos qui n’est pas la dialectique de Platon mais ce qui est à l’origine de la dialectique de Platon. Ce qui est très important c’est de bien comprendre par ailleurs que le devenir du milieu linguistique c’est-à-dire du milieu associé, de l’individuation collective linguistique, est toujours locale ; cette localité peut être multiforme et elle peut être en réseau - elle peut être une localité réticulaire bien entendu – mais les lieux sont caractérisés par des processus d’individuation linguistique toujours localisés, par exemple des accents, des tournures, des idiotismes et puis, même si depuis François Ier en France, depuis Isabelle de Castille en Espagne, les pouvoirs ont cherché à éliminer les idiotismes – en France on a interdit le corse, le breton etc. Les mômes qui parlaient berrichon se prenaient des coups de règle sur les doigts au XIXème siècle, c’était vraiment la répression – mais on n’arrive pas à éliminer la localité, il y a toujours une relocalisation qui se produit par des marquages locaux (accent). Dans une telle localité qui est un milieu associé, se produit un processus de transindividuation qui s’opère comme une topologie des processus de co-individuation c’est-à-dire qu’il y a des processus de co-individuation à travers tel groupe social, telle école, telle amitié etc. mais tout cela se consolide et passe à un niveau supérieur qui tend vers un macrocosme et qui fait que par exemple vous avez un mec qui s’appelle Grand corps malade et qui transporte le langage de St-Denis dans la sphère nationale ; là on a affaire à un processus de transindividuation qui est local mais qui se déterritorialise comme disaient Deleuze et Guattari c’est-à-dire qui dépasse le local et la transindividuation c’est toujours ce qui va au-delà du local, c’est entre le microcosme et le macrocosme. La linguistique est toujours conditionnée par cette bipolarité micro / macro ; chez Ferdinand de Saussure elle s’appelle diachronie / synchronie ; la diachronie est toujours microcosmique et la synchronie est toujours macrocosmique. Ce que nous avons soutenu dans Réenchanter le monde, c’est que la prolétarisation du consommateur produit des milieux dissociés qu’il faut penser en relation avec le fordisme et nous avons aussi soutenu que l’on pouvait espérer une nouvelle ère de déprolétarisation qui aurait constitué des milieux associés industriels à savoir – nous nous référons ici au logiciel libre bien sûr ; c’est la thèse de départ d’Ars Industrialis ; quand on dit : il est possible de faire une pharmacologie positive des milieux associés industriels, à travers le numérique en particulier, qui constituent en tant qu’infrastructure industrielle des possibilités tout à fait nouvelles, l’exemple que nous prenons c’est le logiciel libre rendu non seulement possible mais indispensable par cette évolution ; la preuve qu’il est indispensable c’est qu’il est aujourd’hui majoritaire ; dans le business to business, le logiciel domine parce qu’il est beaucoup plus fiable que le logiciel propriétaire, c’est aujourd’hui absolument attesté avec la figure intermédiaire qu’on appelle l’open source.
Si je vous parle de tout cela, c’est parce que je suis en train d’introduire maintenant un autre concept de milieu associé qu’on va d’abord examiner à partir du schéma de la turbine Guimbal (ceux qui ont lu Simondon en ont entendu parler) ; c’est une turbine assez géniale qui est dans toutes les usines marémotrices ; l’idée a été reprise pour les hélicoptères et pour un certain nombre de turbines, pas simplement pour les usines marémotrices, qui a pour spécificité que l’eau, en l’occurrence l’eau de la mer, est devenue une fonction technique ; ce que montre Simondon, dans une analyse absolument géniale dans Du mode d’existence des objets techniques c’est que Guimbal a réussi à faire du milieu naturel une fonction technique de la turbine ; et cette fonction, elle est plurifonctionnelle : elle apporte le mouvement de la turbine, c’est le sens de la marée qui fait tourner la turbine, deuxièmement elle refroidit la turbine (ce qui est évidemment un grand problème de ces turbines, c’est l’échauffement) et troisièmement elle garantit l’étanchéité des paliers (par la pression de l’eau). C’est pour cela que la turbine est toute petite et si vous lisez ce qu’en dit Simondon, vous verrez que c’est une espèce d’optimisation extrême de ce qu’il appelle le processus de concrétisation qui consiste à produire de l’intégration fonctionnelle ; il dit par exemple que la 2CV est une automobile très célèbre parce qu’elle a un moteur qui fait fonctionner le refroidissement en l’intégrant fonctionnellement à la résistance des cylindres en utilisant les nervures de résistance des cylindres pour aire radiateur (idem pour le motos BMW). Pourquoi est-ce que je vous parle de cela ? parce que ce concept de milieu associé chez Simondon est très important, il ne se limite pas du tout à ce concept-là de milieu associé de turbines, d’abord il étend ça à ce qu’il appelle les milieux techno-géographiques où il montre par exemple qu’une ligne de chemin de fer épouse techno-géographiquement son milieu, donc elle modifie le milieu parce qu’un train ne peut pas prendre une pente à 10% et en même temps elle tire parti du milieu géographique ; elle constitue une intégration géo-fonctionnelle, dit-il, mais d’autre part il développe aussi le concept de milieu associé de la mémoire ; il dit : je suis Gilbert Simondon et la mémoire associée à Gilbert Simondon ; je pense que là, il ne va pas assez loin dans ce domaine, il en reste essentiellement à Bergson ; Simondon a beaucoup lu Bergson, il reprend beaucoup de concepts chez Bergson et je pense qu’une des dimensions du concept d’individuation psychique est basée sur Bergson, notamment sur Matière et mémoire, mais il ne voit pas que le milieu associé de ma mémoire ce n’est pas simplement la mémoire que j’ai dans ma matière grise mais c’est aussi ma mémoire qui est dans mon ordinateur, mon agenda, dans mon environnement microcosmique c’est-à-dire chez moi, mes objets familiers etc. mes doudous, mes fringues, mes amis, tout ça c’est ma mémoire ; et que je peux perdre la mémoire de 36 mille manières, je peux par exemple m’arracher à mon milieu microcosmique, je perds ma mémoire ; c’est très important de se référer ici à une énorme étude qui a été faite au Canada sur les jeunes indiens autochtones qui se suicident trois fois plus quand ils ont perdu leur idiome indien ; ayant perdu une partie de leur idiome, ils ont perdu une partie d’eux-mêmes en fait et ils ont perdu le goût de la vie en même temps, mais évidemment vous pouvez aussi perdre la mémoire parce que vous vieillissez, à cause d’Alzheimer ou pour mille raisons, parce que vous êtes devenu amnésique accidentellement et vous êtes toujours quelqu’un, mais vous n’êtes qu’une partie de ce quelqu’un. Ça c’est que Simondon appelle aussi le milieu associé ; donc le concept de milieu associé chez Simondon – généralement les gens ne parlent que de la turbine Guimbal ou des milieux techno-géographiques - non, c’est beaucoup plus vaste que ça. En fait il y a des milieux associés qui constituent des différences microcosmiques et macrocosmiques et constituent des relations d’échelle microcosmiques et macrocosmiques, c’est absolument fondamental, et ils constituent aussi des réseaux.
Si j’y insiste et si nous en avons parlé dans le bouquin d’Ars Industrialis, c’est parce que les smartphones créent un nouveau processus d’intégration fonctionnelle et un nouveau milieu associé sauf que ce milieu associé ce n’est pas le milieu associé au sens de l’individuation psychique donc je parlais à l’instant chez Simondon, c’est le milieu associé de la turbine Guimbal et les deux parents captés par leur smartphone sont devenus, comme l’eau de la turbine Guimbal, une fonction du système ; ce système s’appelle une plateforme et cette plateforme passe par ce petit organe qui s’appelle un smartphone ; ces smartphones sont reliés à des satellites à défilement qui permettent la géolocalisation et qui renvoient à des systèmes géostationnaires qui sont à 36 000 km de la terre : c’est un vaste système technique, immense, et qui constitue des sociétés d’hypercontrôle et ce que Heidegger appelle le Gestell. Ces sociétés d’hypercontrôle, que nous décrivons à la fin du paragraphe 4, ce sont des sociétés d’hyperprolétarisation qui ont été essentiellement développées à partir de ce qu’on appelle ici les technologies R (pour relationnelles) qui se sont développées à travers les réseaux sociaux (en 2005, date de la rédaction de l’ouvrage, les réseaux sociaux n’existent pas encore) ; en 2004, j’avais publié un autre bouquin qui s’appelle De la misère symbolique, dans ce chapitre-là qui s’appelle Allégorie de la fourmilière, je soutenais qu’il était extrêmement probable qu’allait se développer à courte échéance des trucs qui mettraient tout le monde en relation et qui permettraient créer des communautés de gens mis en relation. C’est ce qui s’est passé à partir 2007, d’abord à titre expérimental à Harvard, puis la création de Facebook en 2008 ; j’ai fait un séminaire en 2009 sur les réseaux sociaux ; entre le moment où j’ai commencé mon séminaire, au mois de janvier 2009, et le moment où j’ai terminé mon séminaire, en avril 2009, Facebook était passé de 70 000 membres à 15 ou 20 millions de membres ; depuis tout ça, j’ai appris que Peter Thiel, qui est un philosophe de Stanford et fondateur de PayPal, est en fait le véritable acteur de Facebook, puisque c’est lui qui a investi de l’argent, qui a soutenu Zuckerberg ; il a beaucoup étudié la théorie du désir mimétique de Girard et ça c’est très important ; je me suis un petit peu fâché un jour avec Jean-Pierre Dupuy, un grand ami de Girard (et je pense aussi de Peter Thiel) qui enseigne aussi à Stanford, et nous avons eu une discussion un peu pénible - on ne s’est plus jamais reparlé depuis - autour des enjeux de ce qui se passait dans la Silicon Valley, autour des réseaux sociaux. Ce que je dis à travers l’allégorie de la fourmilière, c’est que à travers les réseaux sociaux, il peut très bien se passer que nous devenions tous des espèces de fourmis numériques c’est-à-dire que nous fassions tous ce que fait une fourmi dans une fourmilière à savoir que nous indiquions ce que nous faisons en permanence ; et c’est exactement ce qui se passe avec Twitter ; c’est un truc dans lequel vous envoyez des petits messages de 144 caractères dans lequel vous dites je suis en train de suivre un séminaire à la MSH ; c’est ce que fait une fourmi dans une fourmilière ; elle indique, pas en utilisant le langage, mais en produisant des émissions chimiques de phéromones ce qu’elle est en train de faire ; et donc quand vous êtes sur Twitter, vous êtes dans une fourmilière numérique ; sachant que vous n’avez pas du tout accès à la régulation des messages bien entendu, ça c’est le macrocosme ; ceux qui ont accès à la régulation des messages, ce sont les managers de Twitter et qui sont des équivalents du code génétique de la fourmi parce que ça c’est ce qui est régulé par le code génétique de la fourmilière. Il y a donc un vrai problème organologique ici de pharmacologie absolument exceptionnel que j’ai repris ensuite dans La société automatique publié il y a deux ans, j’ai repris ces analyses pour essayer de montrer concrètement, 13 ou 14 ans après la fourmilière numérique, qu’est-ce qui c’était vraiment passé et comment ça c’était effectivement concrétisé, en l’occurrence en créant de nouveaux types de milieux associés qui ont été parfaitement bien décrits par Antoinette Rouvroy comme constituant une gouvernementalité algorithmique et où, ce que j’ai essayé de monter, moi, c’est que ce dont nous sommes dépossédés, nous, dans ces fourmilières numériques, c’est de nos protentions, c’est-à-dire de nos désirs puisqu’on substitue à nos protentions des protentions engendrées de manière automatique à travers nos rétentions qui sont calculées au deux tiers de la vitesse de la lumière c’est-à-dire qui peuvent aller quatre millions de fois plus vite que nous donc qui nous prennent toujours de vitesse et nous arrivons toujours en retard sur nos propres protentions qui en fait ne sont pas les nôtres, qui sont nos protentions revues et corrigées par le business model de la plateforme avec laquelle elles sont engendrées.
A partir de là, quelles sont les conséquences qu’il faut tirer, douze ans après le début d’Ars Industrialis et 3 mois après le démarrage de la chaire de recherche contributive de Plaine Commune ? En effet le numérique est un pharmakon et en effet ce pharmakon, pour le moment, à travers des nouveaux types de milieux associés, a transformé les êtres humains en fourmis, en a fait des fonctions technogéographiques locales dans un système mondial de géolocalisation, il les a réduits à un stade de prolétarisation extrême y compris par exemple en les privant totalement de la possibilité de jouer leur rôle de parents quand ils ont des enfants et à un point qui va extrêmement loin parce que ce que décrit l’article de Spiegel ne concerne pas seulement ce qui se passe en Seine Saint-Denis, ça concerne tous les parents. De ça, les parents ne peuvent pas s’en sortir tout seuls ; la vraie question c’est qu’il faut réinventer l’espace public, il faut réinventer une microcosmologie, il faut réinventer une localité, il faut être capables de générer de nouvelles règles, des règles de savoir-vivre, de savoir-faire et qui fassent l’objet d’un débat public ; il faut refaire une république autrement dit, parce que le débat public a un objet qui s’appelle la res publica, la chose publique, et donc il faut réinventer la république et il faut le faire en pratiquant la pharmacologie.
Le logiciel libre avait constitué un véritable processus de déprolétarisation c’est-à-dire un nouveau milieu associé qui fonctionne vraiment aujourd’hui mais les plateformes ont transformé ces milieux associés en milieux prolétarisants, ont en quelque sorte désintégré les processus d’individuation un peu comme les bombes à neutron qui ont été développées par l’armée américaine qui permettent de détruire absolument tous les habitants sans toucher aux infrastructures et donc en pouvant récupérer toute la valeur immobilière dans le capital fixe.
La raison pour laquelle j’insiste sur ce point c’est que je suis en train de vous acheminer vers la question des exorganismes parce que je pense que pour penser ce que c’est qu’un territoire, il faut comprendre qu’un territoire c’est un processus de territorialisation d’exorganismes et d’exorganisation d’un espace géographique, exorganisation voulant dire ici constitution de milieux associés. Si vous regardez comment fonctionne une ville, cet exorganisme, c’est évident, il y a des processus d’intégration fonctionnelle qui s’y produisent. Le territoire, c’est un milieu associé de fait ; c’est un espace partagé par des gens qui y habitent. Une question qui se pose à ce moment-là à une micro-macrocosmologie, c’est comment translater les phénomènes que l’on observe sur une turbine Guimbal mais que l’on observe aussi dans les processus d’individuation psychique et d’association de différentes mémoires de milieux associés, comment on peut translater ça au niveau du territoire conçu lui-même comme un vaste exorganisme. Un territoire est toujours une sorte d’exorganisme anthropisé – l’homme refaçonne le paysage, il jalonne, il met des marques à son territoire ; un territoire habité c’est un territoire travaillé tout simplement, reconfiguré et réticulé par une anthropisation qu’il faut entendre de mille façons où le territoire urbain et en particulier le territoire industriel est un exorganisme où l’intégration fonctionnelle devient toujours plus puissante et plus contraignante et c’est particulièrement vrai lorsque se développe la réticulation digitale avec le Gestell sur lequel elle repose ; tout ce dont je vous parle suppose des couches de satellites, certains très proches de nous, d’autres qui sont beaucoup plus loin et tout ça constitue une vaste système à travers lequel tout le système industriel est rapporté.
Réfléchissons un peu à ce que veulent dire les mots intégration et désintégration puisque je vous parle d’intégration fonctionnelle, de désintégration de l’individuation etc. L’intégration c’est ce qui suppose une mise en ordre au sens mathématique quasiment du mot ; il faut toujours remettre en ordre les choses (« faire la poussière » au sens propre) et il faut sans cesse restaurer l’intégration (comme pour l’organisme, il faut restaurer sa capacité d’intégration biologique, sa capacité néguentropique Schrödinger), restaurer l’espace microcosmique sinon le monde disparaît, la consistance du monde se défait ; or ce que produit la prolétarisation c’est une désintégration et s’il y a aujourd’hui des réactions nationalistes dans le monde entier, absolument partout, en France bien entendu et on va le voir bientôt, dans toute l’Europe, y compris en Allemagne, au Japon, en Chine, peut-être pas en Amérique latine – en Amérique du nord c’est plus que jamais vrai – c’est parce que, lorsque la désintégration va très loin, il y a des remises ordre sauvages qui se produisent, on pourrait même dire des remises en ordre barbares ; il y a une barbarie de l’ordre évidemment et il va y avoir des pratiques de réaffirmation de l’ordre en pratiquant l’ordre comme une exclusivité c’est-à-dire l’ordre comme ce qui serait là pour éliminer le désordre, c’est-à-dire le synchronique pour éliminer le diachronique, c’est-à-dire pour imposer des modèles, pour totaliser pourrait-on dire, pour ne pas parler d’un ordre totalitaire.
Ces questions sont très complexes et pour pouvoir les aborder sur des bases qui constituent celles d’une nouvelle critique de l’économie politique, de la raison, il nous faut lire Lotka et pas simplement Loka mais il nous faut réinterpréter les questions d’ordre de désordre, d’entropie, de néguentropie et de biologie ; pourquoi partir de Lotka ? pour cette raison que vous connaissez bien maintenant, c’est Lotka qui introduit ces questions à partir de la question de l’exosomatisation ; et évidemment Lotka nourrit la réflexion de Georgescu-Rögen sur ce qu’il appelle une bioéconomie et nous, nous appuyons sur une critique de Georgescu-Rögen pour essayer de penser une économie de la néguentropie c’est-à-dire de la contribution. Je dis bien une critique de Georgescu-Rögen parce qu’il ne va pas assez loin et en particulier son concept d’entropie basse, de low entropy, n’est pas du tout satisfaisant parce qu’il ne prend pas en compte la question absolument nouvelle que pose Lotka avec le concept d’exosomatisation à savoir qu’il faut repenser la néguentropie, en fait Georgescu-Rögen n’utilise pas le concept de néguentropie.
Revenons à la question du désapprentissage, à la désintégration fonctionnelle, à la constitution de réseaux de fourmis numériques que nous sommes ou que nous tendons à devenir, aux milieux associés technogéographiques où les populations deviennent des fourmilières et non plus des territoires ; pour penser tout ça il faut penser le désapprentissage et cela suppose de nous tourner vers, non pas seulement l’ordre du discours comme disait Michel Foucault, mais l’ordre des choses et j’emploie le mot chose ici au sens où Freud dit das Ding, Lacan dit das Ding, Heidegger dit das Ding et Yuk Hui dit das Ding, Yuk Hui étant un fidèle chercheur de pharakon.fr. Il y a un ordre des choses avant l’ordre du discours et ce que j’affirme c’est que cet ordre des choses se manifeste microcosmologiquement comme par exemple à travers l’objet transitionnel qui est le doudou; cet objet transitionnel est la condition de constitution de la relation du milieu associé, c’est ce que montre Donald Winnicott et en fait ça n’est pas le fétiche mais il est en relation fonctionnelle avec le fétiche qui lui, est l’objet que Freud introduit dans un texte qui s’appelle Pour introduire le narcissisme et on n’a jamais vraiment sérieusement réfléchi sur le fait que le fétiche c’est vraiment un objet transitionnel ; c’est pas un doudou bien sûr parce que le fétiche n’est pas du tout un objet pour enfants, mais c’est un objet transitionnel au sens où pour Winnicott les objets transitionnels ne sont pas seulement les doudous, il y a des objets transitionnels pour adultes, y compris les smartphones. Et évidemment le smartphone précisément qui a été conçu comme un objet transitionnel pour adultes parce que le design de Apple est allé extrêmement loin dans la réflexion sur ces sujets là, tout ça constitue à chaque fois, entre le doudou, le fétiche ou ce genre d’objet, des contextes microcosmiques et macrocosmiques tout à fait singuliers à travers des époques historiques bien sûr mais aussi à travers des âges du développement mental et psychique de l’individu puisque c’est un des acquis fondamentaux de Le moi et le ça. Freud montre qu’il y a des âges de ce qu’il appelle la formation de l’appareil psychique qui doit en passer par, selon Winnicott, le doudou pour pouvoir ensuite passer à autre chose qui va devenir le fétiche, le fétiche au sens des Trois essais sur la théorie de la sexualité, puis aux objets de type smartphone par exemple dont ni Freud ni Winnicott ne parlent bien entendu.
S’il s’agit de réintégrer un processus de désintégration pour faire d’un milieu associé prolétarisant c’est-à-dire un milieu de dissociation industrielle qui transforme les êtres humains en fonctions annexes d’une plateforme et pour redévelopper un milieu véritablement associé c’est-à-dire produisant vraiment l’individuation psychique et collective, il faut produire de la réintégration c’est-à-dire qu’il faut faire du réapprentissage, il faut réapprendre des choses et ce que je soutiens là dans ce séminaire c’est que ce réapprentissage est aussi une relocalisation ; évidemment il ne m’a pas échappé qu’un tel discours peut dangereusement fleurter avec un discours qu’on appellerait dans le langage des médias d’aujourd’hui du replis sur soi, du nationalisme etc. et c’est une évidence, il y a une dangerosité d’un tel discours mais je pense que l’avenir appartient à ceux qui sauront penser la relocalisation en dehors – à distance, en la surmontant - de cette dangerosité.
Les choses, il faut les ranger, disais-je ; il faut par exemple ranger sa chambre, mettre les trucs dans le lave-vaisselle etc. évidemment décider de manger dans la barquette en plastique directement et mettre tout ça à la poubelle – c’est un petit peu ce qui se passe, de plus en plus - mais ça pose quelques problèmes, ça s’appelle les problèmes de l’anthropocène ; donc il faut mettre en rang (ranger veut dire mettre en rang) au sens où l’on va ranker, ranking c’est la base du moteur de recherche Google et ranker veut dire aussi ordonner, hiérarchiser, mettre à une certaine place selon un certain ordre ; évidemment cet ordre des choses pouvant être transcendant aux choses, il peut être le business model de Google. Si je vous dit cela, c’est parce que j’essaye de de vous montrer qu’il y a du rangement, de la mise en ordre dans toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient, et qu’il y a une histoire de cette mise en ordre et de ce processus de rangement et que cette histoire, pour l’investiguer correctement, il faudrait se pencher sur les travaux de Jack Goody, comme lorsqu’il étudie la manière dont les Lodagaahttps://www.eth.mpg.de/4046084/Goody_AA_obituary_March2016.pdf↩︎ - qui sont une ethnie du Ghana, non-alphabétisée - utilisent les cauris, qui sont des coquillages et qui leur servent de monnaie pour compter et qui procèdent de processus de catégorisation qui sont complètement différentes des nôtres. Ce que montre Goody dans ce travail, qui d’ailleurs est une critique de Lévi-Strauss et de Lévi-Brühl, c’est qu’il y a des fonctions noétiques dans ce qu’on appelle depuis Lévi-Strauss « la pensée sauvage » qui sont en fait des processus de mise en ordre, de mise en tableau, qui ne sont pas du tout liés aux concepts de catégorie d’Aristote ou de Kant qui a repris les concepts d’Aristote, et qui sont liés tout simplement à la façon dont le monde est mis en ordre dans toutes les sociétés, à commencer par le tatouage du corps du sorcier. Il est tatoué pour mettre en ordre le monde autour de lui et il sert aussi de machine à calculer puisqu’en général le tatouage, dans certains types de sociétés de chasseurs-cueilleurs, c’est aussi une « machine » qui sert à faire la distribution des biens, à compter etc.
Revenons maintenant à ce que j’avais introduit la semaine dernière en vous disant que tout exorganisme doit être gouverné ; un exorganisme n’est pas un organisme au sens de Lamarck parce qu’un organisme au sens de Lamarck se gouverne tout seul – il a une âme comme disait Aristote, il est « automobile » au sens premier du mot, il a son principe de mobilité en lui-même et cette automobilité, elle, n’appartient pas par exemple au bateau c’est-à-dire qu’il a besoin d’une force motrice qui n’est pas lui, le vent par exemple, les bras des rameurs ou alors un moteur mais qui suppose du charbon et il a besoin de quelqu’un qui le gouverne, qui lui donne son cap, et c’est pour cela qu’il faut un gouvernail. Il faut un gouvernail quand on est dans un exorganisme que l’on appelle un bateau, il faut des instruments de navigation, et si le bateau est une sorte d’allégorie qu’utilise Platon, dans La république]{.texte idsp=“La république”} notamment, mais pas seulement mais surtout dans La République, à laquelle se réfère aussi Norbert Wiener pour penser la cybernétique, si cette allégorie est si fréquente quand on parle de la question du gouvernement, avec tous les problèmes que cela pose – un capitaine a pratiquement tous les droits sur un bateau donc c’est pas une vision très démocratique du gouvernement – c’est parce que le monde change sans cesse comme le temps change sans cesse pour un bateau, la mer est calme aujourd’hui, demain elle peut être complètement déchaînée, et il faut être capable de faire face à toutes les éventualités, à tous les impondérables, toutes les avaries etc. c’est le problème de tout gouvernement. L’homme, ce que l’on appelle l’homme, si l’on suit Georges Canguilhem, c’est l’être qui n’arrête pas de changer son propre milieu de vie, son (ses) milieu(x) associé(s), il n’arrête pas de les transformer, micro- et macrocosmiquement (c’est moi, qui l’ajoute, pas Canguilhem bien entendu) ; c’est ce qui fait que l’homme est dans un milieu qui lui est absolument infidèle par son propre fait ; c’est lui, l’homme, qui crée les conditions de l’infidélité de son propre milieu parce qu’il produit un milieu exosomatique, ce milieu est pharmacologique et donc il engendre des maladies (comme les appelle Georges Canguilhem), des maux qui sont liés au fait que le pharmakon apporte toujours de nouveaux remèdes, comme dit Freud dans Malaise dans la civilisation mais ces remèdes apportent toujours de nouvelles intoxications, de nouvelles toxicités, de nouveaux malheurs ; et donc gouverner c’est faire face à ça, c’est sans cesse être capable de changer de cap, non pas pour pouvoir s’adapter à un monde qui change sans cesse, mais adopter un monde qui change sans cesse et l’adopter ça veut dire le transformer ; ça ne veut pas dire subir ou s’y soumettre, ça veut dire être capable soi-même de le transformer et en devenir la quasi cause. C’est ce qui est vrai de l’homme depuis l’origine de l’hominisation ou de l’exosomatisation mais c’est une question qui va apparaitre véritablement dans l’histoire de la philosophie que très tardivement, en l’occurrence à peu près avec Hegel, qui est souvent détesté de la philosophie contemporaine, bien à tort parce que c’est quand même l’un des philosophes les plus éblouissant que l’on puisse imaginer et qui est le premier à véritablement interroger l’histoire en philosophie et à instancier l’histoire dans la philosophie, et non seulement ça, mais à faire une philosophie de l’histoire c’est-à-dire que la philosophie ne devient plus qu’une philosophie de l’histoire. Je vous avais dit l’autre fois qu’il y a la quatrième critique de Kant qu’on appelle parfois la critique de l’histoire à travers les fameux Opuscules sur l’histoire de Kant, Hegel, en fait, reprend tout ça sur une base tout à fait nouvelle et qui n'est pas à proprement parler kantienne évidemment. C’est l’apparition de la question de l’histoire en philosophie à travers Hegel qui va être reprise par Feuerbach, Marx et beaucoup d’autres, et ensuite par Nietzsche ; la tare du philosophe c’est l’absence de sens historique, dira Nietzche, son « péché originel ». Cette question, qui est introduite par les philosophes, mais aussi par des historiens bien tendu, Michelet den France et bien d’autres en Allemagne , elle devient en histoire au XXème siècle une histoire des techniques c’est-à-dire que l’histoire commence à poser le rôle des techniques dans ce devenir historique du milieu qui change sans cesse et qu’il faut intégrer sans cesse – vous vous souvenez de cette réforme dont je parlais l’autre jour dans le gouvernement : il faut sans cesse gouverner parce qu’il faut sans cesse réformer les systèmes sociaux pour pouvoir les ajuster au système techniqueHistoire des techniques sous la dir. de Bertrand Gille Encyclopédie de la Pléiade↩︎ et faire en sorte qu’ils se l’approprient. Le système technique, vous le savez maintenant, c’est ce qui résulte d’une transformation de l’organogénèse végétale – qui se produit dans le cours de développement de la plante qui fait ses racines, sa tige, ses feuilles, ses fleurs, ses fruits etc. et puis qui disparaît - et animale – l’endosomatisation animale se produit dans le fœtus, dans le ventre maternel ou dans l’œuf - mais chez l’être humain elle se produit artificiellement, en dehors, c’est le processus d’exosomatisation.
Gouverner au XXIème siècle, c’est gouverner dans le contexte d’une incommensurable accélération du processus évolutif caractéristique des sociétés humaines c’est-à-dire de l’exosomatisation ; et c’est ça la question que pose Georgescu-Rögen que nous avions commencé à examiner l’année dernière sachant que l’exosomatisation c’est ce dont Lotka montre qu’elle est une accélération incommensurable de l’organogenèse si on la compare à ce que l’on appelle la dérive génétique. L’accélération contemporaine est elle-même incommensurable aux formes précédentes de l’exosomatisation – ce que je veux dire par là c’est que la vitesse à laquelle aujourd’hui l’exosomatisation se produit dans la disruption, à la fin de l’anthropocène, est totalement incomparable à la vitesse qu’analyse encore par exemple Bertrand Gille dans ses Prolégomènes à l’Histoire des techniques où il vous dit qu’on a atteint des temps de transfert prodigieux où l’arrivée, par exemple, en 15 ans du principe du radar au radar effectif - mais ça c’est ultra-long par rapport à notre époque, ce n’est plus du tout comme ça ; aujourd’hui ce sont des temps de transfert qui sont de l’ordre de l’année, du mois voire de la journée dans certains domaines, en informatique par exemple c’est de la journée, en biotechnologie c’est du l’ordre du mois. On a donc on a une accélération absolument foudroyante mais quand on compare ce que décrit Bertrand Gille au XXème siècle à ce qui se passait au XIXème siècle, c’est une accélération absolument foudroyante et si on compare le XIXème siècle au XVIIIème siècle, c’est absolument foudroyant etc. donc à chaque fois vous avez des accélérations absolument incommensurables, vous avez des passages à l’échelle de l’exosomatisation, vous avez des changements de cadres macrocosmiques et microcosmiques qui se produisent à travers ces accélérations ; c’est ce qu’il faut que nous arrivions à penser, c’est aussi ça l’enjeu de ce qu’on appelle la scalabilité en informatique et en télécommunications.
Nous vivons, nous, un tournant dans l’exosomatisation ; ça a commencé il y a 250 ans en Europe, ça a migré en Amérique qui tout à coup vous donne le vertige parce que au regard de ce qui se passe en Europe pendant les 50 premières années précédant la construction de Manhattan, l’Amérique est encore un pays très arriéré, il y a encore des cow-boys puis d’un seul coup se produit ce qui va engendrer Taylor et le vertige dont je vous parle ; la période la plus récente de l’anthropocène commencée en 1993 va conduire finalement à ce qu’on appelle la disruption qui donne aux populations l’impression d’être emportées sur un vaisseau sans gouvernail. Dans ce contexte d’accélération foudroyante exponentielle, vous avez certainement entendu dire que ce qui s’est passé depuis l’hominisation c’est 1 seconde de l’histoire de l’univers – nous vivions une nanoseconde de la microseconde etc… - et dans cette nanoseconde, par exemple, en 1995 Sony a déposé 5000 brevets et évidemment tous les grands groupes font des dépôts de ce type-là - évidemment un tas de brevets sont déposés pour empêcher leur exploitation mais il faut bien comprendre qu’un brevet c’est le point départ, à l’époque industrielle, d’un processus d’exosomatisation. Dans ce contexte-là, la cybernétique est conçue comme une science du gouvernement automatisé ; c’est comme cela que les modèles de la cybernétique vont s’imposer dans l’esprit des cybernéticiens qui vont faire du calcul opérationnel c’est-à-dire du management moderne mais il faut bien avoir en tête que ce n’est pas le point de vue de Wiener ; il faut lire Norbert Wiener qui est beaucoup plus nuancé que ces gens-là et qui est extrêmement critique sur l’idée d’un gouvernement automatisé, il se réfère aux fourmis et rejette d’idée de la fourmilière numérique ; il dit (1949) 20 ans après Freud (1929) : l’homme n’est pas un termite et il se pose des questions sur l’avenir du travail https://www.01net.com/actualites/tous-remplaces-par-des-robots-amazon-prepare-un-monde-sans-employes.html↩︎; que devient le travail dans le contexte de l’automatisation, voilà les questions que se pose Wiener ; nous ici nous affirmons à Plaine Commune que les puissances publiques et les puissances privées qui entendent maintenir le cap de la rationalité, puisqu’on parle de cap et de gouvernail et de gouvernement, quel est le cap ? la vraie question n’est pas de savoir comment fonctionne le gouvernail c’est vers quoi on va ; Platon prétend que seul le philosophe peut le savoir parce que seul le philosophe est rationnel ; je ne partage pas ce point de vue parce que je pense que la rationalité est distribuée et donc qu’elle appartient à l’individu collectif et pas à l’individu psychique ; donc ça ne peut pas être le philosophe, c’est la cité qui est rationnelle et qui est évidemment aussi irrationnelle, comme vous et moi sommes aussi rationnels et irrationnels et à partir de là, ce que nous disons c’est qu’il faut avec les puissances publiques (c’est Plaine Commune, c’est l’Etat qui doit nous y autoriser) et avec les puissances privées (c’est les associations, c’est les entreprises, c’est le monde économique, les individus qui sont des espaces privés, les familles par exemple) nous devons, à l’échelle territoriale, composer des rapports fondamentaux en vue de quoi ? du néguanthropocène, c’est-à-dire ce qui reconstitue des polarités en l’occurrence entre le micro et le macro ; cela suppose de repenser les échelles micro et macrocosmiques elles-mêmes bien entendu et les relations d’échelle afférentes ; cela suppose de faire des descriptions de relations d’échelle très précisément et dans des cas chaque fois singuliers ; par exemple ces enfants qui n’ont plus accès au langage via le smartphone : comment reconstruit-on des relations d’échelle là-dedans ? c’est complètement singulier ; vous ne pouvez pas avoir une procédure ou un automate cybernétique qui va vous apporter des réponses à ça, c’est absolument impossible ; c’est la singularité maternelle, la singularité infantile, la singularité thérapeutique qui peuvent apporter ces processus-là ; et donc la grand question de la capacitation c’est comment cultiver les singularités ; c’est donc un problème culturel – pas au sens du Ministère de la culture – c’est un problème de culture au sens où il faut cultiver des cultes, vouer des cultes non pas aujourd’hui à des esprits de la forêt ou à je ne sais quel dieu unique mais vouer des cultes à des soins, à des objets de soin et les objets de soin ce sont les objets du travail ; le travail voue un culte ; par exemple le tennisman qui travaille son revers, il voue un culte au tennis bien entendu et en produisant ce culte qu’il voue au tennis, il produit de la néguentropie dans le tennis, il invente de nouveaux revers ; s’il ne le faisait pas il ne serait pas « qualifié » ; quand on est qualifié dans tel ou tel sport ou la qualification dans le tennis ou dans tel ou tel système de certification d’ailleurs, pas forcément dans le sport, c’est parce qu’on est qualifié par rapport à des capacités de bifurcation qu’on a tout simplement. C’est sur cette base que peut être élaboré une économie de la néguanthropie avec un a et un h. Dans l’exosomatisation, et sinon depuis toujours, du moins, depuis que l’être noétique a commencé à perturber fondamentalement la biosphère, et ça commence très tôt, c’est ce que décrit ici Georges Canguilhem, qui en gros dit dans Le normal et le pathologique: « il faut sortir du point de vue darwinien pour penser ce que c’est que l’être humain ». Pourquoi est-ce qu’il a perturbé fondamentalement la biosphère ? c’est parce qu’il a introduit le processus d’individuation technique c’est-à-dire l’exosomatisation telle que d’ailleurs ce processus d’exosomatisation, aujourd’hui, se concrétise désormais hors de la biosphère, dans une exosomatisation extraterrestre, parfois très loin dans le cosmos. Là c’est sur Mars. Mais il y a encore bien plus loin. Philae, que je vous montrais l’autre jour, c’est encore bien plus loin que ça.
A présent il nous faut gouverner avec les robots et l’intelligence artificielle. Quelle politique de l’automatisation et de la délégation des fonctions cognitives dans les machines faut-il en ce cas adopter premièrement ? quel cap faut-il se donner ? Quelles limites faut-il donner à cette nouvelle raison (une raison est toujours limitée, c’est ce que Kant nous a appris) et comment le faire quand on ne peut plus être dans un contexte newtonien (comme c’était le cas de Kant) mais dans un contexte que j’appellerais post-néguanthropique - c’est ça le sujet du séminaire – mais du point de vue simplement de la nécessité de réintroduire la cosmologie. Appelons ça la raison des automatismes qui est la capacité de désautomatiser les automates grâce aux automates, avec les automates, et ça c’est ce que j’ai appelé autrefois - il y a 10 ans – une nouvelle critique de l’économie politique et ce que j’essaye de montrer maintenant depuis 2-3 ans, c’est que ça requiert une cosmologie rationnelle et spéculative, c’est pour ça que je me réfère à Whitehead et c’est pour ça que je tente de répondre avec vous à ces questions en passant par Whitehead mais aussi Lotka, Georgescu-Rögen, Amartya Sen, Marx et en particulier l’Idéologie allemande et les Grundrisse qu’il faut intégralement réinterpréter à partir de ces points de vue selon moi. Il faut relire tous ces textes d’une part pour comprendre pourquoi et comment le capitalisme qui domine de nos jours la planète est une épistémè et ça c’est fondamental ; si nous ne comprenons pas que le capitalisme est d’abord une épistémè au sens de Michel Foucault c’est-à-dire que c’est lui qui constitue le savoir contemporain – c’est absolument pas l’université qui est devenue le larbin (n’oublions pas que le larbin c’est aussi le serviteur – Knecht – et qu’il y a une dialectique du maître et du serviteur et donc de la maitrise et de la servitude, donc rien n’est perdu) de cet épistémè, que cela nous plaise ou ne nous plaise pas. Mais si nous n’avons pas conscience que l’épistémè dans laquelle nous sommes aujourd’hui est une épistémè du capital c’est-à-dire du calcul, une épistémè algorithmique dans la mesure où elle privilégie exclusivement le calcul et contre l’incalculable, c’est-à-dire contre la raison puisque mon interprétation – et là je crois que je suis fidèle à Whitehead ici - c’est que la raison, c’est toujours la raison de l’incalculable, de la bifurcation et non pas du calcul, eh bien l’avenir est devant nous. Il faut donc relire ces textes, d’abord pour les réinterpréter dans ce sens-là – ce n’est pas ainsi qu’ils les interprétaient, même Marx ne les interprétait pas comme ça exactement, même si c’est Marx qui est allé le plus loin dans cette interprétation - et deuxièmement, il faut les relire pour critiquer cette épistémè, pour montrer qu’elle atteint ses limites et que ces limites ne sont pas simplement les limites du capitalisme comme la baisse tendancielle du taux de profit, mais que ce sont des limites intrinsèques à la raison et c’est autrement dit une irrationalité du capital qu’il faut mettre en évidence, avec nos partenaires privés, capitalistes, ici sur le territoire, y compris pour les aider à maintenir en vie le capital. Nous disons à Ars Industrialis, depuis le début, que si le capital s’effondre c’est la révolution fasciste ou postfasciste qui se réalisera parce qu’il n’y a pas aujourd’hui de substitut connu au capital donc ce ne sera qu’un capitalisme ultra-autoritaire et totalitaire. A partir de là il est essentiel de permettre à un capitalisme qui n’est pas d’origine totalitaire et il y a des modèles capitalistes qui ne sont pas d’origine totalitaire, de survivre pour inventer quelque chose d’autre qui peut-être conduira à dépassement du capitalisme, mais ça on verra.
En tout cas, la question ici est posée des rapports entre Anthropocène et capitalocène. Je dis ça parce que l’année dernière, Paolo avait tiqué sur la référence à un texte de Jason Moore – ce n’était pas un texte de lui mais d’un colloque organisé par lui - qui disait que l’Anthropocène n’est en fait rien d’autre que le capitalocène. Et je crois que Paolo avait raison de résister à cette affirmation parce que ce serait diluer complètement la question de l’Anthropocène dans une pure question de critique de l’économie politique. Mais en même temps, il faut quand même prendre au sérieux la thèse et l’examiner de près. C’est une explication que nous devrons avoir inévitablement à Plaine Commune avec nos partenaires représentants du capitalisme industriel. C’est impossible de ne pas avoir cette discussion avec eux ; si nous voulons les encourager, les engager à prendre des risques avec nous vers le néguanthropocène nous devons avoir une explication sur le rapport entre Anthropocène et Capitalocène ou capitalisme ; ça ne peut pas ne pas être sinon ce serait malhonnête et les affaires malhonnêtes finissent toujours mal.
Tout cela devrait nous amener à des hypothèses de réélaboration de nouvelles politiques territoriales mais aussi macroéconomiques donc nationales, voire continentales, sur de nouvelles bases constitutionnelles et qu’il s’agit de considérer elles-mêmes à partir d’une réévaluation néguentropique de l’histoire de l’humanité et de son avenir ; c’est l’enjeu du film Nous avons modelé notre passé, nous modelons notre présent, nous pouvons modeler notre futur mais si on ne l’affirme pas au niveau de la constitution, et je prends ce mot à la fois au sens qu’il a chez les constitutionnalistes, chez les juristes ou chez les gens qui proposent une VIème République mais aussi au sens qu’il a en phénoménologie c’est-à-dire la constitution c’est la constitution de la possibilité noétique elle-même. Si nous ne pouvons pas faire cela, nous ne pourrons pas faire face à une nouvelle époque – ou plutôt à ce que j’ai appelé une absence d’époque – un nouveau contexte qui est celui de ce que j’ai appelé les exorganismes planétaires. La différence fondamentale qu’il y a entre l’époque dans laquelle nous vivons, aujourd’hui, au XXIème siècle, et l’époque dans laquelle vivait encore, par exemple ma génération quand j’étais jeune, dans les années 50-60 ; il existait alors des entreprises transnationales dont le modèle était IBM qui expliquait qu’elle était implantée partout dans le monde et avait une culture d’entreprise qui se territorialisait – il y a avait une façon européenne d’être IIBM etc. – c’était comme un empire avec ses colonies et c’était eux qui avaient développé le concept de « culture d’entreprise ». Aujourd’hui, nous n’avons pas affaire à des sociétés transnationales mais à des exorganismes planétaires qui s’appellent Facebook, Google et beaucoup d’autres encore qu’on ne voit pas, très discrètes, mais qui s’installent à l’échelle planétaire (par exemple la percée de Netflix) ; c’est l’époque du capitalisme planétaire qui a un rapport au territoire tout à fait différent des transnationales par exemple. Et là la question n’est pas tellement de parler de caractère entrepreneurial, managérial, lutte des classes etc. mais de concevoir ce que c’est qu’un exorganisme d’échelle planétaire ; qu’est-ce que ça veut dire chez Google d’être à l’échelle planétaire, comment on contrôle l’ensemble exorganique de la planète ; c’est à cette échelle que pensent aujourd’hui Google, Elon Musk, Peter Thiel et tous ces gens-là ; et si on ne le comprend pas on se ramasse à tous les coups. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille faire la même chose ; parce que je pense que ce sont, comme on dit, des géants aux pieds d’argile ; ils sont d’une extrême fragilité à partir du moment où l’on a vu où est leur fragilité ; mais pour le moment on ne la voit pas parce que pour pouvoir voir leur fragilité il faut voir leur immensité et aujourd’hui très peu de gens ont pris conscience de cette immensité.
Pour en prendre conscience, il faut revenir sur l’histoire ; c’est pour ça que je vous présente quelqu’un qu’il faut lire et qui s’appelle Machiavel Le prince ; pourquoi est-ce que je parle de Machiavel ici ? c’est parce que Machiavel c’est quelqu’un qui repense le gouvernement, bien loin de Platon, dans une tout autre perspective, et dans un contexte qui s’appelle La Renaissance ; Machiavel c’est celui qui va penser la prise de décision, les fonctions délibératives à partir de la figure du Prince issu des principautés ou les Républiques de la Renaissance ce qui va conduire à Hobbes, qui va penser le Léviathan qui lui, au XVIIème siècle – là on rentre dans l’âge classique – va commencer à penser le corps exorganique, mais sans en voir le caractère exorganique, à travers ce fameux texte sur le gouvernement – dont j’ai proposé un commentaire dans La société automatique où justement Hobbes parle des abeilles et des fourmis – et puis évidemment ça nous conduit à Spinoza qui pose la question du pouvoir faire corps non plus simplement au sens de Hobbes qui lui décrit un espèce de Léviathan avec ses fonctions organique dont le gouvernement garantit la cohérence mais Spinoza décrit des dynamiques, dynamiques de l’Impetus, c’est-à-dire du désir, et qui sont des dynamiques de convergence et de divergence comme Lordon le commente très bien dans son dernier bouquin.
Alors nous les urbains du XXIème siècle, nous ne sommes plus à l’époque de Machiavel, de Hobbes, de Spinoza, nous sommes à l’époque des smart cities et donc nous avons à faire face à une nouvelle question du faire corps ou du défaire corps – parce qu’il y a des gens qui veulent purement et simplement défaire le corps en remplaçant les tissus organiques par des tissus artificiels etc. en défaisant la mortalité même - tout cela étant absolument et directement lié à l’économie automatique qu’est l’économie des Big datas etc. Qu’est-ce que la smart city ? c’est une plateforme d’un type particulier ; c’est un système intégré souvent représenté par ce qu’il y a en-dessous, tous les systèmes de gestion algorithmique, les servomécanismes etc. et comment tout ça peut-être télécommandé par Singapour – je dis Singapour parce que les gens de Singapour sont les premiers à l’avoir développé; ça fait déjà 20 ans qu’ils gèrent des villes à distance en Chine parce qui la Chine leur avait confié des marchés de gestion urbaine dans ce qui était les ancêtres des smart cities - ça c’est un contexte absolument différent du contexte de Spinoza, de Marx lui-même même s’il le sent venir, ça c’est tout à fait clair ; dans les Grundrisse, c’est ça la question et on ne peut pas séparer la question des automatisme, l’économie de la néguentropie et la smart city parce que ce qui nous intéresse maintenant c’est la cité ; c’est un exorganisme ; Platon dit dans la République, la cité, la polis, c’est un bateau ; ce bateau, il faut qu’il y ait des gens qui rament, qui gardent les voiles, d’autres qui gouvernent etc. chacun son travail, la division du travail, il écrit des choses comme ça ; donc nous allons maintenant nous intéresser à la cité mais avant de dire ce que c’est qu’une cité, je voudrais juste donner des éléments de contexte ; la smart city apparaît au moment où, dans le contexte de la Data Economy, au moment où on se pose ce genre de question et cela dans le monde entier: le quotient intellectuel s’écroule-t-il ? On trouve cela aux Etats-Unis (Are we becoming more stupid ? IQ scores are decreasing) mais j’ai trouvé des centaines d’articles dans le Point, le Figaro « Le quotient intellectuel des français s’écroule » ; et pas seulement le QI, mais l’espérance de vie elle-même des français et des petits américains blancs s’écroule aussi (Life expectancy for White americans Declines) ; on voit revenir les trucs d’Amartya Sen qui disait que l’espérance de vie des Bangladais est supérieure à celle des gens de Harlem mais aujourd’hui c’est tous les petits blancs qui sont dans ce contexte ; si j’avais le temps je vous aurais commenté un article de Krugman qui montre que les plus gros consommateurs d’héroïne aujourd’hui aux Etats-Unis ce sont les blancs, ce ne sont pas les latinos ou les noirs.
Tout cela renvoie à ce que j’ai beaucoup commenté dans le passé, cet article important « A stupid-Based Theory of Organizations » qui montre qu’aujourd’hui le management repose sur l’exploitation de la bêtise ; ne faut-il pas repenser les organisations essentiellement comme une organisation de la bêtise, voilà ce que se demandent les auteurs de l’article. Tout cela il faut le considérer à l’âge des exorganismes planétaires et cela arrive au moment où l’on remet en question la mondialisation c’est-à-dire la « conteneurisation » des flux de marchandises par un changement complet des systèmes de transbordement en unités interopérables (conteneurs transportés par bateau, par camion, par train etc.) ; donc ce n’est pas simplement l’interopérabilité de TCP/IP qui rend possible la mondialisation, c’est l’interopérabilité des conteneurs. Cette mondialisation, comme vous le savez, est profondément remise en cause en particulier en France par Arnaud Montebourg (la démondialisation). Nous avons, nous, à nous situer par rapport à ce processus de démondialisation sur un registre tout à fait différent ; la démondialisation c’est une proposition très pauvre ; le néguanthropocène c’est une proposition riche ; la démondialisation c’est comment défaire un truc qui ne marche pas, le néguanthropocène c’est comment faire un truc qui marche ; et c’est pas du tout la même chose.
A partir de là, je voudrais vous inviter à penser la ville parce que nous sommes dans un milieu urbain constitué par ce qu’on appelle des villes (Plaine Commune, 9 communes, 9 villes, qui forment ce qu’on appelle une conurbation). Il faut essayer de comprendre la genèse de ce que c’est la conurbation dans laquelle nous sommes ; elle commence avec l’organogenèse (les outils de pierre taillée datent de bien avant la sédentarisation, c’est le début de l’hominisation et c’est Hans Kapp qui commence à essayer de penser cela dans les années 1880, il est un contemporain de Engels qui se réfère à lui. Mais on ne peut pas s’en tenir à ça pour essayer de penser les villes, il faut penser l’habitation. Si j’avais eu du temps je vous aurais aussi parlé de ces textes où HeideggerEssais et conférences Gallimard coll. Tel p. 174-175 Bâtir habiter penser↩︎ interroge ce que veut dire habiter : « L’habitation comme ménagement préserve le Quadriparti dans ce auprès de quoi vivent les mortels séjournent : dans les choses » ; qu’est-ce que le Quadriparti ? c’est le Gewirt dont je vous parlais l’autre fois – Derrida traduit Gewirt par Quadrant - ; mais en tout cas, Gewirt, Quadriparti, Quadrant ça renvoie à quoi ? à la cosmologie, au cosmos ; et le Quadriparti chez Heidegger, c’est ce qui remet en relation les mortels, les immortels, la Terre etc.« Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui le ciel et la terre, le divins et les mortels. (…) Suivant un vieux mot de notre langue, rassemblement se dit thing » p. 181 et note 3 : « Ce terme germanique comme on le sait a désigné d’abord l’assemblée publique ou judiciaire, puis par extension l’affaire judiciaire, la cause, le contrat, la condition ou la situation réglée par contrat ou par décision de justice et finalement la chose. En allemand, thing est devenu Ding. »↩︎ C’est un point de vue très problématique ; il faudrait évidemment le lire très sérieusement ; je n’ai pas le temps de le faire mais je vous donne quelques indications – notons en passant qu’il y est question de la « chose » dont je vous parlais tout à l’heure ; dans un passage suivant (p. 181) il dit l’habitation c’est là où s’engendrent les habitudesNote 1 p. 181 : l’ « habituel » est ici le « quotidien », le champ d’activité de l’ « on ».↩︎ . Et ça c’est fondamental parce que le marketing c’est une prise de contrôle des habitudes ; il faut donner des habitudes à l’échelle planétaire pour par exemple Steve Jobs avec le smartphone, sans habitation autrement dit ; comment produire des habitudes en dehors d’une habitation ? ou alors, comment habiter dans son smartphone ? vous savez qu’il y a des gens qui habitent dans leur voiture, maintenant il y a des gens qui habitent dans leur smartphone ; vous avez d’ailleurs des gens qui dorment dehors et qui ont, peut-être pas un smartphone, mais un téléphone ; vous savez aussi que dans beaucoup de pays il n’y a pas d’égouts et d’eau courant, en Inde par exemple, mais il y a des smartphones et d’ailleurs la stratégie de Googlehttps://www.usinenouvelle.com/article/loon-le-ballon-internet-de-google-annonce-son-premier-accord-commercial.N721929↩︎ consiste aussi à pénétrer un territoire beaucoup plus efficacement que les puissances publiques en apportant des infrastructures du ciel et en se substituant à toute autorité locale (c’est vers la question de l’autorité locale que je m’achemine).
Heidegger parlait de péra pour montrer que la question de l’habitation c’est la question de la péra, de la limite et où il posait la question du déracinement en un sens qu’évidemment je ne partage pas du tout mais dont je pense que néanmoins il faut analyser en détail son argumentation pour pouvoir dire comment ne pas partager avec lui ce problème du déracinement que j’ai critiqué dans La disruption où j’essaye de montrer que c’est sur cette base là qu’il est réellement et profondément antisémite et pronazi ; c’est très important de regarder de très près pourquoi c’est comme ça parce que s’il peut être antisémite et pronazi c’est sur la base de processus que nous voyons revenir en ce moment même au Etats-Unis – et pas seulement aux Etats-Unis, c’est seulement plus frappant et plus menaçant que partout ailleurs y compris peut-être même que le nazisme à l’époque. En passant je dirais que chez Heidegger, si tout cela est possible c’est parce que lui-même n’a pas réussi à penser l’exosomatisation ; il a pourtant beaucoup tourné autour ; je vous montrerai un texte à la fin de ce séminaire où il est presque dans l’exosomatisation, tout à la fin de sa vie, mais il n’aura jamais franchi le pas.
Qu’est-ce qu’une habitation ? j’avais invité il y a 7 ou 8 ans Jean-Paul Demoule, un archéologue très important en France qui était le président de l’Institut d’archéologie préventive, à venir nous parler des premières formes d’habitation dans les Entretiens du nouveau monde industriel qui était consacré à ce qu’on appelle, non pas les smart cities, mais l’Internet des objets ; en fait, la smart city c’est l’intégration territoriale de l’Internet des objets, tout simplement. Les premières habitations, ce sont les grottes – en tout cas que l’on connaisse – et on voit bien qu’elles sont habitées puisqu’elles sont ornées, mises en ordre ; il y a une mise en ordre qui est faite là par la rétention tertiaire hypomnésique c’est-à-dire par l’extériorisation d’un contenu mental ; c’est l’exosomatisation du mental qui commence avec l’habitation. Ce type d’habitation (11 000 ans) est presque contemporaine (même si cela commence 30 000 ans plus tôt) de la révolution néolithique. Il nous faut regarder de très près les conditions dans lesquelles se produisent les habitations sédentaires ; avant cela les êtres exosomatiques sont des nomades (ils vivent des troupeaux qu’ils suivent et donc ils migrent en permanence tout comme les indiens d’Amérique du nord le sont encore au XIXème siècle) et des chasseurs-cueilleurs ; puis un processus d’urbanisation se produit lié à la sédentarisation qui va conduire 10 000 ans plus tard au réseau enchevêtré des échangeurs autoroutier (une fonction exorganique de circulation – si vous lisez le Le Léviathan, il vous dira que c’est l’équivalent des artères et des veines ; c’est ça que Hobbes appelle Le Léviathan : un corps artificiel, un grand automate que nous habitons et que nous faisons fonctionner sans le savoir ; c’est un milieu associé exorganique dont je parlais tout à l’heure mais Hobbes ne le voit pas lui-même non plus parce qu’il ne pose pas la question de l’exorganisation en tant que telle) qui bordent les grandes agglomérations.
Ces processus évolutifs (dans le temps) de l’exorganogenèse qui sont plus ou moins fonctionnels, ils faut en faire une morphogenèse ; il y a des territoires exorganiques qui ont une évolution morphogénétique, par exemple le quartier des Halles à Paris ; le processus d’exosomatisation urbain n’est pas séparable du processus d’exosomatisation hypomnésique ; la véritable urbanisation, par rapport au processus sédentarisation du néolithique, se constitue autour d’un trésor, une conservation de l’excédent de production ( du riz, du blé etc.), un chef politique, empereur, basileus ou autre, des scribes qui savent compter et donc qui peuvent rendre compte de l’accumulation et des esclaves et tout ça est lié à des formes de cités variables ; on ne peut pas isoler l’évolution des villes de la grammatisation et ce qu’on appelle la smart city c’est tout simplement la convergence entre cette nouvelle forme d’écriture qu’est l’écriture numérique (utilisable par la machine ; suite de 0 et de 1) et cette nouvelle forme d’urbanité – ou d’inurbanité – impensable aujourd’hui sans ces appareils que sont les ordinateurs ; et que remplacent-ils ces appareils et les algorithmes qui sont dessus, les services, les protocoles ? ils remplacent ce qui accompagne les processus d’urbanisation antérieurs à savoir l’armée de fonctionnaires au service de l’empereur en Chine par exemple ; pour régner sur un empire, ce dernier a besoin de déléguer des pouvoir à des gouverneurs de province ; aujourd’hui ces gouverneurs sont remplacés par des organes artificiels, la cybernétique comme gouvernement automatique et que la Silicon a l’ambition d’imposer ; c’est ce qu’a commencé à décrire plus ou moins bien mais de manière très intéressant Evgeny Morozovhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Evgeny_Morozov↩︎ .
Si nous voulons comprendre comment il est possible d’aller au-delà de l’entropie produite par ce dispositif, il faut repenser comment notre histoire est liée à l’écriture de la cité grecque qui va devenir l’écriture de la civitas romaine puis de la chrétienté et comment elle suppose une citoyenneté qui constitue la possibilité d’un vrai milieu associé où l’habitant n’est pas une fonction de l’empire ou un serviteur du fonctionnaire qui fonctionne pour l’empereur, mais un citoyen qui est véritablement associé à un processus d’individuation collective qui s’appelle la polis, une cité. Si nous voulons comprendre cela il faut que nous nous penchions un petit peu sur la Grèce ancienne et en particulier dans son rapport aux alphabets ; c’est la variante ionienne qui a fini par s’imposer (403 av. J.-C.) ; pourquoi est-ce que je dis tout cela ? le problème ce n’est jamais la standardisation ; ce que font les grecs en imposant l’alphabet ionien à la grande Grèce, ils standardisent par là-même une manière d’écrire, ils soumettent à l’Attique, dont ils sont la capitale, le devenir de la Koinè, la langue commune grecque et donc ils imposent leur impérialisme – l’hellénisme - qui va conduire à l’empire d’Alexandre véritablement ; tout cela passe par un rapport à l’écriture qui elle-même permet un certain type de rapport à la langue et, autrement dit, un processus d’individuation psychique et collective d’un type particulier ; le problème n’est pas la standardisation ; le problème est ce que décrit Socrate lorsqu’il dit : on peut s’approprier ce processus standard quand on est un sophiste pour en faire un objet de marchandise et détruire la faculté de penser mais on peut au contraire en faire un pharmakon positif et en comprendre le rôle dans la cité; c’est pas ce que dit Socrate en réalité mais c’est ce vers quoi il faut aller lorsque l’on lit Derrida commentant et critiquant Platon.
J’aurais voulu vous parler plus longuement des fonctions de la cité, en particulier du bouleutérion, assemblée « municipale » d’une cité de Ionie par exemple, de Milet ; c’est là où est né Thalès et qui en fut le législateur ; tout ce qui se décide là déclenche un processus d’exorganisation qui va s’accélérer et qui va conduire par exemple au forum de Rome où l’on voit des strates accumulées d’exorganisations et c’est ce qui constitue un milieu de rétentions tertiaires d’un type très particulier des grandes villes historiques, évolution sporadique qui va s’accélérer et qui va conduire depuis les Halles de Paris aux Halles de Jacques Chirac puis de l’opération Delanoë ; en l’espace d’une génération, trois fois le quartier central de Paris a été réexosomatisé, détruit et recommencé, et cela appartient à ce que l’on appelle la destruction créatrice. Est-ce que du point de vue de l’Anthropocène c’est raisonnable, durable, je n’en suis pas sûr ; si on veut comprendre cela, il faut évidemment comprendre ce qui se passe du côté de la grammatisation, non pas simplement de la parole, mais des gestes, ça c’est l’origine du métier Jaccard, c’est aussi l’origine de l’ordinateur avec le premier concept de « software » qui est derrière ça. Cela va produire une automation qui va donner du travail aux gens, beaucoup de travail ; ça détruit les dentellières et les métiers (puisque les métiers sont remplacés par des « métiers » qui sont des machines, mais ça fait bosser des gens) ; ça va ensuite conduire à une transformation de la perception qui va rendre possible le consumérisme et Hollywood, et puis finalement une délégation des fonctions noétiques de l’entendement dans des machines qui ouvrent l’ère de l’automatisation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Je m’arrête ici.
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