Séance 5
Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux
Bernard Stiegler,
« Séance 5 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte -
2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance5.html.
version 0, 20/12/2025
Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0
International (CC BY-NC-SA 4.0)
Enregistrement du 8 juillet 2014 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord
Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS
6e séance d'un séminaire qui se poursuivra, comme je l'ai annoncé l'autre fois, exceptionnellement à Épineuil-le-Fleuriel au mois d’août parce que je n'aurai pas réussi à aller jusqu'au bout de ma lecture dans les séances qu'on a données et donc j’ai décidé de faire une 7e séance qui aura lieu le 18 août à Épineuil dans le cadre de l'Académie d’été. Alors, vous voyez là la première page du chapitre 9 des Métamorphoses de la parenté de Maurice Godelier qui a pour titre, un titre très intéressant pour nous, Le corps sexué, machine ventriloque de l’ordre et du désordre qui règne dans le cosmos. Ça, c’est intéressant. C’est intéressant parce que... Bon, d’abord, machine ventriloque pour développer le corps, je vais y revenir en détail, je vais commenter, enfin, en détail, pas tant que ça en détail, mais je vais donner des commentaires de cette expression de « machine ventriloque » que je crois, très intéressante. Ça, c’est vraiment un chapitre extrêmement intéressant du bouquin mais qui ajoute « de l’ordre et du désordre qui règnent dans le cosmos ». Ça, je ne vous en parlerai pas, sauf pour dire tout de suite que vous avez bien noté que nous parlons de l’ordre et du désordre, c’est-à-dire de ce qu’on appelle l’entropie et la néguentropie et que j’essaye de penser l’anthropologie comme une entropologie avec un e et sans h, donc de penser le problème de l’homme comme facteur à la fois néguentropique et entropique via la technique et j’essaye aussi de le penser dans le rapport au cosmos, au cosmos qui dans les sociétés dites premières, traditionnelles, etc. est une dimension dont par exemple Leroi- Gourhan parle beaucoup lui aussi dans la construction de cultures de ces ethnies et qui est devenu au XVIe et au XVIIe siècle surtout, à un moment donné, quasiment un archaïsme aristotélicien, c’est-à-dire une marque des sociétés anciennes qui n’étaient pas encore entrées dans la raison moderne. Vous m 'avez entendu aussi citer Whitehead à plusieurs reprises dans ce séminaire et ceci pour une raison précise, c’est parce que Whitehead, lui qui est un mathématicien et un physicien, réintroduit la notion de cosmologie, et que je crois qu’il faut, à l’époque où l’on se pose des problèmes d’écologie, si on veut se les poser dans des termes rationnels, revenir à des questions de cosmologie. Je ne vais pas développer ça aujourd’hui, là, j’en ai déjà parlé dans les séances précédentes, j’y reviendrai cet été, à Epinay, mais je vous le signale pour commenter ce titre. Dans ce chapitre, donc, Godelier montre que le corps sexué est un corps… alors il dit ventriloque mais on pourrait se demander si ce n’est pas plutôt un corps ventriloqué. Être ventriloqué, ça veut dire qu’on est transformé en une marionnette à qui on fait dire des choses. Tandis qu’être ventriloque, en principe, un ventriloque c’est celui qui fait parler une marionnette à sa place. Donc je pense qu’il a voulu dire, et peut-être d’ailleurs c’est une coquille de l’auteur, le corps ventriloque, la machine ventriloquée, mais le corps ventriloqué, mais en même temps ce n’est pas sûr parce que c’est la machine ventriloque, donc ça serait avec deux e. En tout cas il y a un petit problème là que je ne vais pas approfondir maintenant, mais peut-être qu’on va y revenir dans la discussion. Pourquoi est-ce que le corps, quoi qu’il en soit, le corps sexué, et il s’agit du corps noétique, c’est-à-dire du corps de ce qu’on appelle les êtres humains, pourquoi est-ce que le corps sexué est un corps et non seulement un corps mais une machine ventriloque ou ventriloquée ? Il en va ainsi parce que, nous dit Godelier ici, un homme et une femme ne suffisent pas à eux seuls à faire un enfant. Un enfant, a besoin d 'une âme. Pour qu’un enfant soit un enfant, il faut qu’il ait une âme ou un esprit, dit Godelier. Un esprit, chez moi, ça veut dire une revenance. Ça veut dire qu’il faut qu’il soit hanté par des revenants, par des esprits, par des fantômes, par des morts. C’est le cas aussi chez les Grecs. Et chez nous, c’est ce que dit aussi Godelier. C’est vrai de tout enfant et de toute sexuation du corps. Il parle du corps sexué, il parle des Baruyas mais ce sont des propos qui ont une portée beaucoup plus universelle. Je reviendrai cet été, là encore, sur cette notion d'âme et d'esprit avec Emile Durkheim. Je vous en parlerai peut-être un tout petit peu tout à l’heure. Nous allons revenir là-dessus. Pour le moment, je ne fais qu’indiquer, de souligner cette référence que fait Godelier à la question de l'âme ou de l’esprit. Cette question de savoir qu’est-ce qui les distingue d’ailleurs est une immense question philosophique, je ne m’y appesantis pas. Vingt pages plus loin, page 428, dix-neuf pages plus loin, on voit comment, à travers ce corps qui est une machine ventriloque, le sexe devient genre. Qu'est-ce que le genre ? Genre masculin, genre féminin, ou encore il y a d’autres genres qui ne sont ni masculins ni féminins, ça existe dans la société. Le genre advient de la socialisation du sexe par la parenté c’est-à-dire par l’inscription du sexe dans un système social, qui est ce qu’on appelle parfois le système de parenté. Et cet avènement genre comme socialisation du sexe par la parenté, c’est aussi, ça c’est moi qui le dis, ça n’est pas Godelier, une sexualisation de l’économie à travers la socialisation du sexe devenant genre. Si j 'insiste sur cette question, c’est parce que ce que montre Godelier ici, page 428, c’est que le sexe en devenant genre soumet la sexualité à ce que Godelier appelle la reproduction du social, la reproduction de la société. Non pas à la reproduction du vivant, de l’espèce, aussi il y a évidemment un enjeu de de vie sexuelle, mais cette vie sexuelle est soumise à la reproduction non pas de l’espèce mais de la société. Comme vous le verrez, cet été à Epineuil si vous venez ou si vous suivez le séminaire en ligne, la dernière page des Les métamorphoses de la parenté se termine par cette phrase, la société humaine, c’est ce qui... enfin, je ne sais plus comment il le dit exactement, disons, l’espèce humaine, c’est l’espèce qui produit de la société, en modifiant les conditions de la reproduction. Je vous rappelle que la semaine dernière, il y a deux semaines, je vous avais proposé, invité à lire À la table des hommes de Jean-Pierre Vernant dans la Cuisine du Sacrifice où Jean-Pierre Vernant parlait du faux bourdon. Il disait que la reproduction chez les êtres humains passait du côté des mâles, des masculins, alors que les femmes... la reproduction sociale, alors que les femmes n’étaient finalement pas des reproductrices du social dans la société grecque. Il ne disait pas ça au sens absolu. Non, ce serait ce qu’on appelle un phallocrate, comme il y en a beaucoup. Mais ce n’est pas le cas de Jean-Pierre Vernant. Ce devenir personne-sexe, effectivement, le sexe en devenant genre transforme la personne en une personne, c’est-à-dire la constitue comme une personne c’est ce qui donne sa signification sociale à la différence des sexes. Et dans cet investissement de la sexualité par le social, qui constitue donc la personnalité, se produit ce que Godelier appelle une double métamorphose - à travers le devenir genre du sexe donc - et cette double métamorphose consiste dans l’établissement des rapports de parenté d’une part et des rapports de la personnalité d’autre part, donc dimension sociale, un rapport de parenté, dimension psychique d'une personnalité, par la subordination des sexes aux conditions de reproduction des rapports sociaux. Ça, ça sent le marxisme. Rapports sociaux, c’est un mot qui vient de Marx. On va revenir sur le marxisme de tout à l’heure et sur les rapports de Maurice Godelier et du marxisme.
Quoi qu’il en soit pour nous qui raisonnons du point de vue d 'une
organologie qui est aussi une pharmacologie, ceci, ce dont parle ici
Godelier,
à savoir la soumission ou la subordination des sexes aux conditions de
la reproduction des rapports sociaux, c’est-à-dire à la production du
social, comme disait Godelier,
eh bien c’est en réalité ce que nous appelons, nous, nous avons appelé
dans les séances précédentes et dans les séminaires précédents des
années passées, la transformation de la pulsion en désir. Ce qu’il
décrit ici, c’est un aspect de ce que je décris moi-même comme étant
la transformation de l’impulsion en désir. Et j'ajoute, ça c’est ce
que j’ai dit au début de ce séminaire de cette année, que la pulsion
est elle-même permise en tant qu’elle n’est pas l’instinct, Vous allez
voir que ça n’est pas clair du tout dans l’esprit de Godelier,
ce point-là. La pulsion en tant qu’elle n’est pas l’instinct - pas
l’instinct parce que la pulsion peut se déplacer alors que l’instinct
est automatiquement voué à un seul objet, il n 'y a pas d’instinct
chez l’être humain. Il y a une régression instinctuelle de la pulsion
mais la pulsion peut toujours se déplacer, donc ça n’est pas un
instinct. Et ça, celui qui a le mieux mieux expliqué ça à ma
connaissance, c’est Arnold Gehlen dans un livre dont je l’avais parlé
la semaine dernière. Donc la pulsion elle-même est permise et
pré-parée, on peut dire pré-parée, comme on pare chez le boucher un
morceau de viande, par l’amovibilité organologique. Si la pulsion peut
se déplacer d'un objet vers un autre, c’est d’abord parce que, comme
le dit Leroi-Gourhan,
l’espèce humaine est la seule qui est capable d’échanger ses organes,
et d’échanger ses organes. Donc Leroi-Gourhan
dit, l’espèce humaine est la seule espèce qui échange ses organes.
C’est-à-dire un marteau contre un tournevis ou une femme contre un
quintal de blé, dans les économies dont nous parlons là, l’échange
intègre tout ça, les enfants, les femmes, les armes, et ça c’est
capital. Et ça c’est ce que ne voit absolument pas Godelier.
Quand je dis ça, je ne fais pas un procès à Maurice Godelier.
En disant que Maurice Godelier
ne voit pas que, premièrement, le désir c’est de la pulsion
transformée, et deuxièmement que la condition de la pulsion c’est
l’amovibilité organologique des organes artificiels, je ne lui fais
pas un reproche à lui en particulier, puisque personne n’a vu ça. Ce
que j’essaie de montrer depuis quelques années, c’est que toute
l’ambiguïté du post -structuralisme, c’est de ne pas avoir vu ça. En
revanche, ce que dit Godelier
du corps est très intéressant. Il nourrit notre point de vue en ceci
qu’il décrit le corps comme étant littéralement imprimé par le social.
Littéralement, il emploie le mot. « Cette subordination en quelque
sorte « impersonnelle » et générale de la sexualité est le point de
départ d'un mécanisme qui imprime dans la subjectivité la plus intime
de chacun, dans son corps, l’ordre (ou les ordres) qui règne(nt) dans
la société… » de ces personnes. Et j 'insiste sur ce point, il faut
prendre ce mot « imprimé » à la lettre. Parce que, ça nous l’avons vu
l’année dernière et l’année d’avant, en effet, si on suit Maryanne
Wolf, par exemple, le cerveau lettré, ce qu’elle appelle le
reading brain, est littéralement imprimé à la
lettre. Vos cerveaux, à vous qui êtes ici par exemple, ont entièrement
été reconfigurés et réimprimés à la lettre par votre passage sur les
bancs de l’école et l'université, entre 15 et 25 ans, selon les cas,
voire plus. Parfois jusqu’à la fin de vos jours, comme moi, Inch
'Allah. Ce que ne voit pas Godelier
dans ce qu’il voit, il voit que le corps, en tout cas, il voit, est-ce
qu’il le voit ? Est-ce qu’il se rend compte que ce n’est pas
simplement une métaphore de dire que le corps est imprimé ? Ça, je
n’en suis pas sûr. Ce qu’il ne voit pas, en tout cas, c’est s’il
utilise cette métaphore c’est parce que l'imprimerie et avant
l’imprimerie, l’écriture alphabétique, c’est ce qui a, en tant que
rétention tertiaire, imprimé les cerveaux et les corps. Et cette
modification de l’organisation du cerveau, qu’aujourd’hui nous
connaissons dans le détail, vu des expériences et des représentations,
niveau scientifique, en imagerie scientifique, dans les séminaires
précédents très précises, eh bien cette réorganisation, c’est
ce qui constitue la transindividuation. Et dans une société
chamanique, un cerveau est imprimé entre guillemets, sans imprimerie
ni alphabet mais par d’autres moyens qui sont les instruments du
chaman, on les appelle les instruments. Et j’en ai parlé de cela dans
des conférences que j’ai données ici et là et qui sont en ligne si ça
vous intéresse. Cette trans-individuation qui s'imprime dans les
cerveaux crée des circuits qui se tracent entre les cerveaux. Car
celui qui a été imprimé comme reading brain peut
ensuite imprimer dans les cerveaux des autres selon les modalités qui
sont conformes à la culture du reading brain,
c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui la culture rationnelle. Il
est capable d’argumenter, de produire des énoncés conformes à la
rationalité et donc d'impressionner les autres au sens strict,
d'imprimer dans leur cerveau son point de vue et à ce moment-là se
développe une société rationnelle. Rationnelle au sens en tout cas
occidental du terme. Inutile de vous préciser que je ne considère pas
que les sociétés qui ne sont pas occidentales ne sont pas rationnelles
mais ce sont d’autres types de rationalité. Ce qui se produit entre
les cerveaux, le premier à en avoir posé la question, et à en avoir
affirmé la dimension, à savoir que c’est entre les cerveaux que se
passe l’essentiel, c’est Gabriel Tarde, que Gilles Deleuze
a beaucoup connu, et Mauricio Lazzarato également d’ailleurs. Alors
cette impression des cerveaux est une intériorisation. Et ce que nous
dit ici, dans ces passages très beaux de ce chapitre, qui est vraiment
un des meilleurs moments du livre, ce que nous dit ici Godelier,
c’est que cette intériorisation constitue l’intimité. Et ce que montre
Godelier,
c’est que cette intimité, et bien c’est en fait ce que Jacques Lacan
appelait l’extimité. Parce que ce que nous montre Godelier,
c’est que cette intimité est socialement constituée, donc elle n’est
pas totalement intime, elle est aussi, comme disait donc Lacan,
extime. Et ce qu’ajoute Godelier,
c’est que cette constitution psychique de l’extimité constitue aussi
et d’abord, suppose même, la transindividuation du corps. Ce n’est pas
seulement le cerveau, c’est tout le corps qui doit être soumis à cette
transindividuation. Et vous m'avez bien compris, je n’ai pas dit cette
transsubstantiation. Vous comprenez que nous ne sommes pas très loin
ici de questions qui sont des questions de théologie et même de
christologie. Et j’y reviendrai, pas aujourd’hui, mais à Epineuil. Il
y a de la trans-individuation des corps et cette trans-individuation
des corps, eh bien elle est ce qui est à l’origine de la constitution
des fantasmes. J’y reviendrai tout à l’heure. Notons ici que même si
elles me paraissent insuffisantes, ces analyses de Godelier
sont vraiment magnifiques et qu’elles sont à mon avis puissantes et
déplacent un certain nombre de questions, par exemple de la
psychanalyse de manière fondamentale. Mais en même temps elles sont
amputées par un certain nombre d’insuffisances que je voudrais
précisément essayer de faire apparaître et pour lesquels je voudrais
proposer des chemins pour les combler, si j’ose dire, dans mon
outrecuidance bien connue. Qu’est-ce qui est magnifique dans ce dit
Godelier
et qu’il observe très précisément, après aussi avoir quand même passé
des années et des années en vivant avec les Baruyas, c’est très
important, tout ça s'appuie sur un travail de terrain énorme, qu’il a
fait au sud de l 'Australie, entre l 'Australie et l 'Asie, la Vietnam
et de la Thaïlande. Ce qu’il montre de manière très précise,
c’est que le corps sait des choses que le langage ignore. Un
peu comme le cœur sait des choses que la raison ignore. Et ça, vous le
savez bien, c’est Corneille, c’est le Cid. « Le corps déborde du
langage. Si tout s 'enfouit dans le corps ». Qu’est-ce que ça veut
dire tout s 'enfouit dans le corps ? Ça veut dire qu’il faut imprimer
le corps, « et si tout s'y occulte, s’y travestit, le consentement à
l’ordre, à autrui, débouche sur le silence. Il suffit de vivre
son corps. Il sait ce qu’il peut faire ou ne pas faire, qui il peut
désirer et qui il doit fuir ». Sans passer par le langage,
sans passer par la réflexion, etc. Très important, ça. C’est
extrêmement intéressant. Et il faudrait s 'y appesantir, mais je n’en
ai pas le temps. Si on voulait le faire, il faudrait lire
Gehlen, dont je vous parlais tout à l’heure, mais Konrad Lorenz, par
exemple. Parce que derrière tout ça, il y a des questions
d’automatismehttps://sproutsschools.com/libet-experiment-do-we-have-free-will/↩︎. La question du corps comme
machine ventriloquée c’est aussi la question du corps habité par des
automatismes sociaux. Et ces automatismes sociaux font que le corps
n’est pas un corps incivil, invivable, mais qu’il est social, sociable
comme on dit aussi, qu’il est capable de vivre en société. Je vous
rappelle, vous le savez bien, mais qu’un corps ne peut pas vivre, un
corps humain, un corps noétique, ne peut pas vivre en société sans
avoir été introduit dans cette société. Et cette question-là, c’est
celle de l’éducation sur laquelle on va revenir tout à l’heure. Les
automatismes sociaux que le corps doit intérioriser au cours de cette
éducation, c’est ce que Leroi-Gourhan
appelait les programmes socio-ethniques. Quoi qu’il en soit, c’est par
cette intériorisation que se constitue une forme sociale de l’intimité
à soie et aux autres, Et si, là aussi, on avait le temps, il faudrait
confronter cette question au social networking aujourd’hui, pour
essayer de voir qu’est-ce que fait le social networking à cette
intimité sociale ? Qu’est-ce qu’il fait de cette extimité ? Qu’est-ce
que vaut, par exemple, ce que dit Serge Tisseron de l’extimité qu’Il
va piquer chez Lacan et
dont, à mon avis, il utilise le sens complètement à contre-sens.
C’est-à-dire qu’il interprète, à mon avis, complètement à contre-sens.
Il faudrait prendre le temps de faire tout ça. Je ne le ferai pas. Par
contre, ce que je soulignais, c’est que ce qui est en jeu
derrière ce que dit ici Godelier,
c’est ce que j'appelle une organologie de l’inconscient. Et
ça, c’est évidemment extrêmement important, même si Godelier
ne pose pas comme cela, mais à mon avis il l’a en tête, pas
l’organologie, puisque l’organologie n’est pas son propos, c’est le
nôtre. L'inconscient par contre, ça c’est clairement ce qu’il vise,
mais il ne le dit pas parce qu’il est très prudent, je pense. Les
analyses que Godelier
mène ici, sont au service d'une critique radicale de Claude Lévi-Strauss.
Ce que nous allons voir maintenant, c’est que cette critique de Claude
Lévi-Strauss
passe par une critique de Freud.
Il faut savoir que Maurice Godelier
a été l’assistant de Claude Lévi-Strauss
pendant de nombreuses années, et que lorsque Claude Lévi-Strauss
a laissé sa place, il n’a pas choisi Godelier
pour lui succéder, donc il y a une certaine amertume aussi dans ses
propos. Parfois, peut-être, il ne produit pas la pure sérénité qui est
requise quand on veut penser loin. Je ne dis pas ça du tout méchamment
pour Godelier
mais c’est un élément d'histoire qu’il faut prendre en compte.
Peut-être cela lui a fait un petit peu perdre de vue un certain nombre
de choses. Quoi qu’il en soit, cette critique de Freud,
qui est une critique de Lévi-Strauss,
commence ici. Et là, vous voyez l’ordre et le désordreSéminaire Pharmakon 2014 séance 5 time code 00 :24 :34↩︎.
Là, il a mis l’ordre, là, il n’a pas mis le désordre. Le désordre,
c’est... Alors, qu’est-ce que c’est que le désordre ? Pourquoi est-ce
qu’il apparaît là ? Pourquoi est-ce que l’ordre apparaît là, mais pas
le désordre ? Est-ce que le désordre, c’est l’ego, la machine
désirante ? Il emploie l’expression de Gilles Deleuze.
Laissons de côté cette question qui restera un mystère. Quoi qu’il en
soit, ce qu’il s'agit de critiquer dans la production de la société,
c’est la façon dont Claude Lévi-Strauss
a repris à Freud
pratiquement tel quel ce qui s'imprime dans l’individu, dans le corps
de l’individu, à savoir le tabou de l’inceste au service de la
reproduction de la société. Ça, Godelier
dit : ça c’est Lévi-Strauss
qui le doit à Freud,
et ça, ça ne marche pas. Ça ne veut pas dire qu’il conteste
qu’il y a une prohibition de l’inceste, évidemment. Il ne conteste pas
du tout ça, mais par contre, ce qu’il conteste, c’est les conditions
dans lesquelles cette prohibition s'inscrit dans le corps noétique,
c’est les conditions de son apparition, c’est la question de savoir
s'il y a un tabou de l’inceste ou pas avant l’homme et le devenir de
ce tabou. Quoi qu’il en soit, la prohibition imprime dans le corps la
soumission de ce corps à la reproduction du social. Ça, c’est le
premier propos de Godelier.
Il dit, la prohibition de l’inceste, ça sert d’abord à soumettre la
reproduction sexuelle à la reproduction sociale. Et dit-il là, ça
suppose une amputation du désir. Il faut amputer le désir. Cette
amputation partielle, c’est une amputation car c’est une limitation du
désir. Moi je dirais plutôt, non pas une amputation du désir
ou un manque, comme dirait Lacan,
mais un être par défaut. Ce qui n’est pas la même chose, et
comme le défaut de ce que Godelier
lui-même appelle le propre de l’homme. Il parle du propre de l’homme,
de l'être propre de l’homme. D'ailleurs, il a écrit un paragraphe, un
sous-chapitre, que je vais vous présenter tout à l’heure, où
il n’a pas peur d’écrire le propre de l’homme. Il faut le
faire, parler du propre de l’homme. IL faut le faire, parler
du propre de l’homme en 2004, il dit qu’il faut le faire parce que ça
a été tellement critiqué, déconstruit par tant de gens, notamment par
Derrida,
mais par beaucoup d’autres, la pertinence même de cette question du
propre de l’homme qu’il faut un peu d’audace ou d’inconscience. Je
crois que ce n’est pas de l’inconscience. Quoi qu’il en soit,
je soutiens, moi, qu’il n 'y a que de l’impropre de
l’homme. Je reste alors là -dessus, tout à fait attaché à ce
que dit Derrida
et fidèle à sa position. Mais en déplaçant un petit peu la position de
Derrida,
en essayant de reprendre un petit peu la proposition de Godelier
de la manière suivante : l'homme est impropre, malpropre si vous
préférez. Il faut sans cesse le nettoyer. Et cette impropriété, qui
est une sorte de malpropreté, il faut en faire non pas une propriété -
c’est ça l’enjeu. Derrière l’impropre de l’homme, chez les philosophes
du droit naturel, il y a la propriété naturelle - il faut en faire une
question non pas de propriété, mais de propreté. L'homme doit toujours
faire le ménage. Sans cesse, ça se resalit. Tout revient, tout
redevient poussière. Pas seulement poussière des corps qui se
décomposent, qui se retrouvent dans les tombes et retournent à la
terre, comme le dit la Bible, mais une poussière qu’il faut toujours
enlever des meubles, des meubles de ce qu’on a dans la tête. On
s’empoussière en permanence. Le problème de l’homme, c’est de se
dépoussiérer. C’est de faire son ménage sans arrêt. Et de se
mettre en ménage pour ça d’ailleurs. C’est ça la
question du passage du sexe au genre. En ménage et en se
pacsant ou en se mariant avec quelqu’un de son propre sexe. S'il y
avait du propre de l’homme, on ne pourrait pas se pacser. Il y a de
l’impropre, il y a de la propreté. Il faut s'élever sur la base de
quelque chose qui est foncièrement impur, sale et bas, ce que
Nietzsche,
puis Deleuze,
appellent la bêtise. Il faut devenir la quasi-cause d'une
bêtise fondamentale dont Epiméthée est pour moi la première figure,
énoncé présenté bien avant Deleuze
et Nietzsche,
par Eschyle, probablement bien d’autres, puisque vous savez qu’il ne
nous reste de la mythologie grecque que des fragments. Des
innombrables productions de tragédie, par exemple, qui ont été
engendrées dans la Grèce du Vème siècle, innombrables, il n’en reste
que quelques dizaines. il s'est perdu énormément de choses. Et je suis
certain qu’Epiméthée est apparu bien plus souvent que les deux ou
trois occurrences dont nous disposons chez Hésiode. Alors, ceci ayant
été dit, Godelier
fait ici une sorte d’archéologie de la pensée de l’inceste et de son
tabou où il essaye de revenir sur toute la littérature
psychanalytico-anthropologique qui a été produite sur la question de
l’inceste, et elle est innombrable là aussi cette littérature. Il y a
des milliers d'ouvrages et d’articles écrits sur la question de
l’inceste. Mais évidemment, il revient essentiellement à Freud et
à Lévi-Strauss.
Et à l’occasion d'une citation qu’il fait de Freud où
Freud
met en tension l’instinct et la loi, c’est ça : « On ne voit pas bien
pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d'être
renforcé par une loi ». Ça c’est une réponse à Westermarck qui
soutenait que s'il y avait une répulsion pour l’inceste chez les êtres
humains, c’est parce que c'était un instinct et Freud
répond : si c'était un instinct, il n 'y aurait pas besoin de faire
une loi. Instinct ça ne se remplace pas par nature. Donc ce n’est
précisément pas l’instinct. Et c’est pour ça qu’on a besoin de faire
une loi. Cela étant, je souligne ce point aussi parce que je veux
introduire le problème qui est que selon moi Godelier
ne cerne pas à lui-même très précisément la différence entre
l’instinct et la pulsion. Or cette différenciation entre l’instinct et
la pulsion, qui réfère à ce que je disais tout à l’heure, il y a aussi
des nombrables textes, enfin il n 'y en a pas tant que ça, mais il y
en a quand même assez nombreux de Freud
qui expliquent bien que l’instinct, que la pulsion, ça n’est pas
l’instinct, Eh bien, cette différence entre instinct et pulsion
précède et conditionne la différence entre instinct et loi, plus
exactement la considération du rapport entre l’instinct et la loi. Ça,
je crois que ça n’est pas très clair dans la tête de Godelier.
Quoi qu’il en soit, toutes ces questions, chez Freud,
elles viennent, vous le savez bien, ça ce sont des thèses de Totem et
tabou, elles viennent chez Freud de
Darwin. Freud,
pour faire son hypothèse de ce qu’il appelle le mythe de la horde
primitive, exposé dans Totem et tabou se réfère à
Darwin dans La Descendance de
l'Homme qu’on avait un petit peu étudié l’an passé ou
l’année d’avant, je ne me souviens plus très bien, où Freud
fait une hypothèse qui est la deuxième hypothèse de Darwin, puisque
Darwin a deux hypothèses. Une première hypothèse c’est que les animaux
puis les hommes vivent en petits groupes avec un mâle, avec une ou
plusieurs femelles. Ça c’est la première hypothèse, et la deuxième
hypothèse c’est que les animaux vivent en hordes, c’est-à-dire en
troupeaux et qu’il y a un mâle qui domine une très grande quantité de
femelles, et aussi d’autres mâles qu’il soumet à travers une
hiérarchie animale qui existe, on connaît aujourd’hui avec
l’éthologie, on a beaucoup documenté ce genre de choses. Ça c’est la
fameuse hypothèse de la horde primitive. Moi-même j’ai commenté il y a
environ 20 ans, un peu plus, Totem et tabou et en
particulier ce passage dans un article qui a été publié à la revue
Contre-Temps dirigée par Marie Moscovici, la maman du fameux ministre
des finances et surtout de quelqu’un de plus intéressant qui est le
père, pas Pierre mais son papa, Serge Moscovici. C’est quelqu’un
d’intéressant, c’est un anthropologue qui a aussi écrit sur l’écologie
des choses très importantes. J’ai publié donc dans la revue Marie
Moscovici, Contre-Temps, un article où j’ai commenté, je ne vais pas
vous lire maintenant mais j’ai soutenu que dans cette fable de Totem
et Tabou, il y a un paradoxe étonnant chez Freud,
qui est que Freud se
demandant comment les fils en sont arrivés à trouver le courage de
tuer leur père. Pendant des millénaires, des milliers, des dizaines de
milliers, des centaines de milliers d’années, ils vivaient dans cette
horde primitive. A l’époque de Freud le
sait déjà avec l’archéologie que ça fait longtemps qu’il y a ça. Ils
vivaient dans cette situation où le mâle, le mâle, dominait toutes les
femelles et les fils et du coup ce n’était pas encore des fils mais
des mâles, au marge du troupeau, quand est-il possible que, tout à
coup, ces fils aient trouvé le courage de se liguer contre le père
pour le tuer ? Sachant que le père ne devient le père que quand il est
tué. Tant qu’il n’est pas tué, ce n’est pas un père, c’est un mâle,
c’est la même chose. Le meurtre du père, c’est la constitution de la
parenté en tant que telle, c’est très important. Et se posant cette
question, Freud
dit, n’est-ce pas à l’occasion de l’invention d'une nouvelle arme qui
leur a permis, finalement, de tuer le père ? parce qu’elle a été plus
efficace, plus meurtrière, qu’ils ont finalement, effectivement, ils
sont passés à l’acte. J'avais souligné dans ce numéro de contre-temps
qu’il y avait une question que je ne se posais absolument pas Freud,
c'était de savoir si ce n’était pas plutôt le fait d’accéder à une
arme, c’est-à-dire à un organe artificiel, donc pas à des crocs ou à
des griffes, mais le fait de disposer d'une arme comme un organe
artéfactuel et technique qui rendait possible le meurtre du père.
Alors, je ne vais pas vous en parler plus que cela, ça c’est le début
du programme organologique de la critique de la psychanalyse, en fait
c’est comme ça que j’ai commencé la critique de Freud,
mais j’ai eu le grand plaisir il y a une dizaine d’années, un petit
peu plus, 12 -13 ans, c'était à l'IRCAM, de découvrir un article de
Paul-Laurent Assoun dans une revue qui s 'appelle Corécrit, C’était un
numéro spécialisé, une thématique qui était consacrée à la question de
l’instrument, l'instrument en musique, l’instrument en littérature,
l’instrument en psychanalyse, etc. Et donc, Paul -Laurent Assoun, qui
est un grand philosophe, psychanalyste, qui enseigne la philosophie et
la psychanalyse à l'Université Paris VII, qui est d’ailleurs venu ici,
dans cette salle, Paul-Laurent Assoun a dit des choses extrêmement
proches de ce que je vous disais là, dans un texte qui s'appelle L’arsenal
freudien. Ce que je soutiens, c’est qu’il y a une question
que ne voit même pas Freud,
Lévi-Strauss
encore moins, et Godelier
non plus, c’est la question de la constitution de la horde primitive
par l’arme. Et le fait que le meurtre soit rendu possible par ce
pharmakon qui est toujours à la fois ce qui permet de préserver la
société, de se protéger des prédateurs, d’attraper des proies, de
construire des maisons aussi, parce qu’un silex taillé ce
n’est pas simplement une arme, c’est aussi un instrument du travail,
mais qui permet aussi de tuer son voisin. Et par exemple son
père. Il n'y a pas un mot dans la psychanalyse freudienne d’une telle
question, je vous l’ai déjà dit je crois, mais je le redis, c’est
quand même très frappant. Lorsque Freud
parle de Prométhée par exemple, et il en parle plusieurs fois, pas une
seconde, il en fait le dieu, frère d'Épiméthée qui apporte la
technique et l’artefact aux êtres humains, c’est-à-dire le
fétiche. Il en fait le dieu de l’homosexualité qui pisse sur
un pot pour éteindre les cendres sur le feu et qui interprète cette
jubilation de pisser sur le feu comme une pulsion homosexuelle. Alors
là, Freud
est absolument ridicule, proprement ridicule. C’est là qu’on comprend
comment Guattari
a pu s'énerver contre ce qu’il appelait le familialisme freudien. Quoi
qu’il en soit, ce meurtre du père à travers un pharmakon qui, de
remédiant et curatif, devient toxique et meurtrier donc, et dont on va
voir qu’il conduit par ailleurs au sacrifice, c’est le passage du mâle
au père, c’est la constitution de la parenté elle-même chez Freud.
Et ici Godelier
rappelle que pour introduire l’idée que le mâle ne peut devenir père
que par son meurtre et sa revenance, car Freud
dit dès lors qu’il était mort, alors le père se constituait comme le
fantôme du père, c’est ce qu’on retrouve dans Hamlet. A partir du moment où Freud
doit rendre compte du fait que le père ne se constitue que comme
revenant, ce qui du coup constitue l’esprit et l'âme dont je vous
parlais tout à l’heure, mais ça Godelier
ne le voit pas, ni Godelier
ni Freud.
Eh bien, Godelier
le souligne, Freud va
se référer à la théorie du totem de Durkheim.
Donc Durkheim
sera à la base de ses Formes élémentaires de la vie religieuse, sur
lesquelles nous allons revenir, pas aujourd’hui, mais cet été. Je vous
rappelle que Durkheim,
j’en avais parlé dans ce séminaire l’an passé, en vous disant que
derrière la théorie du totem de Durkheim,
il y a une théorie des catégories, de la catégorisation. Je vous
rappelle aussi que dans les premiers ou deuxièmes séminaires de cette
année, je vous avais dit que la parenté supposait des systèmes de
classification et de catégorisation. Derrière ce dont je vous parle,
il y a donc une question fondamentale qui est la catégorisation, qui
est au cœur de toute pensée philosophique depuis au moins Aristote. Et
donc, Durkheim
lui-même disait qu’il voulait la remettre en cause au regard de
l’analyse des conditions de la pensée religieuse par l’écologie. Donc
nous sommes bien au cœur de notre sujet, qui est aussi le sujet de ce
que l’IRI anime dans le cadre du séminaire Digital Studies, et
maintenant ce séminaire que nous faisons ici fait partie du séminaire
Digital Studies. Et donc nous sommes bien en train d’étudier
les racines des possibilités de la catégorisation numérique
contemporaine qui rendent possible les big data, les débats sur
l’épistémè contemporaine, d’innombrables questions qui sont liées à
l’automatisation. Voilà, je tenais à vous dire ça parce que,
pour qu’on ne perde pas le fil, nous étudions en ce moment Godelier,
les systèmes de parenté, etc. parce que nous cherchons à comprendre
les enjeux du numérique et je le dis à M. Perez en particulier, que je
remercie d'être là, qui est membre de la CNIL, voilà, Je suis très
heureux qu’un membre de la CNIL qui assiste à ce séminaire qui essaie
d’apporter aux institutions comme la CNIL, le conseil du numérique
dont je fais partie et d’autres, des concepts qui s 'appuient sur les
longues histoires de l’anthropologie.
Alors ceci ayant été dit, Godelier ensuite rappelle ce que c’est que le mythe de Freud, à savoir donc l’association des frères contre le père, qui ne deviennent des frères et qui ne devient le père que par ce geste de transgression. Ce crime, passage à l’acte criminel et donc la loi est fondée par un crime, c’est ce que disent aussi d’ailleurs René Girard d'un côté, Roberto Esposito de l’autre, etc. Et bien d’autres encore. Ceci constitue une mutation de la vie et de la mort qui va conduire à la théorie d’Atkinsonhttps://www.buscalibre.cl/libro-social-origins-and-primal-law-social-origins-by-andrew-lang-m-a-ll-d-primal-law-by-j-j-atkinson/9789356143593/p/54695152?srsltid=AfmBOoqyO5l0acuit4z1Xg4oGCMTJdfrB8-Lma_r0pE7fI7wZf1c91cd↩︎ et à la prise en compte par Freud de la théorie d’Atkinson qui s'appuie sur l’observation éthologique des troupeaux. L'idée c’est donc que quelque chose qui était métastabilisé dans la vie des troupeaux a changé avec le meurtre du père. C’est des troupeaux à la horde et de la horde ensuite à la société. L'interdit, l’interdit de l’inceste donc puisque c’est de ça dont nous parlons, je vous rappelle que dans Totem et tabou, il s 'agit de comprendre pourquoi il y a un interdit de l’inceste. C’est ça la question que se pose Freud. Et c’est ça que Lévi-Strauss reprendra tel quel dans ses Structures élémentaires de la parenté en 1949. L'interdit donc qui est fondé sur le meurtre du père et qui donne naissance au sacrifice, je vais revenir tout à l’heure sur la question du sacrifice, fondamentale, c’est aussi ce qui crée des circuits d’échange entre groupes sociaux, au-delà de la fratrie, c’est-à-dire que - qu’est-ce que dit Freud ? Il dit à cause du meurtre du père, les frères qui ont tué le père en commun ne peuvent plus toucher aux femelles qui étaient les femmes du père, parce que sinon ils entreraient en guerre entre eux et donc il faut qu’ils aillent chercher leur femme ailleurs. Et donc ça ouvre les circuits d’échange entre les groupes sociaux au-delà de la fratrie, ça fait sortir la société du cercle de la fratrie, de la famille, et ça constitue une société fondée sur l’exogamie quand même. Cette question de l’exogamie, vous savez, j’en avais déjà parlé au début du séminaire, est absolument fondamentale. Si tant, depuis 1870, depuis Morgane, si tant d’anthropologues et d'ethnologues étudient les systèmes de parenté, c’est parce qu’ils s 'accordent à apporter quelque chose, c’est que la société noétique, la société de l'être humain, c’est une société exogame. L'exogamie est constitutive de la société. Donc, c’est ici que Godelier parle de l’exogamie. Et ce que l’on voit c’est que la parenté, à travers ce qui résulte du meurtre du père qui conduit au tabou de l’inceste, qui conduit à l’exogamie, la parenté c’est à la fois l’organisation d 'une filiation, c’est-à-dire une descendance, c’est-à-dire aussi la base d 'une diachronie transgénérationnelle parce que qu’est-ce que c’est que la filiation et la descendance ? C’est l’intergénérationnelle, c’est le fait que sont contemporaines des générations différentes, trois à quatre générations selon les époques. Et donc dans cette contemporanéité, il y a une diachronie qui est présente, il y a aussi une dyschronie, il y a des antagonismes de génération. Et en même temps que se produisent cette filiation et cette diachronie transgénérationnelle, se produisent des alliances, c’est-à-dire à travers l’exogamie, une tribu passe une alliance avec une autre parce qu’il y a des femmes qui ont été échangées, etc. et ça constitue des relations sociales qui vont constituer une société et ça, ça constitue ce que j 'appelle moi une synchronie transindividuelle. Ceci n’est possible que par le biais du sacrifice. Le sacrifice qui suppose ou engendre lui-même, en tout cas chez Freud, le totem. La question du totémisme à l’époque de Freud est extrêmement prégnante puisque de nombreux textes sur le totémisme et sur le sacrifice sont contemporains de ce texte de Totem et tabou. C’est le 1912 Totem et tabou, Durkheim écrit un de ses textes les plus importants sur le totémisme 4 -5 ans plus tôt, et Marcel Mauss et Hubert, dont je vais vous présenter tout à l’heure un texte, écrivent aussi quasiment au même moment que Freud, un texte sur le sacrifice, plusieurs textes d’ailleurs. Ils ont écrit un avant en 1897 et ils ont republié un en 1917. Le père revenant qui apparait avec le crime, le passage à l’acte du meurtre du père dans la honte primitive, le père revenant qui engendre un sentiment de culpabilité, ça c’est ce que dit Freud - je vais y revenir tout à l’heure, parce que ça c’est mon point de désaccord fondamental avec Freud - le père revenant suppose un substitut pour être un revenant, pour qu’il puisse revenir. Pour qu’il y ait une revenance, c’est-à-dire une spiritualité du père, il faut que le père puisse être représenté par un substitut. Que Freud appelle, en reprenant ça chez Durkheim, Mauss et beaucoup d’autres, le totem. Et pourquoi est-ce que j'insiste sur ce point ? Bien pour une raison très précise. Vous me voyez sans doute venir avec mes gros sabots, comme disait ma grand -mère Léonie que je laisse « revenir » par la même occasion, je ne manque jamais une occasion de faire appel à la mémoire de Léonie. Le totem, c’est une rétention tertiaire. Et cette rétention tertiaire qu’est le totem, qui est un artefact, suppose un autre artefact qui l’a précédé et qui est précisément l’instrument du meurtre. L 'arme, dont ni Godelier ni Freud ne voient l’importance. Freud en parle mais il n’en voit pas du tout l’importance et Godelier lui n’en parle carrément pas du tout. Ça n’existe pas chez Godelier. On verra chez Durkheim, chez Marcel Mauss tout à l’heure, chez Jean-Pierre Vernant et chez Paul-Laurent Assoun dans le texte dont je vous parlais tout à l’heure, à quel point cette question de l’instrument est cependant extrêmement importante dans les pratiques sacrificielles, rituelles dont Durkheim, Mauss et beaucoup d’autres, Taylor, etc. vont examiner et analyser ethnographiquement parlant les conditions de réalisation. L'instrument, pas simplement le totem, mais l’instrument du meurtre, ce que j 'appelais tout à l’heure le pharmakon, c’est ce que j’appelle plus généralement l’épiphylogénèse. Et c’est ce dont j’essayais de montrer, dans le premier tome de La technique et le temps, que c’est la condition de l’hominisation. Ce qui constitue l’hominisation, c’est cette troisième mémoire qui n’est ni phylogénétique, spécifique, biologique, ni épigénétique, c’est-à-dire nerveuse, cérébrale et individuelle, mais qui est épiphylogénétique, c’est-à-dire qui est sociale, collective parce que supportée par des instruments qui se transmettent de génération en génération. Ça, c’est ce que j’appelais l’épiphylogénèse. Et l’autre fois, j’ai essayé de vous le dire, vous rappeler qu’il y a une histoire de l’épiphylogénèse. L’épiphylogénèse, c’est ce qui produit la rétention tertiaire dans sa forme la plus générale. Par exemple, le silex taillé que je trouve en plantant un cerisier du Japon et donc je me dis, mais c’est un silex taillé et c’est une trace qui remonte à peut-être 100 000, 200 000, 300 000 ans. C’est une rétention tertiaire. C’est-à-dire, c’est un témoignage d'une vie qui n’est plus là mais qui vient me hanter. Comme relique, comme fétiche, comme objet de musée, comme tout ce que vous voulez, ça va venir me hanter. Et ça va me constituer dans ma noéticité. Cette rétention tertiaire qu’est l’instrument de l’art primitif, par exemple, enjambe elle-même tardivement, à l’époque du paléolithique supérieur, ce que j 'appelle la rétention tertiaire hypomnésique, qui est le premier stade de la grammatisation et qui n’apparaît que à l’époque du paléolithique supérieur. L'époque du paléolithique supérieur dont on dit souvent, comme par exemple le conservateur de la grotte Chauvet, qui est aussi conservateur de la grotte de Lascaux d’ailleurs, dit : les sociétés aborigènes d'Australie sont certainement en phase avec ce qui se produit dans ces grottes du Paléolithique supérieur, il y a 35 000 ans. 35 000 ans pour Chauvet, 31 000 ans aujourd’hui, on dit 17 000 ans pour Lascaux, 11 000 ans pour la Grotte de la Vache dont je vous ai beaucoup parlé. Qu’est-ce que c’est que ce temps du Paléolithique supérieur ? C’est le temps des premières peintures rupestres. Il se trouve que ce temps des premières peintures rupestres, je pose que c’est aussi le temps du rêve. Et c’est pour ça que l’Académie d’été de cette année s'appelle Rêves, cinéma, cerveaux. Il se trouve que c’est la raison pour laquelle j’ai invité Barbara Glowczewskihttps://fr.wikipedia.org/wiki/Barbara_Glowczewski↩︎ qui fera une intervention que nous avons filmée avec Paul-Emile, elle est maintenant partie en Australie donc elle ne sera pas présente mais elle sera présente en vidéo. Il se trouve que Barbara Glowczewski a étudié les sociétés australiennes qui vivent dans ce qu’on appelle le dreaming, c’est-à-dire le temps du rêve qui donne ce genre de choses. Ça c’est une peinture australienne qui est une production rituelle en même temps qu’artistique engendrée par la société du Dream dans les ethnies australiennes mais aussi chez les Baruyas il y a également le Dream. Et je pense que c’est une hypothèse extrêmement intéressante d'essayer de repenser ce qui s'est passé au Paléolithique supérieur il y a environ 40 000 ans à partir des pratiques actuelles du Dreaming en Australie. Je vous signale que le conservateur de Lascaux a fait venir à Lascaux des tribus aborigènes et les a emmenés et a observé tout ’une pratique rituelle que ces aborigènes ont mis en œuvre avant d'entrer dans la grotte, ils se sont purifiés, puis ensuite, lorsqu’ils sont entrés, ils ont vu les peintures et il s’est passé des choses extraordinaires, semble -t -il.
Quoi qu’il en soit, le sacrifice et les substituts rétentionnels et protentionnels qu’il suppose, car le sacrifice s 'opère toujours sur les substituts, l’objet du sacrifice c’est le pharmakos, c’est-à-dire, en l’occurrence, cet objet, chez les Grecs, c’est un animal, ça peut être un coq, comme je te l’ai dit, que Socrate sacrifie à Asclépios juste avant sa mort, juste avant de lui-même se sacrifier en buvant le pharmakon. Il sacrifie un pharmakos, c’est-à-dire un objet de substitut de sacrifice pour Zeus. Ça peut être, comme vous le savez, un bouc. C’est pour ça qu’on parle de bouc-émissaire chez les Grecs ou aussi chez les hébreux. Et c’est pour ça qu’on parle de pharmakos dans la Bible. Un bouc-émissaire qui doit supporter tous les péchés et que l’on va sacrifier. C’est ce qui procède donc ce sacrifice de ce que ce qui est de toute évidence une pharmacologie. Cette pharmacologie, c’est la pharmacologie de l’instrument lui-même du sacrifice tel qu’il est à la fois curatif et empoisonnant, cet instrument dont nous nous servons tous. Cet ordinateur est un instrument qui peut être très toxique et très curatif. Et cette pharmacologie du pharmakon produit ce que j'avais appelé, il y a deux ans, à la suite d'un exposé de Gerald Moore dans l 'Académie d’été, une pharmacosophie, pas une pharmacologie. La pharmacosophie, c’est ce que j’ai appelé, après cet exposé de Gerald, la logique du bouc émissaire. dont d’ailleurs j’ai essayé de montrer qu’elle est peut-être à l’œuvre en ce moment en France dans le vote du Front National. Qu’est-ce qui engendre cette logique du bouc émissaire ? C’est une substitution causale. Un déplacement de causalité et une inversion de causalité que le sacrifice permet d 'opérer mais je soutiens que ce déplacement, cette amovibilité de la causalité, c’est ce qui est au cœur de la transformation de l’instinct en pulsion. Donc nous restons bien à l’intérieur de notre organologie du désir et de l’intention. Le sacrifice, c’est le point de départ de l’anthropologie de Marcel Mauss. Marcel Mauss, dont vous savez qu’il était élève et neveu d'Emile Durkheim. C’est lui qui va reprendre le flambeau à l’intérieur de la dynastie. Marcel Mauss est considéré très souvent comme le plus grand anthropologue français. Et Marcel Mauss pose que la question des sacrifices c’est de cette question qu’il faut partir pour constituer une anthropologie. Il le dit dans un texte qu’il co -signe en 1906 avec Henri Hubert, après un autre texte qui avait été publié en 1899 sur lequel je vais revenir tout à l’heure. Ce texte-là que je vous recommande vraiment de lire - ces deux texte-là - ils sont dans le tome 1 des œuvres de Marcel Mauss aux Editions de Minuit. Je vais revenir sur la question du sacrifice tout à l’heure et la raison pour laquelle je vous présente ici ce texte de Mauss, c’est parce que je crois que la question du sacrifice est absolument cruciale dans l’anthropologie et je veux en faire attester Marcel Mauss en personne si je puis dire ; pas en personne, mais avec le substitut du premier tome des Édition de Minuit, qui n’est d’ailleurs pas les œuvres complètes, parce que c’est un choix de textes.
Godelier affirme, ceci ayant été dit, revenons maintenant à Godelier et à Freud, et à Lévi-Strauss, Godelier affirme que Lévi-Strauss, comme Freud, et Freud comme Lévi-Strauss sont ethnocentriques. Que Freud soit ethnocentrique, Godelier dit ça parce qu’il conteste la théorie de la parenté de Freud et de Lévi-Strauss et donc il a essayé de montrer que tout ça, ça procède du péché fondamental de toute anthropologie qui est de pratiquer l’ethnocentrisme qu’elle est en principe censée combattre. Ça sert à ça l’anthropologie, ça sert à combattre l’ethnocentrique. C’est comme ça que Lévi-Strauss la définit. En disant cela et en faisant porter à Freud lui-même le péché d'ethnocentrisme, je pense que Godelier n’a pas tout à fait tort. Je pense qu’il n’a pas tout à fait tort, parce que moi-même je pense que Freud pratique un ethnocentrisme qui est l’ethnocentrisme de la culpabilité. Il projette sur les peuples australiens, que le totémisme c’est en Australie qu’on l’a analysé et dans les pays de l 'Amérique du Nord, chez les Amérindiens, les deux grandes sources de l’analyse du totémisme, c’est l'Amérique du Nord, c’est les américanistes et les spécialistes de l'Australie, c’est le cas de Durkheim par exemple. Il projette la culpabilité sur ces sociétés-là. Moi je pense qu’il y a des sociétés où il n 'y a pas de culpabilité. Et non seulement chez les Australiens, chez les Amérindiens, ça je ne le sais pas parce que je n’ai jamais visité, mais par exemple au Japon, il n 'y a pas de culpabilité. Un grand Japonais qui est un ami à nous, qui me l’a dit, c’est Idetaka Ishida. C’est de notoriété publique, la constitution de l’esprit japonais n’est pas du tout celle de l’esprit occidental. Et la culpabilité, ça n’a pas de sens. Alors non seulement la culpabilité n’a pas de sens au Japon, mais d’après Murray, par exemple, que j’avais cité dans mes séminaires et que j’ai largement cité dans mes premiers cours de pharmakon, la culpabilité n’a pas de sens chez les Grecs. Le premier à le dire, d’ailleurs, fortement, c’est Nietzsche. Chez Nietzsche, c’est une position philosophique qu’il occupe, tandis que Murray, lui, c’est une étude qu’il fait sur pièces. Il dit que la société grecque n’est pas une société de la culpabilité, c’est une société de la honte, de l’aidôs, et que ça n’est pas du tout la même chose. Ça, ce sont des questions essentielles sur lesquelles il faudrait faire des développements. Je ne vais pas le faire, je n’en ai pas le temps. Ça n’est pas l’objet fondamental. Et puis j’en ai déjà beaucoup parlé dans mon deuxième cours, c’est-à-dire en 2011-2012. Donc je ne vais pas y revenir. Si je le rappelais, c’est parce que derrière ça, il y a une question du rapport à l’instrument. De quoi l’instrument est-il le témoignage ? D 'une situation de culpabilité, par exemple, péché original, comme en Judée, pour le peuple hébreu, ou bien de la honte d'être un homme, comme dit Deleuze en citant ici Primo Levi ? La honte d'être un homme qui renverrait à la société de la honte, ou à la civilisation de la honte, chez les grecs, et qui se trouve exprimée dans la tragédie. Eh bien, je reparlerai de cela à Avignon puisque je vais faire une conférence sur le tragique à Avignon, sur le rapport entre l’intermittence et le tragique. Donc, ce sera mis en ligne si ça vous intéresse. Mais si j’en parle maintenant, c’est parce que chez les grecs, dans la société tragique de la honte, l’instrument est au cœur de la question sociale. Et ça, c’est ce que ni Godelier, ni Lévi-Strauss, ni Freud voient. C’est ce qui conduit selon moi Godelier à pratiquer non pas un ethnocentrisme, mais quelque chose qui est à mon avis encore bien pire, un capitalocentrisme, c’est-à-dire une justification de l’hégémonie du capitalisme sur les sociétés et la destitution des sociétés par exemple australiennes et autres, au nom d'une universalité du marché, comme disait Gilles Deleuze, qui n’est pas du tout l'universalité des Lumières mais l 'universalité de la puissance du capitalisme à travers sa technologie. L'oubli de l’instrument, quand on oublie le rôle de l’instrument, c’est ce que disait Marx et Engels dans l’idéologie allemande, on tombe toujours dans l’idéologie. Et ce que j’essaie de vous montrer, c’est que Les métamorphoses de la parenté de Godelier sont un effondrement dans l’idéologie. Quand je dis ça, ça ne veut pas dire du tout que ce livre ne doit pas être lu, bien au contraire, c’est un grand livre, un livre passionnant même, mais qui a des limites graves. Si j 'insiste sur l’instrument, c’est pour diverses raisons, mais notamment parce que l’instrument, c’est la condition du sacrifice. C’est ce que montre parfaitement Marcel Mauss. L'instrument, c’est le milieu du sacrifice, c’est la médiétéChez Aristote, la médiété (ou juste milieu) est le concept central de sa philosophie morale, définissant la vertu comme une juste mesure entre deux extrêmes, l'un par défaut et l'autre par excès. Wikipedia↩︎, c’est l’équivalent de ce que Aristote appelait dans le Traité de l 'âme la mésotès, la médiété en traduction française. C’est aussi pourquoi Marcel Mauss peut écrire, à mon avis de manière maladroite, d'un terme malheureux, que l’instrument est le moyen terme du sacrifice. « Le sacrifiant ne touche la victime que par l’intermédiaire d'un des instruments du sacrifice ». Moyen terme. Ça relève de ce que Hegel aurait appelé la médiation. Ce qui est important de noter c’est que l’instrument est au cœur du sacrifice et que dans ce meurtre qu’est aussi le sacrifice, car là il parle en l’occurrence de sacrifices qui se produisent en Inde. La société indienne traditionnelle c’est une société où on tue des animaux et en même temps le meurtre d'un animal est un crime énorme, extrêmement grave. Alors qu’est-ce qui fait que le magaïros comme on dit chez les grecs, c’est-à-dire le boucher sacrificateur, équivalent de l’imam ou du rabbin dans les sociétés où la viande doit être sacrifiée selon un rite que ce soit la viande kasher ou la viande halal - ce n’est pas l’antichristianisme - qu’est-ce qui fait que le sacrificateur peut ne pas être un criminel, par exemple chez les indiens, chez les hindous ? Eh bien c’est parce que c’est le couteau qui devient criminel. « Ils rejetaient la faute les uns sur les autres, la faute d’avoir tué l’animal. Finalement on condamnait le couteau qui était jeté à la mer ». Alors je n’ai pas pris le temps de retrouver un passage où, c’est très intéressant, Jean-Pierre Vernant montre dans La cuisine du sacrifice, que chez les grecs, c’est pareil. Chez les grecs le couteau est lui aussi accusé d'être en fait la cause de la nécessité de tuer la victime sacrificielle et de sacrifier cette victime. Pourquoi ? Pour se sauver du caractère pharmacologique du couteau. La question du couteau, autrement dit du pharmakon est au cœur du sacrifice. Et c’est ce qu’on voit, évidemment, non seulement dans la société tragique, mais dans la tragédie. L 'étoffe du héros et le Cléos du héros tragique c’est la possibilité qu’il a ou qu’il n’a pas de devenir la quasi-cause de cette condition élémentaire pharmacologique qui est, comme on dit souvent, la tragédie c’est une fatalité, qui est fatale, ça veut dire irréductible, on ne peut pas y échapper. On ne peut pas y échapper et dès lors, si on ne peut pas y échapper, c’est notre condition, nous sommes des êtres instrumentaux, ne cherchons pas à revenir comme les orphiques à la pureté absolue qui échapperaient à la tragédie de l’instrument ou comme les instruments qui existent beaucoup chez Orphée, qui en fait se servent d 'un instrument, mais c’est un instrument qui est divinisé en quelque sorte, qui est idéalisé. Ou chez les Dionysiaques qui eux se vouent, comme l’a décrit là aussi Vernant très bien à l’animalité, à la sauvagerie et qui veulent, qui rejettent l’instrument et qui disent on mange de la viande crue, on baise autant qu’on veut, etc. etc. C’est-à-dire qu’il n 'y a plus de limite, il n 'y a plus de tabou, on peut transgresser toutes les lois. La tragédie c’est ce qui pose, Vernant l’a très bien montré, qu’il faut se tenir entre l’orphisme et le dionysisme pour rester dans la politique, c’est-à-dire dans la constitution d'une société qui est condamnée à l’artifice, y compris à l’artifice politique qui peut conduire aussi à Nicolas Sarkozy, à François Hollande, et c’est comme ça.
L'hypothèse de la prohibition d’inceste, revenons maintenant au sujet principal de Godelier, Lévi-Strauss, je vous l’ai déjà dit, la doit à Freud. Et chez Lévi-Strauss, l’enjeu n’est plus le passage du mâle au père, c’est le passage de la nature à la culture. Passage dont Godelier va radicalement contester le découpage. Il va s 'y opposer, au discours de Lévi-Strauss. Il va le faire à partir de ce qui s'annonce, selon moi, comme un cérébralisme tout à fait basique et absolument vulgaire. Et dont on verra d’ailleurs qu’il le partage finalement avec Lévi-Strauss parce que Lévi-Strauss lui-même va revenir à ce cérébralisme. Là, ce dont on parle, c’est la théorie de Lévi-Strauss de 1949. Lévi-Strauss va reformuler cette théorie en 1967, d’abord. Et puis ensuite, en différents textes, 1988, 1995, et jusqu'en 2000 et quelques, il va revenir à des points de vue nouveaux, et plus il va évoluer, plus il va se rapprocher du point de vue des cognitivistes neurocentriques. Et ce que je voudrais vous montrer, c’est que Godelier lui-même se rapproche des cognitivistes neurocentriques. Je pense que c’est une grave erreur, et c’est extrêmement décevant de la part, en plus, d'un type qui a été l’élève d’Althusser, et qui en principe aurait dû être bien armé pour lutter contre cela. On voit par exemple ici, que « la subordination sociale des femmes soit fondée sur les structures inconscientes de la pensée symbolique, bref, en dernière analyse sur celle du cerveau » c’est-à-dire qu’il rapporte la pensée symbolique aux structures du cerveau. Nous allons voir que ce point de vue, on le trouve, donc ce point de vue cérébraliste, chez Lévi-Strauss, non pas en 1949 mais à partir des années 1960. Ce que l’on voit, c’est que les structures inconscientes de la pensée symbolique, donc d’abord sont posées ici comme équivalentes avec le cerveau ce qui, en soi, me choque énormément. C’est la position actuelle des neurocentriques. C’est d’autant plus étrange que Godelier, en cela qu’il reproche, à juste titre à Lévi-Strauss, de ne pas prendre en compte non seulement la question du don de Marcel Mauss - il dit mais l’essai sur le don de Marcel Mauss c’est capital, donc dans la question de la prohibition qui est en forme de l’échange, si on ne prend pas en compte le discours de Marcel Mauss sur le don, pour la plupart des anthropologues est le texte fondateur de l’entrée en anthropologie, l’essai sur le don c’est le texte qu’on doit avoir lu pour entrer en anthropologie. Donc Godelier reproche à Lévi-Strauss de ne pas prendre en compte la question non seulement du don de Marcel Mauss, mais de ce qu’il est interdit de donner, car le grand apport de Maurice Godelier à l’anthropologie, selon la Doxa, c’est d’avoir montré qu’il y a des choses qu’il est interdit de donner. Moi, lorsque j’ai rencontré, la semaine dernière, ou il y a deux semaines, avec Paul-Emile Geoffroy, ici présent, Barbara Glosevski, elle m 'a dit, mais ce n’est pas du tout Godelier cette idée, c’est une de ses étudiantes à qui il a piqué l’idée. Je le dis en passant, parce que ça, l’interdiction de donner, c’est-à-dire qu’il ne l’a vraiment pas donnée, il l’a volée carrément, d’après ce que me disait Barbara Glosevski. Voyez comme c’est étrange à quel point on peut rationaliser ses propres défauts. Bon, quoi qu’il en soit, Barbara Glosevski a raison, on ne le sait pas, mais vous verrez ça, puisqu’elle le dit dans un article que je vais mettre en ligne sur le site pharmakon.fr pour la préparation de l’Académie d’été, elle le dit en tout cas. Quoi qu’il en soit, Godelier dit : Lévi-Strauss ne tient pas du tout compte du fait qu’il y a des choses qui ne se donnent pas. Il y a de l’interdiction de dons. Il y a des choses qui échappent à l’échange. Pourquoi est-ce que ça m 'intéresse, moi, ça ? On va voir ça plus tard. Godelier, quoi qu’il en soit, montre alors que Lévi-Strauss lui-même a changé à plusieurs reprises de position par rapport à 1949 « Lévi-Strauss lui-même a changé au cours de ces décennies ». C’est l’examen de ce parcours de Lévi-Strauss entre 1949 et les années 2000, 2004 en l’occurrence, c’est-à-dire l’année de la publication de Les métamorphoses de la parenté par Godelier lui-même - je vous rappelle que Lévi-Strauss est mort il y a deux ans, c’est ça ? Trois ans, pas très longtemps – que nous allons maintenant essayer d'examiner nous-mêmes d'un peu plus près. Nous acheminer vers la fin de cette sixième séance.
En 1965, Lévi-Strauss remet en question sa genèse, ce qu’il avait appelé en 1949, les structures inconscientes de l’esprit. « J’ai invoqué de façon un peu hâtive les processus inconscients de l’esprit humain, comme si les soi -disant primitifs ne pouvaient se voir attribuer la capacité d'utiliser leur intellect autrement que de façon inconsciente. La capacité des soi-disant primitifs à produire une pensée théorique d'une nature vraiment abstraite mérite plus grand respect que celui qu’on lui accorde d'habitude ». Donc en 1965, Lévi-Strauss dit, il faut revoir les analyses que j’ai faites en 1949 de la genèse des structures élémentaires de la parenté, c’est-à-dire la prohibition de l’inceste, c’est-à-dire de l’hominisation parce que pour lui l’apparition de l’homme, c’est l’apparition de la prohibition de l’inceste. Un point, c’est tout. Il dit, avec la prohibition de l’inceste apparaît le langage, la société etc. Ici, dans ce texte de 1965, notez bien cette date, 1965, c’est un an après un grand événement d’anthropologie. Je vous laisse réfléchir à ce que c’est que ce grand événement de 1964 d’anthropologie. Ici, Lévi-Strauss entre dans un rapport tout à fait nouveau à la préhistoire. Il dit, il faut dépasser l’anthropologie structurale qui est fondée sur la mythologie structurale, une étude structurale des mythes dont vous savez qu’il la tenait de Vladimir Propp, c’est-à-dire de l’école des formalistes russes de la première moitié du XXe siècle. Il dit qu’il faut dépasser cette anthropologie et cette mythologie structurale telle qu’il l’avait proposée pour y intégrer des questions qui viennent de la préhistoire et que désormais il va classer les mythes en mythes paléolithiques et en mythes agricoles, néolithiques. Intéressant de voir Lévi-Strauss tout à coup s'intéresser à la préhistoire en 1965, c’est-à-dire un an après quoi ? Un an après l’apparition du livre Le geste et la parole d 'André Leroi-Gourhan qui fut son grand challenger. C’est terrible les hommes, les âmes noétiques, toujours à se chercher des boules. En même temps, c’est ça qui fait avancer les choses, ça s’appelle l’Eris chez ls Grecs, l’émulation. En 1964, Leroi-Gourhan a publié Le geste et la parole, un texte absolument grandiose, d'une audace inouïe. Et bien entendu, Lévi-Strauss s’est précipité dessus et la lu. Il n’en dit pas un mot. Il se réfère aux paléolithiques et aux néolithiques, il n’en dit pas un mot, du travail de Leroi-Gourhan. Quoi qu’il en soit, les mythes paléolithiques et néolithiques narrent des conflits et ces conflits, ça c’est Lévi-Strauss qui le dit, ils sont liés au feu, soit au feu, c’est le cas des mythes paléolithiques, soit à l’agriculture, c’est le cas des mythes néolihiques. Qu’est-ce que sont le feu et l’agriculture ? Ce sont des stades de l’anthropogenèse. Et qu’est-ce que constituent ces stades de l’anthropogenèse ? Le premier temps du double redoublement épokhal dont je vous parle depuis le début de ce séminaire, et de ce que j’ai appelé, dans État de choc, des chocs techno-logiques et anthropo-techniques, au sens où Peter Sloterdijk parle d’anthropotechnique. Les mythes sont là pour soigner des chocs. Le feu, d’abord, qui fait un énorme choc et ensuite l’agriculture qui est un autre choc. Par exemple, quand on sacrifie en Grèce, on sacrifie pour demander pardon à la terre de l’écorcher. Avant de semer des graines, on doit sacrifier une partie de sa récolte aux dieux pour avoir le droit de toucher à la terre, de violer la terre. Quand on élève des animaux et qu’on les tue, on doit demander pardon aux dieux de ce crime en sacrifiant et en donnant les meilleures parties aux dieux. Et c’est sur quoi j'étais revenu dans mes cours il y a deux ans. Alors cette anthropotechnique qui résulte d 'un choc technologique, c’est-à-dire organologique et pharmacologique, il faut aussi la penser comme une entropotechnique. Voilà, comme ceci. Une entropotechnique ou des entropotechniques, c’est-à-dire pour aller un petit peu plus loin que Sloterdijk. Il reste, à mon avis, beaucoup trop enfermé dans une question d’anthropologie classique. Quoi qu’il en soit, en 1967, dans un autre texte, parce que ce que je vous montrais de Lévi-Strauss, c'était un article qui a été publié en 65, en 67, c’est la raison pour laquelle je voulais l’édition 67 des Structures élémentaires de la parenté Lévi-Strauss republie sa deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté mais avec une nouvelle préface. Cette nouvelle préface, dont parle ici Godelier, remet en cause le discours de Lévi-Strauss sur la naissance du langage. Car en 1949, Lévi-Strauss disait que le langage était arrivé d 'un coup avec la prohibition de l’inceste. Et là, il commence à admettre, comme dit Godelier, que probablement le langage a résulté d'une évolution graduelle de l’humanité. Mais qui parle de l’évolution graduelle du langage ? C’est Leroi-Gourhan. C’est le premier volume de Le geste et la parole où Leroi-Gourhan dit que le langage est apparu avec le geste de taille des outils, avec la transformation de la motricité animale en un geste de production d'outils, et donc en une action, et non pas simplement en une réaction. Toujours pas un mot de Leroi-Gourhan ici. Ça nous montre quand même le degré de mesquinerie des grandes universitaires du Collège de France y compris. En revanche, Lévi-Strauss, en 67, se réfère à l’éthologie. Et c’est à travers l’éthologie qu’il pose la question des outils et de la variété des espèces d'hominidés tailleurs de pierre, hominidés dont on ne dit pas encore que ce sont des hommes, à proprement parler. Ce sont ces hominidés qui apparaissent avec les zinjanthropes découverts en 1959 par M. et Mme Leakey dans la vallée de l'Olduvai. Et là, évidemment, Lévi-Strauss rentre dans la préhistoire. Il parle des outils, de la confection des outils et il parle de la préhistoire telle que la pratique Leroi-Gourhan mais toujours sans citer Leroi-Gourhan. Quoi qu’il en soit, à partir de ces analyses qu’il a piquées chez Leroi-Gourhan sans le citer, Lévi-Strauss envisage quelque chose qui nous intéresse beaucoup par rapport à ce que j’ai dit au début de ce séminaire, à savoir qu’il faut envisager ce qu’il appelle « une reprise avec l’hominisation » - avec ce que j’appelle la noétisation du vivant avec l’apparition de l’homme – il faut envisager ce qu’il appelle « une reprise synthétique, permise par l’émergence de structures cérébrales qui relèvent elles-mêmes de la nature, de mécanismes déjà montés mais que la vie animale n’illustre que sous forme disjointe » et qui, chez l’homme, s’articulent et se synthétisent. Alors pourquoi est-ce que je trouve très intéressant ce que dit Leroi-Gourhan en 1967, en se référant à la préhistoire et à l’éthologie ? Eh bien, c’est parce que c’est très proche d'un Américain que je vous avais cité dans la première, ou plutôt dans la deuxième séance de ce séminaire, qui s 'appelle Merlin Donald, qui, souvenez-vous-en, disait « nous savons aujourd’hui, par l’anthropologie contemporaine qui s'est développée au cours des dernières années du XXe siècle (ça c’est un texte qui a été publié en 2004 à peu près au même moment que Les métamorphoses de la parenté par Godelier) nous savons maintenant qu’il faut intégrer la biologie et la technologie pour voir comment, avec la mémoire, la mémoire technologique, la mémoire artificielle des outils, et la mémoire cérébrale héritée de l’histoire de l’animalité, il y a une recombinaison de ces deux choses qui s 'opère et qui va rendre possible, ce que j 'évoquais tout à l’heure, citant Marianne Wolf, par exemple, le reading brain, c’est-à-dire la réorganisation du cerveau par les artefacts. C’est ça qui constitue ce que j 'appelle moi le cerveau noétique. Donc on trouve, dès 1967, chez Lévi-Strauss, des éléments qui donnent à penser ça. Sauf que Lévi-Strauss ne donne aucune référence à Leroi-Gourhan et donc le rend impensable en même temps. Parce qu’il n’est jamais question des outils en effet. Il dit il y a des outils et tout ça, mais les outils ce n’est pas un facteur de causalité, c’est un pur effet secondaire. C’est pourquoi l’enjeu de citer Leroi-Gourhan est fondamental. S'il citait Leroi-Gourhan, il mettrait en avant non plus le langage, mais la technique. Et donc, Lévi-Strauss ne veut pas s 'engager dans l’anthropotechnique, si je reprends ce vocabulaire de Sloterdijk, ni dans l’organologie, telle que j’essaye de la penser, avec Leroi-Gourhan. Mais après tout, c’est son droit. Ce qui est plus ennuyeux, c’est que c’est aussi le cas de Maurice Godelier. Et que Maurice Godelier, nous allons voir qu’il va bientôt parler de l’homoparentalité, des mères porteuses, de la gestation pour autrui, etc., etc., dans des termes que je trouve d 'une incroyable légèreté. Car si les mères porteuses, ce n’est pas la technique de la reproduction, je me demande vraiment ce que c’est. Comment peut-on oser parler des mères porteuses et de toutes ces questions et du genre à l’époque des biotechnologies, sans s'interroger sur ce qu’elles veulent dire ? Eh bien, je vais vous dire comment il faut faire, il faut s'appeler Maurice Godelier.
Alors revenons maintenant sur Claude Lévi-Strauss. Claude Lévi-Strauss bouge encore à partir de 1988, comme le montre Maurice Godelier d’ailleurs, parce que c’est un très beau travail qu’il fait. En 1988 donc, Godelier nous montre que Lévi-Strauss reconnaît. Et donc tout à coup, chez Lévi-Strauss en 1988, l’inceste n’est plus le propre de l’homme. Il y aurait, dit Lévi-Strauss dans un entretien qu’il donne à Didier Eribon, qu’il y a des mécanismes d’évitement de l’inceste chez les animaux. Ici se pose une question fondamentale qui est l 'unité, la question de l'unité de la sexualité de l’animal à l’homme. Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui se poursuit ? Qu’est-ce qui est partagé sur le plan de la sexualité entre l’homme et l’animal ? Si on en avait le temps, je voudrais reparler de choses dont j 'avais un tout petit peu parlé l’année dernière, dans l’analyse de Descent Man de Darwin, sur toute l’analyse des comportements esthétiques, des phénomènes de cour. Par exemple, comment un paon fait sa cour à une paonne. Incroyable ! Et comment il s 'apprête, etc., etc. Et, bon, il n 'y en a même beaucoup à dire. Il y a aussi des textes extraordinaires d 'André Leroi-Gourhan là -dessus, lorsqu’il compare les mousquetaires avec leurs éperons et leurs plumes. C’est d’une drôlerie absolument extraordinaire. Lire Alexandre Dumas avec Leroi-Gourhan, c’est rigolo. Quoi qu’il en soit, tout ceci repose sur un vaste problème, une grande confusion que Lévi-Strauss partage avec Godelier à savoir que le sexe, comme le disait lui-même Lévi-Strauss, est un instinct dont la satisfaction, dans ses formes habituelles, requiert quoi ? la présence et la réponse d'un autre, de sexe différent ou de même sexe. On va voir que tout à l’heure Lévi-Strauss nous montrait que chez les Grands singes, il y a de l’homosexualité. Que donc, comme l’inceste, la prohibition de l’inceste ne serait pas le propre de l’homme, l’homosexualité ne l’est pas non plus. Mais, ce qui m'importe là, c’est le fait qu’il parle d’instinct et qu’il reprend à son compte ce terme d’instinct. Et ça, pour moi, c’est une immense régression par rapport à Freud. Dans les autres espèces sociales que l’homme, et chez l’homme lui-même, dit Godelier, « la sexualité est un rapport à soi et aux autres qui est de part en part biologique et social ». Vous avez bien entendu, hein ? Chez l’homme et chez les autres espèces animales, la sexualité est un rapport de part en part biologique et social. Qu’est-ce qu’il veut ? Il veut dire : un rapport social dans la sexualité animale. Il y a un rapport social qui ne peut pas être la société. Parce que je vous rappelle, on a vu ça la semaine dernière, il y a deux semaines, que la société chez Godelier c’est quelque chose de très précis. C’est quelque chose qui est constitué par des tribus, qui elles-mêmes forment une ethnie, en partageant un dream, un temps du rêve, en pratiquant un dreaming, et ce n’est qu’à partir de cette pratique du dreaming que ces ethnies peuvent constituer une société. Ça, il nous l’a expliqué pendant tout le premier chapitre. C’est l’ensemble du premier chapitre. Et alors maintenant, il nous explique qu’il y a un rapport social chez les animaux. Bien entendu, je sais de quoi il parle en réalité, il parle des travaux de Frans de Waal, il parle des travaux d 'un ami à moi d’ailleurs qui est Frédéric Jullian, qui est un spécialiste des bonobos. On a vu, il y a des structures, des organisations, des relations très hiérarchisées chez ces animaux. Donc on dit, bon, relation sociale. Oui, on parle de société de fourmis aussi, de société de termites. Mais quelle est la cohérence du discours quand on dit au départ que la société est constituée par des tribus qui elles -mêmes seraient rassemblées en ethnie, qui doivent partager un langage et un rêve commun, etc. Eh bien, il y a un certain flottement terminologique. Et ce flottement terminologique, pour moi, il est un symptôme. Ça, en pensant un petit peu à notre ami Paolo. Il est un symptôme, parce que Paolo développe symptomatologie. Il est un symptôme d 'un manque conceptuel grave. La notion de socialité dont il est question ici n’a aucun rapport avec la technicité. La sexualité animale est, comme la sexualité humaine, socialement réglée. Cette unification entre la sexualité animale et la sexualité humaine est une manière de sortir la technicité de la sexualité humaine, de l’évacuer totalement, de s 'en débarrasser une bonne fois pour toutes, et pour se mettre au service d'un neurocentrisme cognitiviste, lui-même est extrêmement éthologiste, tant à dire comme darwinisme social, que finalement la société humaine est une société animale, comme les autres. Il faut se soumettre à une sélection naturelle, comme les autres et c’est le discours du néolibéralisme. C’est pour ces raisons que je me bats d’abord, hein, pour bien comprendre quel est l’enjeu. Si chez l’homme, à la différence de ces singes qui sont ces sociétés animales dont on parlait tout à l’heure, il y a bien disparition, comme dit Godelier, des périodes de rut, c’est-à-dire que les hommes et les femmes s'accouplent tout au long de l’année et il n 'y a pas de période de manifestation, patentes, d'excitation sexuelle de la femme, d'excitation sexuelle des hommes, ce qui est encore le cas chez les singes. Aucun lien - ce problème-là, Rousseau le soulevait déjà dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes - aucun lien n’est ici fait, ni ailleurs, au déplacement de la reproduction vers les fonctions techniques de reproduction. Or c’est une question fondamentale, on va le revoir tout à l’heure avec Leroi-Gourhan. Si on dit, qu’est-ce que c’est que la sexualité du point de vue de Darwin ? La sexualité c’est la néguentropie. C’est ce qui garantit que le nouveau-venu n’est pas comme ses parents et qui produit une diversification qui, à la longue, produit ce qu’on appelle l’évolution. Darwin n’appelle pas ça la néguentropie, le concept de néguentropie, il ne l’a pas. Ce qu’après Schrödinger, on dira, c’est en fait la néguentropie dans le vivant, en biologie. Et c’est ce qui produit la diversification des espèces, c’est-à-dire la lutte contre le désordre. Je vous rappelle que c’est le titre du chapitre qu’on commente, la lutte contre le désordre du cosmos qui est engendré par l’entropie. Alors, s'il est vrai que la différenciation à partir de l’homme de Néandertal commence à se faire beaucoup plus par la technique que par le vivant. Puisqu’à l’époque de Néandertal, l’homme n’évolue pratiquement plus sur le plan génétique, mais par contre la société humaine se différencie de plus en plus sur le plan technologique. Alors, le processus d’évolution ne se fait plus par la sélection naturelle, disais-je au début de ce séminaire, mais par la sélection artificielle. Et donc la question fondamentale de la reproduction de la société dont Godelier nous dit que c’est le principal problème de la société humaine, eh bien c’est la sélection artificielle. Ça évidemment, Godelier ne le pense pas. La technique se différencie et évolue à travers des processus de reproduction au service desquels la société soumise à la division du travail se soumet, et soumet par là même la différence des sexes et la sexualité en général. Ce que je dis-là est tout à fait compatible avec ce que dit Godelier, c’est quasiment tout ce qu’il dit, sauf que le facteur causal chez moi, c’est la technique, qui n’existe pas chez Godelier.
Quoi qu’il en soit, en 1995, on va assister à une nouvelle
évolution de Claude Lévi-Strauss
qui voit apparaître de nouveaux éléments de réflexion en 1995 qui
l’amènent à mettre le cerveau au premier plan « L'origine du langage
n’est pas liée à la conformation des organes phonatoires. Sa recherche
relève de la neurologie du cerveau ». Ça c’est l’époque où on a lancé
en France par exemple le programme d 'une paléontologie du langage qui
a été pilotée par Bernard Victorri qui siégeait au Conseil des
sciences et je me suis fâché avec lui à cause de ce programme qui est
un programme totalement régressif. Il ignore tout de Leroi-Gourhan.
C’est un programme qui s’est complètement cassé la figure depuis.
L’évolution du cerveau donc qu’il s 'agit de prendre en compte
désormais en 1995 pour Lévi-Strauss
fait remonter la question de la genèse du langage et de l’outil à deux
millions d’années en arrière, au moins, dit ici Lévi-Strauss
en parlant d’Homo habilis. Mais cette évolution du cerveau, du langage
et de l’outil, c’est Leroi-Gourhan
qui l’a analysé, qui en a parlé la première fois, et qui l’a analysé à
la loupe, c’est vraiment le cas de le dire, parce qu’il a vraiment
regardé à la loupe, mais non seulement à la loupe, mais au microscope
électronique et avec du carbone 14, sur ces crânes-là (01 :33 :10). Ce
que vous voyez là, que je vous ai déjà montré d’ailleurs aux
Entretiens du monde industriel, c’est l’évolution du premier cerveau
de 600 centimètres cubes, d’hominidés au cerveau actuel qui est le
nôtre. Et cette évolution, elle a été rendue possible par une
transformation, qui est une transformation de la motricité, qui est la
libération de la main de toute motricité. C’est ce que montre très
bien Leroi-Gourhan
dans les pages que j’ai moi-même beaucoup analysées et commentées.
Ici, encore une fois, pas un mot, ni de Godelier,
ni de Lévi-Strauss
sur Leroi-Gourhan
ce qui est absolument incroyable. Leroi-Gourhan
qui a montré que tout cela s’est produit par ce que j'avais appelé moi
-même il y a une vingtaine d’années, à l 'université de Compiègne, la
co-évolution du cortex et du silex, qui est retracée ici par André
Leroi-Gourhan
dans ce schéma où vous voyez là (01 :34 :10) comment tout à coup la
courbe devient exponentielle à l’époque des néanthropiens. Les
néanthropiens ce sont ceux qui donnent lieu à l’homme de Néandertal.
Néandertal c’est celui qu’on trouve encore au paléolithique supérieur
et qui va faire que l’évolution de l’éventail cortical va s'arrêter
avec les Néanderthaliens. Il n 'y a plus d’évolution biologique à
proprement parler. Par contre il y a une explosion de l’évolution
technique et c’est à ce moment-là qu’apparaissent les pratiques
hypomnésiques de rétentions tertiaires hypomnésiques avec les
peintures rupestres. C’est à ce moment-là qu’à mon avis apparaît le
Dreaming, non pas des Australiens ou des Baruyas mais le Dreaming des
premiers hommes à produire ce que j'appelle les rétentions tertiaires
hypomnésiques, c’est-à-dire à produire ce qui est l’origine de la
grammatisation telle que Marc Azéma l’a décrite en montrant que c’est
le début de l’analyse du mouvement cinématographique qui commence là,
il y a déjà presque 40 000 ans. Alors, on va s 'acheminer vers la fin,
je vais essayer d’accélérer, pardon, mais au moment où l’on voit
Maurice Godelier
chercher à tuer le père, ce qui est assez pathétique quand même, au
moment où il cherche à faire ça, il a quand même 72 ans, encore hanté
à cet âge-là, eh bien, au moment où il cherche à tuer le père, il ne
fait que répéter ce que dit le père. Et c’est ce qui se passe la
plupart du temps quand on cherche à tuer le père. Très souvent, la
plupart du temps, on cherche à tuer le père et on le répète. On va
faire la même chose que lui car qu’est-ce qu’il dit ? Tout se passe
« dans les cerveaux, non dans les utérus ou les larynx ». Il cite
Lévi-Strauss,
mais il reprend ça à son compte. Il dit, je le cite, « grâce à leur
cerveau, les hommes ont pu analyser les conséquences de leurs actes ».
Cette phrase-là ce n’est plus Lévi-Strauss
qui parle, c’est Godelier.
Et c’est incroyable, de la part d 'un marxiste qui est passé par la
psychanalyse, de dire que les hommes ont pu analyser les conséquences
de leurs actes grâce à leur cerveau, c’est quelque chose d’inouï.
C’est totalement à l’inverse de tout ce que Marx a
raconté et sur quoi s 'appuyait Althusser, qui était le prof de Godelier
mais c’est aussi à l’inverse de tout ce qu’a dit la psychanalyse,
qu’il n’arrête pas de convoquer par ailleurs dans ce texte. C’est une
véritable régression de l’anthropologie qui lui fait dire que ce sont
les cerveaux des hommes qui ont permis des transformations internes du
cerveau, qui leur ont permis d’édicter des lois, ce sont les cerveaux
qui ont tiré des règles pour la gestion des rapports entre les sexes.
Donc l’origine de la prohibition de l’inceste chez les êtres humains,
c’est une transformation cérébrale. On est en plein
cognitivisme. Et c’est tout à fait consternant. C’est
consternant parce que ça vient de la part d'un type, on va le voir
maintenant pour conclure, qui n’était pas du tout sur ces positions-là
à une autre époque. Il était sur des positions, à mon avis, beaucoup
plus intéressantes. Et ça, je l’ai découvert grâce à un homme que j’ai
eu au téléphone hier qui s’appelle Jean-Pierre Digard. Jean-Pierre
Digard, qui est un anthropologue spécialiste et du cheval,
l’anthropologie du cheval, ou du cheval dans les sociétés humaines et
de l 'Iran. Moi, le cheval, je m 'y suis beaucoup intéressé parce
qu’en histoire, le cheval a fait l’objet d 'un scandale historique,
d'une thèse d'histoire d’un commandant de cavalerie qui s’appelle
Lefebvre-Desnouettes et qui est à l’origine de la thèse de Bertrand
Gilles. C’est pour répondre à ça que Bertrand Gilles a fait, à la
demande de Lucien Febvre, une Histoire des techniques. Quoi qu’il en
soit, Jean-Pierre Digard a publié en 1979 un article dans la revue
L’Homme, qui est extrêmement intéressant. C’est un article
s’intitule, je ne sais plus très bien, La technique en
anthropologiehttps://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1979_num_19_1_367929↩︎. Et dans cet article,
et voici le début, Digard déplore que les élèves d'André Leroi-Gourhan
ne se soient contentés de répéter bêtement ce que disait leur maître
sur des problèmes de méthodologie, comment on fouille un champ
archéologique ou comment on interprète tel ou tel matériau, et n’aient
pas osé, ces épigones, comme il les appelle ici, dont je suis, dit-il,
donc il s'auto-reproche cela, n’aient pas osé, finalement, continuer
le travail conceptuel et réflexif, critique de l’anthropologie
leroi-gourhanienne à partir d 'une étude des techniques. Ce faisant,
ils ont négligé les apports plus diffus, mais combien plus essentiels
et suggestifs, milieux, tendances, faits, chaînes opératoires d 'une
œuvre dont on n’a pas fini de scruter la variété. Il soutient que les
héritiers de Leroi-Gourhan
se sont enfermés dans des questions qui n’en étaient plus. Ce
n’étaient plus des questions, elles étaient résolues. Par contre, les
questions que Leroi-Gourhan
posait qui n’étaient pas résolues, ils les ont tous fuies. Et il
souligne en outre que Leroi-Gourhan
est totalement ignoré, évidemment, par la réflexion
ethno-anthropologique qui règne à cette époque-là, et plus encore dans
le monde anglo-saxon. On ignore, dit-il, tout le travail de Leroi-Gourhan
dans l’ethnologie française et le nom même de Leroi-Gourhan
est inconnu de la plupart des collègues et étudiants anglais et
américains. Leur manuel, y compris la dernière édition qui est «
revised and rewritten » des célèbres Notes and Queries
d’anthropologie ne mentionnent pas son œuvreCe qui n’est pas tout à fait vrai Voir
01 :51 :02