Séance 11
Questions de micro- et macro-cosmologie
Bernard Stiegler,
« Séance 11 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2017 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2017/seance11.html.
version 0, 20/12/2025
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Je rappelle que La volonté de puissance de Nietzche n’est pas un livre de Nietzsche mais un rassemblement de fragments de Nietzsche - c’était un projet qui avait ce titre-là, La volonté de puissance mais en tout cas qui n’a jamais été achevé par Nietzsche mais qui, vous le savez, a été publié par sa sœur qui en a donné une version, dit-on, discutable. Je commence par cette référence parce que je pense que la question qui se pose à nous aujourd’hui c’est à la fois la question de la volonté et la question de la puissance et d’ailleurs une des propositions que nous avons faite hier au conseil d’administration d’Ars Industrialis c’est de créer un bouleutérion ; c’est l’expression de la boulè qui veut dire volonté en grec. La question de la volonté de puissance c’est-à-dire la question de la puissance et aussi de l’impuissance, tout cela à l’époque de la disruption telle qu’elle prend de vitesse toute volonté en désintégrant l’intuition, l’entendement, l’imagination et la raison en tant que celles-ci sont des fonctions exosomatisées des facultés noétiques, la question de la volonté de puissance donc se pose aujourd’hui d’un point de vue exosomatique, microcosmologique, macrocosmologique dans des termes tout à fait nouveaux et c’est à partir de cette nouveauté qu’il faut relire Nietzsche. Ces termes ont été anticipés par Robert Musil en tant que constituant ce que celui-ci a appelé l’âge des moyennes ; la moyenne en général c’est ce que combat Nietzsche précisément au nom de la volonté de puissance. A cet état de fait qui s’est aujourd’hui imposé via l’exosomatisation, selon moi, Peter Thiel répond en convoquant le discours théologique de l’Apocalypse – Peter Thiel qui multiplie en ce moment les interventions, il publie dans presque tous les numéros de Business Insider, il s’exprime en tant que nouveau conseiller du président des Etats-Unis et revendique maintenant sa lecture de l’Apocalypse telle qu’elle passe par l’interprétation de René Girard d’une manière que je ne sais pas juger parce que je ne connais pas suffisamment Girard mais par contre j’ai proposé à un chercheur italien qui a travaillé sur Girard de venir nous en parler cet été.
Je pense qu’à travers cette opération de Peter Thiel pour mobiliser la référence à l’Apocalypse, à René Girard et puis toutes les élaborations qu’il fait en ce moment qu’il multiplie pour justifier les positions qu’il a prises à partir de 2004 en public après le 11 septembre, ça a pour but de légitimer l’efficience ; l’efficience c’est ce que produit l’exosomatisation numérique réticulée, ce qu’on appelle les GAFA, ce que j’appelle les fonctions monopolistiques exosomatisées à l’échelle de la biosphère. Mais l’efficience n’est jamais autosuffisante, aucune communauté humaine ne s’est jamais satisfaite de la seule efficience et ça, Peter Thiel le sait parce qu’il est extrêmement cultivé et intelligent ; c’est un redoutable adversaire. Il cherche à construire un horizon de légitimité qui convoque, dans une période qui est littéralement apocalyptique, car nous sommes dans une période qui est à la fois apocalyptique et eschatologique au sens fort et je pèse mes mots en disant cela. Nous sommes dans une période où, si vous lisez les Epitres de St-Paul sur ces sujets ou autres, on a l’impression qu’il parle de ce qu’on vit et je dis qu’il ne faut pas prendre Donald Trump pour l’Antéchrist même si parfois on pourrait se le dire. Ce serait une grave erreur parce que je ne pense pas du tout que l’on doive faire face à ces questions en se référant à la Bible ; la mobilisation des références bibliques par Peter Thiel et beaucoup d’autres d’ailleurs, y compris par les djihadistes, parce qu’au fond finalement le djihadisme c’est aussi une façon de mobiliser la bible et l’Apocalypse, pour justifier leur efficience et les transformations qu’ils imposent à travers cette efficience c’est-à-dire détruire l’Etat etc. c’est extrêmement efficient par soi-même et ça produit une illusion de légitimité. Qu’est-ce qu’il s’agit de légitimer ? c’est le capitalisme purement et simplement computationnel dont Max Weber, dès 1905, parlait déjà dans L’esprit du capitalisme lorsqu’il expliquait que la rationalisation du capitalisme par le calcul allait éliminer l’horizon de légitimité qui venait de la vie de Jésus en tout cas dans le capitalisme du nord de l’Europe et des Etats-Unis surtout. Là nous y sommes, c’est ce que j’avais essayé d’expliquer il y a pas mal d’années dans Mécréance et discrédit mais la question maintenant c’est la légitimation.
Qu’est-ce que la légitimité qu’essaye d’instaurer, d’imposer selon moi, Peter Thiel en manipulant une marionnette qui s’appelle Donald Trump ? c’est une légitimité qui repose sur le court-circuit de la volonté qui consiste à dire, par exemple chez les djihadistes, il n’y a pas de volonté, il y a l’écoute d’un appel prophétique et la réponse à une certaine interprétation de cet appel, de la même manière dans la convocation apocalyptique religieuse, on neutralise la volonté ; ce n’est pas ma volonté que j’exerce, c’est la volonté du Christ, qui lui-même effectue la volonté de son Père. Qu’est-ce qu’il s’agit de neutraliser en court-circuitant la volonté ? il s’agit de court-circuiter la capacité de bifurquer et ce que nous essayons de faire à Plaine Commune, c’est de reconstituer une capacité du bifurquer contre toute neutralisation de la volonté.
Il y a un enjeu absolument fondamental aujourd’hui qui est la question de la volonté ; s’il n’est pas du tout exclu encore que Mme Le Pen soit notre présidente dans quelques jours, c’est précisément parce que nous n’avons pas traité cette question-là et que nous nous satisfaisons, où que l’on soit, en tout cas dans les cercles académiques, en disant que la volonté c’est un problème qui est réglé depuis longtemps par le poststructuralisme ; d’abord le poststructuralisme ça n’existe pas, c’est une invention des Etats-Unis et par ailleurs, Derrida par exemple n’aurait jamais été d’accord avec ça, même s’il prête le flanc à ça, selon moi, sinon ça ne serait jamais advenu.
Qu’est-ce que la volonté ? il faudrait prendre le temps d’y réfléchir. J’avais déjà envisagé dans les deux premiers séminaires d’en parler en profondeur ; je ne le l’avais pas fait ; je ne le fais toujours pas cette année malheureusement mais je vais dire quand même un truc extrêmement simple sur lequel je pense que tout le monde sera plus ou moins d’accord et que l’on pourrait trouver chez Bergson dont je vais vous parler dans un instant, qui est que la volonté c’est ce qui permet d’aller à contre-courant tout simplement et en particulier, à contre-courant de mes propres penchants comme par exemple l’alcoolique qui n’arrive pas à arrêter de boire et que sa femme lui dit : » tu n’as vraiment aucune volonté », elle parle de ce que c’est que la volonté ; et quand un alcoolique décide d’arrêter de boire, ce que je connais bien puisque ça a été mon cas, il prend une décision volontaire et c’est ce qu’analyse Gregory Bateson dans sa première grande analyse qui est à l’origine de sa pensée à savoir les Alcooliques Anonymes. Nous voulons, ici, c’est-à-dire à Plaine Commune, parce que même si nous sommes dans les locaux du Centre Pompidou, pour moi, nous sommes à Plaine Commune, reconsidérer la question de la volonté après le poststructuralisme ou ce qu’on a appelé comme ça, et en lisant Nietzsche avec Lotka car c’est ça que je crois être le fond de la question c’est-à-dire la requalification de ce que c’est que la volonté du point de vue exosomatique, la volonté ne peut absolument plus être l’expression de l’autonomie de la raison; elle est l’expression de l’hétéronomie de la raison mais d’une raison qui est capable de bifurquer dans cette hétéronomie c’est-à-dire que c’est une volonté quasi-causale et d’ailleurs, lorsque Deleuze cite Bousquet disant « je veux être ma blessure », c’est le verbe vouloir l’enjeu de la quasi-causalité ; ce n’est pas du tout la liquidation du sujet ou je ne sais pas quoi ; c’est une reconsidération complète de ce que c’est que la volonté, après Schopenhauer, Nietzsche et Bergson etc. et après Lacan aussi d’ailleurs ; et nous voulons mettre cette conception de la volonté et cette question de la volonté, en passant par Lotka avec Nietzsche, au service d’une conceptualité qui permettrait de former l’économétrie de cette économie de la volonté qu’est l’économie de la déprolétarisation, c’est-à-dire l’économie contributive néguanthropologique ; c’est ça l’économie contributive ; et il faut entendre économie au sens de Georges Bataille et au sens de Freud aussi bien entendu sachant que l’économie libidinale de Freud, c’est intégralement une économie de la volonté. Pour cela, il faut panser cette nég-anthropie autrement dit il faut penser néguanthropologiquement ; ça veut dire penser avec Nietzsche le surhomme en empêchant les transhumanistes de s’en emparer – et le néonazisme qui pourrait resurgir y compris en Allemagne puisqu’il resurgit en ce moment même. Ce que je veux dire c’est qu’il ne faut pas avoir peur d’affronter le concept de surhomme de Nietzsche mais il faut le requalifier ; la question ce n’est pas le surhomme, c’est le néguanthropos ; Humain trop humain c’est le titre du texte dans lequel se trouve le texte que je citais l’autre fois, Le voyageur et son ombre ; c’est ce qui pose que l’histoire de l’homme est terminée – Heidegger dira que c’est l’histoire de l’être qui est terminée – mais en fait ce qui est terminé c’est l’histoire de l’oubli du pharmakon (en tout cas c’est mon interprétation) et du pharmakon en tant qu’il produit à la fois et de l’entropie et de la néguentropie ; c’est le commencement de la pensée de l’exosomatisation.
On va s’attarder un petit peu sur Nietzsche aujourd’hui ; Nietzsche ne pense pas l’incorporation – il essaie de penser l’incorporation, c’est ce que Barbara, ma fille, a essayé de montrer en particulier dans sa thèse - comme localisation exorganique c’est-à-dire comme « faire corps social » ; Nietzsche par exemple se demande pourquoi une ville allemande n’a absolument rien de ce que veut dire une ville, une cita, en Italie et c’est très étonnant parce qu’en même temps il ne voit pas le caractère exorganique de tout ça. Beaucoup de gens comme Lordon qu’on va inviter bientôt essayent d’articuler Spinoza à la contemporanéité et il faudrait passer par Nietzche – beaucoup de gens rapprochent Nietzsche de Spinoza bien entendu à commencer par Nietzsche lui-même qui se réclame de Spinoza en disant « c’est la vie qui est importante et pas la mort « - mais cette question du faire corps social, que nous appelons nous l’urbanité numérique aujourd’hui au XXIème siècle à Plaine Commune, elle suppose de revenir sur toutes ces questions qui nous renvoient plus généralement à la question du droit telle que l’a posée pour la première fois Hobbes – le frontispice représente le Léviathan : c’est un homme-Etat ; il y a des moments où Hobbes compare les fourmilières, les ruches et les êtres humains, les sociétés humaines, et il pose la question du droit comme étant la question du faire corps – c’est aussi le problème de Spinoza et c’est pour ça que Lordon le cite tout le temps et s’appuie sur lui – mais c’est aussi la question de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion que je vous recommande de lire si vous voulez bien comprendre ce qu’il y a en arrière-plan de ce dont je parle ici. Là aussi Bergson, comme Hobbes, et pour penser ce que lui il appelle l’ob-ligation, le droit comme ob-ligation, fait une comparaison entre ce qu’on appelle les sociétés d’insectes et les sociétés humaines. Si aujourd’hui Bergson revenait, un siècle plus tard, il prendrait en compte toutes sortes de nouvelles données de l’éthologie avec passion, lesquelles ne lui feraient pas peur du tout parce qu’il a préparé tout ça ; il a posé qu’on ne pouvait pas opposer l’humain et l’animal etc. il n’est pas dans l’anthropocentrisme que critique Derrida.
Nietzsche n’interroge pas la dimensions exosomatique comme telle, pas plus que Hobbes ou que Spinoza (Bergson si, un petit peu), mais en revanche, à la différence de Hobbes et de Spinoza, et avant Bergson - et préparant Bergson ; il y a 20 ans d’écart en Nietzsche et Bergson – il pose, comme on l’a vu avec Barbara, l’épreuve de l’accélération industrielle des flux et donc il pose le problème d’un faire-corps exosomatique sans le qualifier comme exosomatique ; il se dit : mais quand il y a tant d’interférences, d’interventions, d’accélérations produites par la technique, comme le corps social peut encore faire corps – et là il parle bien du corps social, ce qu’il appelle la proximité, et pas simplement du corps physiologique ; et ce qui m’importe là maintenant, c’est que, à ce moment-là, Nietzsche, dans les Fragments que Barbara a longuement commentés, pose qu’il faut inventer de nouveaux organes. Barbara dit ceci : « à l’illusion d’une plongée sans conditions dans le flux du devenir, Nietzsche a opposé, contre tout l’art romantique de son siècle (et aussi contre Wagner comme héritier du romantisme) la nécessité d’inventer de nouveaux organes d’incorporation capables de filtrer le flux absolu en lui imposant de nouvelles formes et de nouveaux rythmes » ; qu’est ce que cela veut dire ? cela veut dire que lorsque Nietzsche parle du philosophe-artiste, c’est un philosophe inventeur et pas simplement créateur et qu’il invente des organes tout à fait comme par exemple Jean Renoir a inventé le travelling, comme Godard a inventé la 35 mm que l’on appelle La Paluche etc. et en fait comme tous les grands créateurs sont toujours des inventeurs ; on oublie toujours le côté inventif mais regardez, tous les grands peintres sont toujours aussi de grands inventeurs, ce sont des bricoleurs, des inventeurs-bricoleurs, et qui subliment leurs bricolages dans des œuvres qui ont tendance à s’éterniser. Que veut dire « filtrer le flux absolu » ? ça veut dire évidemment le localiser d’une part et bien entendu le localiser en adoptant des critères de filtrage c’est-à-dire, pour être plus précis, des critères de sélection ; on retrouve donc bien ici la question de la sélection.
Pas ici mais peut-être dans une autre séance, je commenterai Benjamin Bratton ; je vous ai envoyé une référence que l’on trouve sur e-flux d’un article qui a pour titre The black Stackhttps://www.e-flux.com/journal/53/59883/the-black-stack/↩︎ et que je vous recommande de lire parce qu’il pose les problèmes de l’organologie contemporaine du filtrage et de la localisation ; c’est la première fois que je lis un texte comme ça, vraiment très très fort, qui n’est pas naïf, sur ce que c’est que les plateformes. Ce qu’il faut bien comprendre, en particulier en lisant Benjamin Bratton, c’est que ce filtrage dont parlait Nietzsche il est aujourd’hui effectué mais il n’est pas effectué par une incorporation philosophique ou citoyenne ou je ne sais quoi, il est effectué par des business models et il est effectué, non pas pour opérer localement une réindividuation, mais pour court-circuiter toute localité et toute individuation pour la prendre de vitesse comme je l’ai déjà dit tout à l’heure. Comme vous le savez, ce qui se concrétise-là et dont Peter Thiel est un des principaux penseurs – il n’est pas tout seul et il y en a beaucoup d’autres ; ils sont plus forts les uns que les autres ; ce sont des gens extrêmement forts, extrêmement intelligents et donc il faut prendre la mesure de l’énorme puissance intellectuelle qui est face à nous, qui est appuyée sur une énorme puissance financière puisqu’aujourd’hui Google a les moyens d’action d’un Etat et Amazon aussi ; il faut donc vraiment que nous en prenions conscience ; c’est ça que j’appelle des fonctions monopolistiques exosomatiques à l’échelle de la biosphère. Ce qui se constitue là, et dont Benjamin Bratton est je pense l’un des penseurs les plus intéressants aujourd’hui, c’est ce dont Nietzsche parle déjà (la presse, le télégraphe et les réseaux ferrés et la machine) et Nietzsche dit, vous vous en souvenez, c’est la combinaison de ces quatre trucs-là qui va complètement nous faire découvrir l’effroi ; la philosophie doit maintenant pratiquer l’effroi ; ça annonce un peu le ton apocalyptique de Peter Thiel et ce qui se constitue-là c’est ce qu’on appelle le marché de l’information. Ça, Nietzsche ne le pense pas comme tel non plus : il ne pense pas l’exosomatisation comme telle, il ne pense pas non plus l’information comme telle ; on ne peut pas tout lui demander bien entendu. Qu’est-ce que ce marché de l’information ? c’est qui détruit les formes et les rythmes, les moyens complexes et raffinés d’une lente digestion des flux, attaqués de toute part aujourd’hui – c’est Barbara qui parle là – au nom de la vitesse, du direct et de la réaction à chaud aux évènements (elle résume-là des discours de Nietzsche qui anticipent pratiquement avec un siècle d’avance ce qui va se passer surtout à partir du moment où la télévision va se généraliser. Si l’information n’est pas encore ici computationnelle, à l’époque de Nietzche, au sens de la rétention tertiaire digitale devenue réticulaire – et l’époque dont parle Nietzsche c’est celle de Haussmann dont David Harvey souligné, dans son livreDavid Harvey Le capitalisme contre le droit à la ville : néolibéralisme, urbanisation, résistances↩︎ commentant la politique d’Haussmann, comment la ville est l’expression de ce capitalisme que vois venir Nietzsche ; c’est aussi ce qui se passe en Autriche-Hongrie, c’est aussi ce que décrit Musil avec le personnage d’Ulrich etc. ; tout cela c’est ce qui n’est pas encore fondé sur une rétention tertiaire numérique mais c’est ce qui, déjà, repose sur une exploitation de l’information et sur un calcul effectué sur l’information – même s’il n’y a pas encore d’ordinateurs et d’algorithmes, il y a déjà l’agence Havas et donc tout est déjà en place ; et cela, Nietzsche ne le voit pas clairement ; il en parle tout le temps parce que c’est ça qu’il appelle le nihilisme moderne mais en même temps il ne le voit pas clairement.
Aujourd’hui, tout ça s’est développé à un point immense qui a conduit à la destruction par l’information de tout avoir-lieu, de toute localité et précisément par les court-circuits que provoque l’efficience de la Data économie c’est-à-dire du capitalisme des plateforme et de ce qu’on appelle aussi le cloud capitalism et ça concrétise ce que Nietzsche appelait la désertification du nihilisme qui est devenu ici purement computationnel et c’est pour ça que Barbara résume en disant qu’il est devenu possible qu’aucun évènement ne nous arrive plus jamais ou si l’on préfère, que plus rien ne nous arrive, c’est ce que j’avais appelé dans un autre séminaire l’indifférance avec un a ; c’est aussi c qu’on appelle parfois la barbarie. Dans l’imminence de cette possibilité fatale, s’impose la nécessité d’une différance organologique et thérapeutique qui constitue un nouveau régime de la différance ; la différance organologique c’est-à-dire la différance noétique n’est pas seulement la différance vitale ; elle constitue un nouveau régime de la différence au sens où Simondon dit qu’il y a un nouveau régime de l’individuation qui est vivante mais qui n’est plus l’individuation vitale, c’est l’individuation psychique et collective. Et ce qui est en jeu dans ce nouveau régime de la différance, l’enjeu de ce régime, c’est ce que Nietzsche appelle « la grande santé ». La possibilité de l’annulation que quoi que ce soit nous arrive – c’est le nihil de nihilisme – nous donne une lourde responsabilité, nous dit Nietzsche, celle de nous réorganiser en organisant nos modes médiatiques de réception de flux ; c’est vraiment très important ; pourquoi ? parce que ça doit être articulé très étroitement avec le discours – le discours de Nietzsche dont je parle là date de 1878, et c’est dans Humain trop humain et c’est à partir de là que toutes sortes de fragments vont se développer mais en fait il est anticipé, deux ans plus tôt, dans Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement puisque, vous en souvenez, j’avais cité des extraits de ce passage où il parle de la presse, de la manière dont ça détruit les savoirs etc. En fait, c’est un souci absolument constant de Nietzsche de repenser les institutions de Bildung, de formation ; j’y insiste absolument parce que c’est aussi le programme de Plaine Commune ; quand nous disons que nous voulons développer des processus de capacitation, c’est précisément de ça dont nous parlons et nous disons qu’il faut repenser la Bildung du point de vue de la capacitation. Qu’est-ce que la Bildung ? C’est l’exorganisation d’individuations collectives qui forment les horizons de rétentions et de protentions collectives ; à l’école, à l’église, à la faculté de médecine ou je ne sais où, dans les partis politiques – dans tous les endroits où se produit de l’intelligence collective se produisent des rétentions et des protentions secondaires collectives - c’est-à-dire dans lesquels ceux qui sont rassemblés cet exorganisme reconnaissent partager ces rétentions secondaires collectives. Si ce n’était pas le cas, ils ne pourraient tout simplement rien faire ; c’est aussi vrai sur un bateau ; sur un bateau, il ne faut pas qu’il y ait de confusion sur le sens d’un terme technique par exemple, en particulier s’il y a une tempête sinon vous êtes très mal partis ; donc un équipage, c’est un groupe qui intériorise des rétentions secondaires collectives et c’est vrai de tout exorganisme social. C’est pour ça que Barbara conclut son article en disant deux choses : qu’il faut premièrement poser à nouveaux frais la question de l’avenir de nos établissements d’enseignement en instruisant en relation aux nouveaux médias de l’époque des machines ; c’est aussi ce que nous essayons de faire à Plaine Commune en développant une plateforme basée sur une nouvelle architecture de données qui a pour but de créer un réseau de technologies contributives qui soit un réseau producteur de néguentropie c’est-à-dire une plateforme du World Wide Web réinventée. Ce qu’il s’agit de combattre à travers tout ça c’est la prolétarisation totale - évidemment Nietzsche ne parle pas de prolétarisation, ce n’est pas du tout son langage mais par contre c’est bien ce qu’il décrit et c’est aussi bien ce que j’appelle moi la dénoétisation intégrale ; c’est déjà sa question dans L’avenir de nos établissements d’enseignement et c’et ce qu’il exprime dans un fragment où il dit ceci, en 1887 c’est-à-dire c’est un des derniers fragments de Nietzsche, « L’homme désapprend à agir ; il ne fait plus que réagir à des excitations du dehors » ; cela signifie qu’il est prolétarisé ; en fait Nietzche décrit ici exactement ce que nous décrivons nous sous le titre de la prolétarisation, mais c’est aussi ce dont parlait Marx lorsqu’il décrivait en 1848 la prolétarisation dans la première version et en 1857 dans la deuxième version ; donc on peut parfaitement lire Nietzsche et Marx ensembles ; ça ne veut pas dire qu’ils disent la même chose évidemment mais ça veut dire en revanche que l’on peut tout à fait les réinvestir et les réinterpréter de concert. La question c’est alors de retraduire politiquement et économiquement - par ce que Nietzsche appelait une grande politique qui était d’ailleurs aussi pour lui une grande économie, il n’est pas du tout silencieux sur l’économie - non seulement la transvaluation de toutes les valeurs mais ce qui en est la condition à avoir le nihilisme actif.
Qu’est ce que le nihilisme actif ? il ne s’agit pas en parlant du nihilisme comme je le fais en général de faire l’impasse sur la question du nihilisme actif, bien sûr que non ; le nihilisme actif, c’est la capacité de regarder en face Peter Thiel, de le regarder les yeux dans les yeux et de lui dire : je suis beaucoup plus fort que toi ! parce qu’en fait, il y a un truc qui t’échappe et ce qui t’échappe, c’est le défaut d’origine c’est-à-dire le caractère tragique de tout ce dont on parle là et que René Girard est incapable de traiter; Girard fait une confusion énorme entre le sacrifice du Christ, dont il a raison de dire qu’on l’appelle le pharmakoshttps://www.cairn.info/revue-pardes-2002-1-page-135.htm#no1↩︎ en grec etc. et que c’est à partir de la tradition grecque du pharmakos qu’il faut lire tout ça mais le pharmakos grec, ce n’est pas du tout le pharmakos chrétien ; « le bouc émissaire » dans la société grecque s’inscrit dans un horizon tragique qui est intrinsèquement pharmacologique ; il ne peut pas être sauvé ; il n’y a pas de rédemption de la situation tragique chez les grecs, c’est absolument impossible ; il va y en avoir à partir de Platon mais ce que j’appelle les grecs, ce n’est pas Platon ; Platon c’est déjà un « chrétien », ce n’est plus un tragique en tout cas et de toute façon il prépare St-Paul, c’est parfaitement évident - le défaut d’origine ce n’est pas la faute originelle, ce n’est pas le péché originel, c’est quelque chose d’autre; le péché originel, c’est ce qui porte la culpabilité et donc le ressentiment et tout ce qui va avec, toute la névrotique décrite par Freud y compris le complexe d’Œdipe. L’expérience du tragique, ce n’est pas du tout ça, c’est l’expérience de Joe Bousquet justement et c’est de ça dont il faut que nous arrivions à parler avec Mélenchon et tous les pauvres français désespérés de la catastrophe politique qui se produit ici mais aussi dans toute l’Europe – en France un peu plus que la moyenne parce que la France a une tradition où ça devient frappant, et l’Italie aussi.
En transvaluant la transvaluation de Nietzsche, il s’agit de transvaluer un renversement que Nietzsche a lui-même opéré, un renversement des rapports entre l’être et le devenir ; et ce renversement, il nécessite ce que Nietzsche lui-même appelle, demande, à savoir une inventivité organologique ; mais ça Nietzsche n’arrive pas à le penser en tant que tel ; et cette inventivité organologique c’est ce qui va devoir se mettre en mesure de produire une exorganisation du chaos. Là, j’emploie un mot que j’emploie rarement, si je l’emploie c’est parce que Nietzsche lui-même l’emploie ; si je l’emploie rarement c’est pour des raisons que j’ai déjà un tout petit peu évoquées, c’est qu’il est très souvent employé, y compris par Deleuze et Guattari, imprudemment à mon avis, dans un rapport à ne théorie du chaos mathématico-physique dont je pense qu’elle est encore très problématique, très insuffisante et qu’il faut être extrêmement prudent - quand je dis cela, je ne rejette pas du tout cette référence-là ; moi je ne l’utilise pas (sans la rejeter) parce que je pense qu’elle n’est pas suffisamment élaborée mais je pense, en revanche, que la théorie de l’entropie et de la néguentropie est beaucoup plus élaborée ; elle a évidemment tout à voir avec la théorie du chaos mais c’est pas la même théorie ; ça parle un peu de la même chose mais ce n’est pas la même théorie.
Une telle incorporation exorganologique du chaos introduit, comme élément primordial, le passage par une localité donnant lieu. Si on dit : le chaos, c’est à partir de la néguentropie et de l’entropie qu’il faut le penser – le flux et le contre-flux (ou le reflux) qui constituent une localité néguentropique, alors on va dire, pour que le chaos puisse être exorganisé, il faut le localiser ; je dis ça parce que ça c’est la théorie de la néguentropie et la néguentropie ne peut être que locale – et c’est aussi la théorie de la différance avec un a même si Derrida ne pense pas l’entropie et la néguentropie. Ça veut dire qu’il faut être capable de constituer une localité hospitalière au devenir et accueillant ce qui arrive (ce que nous essayons de faire autour du Stade de France ; il arrive des trucs, des match de foot mondiaux même et on essaye avec Plaine Commune de créer une localité capable d’accueillir des flux, mais de les accueillir en produisant des bifurcations et non pas en se faisant désintégrer par ces flux ; nous ne sommes pas au bout de nos peines et il n’y a même à peu près aucune chance pour que nous y arrivions, il faut être clair ; mais c’est normal puisqu’une bifurcation néguentropique c’est toujours ce qui se produit avec aucune chance d’arriver – ou quasiment aucune chance d’arriver - c’est presque infiniment impossible que ça arrive et c’est pour ça que c’est une bifurcation néguentropique sinon ce ne serait pas une bifurcation néguentropique. Et là je réponds à Olivier pour lui dire pourquoi je faisais une référence au « miracle » ; j’essaye de faire une interprétation des Ecritures sacrées qui est une interprétation généreuse, qui n’a pas toujours été la mienne, et qui n’est d’ailleurs pas ma seule interprétation bien entendu, mais j’essaye de donner une interprétation – c’est ce à quoi s’est essayé Badiou avec St-Paul aussi – qui consiste à dire : il y a une nécessité là-dedans qui dépasse la dogmatique monothéiste ou chrétienne ou juive ou musulmane etc. par exemple, les miracles, dans les Evangiles en particulier, je dis que ce sont des façon de désigner des possibilités de bifurcation et je pense qu’il faut les prendre très au sérieux pour cette raison-là. A l’époque on n’a pas de théorie de l’entropie et de la néguentropie mais on a en revanche des problèmes d’entropie (le Livre III de la Genèse) et de néguentropie (discours sur les miracles des Evangiles). Je colle un peu au programme de Nietzsche en disant cela parce que Nietzsche c’est d’abord un lecteur du christianisme, élevé par un pasteur etc. il est pétri de culture religieuse et c’est essentiellement un « interprète » du christianisme et de son écroulement.
Ce qu’il s’agit de faire sur le territoire de Plaine Commune pour y localiser un processus d’exorganisation du chaos, c’est de faire que ce territoire soit capable de produire des critères de sélection qui lui sont propres et qui soient compatibles parce qu’ils sont microcosmiques avec des critères de sélection macrocosmiques dont on va essayer de poser la question cet été à Epineuil parce qu’on va essayer de théoriser l’internation comme étant le macrocosme planétaire et biosphérique capable d’articuler à l’échelle macroéconomique une économie planétaire qui non seulement supporte les localités mais qui s’en nourrit et qui, donc, les entretient ; autrement dit, une économie conçue comme l’art de prendre soin de ce qui a lieu, autrement dit les évènements.
Cette transvaluation dont je vous parle, et qui ne peut être pour moi que tout à fait pratique – c’est pas simplement la spéculation en chambre comme on est en train de le faire là – doit passer par cet « atelier-là » qui est le territoire de Plaine Commune ; ce qu’on fait-là c’est de la recherche expérimentale avec un grand laboratoire de 9 communes, 400 000 habitants, et on essaye de produire tout ça, pas en manipulant les populations, en mettant les habitants – qui ne sont pas simplement des populations ; je dis ça parce que Marine Le Pen a accusé, sûrement à juste titre, Emmanuel Macron de s’intéresser à la population mais pas aux habitants, et pas « au peuple » dit-elle ; c’est très habile ce qu’elle dit - en tout cas, nous essayons de faire cette opération de transvaluation de la transvaluation avec 400 000 personnes plus un certain nombre d’exorganismes planétaires comme la Société générale et je pense que ce n’est qu’à cette condition qu’il est possible de transvaluer justement ; c’est ça l’enjeu de la transvaluation. Qu’est-ce que ça veut dire transvaluation ? je le répète, c’est acter de la dévaluation de toutes les valeurs, de l’anéantissement, de l’annihilation de toutes les valeurs – c’est bien ce que nous vivons, il n’y a aucun doute là-dessus – réduites à du comput, à du calculable, c’est-à-dire à ce qui ne vaut rien, parce que tout ce qui est calculable c’est ce qui ne vaut rien (c’est ce que précisément Nietzsche a montré) et produire à partir de cette expérience du rien une nouvelle conception de la valeur, une nouvelle expérience de la valeur. Et c’est effectivement une question dont on discute, y compris avec la Société générale, en disant : réfléchissons à des monnaies locales ; la valeur c’est aussi de la monnaie, c’est d’abord de la monnaie dans un monde capitaliste dans lequel nous sommes pour encore quelque temps.
Une telle transvaluation est l’opération néguanthropologique par excellence et elle suppose une allagmatique c’est-à-dire une théorie des opérations, des relations d’échelle et des ordres de grandeur. Si on n’arrive pas à concrétiser ces hypothèses de transvaluation par des instruments, des outils, des technologies, des algorithmes etc. qui soient capables de faire aussi des relations d’échelle à la vitesse de la lumière comme celle de Peter Thiel mais pas sur les mêmes critères, on n’existera jamais, on n’a aucune chance de survivre à quoi que ce soit. Ça veut dire qu’il s’agit de transvaluer le calcul en passant par le calcul mais en utilisant le calcul pour aller plus loin que le calcul ; c’est pour ça que nous ne sommes pas heideggeriens c’est-à-dire antisémites. Au XXIème siècle, cette transvaluation n’est pensable que par une réinterprétation du nihilisme et de son accomplissement et cela à la fois d’une part comme devenir entropique du monde appréhendé en tant que biosphère au sens de Vernadsky et en tant que biomasse au sens de Lotka, se nourrissant de sa nécromasse (le vivant se nourrit de ses cadavres) c’est-à-dire comme volonté de puissance du vivant en général ; ça c’est ce que dit Nietzsche dans La volonté de puissance, « on part du vivant » et de la volonté du vivant de tout envahir – ce n’est pas simplement les prédateurs, c’est les plantes qui se développent, si on ne les empêche pas de pousser par d’autres plantes, en envahissant le territoire ; c’est ce que redit Vernadsky, dont je ne suis pas très sûr qu’il ait lu Nietzche, et c’est ce que montre Lotka (lui, il a lu Nietzsche par contre). Mais ce que montre Lotka, c’est que cette volonté de puissance, en 1945, comme c’était déjà le cas en 1922, elle rencontre l’impuissance de la volonté dans l’anthropie non plus avec un e mais avec un a et un h. L’organique, qui est devenu organologique, s’auto-menace pharmacologiquement puisque l’organique, c’est devenu le pharmakon qui cherche du pharmakos c’est-à-dire des boucs-émissaires – ça c’est ce que Peter Thiel théorise aussi, c’est intéressant : il a dit par exemple que Bill Gates est un bouc-émissaire de la loi anti-trust etc. et c’est très habile parce qu’il fait fonctionner des catégories qui sont tout à fait efficaces et il les retourne contre tout ce qu’on essaye de faire. Evidemment cette menace pharmacologique, elle atteint son comble avec le « Trumpocène ».
Il faut réinterpréter le nihilisme comme devenir entropique d’une part et d’autre part en distinguant le devenir entropique de l’avenir néguanthropique avec un a et un h qui est ouvert par le devenir organologique de l’organique. Dans le devenir organologique se pose la question d’un nouveau critère de sélection qui n’est plus la lutte pour la vie de Darwin c’est le bouleutérion - un exorganisme fonctionnel don la fonction est la boulè, la volonté ; à Milet (Ionie), les gens s’y réunissaient pour prendre des décisions c’est-à-dire pour produire des bifurcations ; la volonté ici ça n’est pas une dimension psychique de l’âme humaine qui serait transmise par le génome er la physiologie du cerveau humain, c’est une construction sociale ; Bergson parle aussi de ça ; il fait toute une genèse de comment de l’instinct on passe à la volonté à travers tout un processus de transformation qu’il ne décrit pas comme une transformation organologique mais il est presque au bord de le faire. Cette boulè, à l’époque de Thalès, on est au VIIème siècle av. J.-C., on est donc au cœur de la société tragique, c’est ce qui prend soin du pharmakon, il n’y a aucun fantasme de salut, de rédemption, on sait très bien qu’on ne peut pas changer quoi que ce soit, on est enfermé dans le conflit de Prométhée et de Zeus, mais par contre il est possible de prendre des décisions meilleures en élaborant des institutions politiques.
Il s’agit, autrement dit, de lutter contre un processus que bien plus tard on appellera, dans l’expansion de l’univers, l’augmentation irréversible de l’entropie – du big bang au refroidissement de l’univers car c’est bien de cela dont il s’agit ; c’est la concrétisation cosmique de l’entropie qui fait que le devenir n’est plus du tout la même question ; le devenir n’est plus un accident qui arrive au cosmos, c’est la loi du cosmos ; mais ça ne peut plus être une ontologie évidemment ; donc la loi n’est plus ontologique, ne réfère plus à l’être ; c’est ça le nihilisme ; c’est la dévaluation de toutes les valeurs qui étaient héritées de l’histoire de l’être. Cette transformation cosmique, en passant par sa dimension néguentropique avec un e telle que la décrira Schrödinger et qui donne par exemple l’analyse des différents types de pattes qu’on trouve chez les vertébrés avec une évolution fonctionnelle des squelettes qui est extraordinairement intéressantes mais aussi des exosquelettes des insectes, tout cela, c’est ce qui, à partir du moment où se produit l’exosomatisation, c’est-à-dire très tardivement, va engendrer un processus tourbillonnaire qui fait la différance avec a et qui fait – c’est-à-dire qui la « fabrique » exosomatiquement, avec ses mains d’abord - pour lutter contre l’entropie mais au-delà de la simple néguentropie schrödingerienne, en produisant une différance organologique et donc pharmacologique. Cette bifurcation, que Simondon décrit comme l’individuation psychique et collective mais sans penser l’exosomatisation comme telle lui non plus, malgré toutes les apparences parce que tout le monde dit que Simondon c’est le penseur de l’objet technique etc., pas tant que ça à mon avis, c’est le penseur d’un processus de concrétisation industrielle mais je pense qu’il ne va pas tellement loin dans la pensée des objets techniques, c’est ce qui a installé une nouvelle expression de la tendance entropique comme anthropie avec a et de sa différance avec un a comme néguanthropie.
Donc il s’agit bien si nous voulons, à Plaine Commune, repenser l’économie et l’économétrie comme économie de la néguanthropie, il s’agit bien de transformer la théorie de l’entropie et de la néguentropie elle-même et d’aller plus loin avec Lotka puisque c’est bien de lui dont il s’agit ici. Si nous sommes obligés de nous poser ces questions aujourd’hui, ce n’est pas parce que nous sommes très intelligents ou je ne sais quoi qui nous rendrait supérieurs à nos prédécesseurs, c’est parce que l’exosomatisation nous l’impose ; toute la théorie que j’avais essayé d’exposer dans le premier séminaire, Penser l’exosomatisation pour défendre la société, c’est que, ce qui se produit dans le double redoublement épokhal c’est toujours un premier redoublement épokhal qui est lié à l’exosomatisation elle-même et qui fait par exemple que les rapports entre la raison et l’entendement se différencient par la grammatisation – ce que j’avais essayé de montrer en commentant Emmanuel Kant ; nous-mêmes aujourd’hui au XXIème siècle, nous sommes dans l’entropocène avec un e et sans h ; ça veut dire que nous subissons pleinement l’élimination des singularités néguentropiques par les moyennes - Gilles Chatelet commentant dans Vivre et penser comme des porcs la conception de « l’homme moyen » d’Adolphe Quételet . Dans l’entropocène, les potentiels néguentropiques paraissent épuisés, ce qui constitue l’épreuve de ce que j’ai appelé l’absence d’époque et qui atteint son comble comme Trumpocène i.e. le règne de l’absence d’époque avec un souverain, ou un tyran, qui s’appelle Trump et c’est en fait la concrétisation hyperindustrielle et planétaire de la Cacanie de Musil. Relisez tous ces textes, Châtelet, Musil, vous verrez que c’est absolument hallucinant la capacité d’anticipation qu’ils portent ; incroyable ! A partir de là, l’avenir néguanthropique ne peut se produire à nouveau – parce que c’est bien ça notre question - que comme bifurcation à l’échelle biosphérique, à la fois comme économie de la néguanthropie, qui ne peut être d’abord que locale, et comme internation, au-delà de l’anthropocène, qui ne peut être que macrosphérique ; biosphérique et macrosphérique, il faut tenir ces deux bouts-là et il faut reconstituer ce que j’appelle une nouvelle économie politique basée sur une nouvelle critique mais pour panser avec un a l’internation, il faut penser avec un e l’histoire exorganologique des nations telle que Mauss le fait-là : je vous invite à lire ce texte pas du point de vue de Mauss lui-même mais du point de vue que j’essaye de cultiver dans ce séminaire-là c’est-à-dire regarder la nation comme un exorganisme et regarder tout ce qu’il décrit sur la langue, les institutions juridiques, politiques etc. comme des fonctions exorganiques. Alors là vous allez voir que Mauss ça a de l’avenir ; c’est encore très intéressant et qu’en plus, au moment où les nationalismes sont en train de revenir au galop absolument partout dans le monde, on a intérêt à savoir ce que c’est qu’une nation et quelles en sont les limites. Pour le moment on ne le sait pas ; on a des discours édifiants ; on a des discours contre l’Etat et la nation parce que l’Etat et la nation ça s’appelle l’Etat-nation etc. ; c’est pas la même chose l’Etat et la nation ; il n’ y a pas d’Etat-nation sans nation mais la nation c’est pas la même chose que l’Etat ; c’est précisément ce que dit Marine Le Pen et elle a raison et c’est pour ça qu’elle est très dangereuse et la nation n’a pas disparu bien entendu – je ne dis pas heureusement ou malheureusement, je neutralise le sujet – mais en revanche quelque chose que je ne neutralise pas, et vous le savez très bien, c’est que la nation c’est un régime de la localité donc ok disons qu’il faut dépasser l’Etat-nation, très bien, mais où se reconstitue la localité dans cette histoire ? c’est ça la question ; s’il n’y a pas de localité il n’y a pas de lieu ; s’il n’y a pas de lieu il n’y a pas d’avoir-lieu et s’il n’y a pas d’avoir-lieu, il n’y a rien ; ça c’est l’accomplissement du nihilisme ; c’est ce que nous en train de vivre mais nous ne pouvons pas rester à ce niveau-là. Comment fait-on pour que quelque chose ait lieu à Pleine Commune avec 140 nationalités différentes ? ça c’est intéressant et quand on dit être accueillant au flux ça veut être accueillant à 140 cultures différentes mais en le territorialisant et pas pour le bénéfice des plateformes du capitalisme planétaire.
L’internation c’est ce qui doit instaurer à la fois géopolitiquement et géoéconomiquement un nouvel ordre de grandeur cosmopolitique et de nouvelles relations d’échelle entre microcosme et macrocosme biosphérique ; je dis bien biosphérique parce que à partir du moment où on prend au sérieux la théorie de la biosphère de Vernadsky, on ne peut plus penser le macrocosme comme Hobbes, comme Spinoza, comme Marx etc. et même comme Nietzsche, on est obligés de penser autrement le macrocosme, comme une localité dans l’univers entropique et comme une localité néguentropique. Qu’est-ce que l’internation ? c’est un macrocosme au sein duquel les localités s*‘obligent* mutuellement ; je dis bien s’ob-ligent ; s’ob-liger, c’est se lier mutuellement par des lois ; et ces ob-ligations qui sont rétroactives d’ailleurs sont aussi transductives ; cela suppose de repenser ce qu’il en est du cosmique et donc du cosmos tout aussi bien que de l’obligation en tant qu’elle instaure et qu’elle entretient des relations d’échelle et pour ça il faut passer par Bergson ; c’est Bergson qui a posé ces questions-là. C’est ce que j’étais en train de faire avec quelques-uns d’entre vous à Epineuil mais aussi en lisant Kant et Carl Schmitt. Une telle économie, géoéconomie, fondée sur une géopolitique de l’internation consiste à réagencer les échelles par des localisations à rebours et à contre-courant des probabilités. Toutes les plateformes sont fondées sur les probabilités mais si vous avez bien compris ce que dit Nietzsche, tout ce qui importe dans la vie c’est ce qui dépasse les probabilités. A partir de là nous avons un argument du tonnerre de dieu pour négocier avec le capitalisme qui ne veut pas se laisser désintégrer par le capitalisme des plateformes de la Silicon Valley en leur disant : tavaillons ensemble à produire des nouveaux types de bifurcations non solubles dans les probabilités et utilisons nous-mêmes les probabilités pour produire ces bifurcations. C’est pour ça que je soutiens régulièrement dans mes discussions avec l’équipe de la chaire de Recherche contributive que nous sommes dans une nouvelle période de compromis historique entre la rationalité politique et la rationalité économique. Le pivot de la transvaluation de la transvaluation que je revendique depuis quelques années maintenant se précise ainsi ; il repose sur la prise en compte des enjeux de l’entropie aussi bien que des conséquences de l’exosomatisation pour ce qui concerne le concept de puissance ; il faut relire tout Nietzsche comme un penseur de la puissance, qu’il pense à partir du vivant, comme énergie du vivant, mais il faut le relire en y introduisant l’entropie, la néguentropie et l’exosomatisation. Et pour ça, il faut lire Bergson en particulier dans ce premier chapitre qu’il appelle L’obligation moralehttps://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2001-4-page-439.htm↩︎ où très clairement, Bergson parle des bifurcations même s’il n’utilise pas la terminologie parce qu’en fait elle n’est pas encore utilisée dans la science à cette époque ; il parle aussi de l’effort ; la question de l’effort est absolument fondamentale parce qu’il ne se passe absolument rien sans effort; le problème est de savoir dans quel sens va l’effort ; est-ce qu’il faut mettre l’effort au service de l’augmentation des moyennes ou de la possibilité de s’éloigner des moyennes ? C’est ça la question. Nietzsche feint d’ignorer le destin entropique mais ça n'est qu’une feinte, cette ignorance de Nietzche ; il est vrai qu’en faisant de la vie une volonté de puissance, il défie cette tragédie épistémologique qu’est la thermodynamique, qu’il n’ignore évidemment pas, mais à laquelle il oppose en quelque sorte par avance et à travers « l’éternel retour » ce qui deviendra plus tard, 50 ans après lui, la théorie de l’anti-entropie comme différance (avec un a) locale et temporaire du devenir qui, du coup, se constitue comme avenir précisément (par cette différance) c’est-à-dire comme possibilité de produire une bifurcation. Je pense que Nietzsche feint cela ; mais cette feinte, c’est aussi un piège pour Nietzsche lui-même et dans lequel il s’est pris lui-même parce qu’elle le conduit à confondre et à maintenir dans l’indistinction l’avenir et le devenir ; Nietzsche ne voit pas que pour ne pas sur-dialectiser la dialectique en renversant les rapports entre l’être et le devenir en faisant du devenir le maître de l’être – alors que pour Platon l’être était le maître du devenir – il ne fait que répéter la chose en réalité. Ce qui est important, c’est l’avenir qui surgit là-dedans ; c’est pour ça qu’Heidegger est très important ; Heidegger va comprendre que la question fondamentale c’est l’avenir ; et l’avenir c’est la bifurcation et c’est là aussi que Whitehead est très important. Et cet enjeu de la bifurcation, il faut l’aborder comme un enjeu systémique en tant qu’au terme du nihilisme, celui-ci devient eschatologique d’un point de vue qui nécessite de passer par la théorie des catastrophes de René Thom et par la théorie des systèmes de Ludwig von Bertalanffy. Si Nietzsche a pu convoquer la figure de l’antéchrist, tout à fait à la fin et je pense qu’il n’est pas absurde de dire qu’il en est devenu fou puisqu’il se présente à un moment donné – alors qu’il sombre à jamais dans le délire - comme le christ réincarné etc. – dans l’exergue à L’antéchrist, il le présente comme « le marteau qui parle » c’est-à-dire qu’évidemment la question de l’organe artificiel et du marteau est très présente chez Nietzsche (du marteau, ça c’est bien connu mais sous cet angle-là ça n'a peut-être pas été suffisamment vu) – c’est en fait parce que je crois qu’il pressent ces nécessités dont je parle ici en passant par Peter Thiel, le pharmakos, l’eschatologie etc. ; il les pressent sur un mode a-théologique c’est-à-dire qu’il est pré-bataillien – Georges Bataille va se réclamer de lui bien entendu – il est dans cette relation avec le discours théologique extrêmement proche mais à la limite inverse, de l’autre côté, tout proche de l’antéchrist en effet et il ne s’en remettra pas.
Sans doute Nietzsche prépare-t-il déjà par son affirmation de la vie à contre-courant de l’entropie ce que seront les hypothèses de Bergson qu’il a évidemment bien lues et ensuite celles de Schrödinger (1946) plus de 10 ans après Bergson ; mais au XXème siècle, penser la vie ce sera précisément la penser à partir de l’entropie c’est-à-dire pas simplement en disant on s’arrache à l’entropie mais on part de l’entropie – la question n’est pas d’identifier un régime qui serait sur un autre plan que l’entropie, non, c’est de bifurquer en partant de l’entropie et ça c’est beaucoup plus compliqué ; il ne s’agit pas de dénier l’entropie mais de la quasi-causaliser par ces bifurcations. Et là le problème c’est que Nietzsche, en évitant cette fatalité de l’entropie dans laquelle l’éternel retour serait sa stratégie, comme affirmation de la volonté de puissance qui deviendrait capable de dire oui au devenir (c’est ça le discours de l’éternel retour), il se dispense de deux choses : d’une part de thématiser la localité car là, par contre, il n’y a rien sur la localité si ce n’est sur un mode négatif – il dit comment elle disparaît, quels en sont les effets négatifs mais il ne dit pas la positivité de la localité – et d’autre part il ne parle pas de la bifurcation en tant que bifurcation. Je répète ici que ce n’est pas un reproche que je fais à Nietzsche, ce serait ridicule, mais ce sont des énoncés qui constituent des tâches de la pensée à venir. Ce que je voulais souligner ici c’est que la bifurcation ne peut pas être pensée comme une simple opposition entre l’être et le devenir, même en mettant l’être sous le contrôle du devenir ou dans la dépendance du devenir, si l’être y apparaît (comme une dépendance du devenir) c’est pour y devenir une localité précisément et reconquérir une positivité de la localité et non pas pour être une sous-catégorie du devenir mais pour être au contraire l’avoir-lieu où ça bifurque ; et là on ne peut plus rester dans le simple discours de Nietzsche. Tout cela il faut le penser à l’échelle de la biosphère et donc en intégrant ce discours de Vernadsky (et Lotka) qu’il faut prendre très au sérieux et donc, il faut faire l’exercice, comme on ferait une expérience de pensée comme disent les philosophes allemands, de concevoir toute l’histoire de ce qui fut appelé l’anthropos par les anthropologues, du point de vue rétroactif de l’exosomatisation. C’est un point de vue où l’on considèrerait la biosphère, telle que Vernadsky la décrit et telle que Lotka va en compléter la description, comme un processus d’évolution allant vers le stade exorganique c’est-à-dire comme tendant à se constituer comme un exorganisme plantaire au sens où j’en ai parlé lorsque je me référais aux plateformes, par exemple, qui tendent à devenir des fonctions monopolistiques. A ce moment-là, il y aurait une finalisation du devenir de la biosphère par l’exorganologie et à ce moment-là, on serait obligés de reconsidérer toutes les questions de physique, de biologie, d’anthropologie etc. du point de vue du microcosme et du macrocosme et en inscrivant par ailleurs cette biosphère de la planète Terre dans l’univers.
Tout cela c’est aussi ce qui pose la question du Gestell et des échelles – une échelle où l’on ne voit rien d’autre qu’à travers des télescopes et on fabrique des images artificielles pour pouvoir se représenter quelque chose, ce qui est une question du schématisme d’Emmanuel Kant tout à fait nouvelle, que ce soit dans l’infiniment grand (l’astrophysique), dans l’infiniment petit (la nanophysique) ou à l’échelle de la biosphère, au-dessus de la Terre, avec les satellites ; ça c’est que Heidegger appelle le Gestell. Donc j’essaye de faire des agencements, Spinoza, Nietzsche, Lotka, Bergson etc. en cassant les disciplines c’est-à-dire qu’on ne peut pas du tout continuer à dire c’est pas la peine de lire Hegel, on a réglé le problème, Nietzsche a été classé, c’est archi-faux ; et donc il faut relire tout ça, il ne faut pas se contenter de rabâcher le poststructuralisme, qui a dit des choses très importantes mais qui étaient indispensables dans les années 60-70-80 mais qui ne sont absolument pas suffisantes aujourd’hui ; il faudrait aussi lire Arnold Gehlen qui a écrit un texte important sur la question de l’anthropologie vue d’un point de vue exosomatique même s’il ne désigne pas les choses comme ça, Arnold Gehlen qui, comme Bertalanffy, comme Heidegger, a été fricoter avec les nazis, donc ce sont des penseurs, comme Schmidt, tous sont un peu problématiques en fait – Nietzsche aussi – il faudrait réinterpréter Ernst Mach qui était le penseur philosophe et physicien qui était la source de réflexion primordiale de Robert Musil, c’est à partir de lui qu’il a pensé les moyennes, mais qui est aussi, et c’est peut-être plus important, celui qui a critiqué Lénine qui, dans un livre qui s’appelle Matérialisme et empiriocriticisme, s’en prend aux disciples russes de Marx qui proposent une autre interprétation matérialiste qui n’est pas exactement celle de la théorie marxienne ou engelsienne et je pense qu’il va falloir relire ce texte parce que là il y a eu des questions très importantes où Ernst Mach en particulier posait une question de l’instrument irréductible à la notion de moyen et ouvrant des mondes en quelque sorte; et ça il va falloir que nous nous y repenchions.
Alors, à traves une telle expérience de pensée, qui consisterait à regarder la biosphère comme étant en fin de compte la genèse – en 3 milliards d’années – de la vie conduisant à une exosomatisation faisant de la planète elle-même un exorganisme ce qui consiste à regarder la téléologie d’un point de vue tout à fait nouveau qui est le devenir exosomatique qui est complétement en rupture aussi bien avec les humanistes (qui n’arrivent pas à penser l’exosomatisation précisément) qu’avec les transhumanistes (il ne la voient pas du tout comme une question de localité et de néguentropie), ça , c’est ce qui nous conduit au néguanthropos. Vous vous souvenez peut-être de quelqu’un dont on va sûrement reparler dans les années qui viennent à Plaine Commune et qui s’appelle Henri Lefèbvre ; il avait écrit un livre qui s’appelle Vers le cybernanthrope (1967) c’était une discussion avec Wiener - il faut reprendre ces discours-là, il faut les revisiter du point de vue de Lotka que Wiener ne connaissait pas à ma connaissance, en tout cas auquel il ne s’est pas référé (de tout façon le texte de Lotka date de 1945, la théorie de Wiener est publiée en 48). Du point de vue du néguanthropos, l’homme est une fable ; quand je dis cela, ça ne veut pas dire que ça n’est rien ; les fables, c’est extrêmement important ; mais ça n’est qu’une fable, une fable nécessaire au néguanthropos ; c’est une dimension de l’histoire de ce que Nietzsche appelle le surhomme. mais le surhomme pour moi n’est pas le surhomme de Nietzsche même s’il passe par le surhomme de Nietzsche ; le devenir exosomatique de la biosphère en totalité c’est ce qui pose le problème systémique de son économie qui n’est plus conçue comme une simple question d’économie mais comme une question de métabolisme exosomatique et là il faudrait revenir sur Nicolas Georgescu-Rögen dont je parlais l’année dernière qui disait : « il faut regarder l’économie comme un problème de métabolisme exosomatique » même si je pense que Georgescu-Rögen n’a pas tout compris de Lotka, nous non plus sans doute mais il faut en tout cas aller plus loin que Georgescu-Rögen ; ça ne suffit pas du tout. Dans cette perspective, la justice sociale qui nous tient à cœur et qui est la condition de la légitimité dont je parlais tout à l’heure en citant Peter Thiel, ça devient la question de la metabolê telle que c’est l’individuation qui constitue le critère de la justice ; être juste c’est ne pas entraver l’individuation de quiconque ; et je signale en passant que c’est ça l’enjeu fondamental du livre de Karl Marx La critique de la philosophie du droit de Hegel ; que dit-elle cette critique ? c’est avant le jeune Marx, c’est même pas Marx ; c’est le juriste Marx qui commente le théoricien du droit qu’est Hegel ; de quoi est-ce qu’il accuse Hegel ? d’avoir une notion complètement abstraite du singulier qu’il réduit à la particularité et de ne pas comprendre que ce qui compte dans la vie c’est d’être singulier, de protéger les singularités ; c’est ce que dit Marx contre Hegel et je pense que c’est la plus puissante critique de Hegel qui puisse être ; elle fait très mal parce qu’elle est juste. Le savoir absolu de Hegel c’est ce qui conduit au non savoir absolu dont j’ai déjà parlé dans ce séminaire parce qu’il conduit à la dissolution par les moyennes, mais ça Hegel lui-même ne le voit pas.
L’individuation, si on a lu Lotka et si on a lu L’Idéologie allemande à partir de Lotka et réciproquement, c’est ce par quoi s’articule l’individuation psychique, l’individuation collective et l’individuation technique ; c’est-à-dire qu’on ne peut plus penser l’individuation de la personne indépendamment de l’individuation exorganique de l’organisation sociale et elle-même n’est pas pensable indépendamment de l’individuation du système technique et c’est là que se posent les questions d’échelle et d’ordre de grandeur parce qu’évidemment l’individu psychique n’est pas de l’échelle et de l’ordre de grandeur de l’individu collectif ; ça ne veut pas dire qu’il lui est inférieur, ça veut dire qu’il est à une autre échelle ; et d’un tel point de vue, un organisme et toujours animé par deux logiques contradictoires qui doivent sans cesse composer c’est-à-dire qu’ils doivent passer un compromis au service du maintien d’un équilibre métastable exorganologique (c’est ça que j’essaye de figurer par des spirales). Ici se posent les mêmes questions que celles que j’avais posées l’an passé lorsque je commentais des textes de Nietzsche à propos des cellules où Nietzsche dotait les cellules d’une conscience etc. en disant que peut-être les cellules sont-elles comme nous nous sommes dans notre rapport par exemple moi, Nietzsche, par rapport à l’Allemagne, St Paul par rapport à l’Eglise etc. ; elles sont peut peut-être par rapport à un corps qu’elles constituent à travers un organe, comparables. Les localités ont des limites, c’est ce que j’avais commencé à dire dans la première ou la deuxième séance de ce séminaire et ces limites s’appellent pour les cellules des membranes ; lorsqu’on parle d’exorganismes, on appelle ça non pas des membranes mais des frontières ; elles servent à se fermer aux flux indésirés c’est-à-dire non nécessaires ; et pourtant elles doivent pouvoir être traversées, ces frontières, métaboliquement ; la membrane d’une cellule n’est pas étanche, elle est perméable mais elle n’est telle cellule que parce qu’elle est agrégée à d’autres cellules au sein d’un organe endosomatique qui lui-même n’est un organe qu’au sein d’un corps endosomatique et qui lui-même peut devenir un corps exosomatique en articulant ses organes endosomatiques avec des organes artificiels par exemple une pompe à insuline pour le diabétique, par exemple le langage pour le petit bébé etc. tout ce qui va créer un faire corps social et va faire passer sur une autre échelle et constituer par là-même ce que Simondon appelle un individu psychique (?) ; mais à ce moment-là ça va se produire à travers l’individuation d’un système technique et c’est sur ces trois plans simultanément que se constituent les exorganismes qui entrent perpétuellement en conflit, non seulement les uns avec les autres mais avec eux-mêmes ; vous êtes en conflit avec vous-mêmes c’est pour ça qu’il y a une volonté en vous qui vous dit : t’as envie de faire ça, eh bien tu ne le feras pas ! ou tu voudrais faire ça mais tu n’y arriveras pas. C’est ce que le christianisme a appelé la tentation, terme que Simondon a repris dans son vocabulaire et pourtant il n’était pas chrétien ; mais en posant que la tentation s’exerce sur ce qu’il appelle la dyade indéfinie du grand et du petit c’est-à-dire entre le microcosme et le macrocosme ; donc il accorde à la verticalité une dimension absolument indestructible (enfin, elle est destructible, mais si on la détruit on détruit le processus d’individuation), c’est une condition du processus d’individuation et ça c’est pas la transcendance pour autant (je continue à répondre à Franck Cormerais). Telles sont les questions d’organologie où chaque exorganisme est lui-même un organe qui est constitué d’une multiplicité d’organes ; être un organe ça peut vouloir dire : je suis un employé au service de la ville de Paris pour balayer la rue, je suis responsable de tel truc à Plaine Commune etc. ; on est toujours un organe articulé avec d’autres organes et quand on est absolument pas un organe, on devient un intouchable c’est-à-dire qu’on ne fait pas partie du dispositif, on est à la marge et il faut arrêter de rejeter l’organisation (je dis ça contre l’infantilisme anarchiste – il y a d’autres dimensions de l’anarchie qui sont beaucoup plus riches que ça - parce que je pense qu’il est absolument essentiel de partir de l’organisation pour lutter contre les grands exorganismes planétaires qui produisent de l’entropocène avec un e).
Nous devons penser tout cela – et vous devez penser tout cela en vous pensant comme des organes de Pharmakon.fr c’est-à-dire comme des localités noétiques qui tentent de former une région noétique (une région noétique ça a un nom, ça s’appelle un savoir et quand je dis ça c’est pas nécessairement la philosophie, ça peut être la cuisine) et donc maintenant Pharmakon essaye de passer par Plaine Commune avec ses propres exorganismes avec lesquels nous devons travailler pour nous exorganiser ensemble et ce faisant pour constituer et instituer une macroéconomie contributive par l’élaboration de relations d’échelle fractales qui sont des relations d’échelle qui ex-amplifient, qui produisent une ex-amplification (je rappelle que le concept d’amplification est un concept fondamental de Simondon) qui repose sur la question du secret. Si je reviens tout à coup au secret c’est parce que ce qu’on veut développer et ex-amplifier à Plaine Commune, c’est ce que j’ai appelé l’autre fois la localité inframince ; qu’est-ce que l’inframince ? c’est ce qui est secret y compris pour celui qui cache ce secret ; il ne peut le cacher aux autres qu’en se le cachant à lui-même ; c’est ça l’inframince, ce que moi j’appelle l’inframince (je ne dis pas que c’est de ça dont parle Marcel Duchamp mais je dis que c’est de ça que je parlais en convoquant Marcel Duchamp pour dire qu’il y a du secret inframince c’est-à-dire tellement secret que moi-même, mon psychanalyste, n’arrivons pas à y accéder). C’est la bifurcation de base sans laquelle il n’y a aucune bifurcation noétique ; si par exemple je me suis tellement attardé, en passant par Paul Valéry, sur Léonard de Vinci, sa pensée du rêve de voler etc. et qui est à l’origine du premier avion de Clément Ader au XIXème siècle - c’est ma thèse et c’est pas seulement la mienne – c’est parce que ça part de la psychologie inframince de Léonard de Vinci évidemment ; c’est à partir de son rêve, tel qu’il lui échappe, y compris au sens où Freud parle d’un rêve de Léonard de Vinci (je ne suis pas sûr de partager le point de vue de Freud mais peu importe) et qui fait que, en particulier avec Binswanger mais aussi le jeune Michel Foucault, il faut poser que c’est à partir du rêve que se produit la bifurcation et à partir de là il s’agit de sortir Plaine Commune de l’empêchement de rêver qui a été décrit par Jonathan Crary et qui est un empêchement de rêver exosomatique avec aussi des machines à rêver à votre place. C’est à partir d’une culture du secret qu’il faut imposer des alternatives aux plateformes des GAFA et cela signifie inventer une urbanité numérique telle que Dominique Boulier en parle dans L’urbanité des réseaux numériqueshttps://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_2004_num_55_1_1633↩︎ ; une urbanité numérique c’est une urbanité où les automates sont mis au service de la délibération c’est-à-dire du rêve aussi et c’est le cœur de la proposition que nous avons remise à la Caisse de dépôts dont j’ai le plaisir de vous de vous informer qu’elle est officiellement acceptée.
C’est depuis ces questions qu’il faut reconstituer la question du droit ; la question que je pose ici n’est pas celle du droit naturel de Hobbes mais celle de ce que j’appelle le droit sur-naturel et même sur-réaliste tout comme j’ai revendiqué une cosmologie sur-réaliste. C’est à partir de cette question du droit et en affirmant ce droit qu’il faut lire Peter Thiel en passant par Kant, Mauss, Schmitt mais aussi Lawrence Lessig. Alors, si nous faisons cela nous pourrons poser la question de nouvelles puissances publique et privées et des nouvelles impuissances qui doivent être combattues par un agencement entre fonctions locales et fonctions planétaires. Il faut que ces agencements entre fonctions locales et fonctions planétaires soient conditionnés et prescrits par des principes ; la discussion de ces principes c’est l’objet du bouleutérion, de l’internation que j’aimerais voir surgir des travaux d’Ars Industrialis dans l’avenir ; ces principes doivent être conçus à l’échelle macrocosmique de la biosphère pour être mis en œuvre comme différance et comme individuation aux échelles microcosmiques des localités contributives. Il faut pour le moment laisser de côté la question de savoir si les fonctions biosphériques monopolistiques dont j’avais parlé dans les séances précédentes doivent être internationalisées - comme on disait qu’il fallait nationaliser la régie Renault à la sortie de la Libération en France, qu’il fallait nationaliser les banques en 80, est-ce qu’il faut internationaliser les plateformes biosphériques à l’échelle de la biosphère elle-même ? je laisse cette question de côté, elle est compliquée et sur laquelle je n’ai pas de point de vue clair; est-ce qu’il faut les traiter comme des communs par-delà les puissances publiques locales comme est, c’est une évidence, Wikipédia (qui est une agence associative non privée mais non publique et là Jimmy Wales a réussi un truc extraordinaire, là la légitimation du modèle libertarien est absolument évidente) ? Donc nous devons réfléchir sur ces questions-là en n’oubliant pas que Jimmy Wales est un libertarien très radical. Ça ce sont des questions dont doit débattre l’internation en convoquant les mathématiques, la physique, la biologie etc. c’est-à-dire en produisant un discours absolument rationnel et en exigeant de l’argumentation rationnelle, des débats contradictoires, critique par les pairs etc. et pas avec des attitudes ou des positions, des postures d’un autre âge.
Le vrai sujet est au moins pour le moment de prescrire les articulations légales et économiques c’est-à-dire transitionnelles du micro-cosmique et du macro-cosmique – je dis bien légales c’est-à-dire légitimes et économiques c’est-à-dire efficientes (c’est la caractéristique de l’économie) - le problème aujourd’hui est que la légalité est devenue anti-efficiente et à partir de là il y a une sorte de discrédit qui se déploie et c’est pour ça que Peter Thiel cherche à développer une autre légitimité mais en passant lui par la bible sans être pour autant un réactionnaire créationniste, c’est autre chose, et en plus il est homosexuel donc il est pour la liberté, c’est une figure très compliquée. Pourquoi transitionnelle ? parce que c’est évidemment tout ça toujours sous condition d’une économie libidinale qui est conçue pas seulement avec Freud mais avec Winnicott c’est-à-dire où les objets qui forment les rétentions tertiaires sont transitionnels et vous savez bien que votre smartphone est un objet transitionnel pour vous et c’est parce que les gens qui développent cette industrie de la réticulation le savent et le font fonctionner que tout ça fonctionne précisément.
Pour penser ça il faut aussi après avoir rappelé que la relation public - privé est fondatrice du secret de la délibération qui est elle-même conditionnée par la plus petite bifurcation qui est l’extime que j’appelais l’inframince tout à l’heure, il faut souligner qu’il y a une histoire de la différance public – privé et que cette histoire, il faut la faire ; elle n’est pas faite aujourd’hui ; elle n’est pas faite d’un point de vue exosomatique ; par exemple aujourd’hui, ce qui autrefois était privé est maintenant devenu payant c’est-à-dire « est privé » veut dire payant ; à l’époque d’Hermès, privé ça ne veut pas dire payant ; il n’y avait absolument rien de payant à l’époque d’Hermès ; on a des mines, on a de l’argent, on paye les sophistes ; il y a déjà un marché mais rien de ce qui compte dans la sphère du droit ne compose avec ce qui est payant ; ce n’est pas du tout la question des grecs ; ce qui est la question des grecs c’est l’individuation collective dans le bouleutérion ; aujourd’hui, privé veut dire essentiellement : TF1 est une chaîne privée ; c’est ça qu’on entend par « privé » – autrefois privé voulait dire hermétique c’est-à-dire relevant de l’interprétation et non pas du calcul ; ce qui est privé aujourd’hui c’est intégralement calculable et plus c’est calculable plus c’est privatisable mais autrefois c’était absolument pas calculable ; c’était précisément parce que ce n’était pas calculable que c’était privé. Quant à ce qui est public pour nous maintenant c’est ce qui est devenu gratuit au sens où tel « truc » public n’est pas fait pour faire de l’argent. Tout cela mériterait des analyses approfondies et pour les mener il faudrait passer par Karl Polanyi mais on ne va pas le faire.
Tout ça nécessite de reconsidérer très en profondeur les jeux entre système technique ST, systèmes sociaux SS et systèmes juridique SJ ; le système juridique c’est évidemment un système social mais c’est pas un système social comme les autres parce que c’est celui qui régit les rapports entre le système technique et les systèmes sociaux ; je vous donne un exemple : vous avez un revolver (c’est un objet technique) et c’est l’équivalent du premier objet technique qui était le silex taillé ; c’est un silex taillé extrêmement efficace ; vous n’avez pas le droit d’avoir un revolver ; aujourd’hui en tout cas en France il est interdit d’avoir un revolver sauf si vous avez un permis de port d’arme ; aux Etats-Unis, tout le monde peut porter des armes, c’est complètement différent ; c’est un tout autre rapport à la loi mais ça c’est une question d’agencement entre la technique et la loi et ce qui est vrai du revolver est vrai d’absolument n’importe quoi ; par exemple, en tant que pharmacien, vous n’avez pas le droit de vendre une pilule contraceptive à une gamine de moins de tel âge, sans une ordonnance etc. ; il y a toutes sortes de prescriptions de ce type ; que dit Peter Thiel ? supprimons tout ça, ça empêche la liberté de s’exprimer. Il dit ça mais il dit beaucoup d’autres choses plus intéressantes parce que ça c’est tragiquement classique, c’est grosso mode le discours de libertariens américains, bien avant les libertariens modernes depuis déjà le XVIIIème siècle. Maintenant cette formule ST/SS/SJ, le juridique étant donc ce qui constitue les relations transductives entre le système technique et les systèmes sociaux, ce que Bergson appelle les « obligations », il faut l’inscrire dans cette formule-là avec système géographique SG et système biologique soit SG/(ST/SS/SJ)/SB c’est-à-dire qu’en amont et en aval de cette combinaison néguanthropologique que nous essayons de penser à Plaine Commune et de réarticuler sur des bases nouvelles et avec des principes nouveaux, eh bien il faut savoir que nous sommes dans un macrocosme, le système géographique SG qui lui-même appartient au cosmos et à la physique des réalités sidérales et que localement cela constitue un système biologique SB que depuis 1925-26 on appelle la biosphère. Il faut intégrer tout ça aujourd’hui donc dans une perspective qui par ailleurs intègre aussi, outre Vernadsky, Lotka c’est-à-dire le fait que la biosphère est devenue un macro-système exosomatique, et Heidegger c’est-à-dire la question du “}Gestell* tel que Heidegger a anticipé ces questions dont nous parlons ici mais d’une manière inaboutie c’est-à-dire sur des bases contradictoires selon moi, donc il faut critiquer Heidegger et pour ça, il faut revisiter en profondeur les relations entre ce que Leroi-Gourhan en 1943 appelle les tendances techniques TT et les faits techniques FT dans un livre qu’il faut absolument que vous lisiez qui s’appelle Milieu et techniques et que j’ai commenté dans un livre qui reparaître bientôt qui est La technique et le temps tome I parce que ce que nous dit Leroi-Gourhan c’est que ce qui caractérise une localité néguanthropologique – c’est évidemment mon langage, lui il appelle ça une cellule ethnique – c’est que précisément elle a une façon de détourner les tendances techniques à travers ce qu’il appelle des faits techniques qui font diffracter la tendance – comme il dit, c’est son terme exactement et cette diffraction de la tendance produit de la néguanthropie ; celle-ci eut être chamanique – j’ai fait tout un commentaire sur le harpon du chasseur de phoques (parce que j’ai travaillé sur les harpons de Leroi-Gourhan, il a fait sa théorie sur les harpons et donc j’ai essayé de montrer ça moi-même sur un exemple particulier) mais aujourd’hui, il faut revisiter toutes ces choses choses-là avec Benjamin Bratton et son texte The black Stack qui lui redécrit toutes ces relations tendances technique, faits techniques – il n’utilise pas ces concepts mais il décrit les réalités techniques d’aujourd’hui de manière très précise - il faut le faire aussi en passant par Lawrence Lessig https://scinfolex.com/2014/01/24/comment-code-is-law-sest-renverse-en-law-is-code/ https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/ https://sites.google.com/site/enjeuxdunumerique/concepts/code-is-law-lessig↩︎ et il faut évidemment aussi que vous alliez voir ce que dit Peter Thiel par exemple dans ce texte là – c’est une critique de Peter Thiel qui est publiée dans Cyborgology https://thesocietypages.org/cyborgology/2016/08/13/mimesis-violence-and-facebook-peter-thiels-french-connection-full-essay/↩︎.
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