Séance 3
Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux
Bernard Stiegler,
« Séance 3 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte -
2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance3.html.
version 0, 20/12/2025
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Une des conclusions que j'avais tirée de la critique du discours de Jean-Pierre Changeux préfaçant Stanislas de Haan, c'est que la culture est une organisation. Vous comprenez bien qu’organisation fait écho à organologie. La culture est une organisation, en fait, en l'occurrence, l’organisation d'un ensemble de ce que j'appelle des systèmes sociaux, par exemple, le langage, par exemple la parenté et cette organisation qu’est la culture organise une activité herméneutique à laquelle elle fournit des règles, des règles herméneutiques par exemple, comme rétention secondaire collective. Les rétentions secondaires collectives, ce que j'appelle comme ça, fournissent des règles herméneutiques. C'est-à-dire qu’on récupère des termes hérités des générations précédentes et ces terminologies, ces catégories surdéterminent, par exemple, nos règles interprétatives, ces rétentions secondaires collectives étant reliées entre elles à travers ce que j’appelle des circuits de transindividuation. La culture décline ces règles herméneutiques, les conjugue et les interprète diversement à travers les systèmes sociaux. Les juristes, par exemple, ne déclinent pas la culture française comme, pour dire n'importe quoi, les historiens ou les économistes français ou les acteurs de l'économie française. Donc, ce qui fait la culture, c'est une unité herméneutique qui se décline à travers des systèmes sociaux et toujours ces systèmes sociaux sont reliés par des systèmes techniques qui eux -mêmes appartiennent à un système technique. Et ce système technique constitue des dispositifs rétentionnels de rétention tertiaire. Voilà un des points importants que je voulais rappeler du séminaire précédent et en rappelant également que cette activité herméneutique qu'est la culture interprète selon le sens de la venue d'Hermès et après les fautes de Prométhée et d'Épiméthée la condition pharmacologique des mortels. Si on reprend le mythe de Prométhée et d'Épiméthée, Hermès arrive après Prométhée et Épiméthée et Hermès interprète la condition pharmacologique qu'est la technique en tant que pharmakon et cette interprétation, qui chez Hermès s'appelle eidos et dikè, éthique et justice, si vous voulez, ou droit, eh bien, elle forme la culture, selon moi. Et j'ajoute que cette règle herméneutique en quoi la culture consiste donc, est une règle d'agencement entre les organes psychosomatiques de l'individu, les organes artificiels du système technique dans lequel il vit, à travers des organisations sociales qui se traduisent par une réorganisation du cerveau. Je veux dire par là que l’intériorisation par l'éducation de ces règles et de ces rétentions tertiaires sur lesquelles elle s'appuie, c'est la traduction effective et concrète chez les individus de l'organisation sociale, c'est-à-dire de la culture. Donc j'essaye d'avoir une appréhension de ces questions des rapports entre techniques, cultures, organismes psychosomatiques, etc. d'avoir une approche, tout à fait intégrée. Et si j'essaie de le faire, vous avez bien compris, je pense que c'est pour répondre à Changeux. Changeux qui lui-même se présente en spécialiste du cerveau. Ce qu'il est, bien entendu. Jean-Pierre Changeux, c'est l'auteur de l'Homme neuronal. Et qu'est-ce qu'il nous disait ? Vous vous souvenez l'autre fois, il disait la culture ne devrait pas oublier qu'elle a des conditions biologiques et que ces conditions biologiques, dans le cerveau, je lui réponds moi, la biologie ne devrait pas oublier qu'elle a des conditions culturelles et que ces conditions culturelles elles -mêmes sont soumises à des conditions technologiques. Et donc la question véritable c'est l'articulation par la technique entre les organes naturels, les organes artificiels, les organisations sociales. Donc ce que j'essaye de dérouler là, en disant cela, c'est un programme d'anthropologie, que je n'appelle pas de l'anthropologie mais de l'organologie. Deuxième point, que je crois qu'il faut rappeler du séminaire précédent, c'est ce qui concerne la stupéfaction. Ce mot de stupéfaction, je l'ai proposé dans Pharmacologie du Front National. Dans le livre d'avant, qui s'appelait Etat de Choc, je ne parlais pas de stupéfaction, mais de stupidité et de bêtise. Bêtise et stupidité. Bêtise traduisant stupidity. Le mot anglais stupidity se traduit, dis-je, en français par bêtise notamment, mais aussi par stupidité, ce qui n'est pas tout à fait la même chose pour autant. Quoi qu'il en soit, Après avoir longtemps soutenu que le capitalisme contemporain des 30 dernières années, le capitalisme que j'appelle pulsionnel, spéculatif, produit une bêtise systémique, et il n'y a pas que moi qui le dit puisque j'avais fait référence à un article d'une revue de management de Londres qui utilise cette expression de functional stupidity, on peut appeler ça la bêtise fonctionnelle, pour décrire des activités de traders et des gens comme ça. Cette stupidité, produite par le stupéfiant, et je vous fais remarquer qu'en français, un stupéfiant, on dit la brigade des stupéfiants, c'est-à-dire la brigade des gens qui luttent contre les narcotrafiquants, un stupéfiant en français, en anglais, ça se traduit par un narcotique. Les narcotrafiquants, ce sont les gens qui trafiquent des stupéfiants. Le narcotique étant ce qui nous fait dormir. Stupéfaction, endormissement, bêtise. Tout ça, c'est ce que produit le pharmakon qui nous défonce toujours, d'une manière ou d'une autre. On est défoncé par le pharmakon, au sens où on a pris une super défonce avec un gros pétard de marijuana, mais au sens aussi où je parle du double redoublement épokhal où le premier coup défonce les circuits de transindividuation, d'une certaine manière, il y a quelque chose de commun là-dedans. Donc cette stupéfaction devant la violence de ce qui conduit au discours post-humaniste, ou même transhumaniste, Et ici, il faudrait noter, dans l'actualité de la semaine dernière, l'accord qui a été donné par l'Agence américaine des médicaments pour la mise sur le marché de la première prothèse bionique, le Deca-Arm System, qui est une prothèse qui permet à des gens qui ont été amputés d'un bras, par exemple, de retrouver une main avec une sensibilité entièrement artificielle. Il est très intéressant que cette prothèse, qui est un organe mécanico-bionique, ait été autorisée par l'agence du médicament. C'est intéressant de voir un organe mécanique autorisé par une agence du médicament. Ça vous montre bien que la technique, c'est un pharmakon et qu'il faut élargir le concept de pharmakon bien au-delà de la pharmacie. Je ferme cette parenthèse. La stupéfaction qui est produite par la profusion de pharmaka qui arrive en ce moment de toutes parts comme bras bioniques, comme réseaux sociaux, comme tout ce qu'on veut et qui arrivent sans arrêt en ce moment, comme automobiles entièrement connectées et entièrement téléguidées. Il y avait un article ce matin, ou hier, dans Libération, sur le fait qu'on évaluait que dans 20 ans, il y aurait 450 millions d'automobiles entièrement automatisées d'après une étude de l'IDAT. Stupéfiant, ces processus-là ! Et il y en a de partout, dont la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui, tout ça fait partie. Cette stupéfaction, telle qu'elle conduit non pas à des nouveaux processus de transindividuation mais au contraire à une stupidité fonctionnelle, procède en large part, bien sûr, d'une spécificité organologique de notre temps, qui est très liée au numérique, c'est-à-dire à la vitesse de la lumière, au fait que le double redoublement épokhal se produit à la vitesse de l'éclair de Zeus quasiment, à la foudre, c'est foudroyant ce double redoublement épokhal qui nous tombe dessus et nous sommes stupéfaits à cause de cela, mais je dirais que nous le sommes aussi beaucoup, et peut-être surtout, du fait que jusqu'à maintenant, face à ces questions, il n'y aura encore jamais eu de véritable critique de l'anthropologie en tant que science et non pas en tant qu'anthropologie philosophique. Je veux dire par là que vous vous souvenez que dans la séance précédente, je continuais à expliquer pourquoi j'avais choisi le thème de ce séminaire. On était encore dans l'introduction. La toute première séance avait donné des éléments de contexte. Dans la deuxième séance, j'avais essayé d’expliquer le titre de ce séminaire en particulier le titre Nouvelle critique de l'anthropologie. Pourquoi nouvelle et pourquoi critique ? Et j’avais dit que l'anthropologie ça peut s'entendre en deux sens, ça peut s'entendre, enfin plus que deux sens, mais en tout cas chez les philosophes on l'entend, on peut l'entendre au moins en deux sens, au sens d'Emmanuel Kant par exemple, une anthropologie philosophique c'est un discours philosophique sur l'homme, et au sens de Claude Lévi -Strauss qui n'est plus un discours philosophique, c'est une science, c'est une étude scientifique de l'homme. Ce n'est pas la même chose. Que tout ça a été par ailleurs conditionné par un discours sur l'humanisme qui nous vient de la Renaissance, qui a été rejetée par la philosophie antique et puis qui, aujourd'hui, ressurgit à travers le post -humanisme, le transhumanisme, d'une manière négative, autrement dit. Ce que j'ai essayé de dire l'autre fois, c'est que ces discours sur le post-humanisme, le transhumanisme, ce sont des discours de la stupéfaction ou de l'idéologie qui exploite cette stupéfaction. Par exemple, Kurzweil, le penseur de la singularité qui accompagne l'entreprise Google, c'est une idéologie ultra libertarienne de la stupéfaction, selon moi et que pour faire la critique de cette idéologie, qui est la seule chose qui m'intéresse dans la vie, c'est de critiquer l 'idéologie, eh bien il faut aujourd'hui faire une critique de l'anthropologie. Et je soutiens que si aujourd'hui nous sommes confrontés à cette stupéfaction tout à fait exceptionnelle, je pense que nous sommes stupéfaits aujourd'hui, les femmes et les hommes du XXIe siècle, comme jamais aucun être humain n’a été stupéfait dans l'histoire. Nous ne sommes pas stupéfaits par une menace millénariste d'une vengeance de Dieu ou de choses de ce type-là. Ça c'était des stupéfactions qui venaient de... de cultures anciennes où c'était la transcendance ou le surnaturel qui était menaçant. Là, nous sommes stupéfaits de ce qui nous menace nous-mêmes à partir de nous-mêmes, c'est-à-dire à partir de ce que nous avons produit, à partir de nos pharmakas. Pour lutter contre cette stupéfaction qui est d'une extrême dangerosité, il faut faire une véritable et nouvelle critique de l'anthropologie en tant que science. Voilà, c'est à ça que je me consacre. Et c’est pour ça que je rappelais tout à l'heure en le synthétisant ce que j'avais dit l'autre jour à propos de Jean-Pierre Changeux et du rapport entre la technique, le vivant et la culture.
Cela étant, un élément de stupéfaction tout à fait singulier-là qui tient non pas à l'absence de critique de l'anthropologie mais à la technique contemporaine, c'est évidemment la vitesse de la lumière. Cette vitesse de la lumière, le fait que la technologie fonctionne à la vitesse de la lumière, cette vitesse de la lumière constitue une puissance absolument stupéfiante dans la mesure où elle est mise au service d’une époque de
l’automatisation tout à fait nouvelle, j'en parlerai bientôt dans un livre intitulé L'automatisation intégrale et totale et générale. Et je pose que cette vitesse de la lumière qui est stupéfiante et tétanisante, on pourrait dire, tétanisante, on a l 'impression qu'on ne peut rien faire en fait, elle nous rend absolument impuissants. Eh bien je soutiens que c'est un leurre de dire cela, c'est absolument faux. Cette vitesse de la lumière, si elle était mise par une nouvelle critique de l'anthropologie au service d'un nouveau pouvoir de désautomatisation, serait au contraire une augmentation, non pas de la puissance, mais de la pensée et donc aussi de la puissance. Ceci pour dire que ce séminaire est également dédié, très pratiquement cette fois-ci, au projet ou à la tâche d'explorer et d'inventer le nouvel âge de la transindividuation qui est requis par le double redoublement épokhal stupéfiant que nous connaissons. C'est dans cette perspective que j’ai conçu ce séminaire comme exploration de la condition organologique. Alors, il y a 15 jours, j'avais terminé mon intervention en citant Whitehead qui affirme que, je le cite (j’ai traduit en français) « les avancées majeures dans la civilisation sont des processus qui menacent de détruire les civilisations où elles adviennent ». Je répète, les avancées majeures dans la civilisation sont des processus qui menacent de détruire les civilisations où elles adviennent. Qu'est -ce que dit Whitehead ici ? Whitehead dit que toutes les avancées de la civilisation sont pharmacologiques. J'avais fait cette citation de Whitehead que j'ai trouvée chez Dodds en réalité, ce n’est pas dans Whitehead lui-même que je l'ai trouvée, après avoir précisément fait référence à ce que David Murray et Éric Robertson Dodds appellent le « conglomérat hérité » pour décrire la situation de ce que Dodds appelle « l'Aufklärung grecque ». Dodds dit : Socrate, Protagoras, tous ces gens -là, ce sont des « Aufklärer grecs », il les appelle comme ça, des hommes des Lumières de l'époque grecque. Et pourquoi est-ce qu'il parle de... de ces hommes des Lumières de l'époque grecque, c'est parce que d'abord, il commence par dire dans son livre que la plupart ont été condamnés soit à l'exil, soit à la mort. Le seul qui en soit vraiment mort, c'est Socrate. Et que s'ils ont été condamnés, c'est parce que la cité grecque vivait une immense crise. Cette immense crise était celle des contradictions engendrées par le conglomérat hérité. Qu'est -ce qu'il y avait dans ce conglomérat hérité ? c'est des sujets dont j'ai beaucoup parlé dans mon cours de philo il y a deux ou trois ans à Pharmakon, eh bien il y avait dans la mémoire du conglomérat hérité des choses héritées d'une époque archaïque avec des croyances, des croyances qui pouvaient même renvoyer à la magie, et puis des choses beaucoup plus récentes et toutes ces choses étaient en conflit les unes avec les autres. Si j'ai cité ces références de Murray et de Dodds, c'est parce que, par ailleurs, tout en citant Whitehead, je commentais la fin de l'introduction de Merlin Donald dans son livre « Les origines de la pensée moderne », « Modern Mind », où il disait que ce qui conduisait à la pensée moderne, c'est-à-dire à la façon que l'homme a de penser, c'est ça que veut dire ici pensée moderne, c'est au sens où ce qu'on appelle l'homme moderne, je vous l'avais déjà dit l'autre fois, c'est l'homme que nous sommes nous-mêmes, qui apparaît il y a, disons, 100 à 200 000 ans. Cet homme-là, qui est nous-mêmes, donc, qui apparaît dans la fin de la préhistoire, il est constitué par l’apparition, disait Merlin Donald, d'une nouvelle mémoire et constituant la vie, dans la vie qui est un pouvoir de mémoriser, une nouvelle époque de la vie, une nouvelle forme de la vie. Et Merlin Donald disait que, dès lors, il fallait, pour penser l'humain, penser l'incorporation de facteurs biologiques et de facteurs technologiques. Ça, c'est capital. C'est la première fois, quand j'ai lu cela, que j'ai lu véritablement, venant d'Amérique du Nord et dans une période dominée par le cognitivisme, un point de vue sur l'anthropologie qui enfin, pour moi, pose vraiment les questions que seul, à ma connaissance, Leroi-Gourhan avait vraiment posées du côté de l'anthropologie et Georges Canguilhem du côté de la philosophie, à savoir que la vie humaine, c'est ce qui intègre, ce qui incorpore dit Merlin Donald, des facteurs biologiques et des facteurs technologiques et qui le fait en s'agençant avec des formes intérieures de mémoire et qui du même coup, je cite à nouveau Merlin Donald
produit une structure hybride contenant des vestiges de stades précédents de l'émergence de l'humain, aussi bien que de nouveaux dispositifs symboliques qui ont radicalement transformé son organisation.
Les stades précédents de l'émergence de l'humain, ce sont des stades de l'humain qui n'est pas encore l'homme moderne, c'est-à-dire sapiens-sapiens. Il y a des formes de l'humain, bien avant, l'humain commence il y a environ 3 millions d'années, qui ne sont pas encore l'homme moderne. d'abord parce que son cortex n'est pas complètement ouvert. L'ouverture de l'éventail cortical n'est pas achevée, la technique n'est pas du tout au point de maturation qu'on trouve à l'époque de Néandertal et de l'homo sapiens-sapiens, etc. Et donc ce que dit ici Merlin Donald, c'est qu'il y a intégration d'éléments de mémoire qui sont déjà de l'homme mais pas encore l'homme moderne et que tout cela forme des couches de mémoire emboîtées les unes dans les autres ou combinées les unes avec les autres. C'est l'incorporation de facteurs à la fois biologiques et technologiques qui engendre ce complexe symbolico-mnésique qui rend possible les avancées toujours hautement pharmacologiques et menaçantes pour les civilisations dont parle Whitehead. Je vous avais proposé également l'autre fois, tout à fait à la fin de mon intervention, de comparer ce que dit Whitehead, que je viens de citer, avec ce que dit Charles Sanders Peirce, tel que le cite David Bates au début du petit livre que nous avons publié sous le titre Digital Studies et où Peirce dit du cerveau, je le cite, « les maladies du cerveau peuvent améliorer l'intelligence générale ». Ceci, je le cite parce que cela inscrit la question de l'organe cérébral dans les questions organologiques. Cela inscrit la question de l'organique cérébral dans l'organologie. Nous verrons bientôt quand on va rentrer vraiment dans Godelier, ce qu'on va commencer à faire tout à l'heure, mais on ne le verra que dans 15 jours ou dans un mois, nous verrons bientôt comment Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie d'origine structuraliste, et derrière Lévi-Strauss et le structuralisme, Godelier, se sont mis à parler du cerveau, à mon avis dans des termes qui sont assez faibles, pour ne pas dire très faibles. Quoi qu'il en soit, si je vous parle du cerveau maintenant, c'est pour une raison de fond que ceux qui suivent ce séminaire régulièrement connaissent, puisque depuis le début de ce séminaire je parle du cerveau, depuis 4 ans. Mais j'en parle aujourd'hui plus spécifiquement parce que je crois que l'anthropologie scientifique, en tout cas celle d 'origine française et lévi-straussienne, a un discours extrêmement faible sur la question du cerveau et ne voit pas le cœur du problème, à savoir que le cerveau, tel que Marianne Wolff, par exemple, l’analyse, c'est un organe d'incorporation du technologique. Exactement ce que disait Merlin Donald, c’est ce que décrit Marianne Wolff. Le cerveau, le cerveau noétique, c'est ce qui est capable de se désorganiser et de se réorganiser organologiquement et non pas organiquement. Or ceci, c'est ce qui est largement confirmé par avance par tous les auteurs que cite David Bates. Charles Peirce donc, mais aussi Alexander Luria, le neurologue soviétique, Kurt Goldstein, le neurologue allemand, qui montrèrent que, je cite David Bates qui les paraphrase :
les lésions cérébrales peuvent être à l'origine d'une réorganisation complète du comportement humain.
Vous savez, vous avez entendu parler évidemment de cela, qu'on a fait ces découvertes à travers des accidentés du cerveau. Quelqu'un qui, en particulier, avait reçu une-à-mine dans le crâne, qui lui avait traversé le crâne carrément, non seulement il n'en est pas mort, mais il s'est reconstruit un organe cérébral, ce qui montre une incroyable capacité de l’organe cérébral à se transformer. Mais ça, c'est un exemple extrêmement connu mais il y en a des centaines d'exemples de ce type là et tout ce que montrent ces études cliniques de la pathologie du cerveau, du cerveau qui est atteint de lésions graves, soit par une maladie, soit par un accident, un traumatisme crânien ou je ne sais quoi, eh bien, c'est en fait que le cerveau se reconstruit. Et très, souvent, arrive à compenser fortement, voire parfois totalement la lésion. Je soutiens que ces considérations du point de vue d'une anthropologie conçue comme anthropotechnique, je reprends ce terme que j 'ai emprunté à Sloterdijk l'autre fois, cette anthropotechnique devant être, selon moi, conçue comme une organologie générale et donc ce n'est plus tout à fait le point de vue de Sloterdijk, c'est-à-dire comme le jeu entre des organes artificiels, naturels et des organisations sociales, et il faut les trois pour que ça fonctionne, et où le cerveau bien évidemment joue un rôle absolument spécifique et central, je soutiens donc que ces considérations de Peirce, Luria, Goldstein et bien d'autres, que cite David Bates, doivent être resituées dans le cadre de ce que j'appelle le double redoublement épokhal où un choc technologique est toujours ce qui conduit à une réorganisation organologique de l'organique, c'est-à-dire du cerveau, mais en passant par des systèmes sociaux qui eux -mêmes se réorganisent. L'histoire humaine des avancées dont parlait Whitehead tout à l'heure, c'est essentiellement l'histoire de ces chocs qui conduisent sans arrêt à des réorganisations, y compris de la sécurité sociale, des retraites ou je ne sais quoi ou de l 'université ou du centre Pompidou ou de l'IRI, mais qui se traduisent toujours par des réorganisations de l'organe cérébral c'est-à-dire qu'à un moment donné, ça finit par s'intérioriser dans cet organe très particulier qui est ce que j'appelle le cerveau noétique en ceci que ce cerveau n'est pas simplement organique, mais bien organologique. Il est fait pour intérioriser des artefacts dans le corps. Et ça, ça signifie très exactement ce que disait Merlin Donald, à savoir une incorporation technologique dans le biologique. Ça signifie que les systèmes sociaux, qui sont les objets de l'anthropologie, et en particulier dans le cadre de Maurice Godelier et de Claude Lévi-Strauss, par exemple les systèmes de parenté, ce qu'on appelle les structures de la parenté, c'est ce qu'on va voir en détail quand on va commencer à lire Godelier, c'est ça qui intéresse Godelier, c'est la parenté comme système social et dont il montre qu'en fait on ne peut jamais la séparer des autres systèmes sociaux, juridiques, linguistiques, économiques, etc. Il oublie complètement le système technique, c'est ça le problème. Les systèmes sociaux donc sont des régimes de production de circuits de transindividuation et ces circuits sociaux produits par la transindividuation en quoi consistent les systèmes sociaux, sont supportés par des rétentions tertiaires. Pour que les circuits de transindividuation produits par les systèmes sociaux puissent être intériorisés par les individus psychiques, c'est-à-dire par leurs cerveaux noétiques, il faut que ces cerveaux noétiques aient eux-mêmes intériorisé les rétentions tertiaires c'est-à-dire pas simplement les circuits des systèmes sociaux, mais le système technique lui-même. Il faut qu'ils se soient organologisés et donc il faut qu'ils aient, pour cela, désorganisé les circuits antérieurs et produit de nouvelles formes d'organisation et cela aux trois niveaux, au niveau psychosomatique, au niveau technique et au niveau social. Donc l'organologie, c'est ce qui étudie les désorganisations et les réorganisations. L'approche de l'anthropologie que je propose c'est cette approche extrêmement dynamique qui consiste non pas à étudier ce que c'est que l 'essence de l'homme, la nature de l'homme, ou je ne sais quoi, ce qu'il y a d'universel dans l'homme, par exemple l'inceste, l'interdiction de l'inceste plutôt, c'était une époque, une manière qu'on avait de définir l'anthropologie de Lévi-Strauss qui était d'ailleurs une erreur, mais en tout cas, l'anthropologie, ce n 'est pas du tout ce qui s'intéresse dans ce sens-là à ce que c’est que l’homme, c'est ce qui s'intéresse au processus dynamique d'organisation, de désorganisation et de réorganisation sous les effets de chocs successifs en quoi consiste l'être pharmacologique. Et ces désorganisations et ces réorganisations, ce sont des processus de désindividuation et de réindividuation qui se produisent toujours à travers un triple processus d'individuation psychique, technique et social. Le caractère pharmacologique de la situation tient au fait que la rétention tertiaire peut toujours conduire à court-circuiter une instance de la transindividuation au profit d'une autre, ce qui conduit toujours à la destruction du processus de transindividuation lui-même. Et c'est ça qui est en jeu en réalité dans ce dont parle Whitehead. Les systèmes sociaux, en tant qu'expression des thérapeutiques de cette possibilité pharmacologique toxique, c'est-à-dire en tant qu'expression, les systèmes sociaux sont des systèmes de curativité qui permettent de lutter contre la toxicité du pharmakon, donc les systèmes sociaux sont essentiellement curatifs, voilà ce que je veux dire, ce sont des thérapeutiques. Et bien ces thérapeutiques peuvent elles-mêmes se mettre à fonctionner comme des pharmakas. C'est-à-dire qu'elles peuvent se transformer elles-mêmes en artifices sociotechniques qui deviennent toxiques. Une thérapeutique peut devenir toxique. Tous les médecins savent ça, bien entendu, tous les malades, je dirais surtout, savent cela. Vous savez bien qu'une grande partie de l'activité de la médecine consiste à tuer le malade par les médicaments qu'on lui donne. c'est un des grands problèmes de la médecine contemporaine d'ailleurs où la thérapeutique s'avère être à peu près le contraire de ce à quoi elle était vouée. Et je ne parle pas simplement de cela en tant qu'ingestion de médicaments toxiques, de molécules, d'effets secondaires, etc. Je peux aussi parler, par exemple, de la psychanalyse, qui peut créer une espèce de situation où finalement, ce qui est censé donner, rendre à un patient ou un analysant sa capacité d'individuation, en fait, peut aussi complètement le rendre incapable de s'individuer. Ça arrive assez souvent. J'ai la psychanalyse mais j'aurais pu donner toutes sortes d'autres exemples. Ou encore comment des processus de systèmes sociaux qui sont faits pour améliorer une situation sociale les aggrave tout simplement. Les renversements en tout genre qui sont produits par ce qu'on pourrait appeler la bureaucratie, la technocratie, la sclérose des institutions, le fait que l'école qui est faite pour éduquer, en fait, fait le contraire de cela ou en tout cas paraît faire le contraire, enfin tous ces problèmes qui ont été décrits parfois par Ivan Illich sous le nom de « contre-productivité ». Les systèmes sociaux peuvent toujours devenir très contre-productifs. Et tous. Quand par exemple Heidegger décrit la langue qui est un système social qui est en fait, en principe, le système social à travers lequel on peut parler et qui engendre, dit Heidegger, la plupart du temps, le bavardage, qui est le contraire de la parole, la langue est devenue aussi un pharmakon, etc. En ce moment même, en France en particulier, mais je pense dans grande partie de l 'Europe, et puis finalement dans la très grande partie des pays industrialisés, les institutions apparaissent massivement devenir toxiques. Les systèmes sociaux paraissent de plus en plus devenir antisociaux, c'est-à-dire sclérosant le social, l'empêchant de se développer. Tandis que le marché, par ailleurs, est lui-même un système social parce que le marché c'est l'économie et l'économie c'est un système social. Si vous regardez Bertrand Gilles, il dit que l’économie est un système social. Ce système social est d'un type très particulier parce qu'il s'articule avec le système technique en sorte qu'il se déterritorialise avec la technique et qu'il parait être en fait en excroissance sur tous les autres systèmes sociaux parce qu'il a une capacité de déterritorialisation énorme et en fait de séparation par rapport au territoire et du coup de capacité de court-circuiter les autres systèmes sociaux par sa déterritorialisation et dans l'articulation qu'il produit avec le système technique. David Bates, dans le texte dont je parlais tout à l'heure qui a été publié dans le livre Digital Studies, mais aussi dans la conférence qu'il a donnée il y a deux ou trois mois ici même, à cette table, et que vous trouverez en ligne sur le site Digital Studieshttps://www.iri.centrepompidou.fr/evenement/lamplification-de-lintelligence-penser-avec-les-machines-apres-la-guerre/↩︎, David Bates, dans cette conférence et dans le texte dont je parlais tout à l'heure, montre que Ross Ashby, W. Ross Ashby, envisageait la conception de machines pathologiques, ce qu'il appelle des machines pathologiques. Pour Ashby, je cite à nouveau David Bates, c'était à travers une aptitude à la panne, à la potentialité d'un accident, qu'une machine pourrait en devenir une autre. Ce qu'Ashby disait :
une machine deviendrait vraiment l'homologue de ce que nous sommes, par exemple, si elle était capable de devenir autre chose que ce qu'elle est
Et donc, pour pouvoir essayer de produire une machine qui ressemblerait à ça, il fallait, je cite à nouveau David Bates,
modéliser des pannes périodiques internes dans cette machine.
Il fallait faire en sorte que la machine puisse tomber en panne. Très intéressant ça. Si on avait le temps, on ferait des comparaisons avec des passages de Gilles Deleuze et de Félix Guattari où il parle, je ne sais plus si c'est dans l'Anti-Œdipe ou dans Mille Plateaux, je n'arrive plus à m'en souvenir, du fait qu'un système doit être capable de tomber en panne et que c'est à partir de ses dysfonctionnements qu'il faut le penser. Par ailleurs, et c'est surtout ça que je voulais dire, vous aurez noté que cette capacité de la machine pathologique à tomber en panne, cette aptitude à la panne, comme dit David Bates, paraphrasant Ashby, c'est ce qui doit rendre possible ce que j'appelle, en me référant à Deleuze, ce que j'appelle depuis deux ans une quasi-causalité. Comment devenir la cause de son accident ? Une panne c'est un accident. Être capable de tomber en panne, vous vous souvenez peut-être que c'est aussi ce que dit Canguilhem à propos de la maladie. Il dit être en bonne santé c'est être capable de tomber malade. Donc c'est être capable de supporter l'équivalent de ce qu'on appellerait une panne dans une machine. Vous savez que Georges Canguilhem faisait de la pathologie le cœur de l’hominisation ce qui veut dire que l'hominisation c'est ce qui est toujours à la fois une dés-hominisation et une ré-hominisation, si l'on peut dire. Dans la mesure où, je cite Canguilhem, j 'ai dû citer cette phrase 50 fois déjà dans mes conférences diverses et variées, Canguilhem dit ceci, je vous le rappelle,
le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine.
Alan Turing, toujours tel que David Bates le lit, en fait je suis en train de faire un long commentaire de David Bates à travers tous ces auteurs, qui lui-même fait des commentaires de tous ces auteurs, Alan Turing posait que, je cite donc David,
les êtres humains devraient être conçus comme des machines constamment et systématiquement modifiées par ces interférences cruciales que sont l'éducation, la communication, entendez le symbolique en tant qu'il est dialogique, et tout ce qui stimule le cortex. Les routines de pensée et d'action acquises chez l'écolier se superposent graduellement sur la configuration initiale du cerveau.
Donc ce que nous dit Bates ici, c'est que pour Turing, un être humain est une machine capable de se modifier constamment et systématiquement. Et l'éducation, c'est ce qui développe cette aptitude à la modification. Il faudrait comparer ces analyses de Turing, de Bates et de tous ces autres auteurs que nous avons cités là, avec les analyses de Jean Lassègue dans un livre qui s’appelle Turing, tout simplement et qui, d'une part, propose de penser l'informatique comme un type d'écriture et, ça, c'est très intéressant, Jean Lassègue dit, en fait, dans ce que dit Turing de l'ordinateur et de l'informatique, ce qu'il décrit c'est une machine à écrire, c'est une machine d'écriture et donc il faudrait penser l'informatique à partir du concept d'écriture et Jean Lassègue, premier point, souligne que dans ce cas-là, il est impossible de neutraliser les substrats, c’est-à-dire qu'il s'inscrit en faux comme son camarade Guiseppe Longo, avec lequel il a d'ailleurs un article là-dessus que je vais citer dans un instant. Guiseppe Longo et Jean Lassègue, nous les accueillerons dans cette salle, ah non, pas dans cette salle, à l'Institut Mines Télécom au début du mois de juillet dans un séminaire que nous allons faire sur les Digital studies. Donc Jean Lassègue et Guiseppe Longo récusent l'idée qu'il faille séparer l'information et le support et que la base de la scientificité de l'informatique théorique et de tout ce qui vient derrière avec le numérique, ce serait cette séparation structurelle entre l 'information et le support, en anglais, on dit aussi le software et le hardware. Je vous signale en passant que Gilbert Simondon, lui, reprend à son compte cette possibilité de séparation des deux et que c'est un point qui m'oppose à Gilbert Simondon. C'est pour ça que je ne suis pas un simondonien, même si j'accorde la plus haute importance à la pensée de Gilbert Simondon. Là-dessus, Simondon n 'est pas clair à mon point de vue. Lassègue dit ceci « il y a une certaine facilité intellectuelle, que l'on trouve souvent répandue en intelligence artificielle, à ne considérer l'informatique que dans son indépendance par rapport au substrat physique dans la mesure où c'est précisément parce qu'elle entretient des rapports avec un type particulier de substrat qu'elle offre pour les êtres humains un intérêt ». Ce que dit Lassègue et ce qu'il redira avec Longo, c'est que « c’est la spécificité du support qu'est l'ordinateur qui est intéressant dans l 'informatique. Spécificité qui lui permet à cet ordinateur de calculer à très grande vitesse dans des conditions particulières qui permettent d 'extérioriser ce que j'appelle moi les fonctions de l'entendement dans un artefact pharmacologique. Et il ajoute, c'est ce décalage qui reste interprétable qui a une portée pour les êtres humains. C'est le décalage qu'il y a entre les capacités de l'informatique et ce que l'humain lui-même fait qui est intéressant pour l'humain. Et c'est dans l 'interprétation de ce décalage que l'informatique est intéressante ». Et Lassègue en conclut qu'il faut appréhender la question de la machine non pas comme un duplicata de l'humain, ce que les gens de l'intelligence artificielle ont très souvent fait, les cognitivistes aussi, en disant que l'être humain, le cerveau humain, c'est une machine de Turing. Lassègue et Longo disent que ce n'est pas du tout comme ça que c'est intéressant de penser cette machine. Ce n'est pas comme un duplicata de l'être humain, c'est comme une interaction et un couplage entre le vivant et la technique qui permet à ce vivant de vivre autrement et de telle manière qu'il en résulte un déphasage ou un décalage créatif. Et nous retrouvons ici, à travers le déphasage et le décalage, le double redoublement épokhal, le choc dont je vous parle sans arrêt ou ce dont parlait Whitehead tout à l'heure mais qui est ici inscrit à l'intérieur même d'une technologie. Et je cite encore Lassègue
aussi est-ce l'interaction entre les êtres humains et leurs expressions algorithmiques incarnées sous forme de machines qui est véritablement créatrice de formes. Par analogie, on peut dire que le décalage dans la vitesse de traitement entre l'être humain et l'ordinateur est comparable au décalage de vitesse de réaction de diffusion de chaque morphogenèse dans le modèle morphogénétique de Turing.
Ici, Lassègue renvoie à un article que Turing a consacré à la biologie sur la question de la morphogenèse et dans son livre, il montre qu'en fait la trajectoire de Turing, ça a été de passer des mathématiques à la biologie en passant par l'informatique et pour essayer de penser le devenir des formes vivantes. Alors, je ne vais pas m 'engager dans ce sujet-là, mais je vous le signale parce qu'il y a une espèce de vulgate sur Alan Turing, très dominante, qui fait de Turing une espèce de penseur du software qui serait séparable du hardware, etc. c'est exactement le contraire, en fait, que montrent Lassègue et Longo, à savoir que Turing, c'est un penseur de l'écriture. Ils le disent dans un papier qu'ils ont publié chez Springer sous ce titre. « What is Turing's comparison between mechanism and writing worth ? » (Qu'est -ce que vaut cette comparaison faite par Turing entre le mécanisme et l'écriture ?). En effet, dans un article très connu qui s'appelle « Le jeu de l'imitation » de Turing, Turing, en 1950, dit que le mécanisme est une forme de l'écriture. C'est extrêmement important pour nous dans la mesure où je soutiens moi-même que l'écriture est un stade dans la grammatisation dont ce que j'appelle le mécanisme au sens de l'automate de Vaucanson, puis de la machine-outil et finalement de l'ordinateur, sont la suite. Et moi-même, j'ai toujours posé que, en fait, l'ordinateur est une forme de l'écriture et l'automate aussi, ce qui est une manière de dire, à l 'inverse, que l'écriture est une forme de l'automate. Et donc ça, on le trouve théorisé par Turing lui-même. Et c'est à partir de cette question que Turing essaye de penser les rapports entre la calculabilité et ce qui n 'est pas réductible au calculable, à savoir le vivant. Alors, je vous disais tout cela pour inscrire toutes les questions que je vais poser maintenant dans une longue tradition qui, au XXe siècle, a essayé d'étudier les relations entre le mécanisme, l'écriture et le vivant et où donc il faut intégrer tous ces penseurs que j'ai cités, en passant par David Bates ou Jean Lassègue ou Guiseppe Longo. Dans toutes ces références que j'ai faites, la question centrale c'est le décalage ou le déphasage, ce que j'appelais au début de mon intervention d'aujourd’hui la stupéfaction. D'une façon très générale, le décalage ou le déphasage, c'est aussi un terme, vous le savez, le déphasage c'est un terme de Gilbert Simondon qui dit « il n'y a pas d 'individuation sans déphasage » et le cœur de l'individuation c'est la capacité de se déphaser, c'est ça l 'individuation, ce qu'il appelle aussi « le saut quantique ». Le décalage ou le déphasage, donc, il est là depuis l'origine de l'hominisation selon moi. Il est engendré morphogénétiquement et je reprends cette expression après avoir cité l'article de Turing sur la morphogénèse, il est engendré morphogénétiquement par le jeu de trois systèmes dynamiques, que Simondon appelle des processus d'individuation, qui sont ces systèmes dynamiques à savoir le système dynamique psychique, le système dynamique technique et le système dynamique social, qui sont donc, ces systèmes dynamiques, soumis à des contraintes endogènes et exogènes chaque fois spécifiques. Quand je dis chaque fois spécifiques, je veux dire qui, à travers le temps, n'arrêtent pas de se transformer. J'ai soutenu dans un bouquin qui s'appelle Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue dont le sous-titre est De la pharmacologie, que ces trois systèmes dynamiques qui sont inséparables l'un de l'autre, c'est les trois dimensions de l'organologie générale, le psychosomatique, le technique et le social, et vous ne trouverez jamais un psychosomatique sans du technique et du social ou alors c'est le psychosomatique de l'enfant sauvage et qui précisément n'a pas réussi à s'individuer. Et vous ne trouverez jamais une société humaine sans êtres humains, c'est-à-dire sans système psychosomatique. Et vous ne trouverez jamais d 'êtres humains qui vivent en société sans des organes techniques qui leur permettent de vivre ensemble. Donc ces trois systèmes dynamiques qui sont toujours reliés les uns aux autres, mais qui sont en permanent conflit les uns avec les autres, ou plus exactement en décalage ou en déphasage les uns par rapport aux autres, ces trois systèmes techniques sont soumis à six catégories de tendances et de contre-tendances. Et ces six catégories de tendances et de contre-tendances s'agencent chaque fois, à chaque époque de l'humanité, d'une manière spécifique et forment ce qu'on va appeler un complexe préhistorique, protohistorique ou historique. Préhistorique jusqu’au néolithique, protohistorique entre le néolithique et l'antiquité gréco-romaine et historique depuis les Juifs et les Grecs. Et je ne parle pas de la Chine parce que je ne la connais pas suffisamment, mais bien évidemment, il faudrait instruire ça, la question de l'entrée de la Chine dans l'histoire. c'est une vaste question dans laquelle je ne m'engagerai évidemment pas. Donc, j'avais essayé de décrire dans De la pharmacologie le jeu de ces tendances et de ces contre-tendances de la manière suivante. Au niveau psychosomatique, c'est-à-dire au niveau de l’individu psychique, il y a des tendances pulsionnelles qui sont contrecarrées par des contre-tendances que je vais appeler d'investissement idéalisantes et sublimatoires. C'est le travail de transformation dont je soutiens que Freud le décrit à partir de 1920, par l'économie libidinale des pulsions en investissement, transformation des pulsions en investissement. Ce que je soutiens, c'est que pour que l'individu psychosomatique, l'individu psychique si vous préférez, puisse transformer ses pulsions en investissement social, c'est-à-dire en libido, en économie libidinale, il doit passer par des possibilités pharmacologiques. Le doudou, le fameux doudou de Winnicott, mais d'une façon beaucoup plus générale les fétiches au sens où ils sont essentiels ces fétiches à la production de la perversion qui est elle-même la condition de possibilité de la transformation de l'instinct en pulsion. C'est parce que l'instinct est pervers qu'il peut se détacher de son objet spontané et aller s'attacher à d'autres types d'objets, qu'il peut circuler, qu'il est amovible, que du coup ce n'est plus un instinct mais une pulsion. Parce que l'instinct, lui, ne peut pas se détacher de son objet. Et ce que je soutiens, c'est que pour que l'instinct puisse devenir pulsion, c'est-à-dire puisse devenir pervers, autrement dit mobile, amovible, pour prendre un terme qui est commun à Freud et à Leroi-Gourhan, eh bien, il faut une pharmacologie, c'est-à-dire une organologisation de l'organique. Il faut une artificialisation de l'organique. C'est à partir de là que l'individu psychique peut devenir membre d'une individuation collective, c'est-à-dire s'inscrire sur un circuit de transindividuation. Quoi qu'il en soit, donc, au niveau psychosomatique, il y a des tendances pulsionnelles et des contre-tendances d'investissement par idéalisation et sublimation. Au niveau technique, c'est-à-dire pharmacologiques à proprement parler, il y a aussi des tendances. Ce ne sont pas des tendances pulsionnelles, ce sont des tendances techniques au sens que Leroi-Gourhan décrit dans L'homme et la matière. Et ces tendances techniques, elles se concrétisent dans ce que Leroi-Gourhan appelle des faits techniques. Et ces faits techniques contrecarrent les tendances techniques parce que les faits techniques concrétisent les tendances techniques en les limitant et parfois même en les contredisant complètement. Pourquoi ? Parce qu'un fait technique, ce que dit Leroi-Gourhan, c'est la rencontre entre la tendance technique et ce que j 'appelais tout à l'heure les systèmes sociaux qui viennent limiter voire empêcher de s'exprimer la tendance elle-même et qui du coup produisent des contre-tendances qui traversent, animent, structurent et individuent le système technique lui-même. Le système technique est habité par une tendance technique qui ne s'exprime qu'en rencontrant sa contre-tendance qui est la rencontre des systèmes sociaux. Cette rencontre entre une tendance technique et des systèmes sociaux, elle-même ne se fait jamais qu'à travers des individus psychiques. Ce qui veut dire que là encore, vous avez les trois composantes de l'organologie qui jouent. Mais là où, chez l'individu psychique, c'était la tendance pulsionnelle qui organisait la dynamique et la contre-dynamique de l'individu psychique, au niveau du système technique, c'est la tendance technique qui organise la dynamique du système technique et les contre-tendances qui s'expriment dans le système technique à la rencontre des systèmes sociaux. Quant au système social lui-même - qui est le niveau des organisations et des institutions de l’individuation collective. L 'individuation collective, Simondon dit très souvent l 'individuation collective, en fait, ça n'existe pas l'individuation collective, ce qui existe, ce sont des processus d'individuation collective très divers, la langue, la religion, etc. - bref, tout ce qui organise le social - qui est toujours éclaté dans des systèmes sociaux. Et je prends le mot aussi bien au sens de Bertrand Gilles que de Niklas Luhmann - donc, au niveau social, au niveau des organisations et des institutions de l'individuation collective, il y a des tendances à la synchronisation. Un système social est essentiellement un système qui tend à synchroniser les comportements des individus psychiques qui appartiennent à ce système social. Mais cette tendance n'est qu'une tendance métastable, une tendance métastabilisante qui tend à produire l'unité au niveau social de l'individu collectif, de l'individu social, si vous voulez, mais qui sans cesse doit jouer avec et contre des tendances à la diachronisation. Et c'est pour ça que c'est une structure métastable et non pas une structure stable. Et ici, vous le savez bien, j'en ai souvent parlé d'ailleurs déjà, c'est avec Saussure qu'il faut commencer à essayer de penser ces questions. Qu'est-ce que c'est que cette tendance à la diachronisation dans le synchronique ? Eh bien, c'est l 'expression des individus psychiques dans le synchronique. Ce sont les individus psychiques - comme le dit très clairement Saussure, il n'emploie pas le mot individus psychiques, il appelle ça les locuteurs, il décrit cela dans le champ de la langue - qui sont porteurs d'une variabilité diachronique qui exprime leur singularité et toujours à travers et par rapport au pharmaka, c'est-à-dire aux tendances techniques. Ce que j'essaie de vous dire, c'est qu'aux trois niveaux, il y a toujours une tendance et une contre-tendance, enfin des ensembles de tendances et de contre-tendances et que toujours, à chaque niveau, les deux autres niveaux sont convoqués pour arbitrer, si je puis dire, les rapports entre tendance et contre-tendance. Et donc vous avez six tendances et contre-tendances qui sont instanciées par trois niveaux à travers des processus qui relèvent de ce que Gilbert Simondon appelle des relations transductives. C'est ça, la culture. Donc la culture, ce n 'est pas ce que nous dit Jean-Pierre Changeux qui d'ailleurs nous en dit à peu près rien du tout, parce qu'il dit « la culture » mais il ne donne pas la moindre définition. C'est comme si je me permettais de parler de la biologie sans donner la moindre définition de ce que c'est qu'une cellule, un gène, le vivant, etc. Bon ben, quand on est Jean-Pierre Changeux et qu'on parle de la culture, on peut se permettre de dire « la culture » sans préciser de quoi on parle. Il n'y a pas que Jean-Pierre Changeux. La culture, qui est la question d'anthropologie en réalité, à peu près personne n'en a véritablement, aujourd'hui, proposé une définition scientifique. Quand je dis scientifique, je veux dire par là, avec administration de la preuve, arguments contradictoires, documentation etc. Il y a des tas de définitions de la culture philosophique, en Allemagne en particulier. Kultur, c'est un objet qui a été énormément, en particulier à l'époque romantique et post-romantique ou à l'époque de Dilthey, mais des descriptions scientifiques de la culture, moi je n'en connais pas en réalité ; il faudrait que je module un tout petit peu. Edward Sapir a tenu un discours sur la culture, c'est un anthropologue américain mais je ne crois pas que ce soit un discours scientifique au sens où, en tout cas, j'essaie ici de proposer une approche scientifique, que je crois être scientifique, de ce que j 'appelle les processus organologiques.
Qu'est-ce qui est culturel ? Cette question qui se pose souvent en réalité, que d’ailleurs Claude Lévi-Strauss se pose au tout début des Structures élémentaires de la parenté, puisque le premier chapitre, on va en parler bientôt des Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, un texte très important de 1949, je crois, le premier chapitre s'appelle Nature et culture. Et puis, en général, quand n'importe quel gamin qui passe le baccalauréat philo en France, une des premières questions qu'on lui fait étudier, c'est nature et culture. Question qui remonte à Rousseau, un petit peu avant Rousseau, qui remonte à la question du droit naturel, puisqu'en fait, ce sont les juristes qui ont posé le problème de la nature et de la culture. Mais avant tous ces gens-là, ça n'existait pas ces questions, ça n'avait tout simplement pas de sens. Ce sont des questions très récentes. Quoi qu'il en soit, cette question-là, qu'est-ce qui est culturel ? qu'on entend souvent sur les plateaux de télévision, déclenche en général les discours les plus invertébrés qu'on puisse imaginer. C'est-à-dire qu'ils sont des espèces d'occasion de montrer l'inculture de ceux qui parlent de cette question en général tout à fait stupéfiante, des espèces d'autodestruction du sujet même qui parle de la culture. Et cela témoigne, aujourd'hui, cette logorrhée invertébrée de la culture, de la misère conceptuelle contemporaine, misère qui relève de ce que Michel Deguy appelle « le culturel ». Je ne dis pas ça parce que nous sommes à côté du Centre National d'art et de Culture Georges Pompidou. Mais je pense que le Centre Pompidou devra un jour se poser la question de ce qu'il appelle le culturel quand même. Ce qui est culturel, pour moi cette fois-ci, c'est ce qui cultive en prenant soin des individus psychiques et collectifs sous conditions organologiques et pharmacologiques. C'est ça qui est culturel. Culture sous conditions organologiques et pharmacologiques qui accouple par exemple l'art et la technè, la science ou les sciences et la technique, le droit et la technique, le langage et la technique, l'appareil psychique et la technique, etc. La culture, c'est toujours une manière de faire avec la technique. Ça n'est pas réductible à la technique, mais ça ne peut pas apparaître sans la technique. Et donc c'est ce qui apparaît sous des conditions - c'est ce qui cultive des individus psychiques et collectifs en en prenant soin - sous des conditions organologiques et pharmacologiques qu'il faut étudier dans le temps, car ces conditions organologiques et pharmacologiques ne cessent de se transformer à travers le temps. La technique se transforme sans arrêt. Ces conditions organologiques et pharmacologiques, elles ne sont jamais a priori. Il n'y a pas des conditions pharmacologiques et organologiques qui viendraient du ciel des idées de Platon. Elles viennent du devenir, elles ne viennent pas du monde des idées, elles ne sont pas transcendantes, elles sont immanentes. Mais en revanche, je ne vais pas en parler dans le séminaire ici, sauf exception, mais on en parlera par contre beaucoup dans l'Académie d'été. Ces réalités techniques et immanentes peuvent engendrer non pas des réalités a priori, mais des réalités oniriques. C'est-à-dire qu'elles peuvent faire rêver et elles peuvent faire rêver notamment de l'a priori. Elles peuvent engendrer des rêves, dont le rêve de Platon, « sortir de la caverne », qui peuvent avoir des effets extrêmement importants, par exemple, la constitution de toute l'histoire de la métaphysique parce que pour moi, d'une manière ou d'une autre, la métaphysique, c'est l'effet d'un rêve de Platon. La question du rêve, je ne vais pas en parler plus que ça maintenant, mais juste pour Justifier ce que je viens de dire et passer tout de suite à autre chose. Sans rêve, il n'y a pas d'idéalisation. Parce que le rêve est ce qui est capable de projeter quelque chose qui n 'existe pas. Ce que j 'appelle par exemple une consistance. Donc, il faut être capable de rêver du triangle. Il faut être capable de rêver du point géométrique. Il faut être capable de rêver de la beauté en tant que telle, etc. Et à partir de là, comme je l'ai dit dans le cours de cette année, comme j'y reviendrai cet été, on peut réaliser ses rêves au risque d'en faire des cauchemars parce que la réalisation des rêves, ça donne des pharmakas, c'est-à-dire des rétentions tertiaires, des films, des statues, des outils, tous les artefacts. Et ces pharmakas peuvent se retourner contre le rêveur et devenir son cauchemar. c'est ce que nous vivons en ce moment à l'échelle planétaire. L'organologie générale, c'est ce qui décrit tout cela en le corrélant aux différents niveaux par une méthode transdisciplinaire notamment ce qui va permettre d'articuler les disciplines du psychosomatique, du médical, du biologique, les disciplines du technique, l 'ingénierie, l'histoire des techniques, les disciplines du social, toutes les sciences qui sont afférentes à ces différentes choses. L'organologie tente à articuler des approches transdisciplinaires des faits anthropologiques, organologiques ou anthropotechniques et elle tente de le faire en ordonnant tous ces faits par la considération du processus de grammatisation, c'est-à-dire en inscrivant l'évolution organologique des êtres anthropotechniques, des êtres noétiques au cours ou au long d'un processus de grammatisation. La grammatisation, ici, c'est le second point fondamental, après la technique, qui est ignorée par l'anthropologie scientifique, à part Leroi-Gourhan comme d 'habitude. Leroi-Gourhan n'emploie pas le mot de grammatisation, bien entendu, mais comme l'a très bien montré Derrida dans De la grammatologie, il décrit un processus de grammatisation, c'est-à-dire de discrétisation et par la discrétisation de reproductibilité des flux. Je redonne cette définition, dont l'écriture, l'automate dont je parlais tout à l'heure, etc. sont des cas particuliers. Donc, l'anthropologie scientifique ignore massivement la question de la grammatisation. Là encore, il y a d'autres exceptions quand même. Par exemple, Jack Goody, quand il tente de penser la raison graphique, il tente de penser quelque chose de ce que j'appelle la grammatisation, bien entendu. Mais en même temps, je ne pense pas qu'il le pense comme tel. De nos jours, c'est très problématique, dis-je, que l'anthropologie scientifique ignore la grammatisation, dans la mesure où, par exemple, les questions ouvertes par Alan Turing tel que je l'ai cité tout à l'heure relèvent directement de la grammatisation. Or, les questions qu'ouvre Alain Turing, ce sont celles qui ouvrent le processus que certains appellent post-humaniste ou transhumaniste. Et donc, ce sont des questions qui sont absolument cruciales pour l'anthropologie contemporaine. Elles sont au cœur de ce que certains appellent la rupture anthropologique. Et tout aussi bien, avec ces questions que décrit Turing, et dans leur sillage, se posent aussi les questions des thérapies géniques, des biotechnologies, de la procréation médicalement assistée, de la gestation pour autrui, et donc de l'évolution des structures de la parenté. Je dois vous dire d’ailleurs, en passant, puisque je parle de Turing et qu'on va parler de l'homosexualité, du pharmakon sur le vivant, de ce qui permet de transformer les conditions de reproduction du vivant ou de la sexuation du vivant, je dois vous dire, vous le savez sans doute, mais peut -être pas parce que tout le monde ne le sait pas, qu'Alan Turing était homosexuel et qu'il s 'est suicidé en mangeant une pomme qu'il avait trempée dans le cyanure. C'est très bien raconté par Jean Lassègue, parce que l'Angleterre puritaine l'avait condamné à choisir soit la prison, puisque l'homosexualité était un crime en 1950 en Angleterre, soit d'être piqué aux hormones, de consommer des hormones pour contrôler sa sexualité, ce qu'il a admis parce qu'il n'a pas voulu aller en prison. Et du coup, il a vu une poitrine lui pousser, etc. puis finalement, il s'est suicidé. Ce que je veux vous dire, c'est que toutes les questions dont je vous parle, la vie d'Alan Turing, c'est Lassègue qui raconte ça très bien, en est une étonnante incarnation. La culture, donc, telle que je vous propose de la concevoir ici, c'est aussi la condition de l'éducation. Qu'est-ce que c'est que l'éducation ? C'est la prescription et l 'intériorisation de règles selon diverses modalités. Je vous rappelle que ce que j'appelle intérioriser des règles, ça veut dire désorganiser et réorganiser l'organe cérébral, c'est ça que j'appelle l'intériorisation des règles. C'est d'abord ça, pas seulement ça d'ailleurs, mais c'est d'abord ça. La culture c’est l'éducation comme intériorisation de règles selon des modalités extrêmement variables. Ça peut être des modalités explicites, comme dans un enseignement. Ça peut être des modalités complicites, comme dans un apprentissage, où on n'explicite pas les choses mais on s'y co-implique et ça devient complicite. Ça peut être aussi même implicite et refoulé. Ce sont des processus d'intériorisation qui se font de manière totalement inconsciente et profondément refoulée. Sur ces sujets-là, on lira des pages très intéressantes de Maurice Godelier.
Ces processus d'intériorisation de règles se font à partir de processus de transindividuation qui produisent ces règles, puisque le processus de transindividuation, c'est ce qui produit des règles. Et le processus de transindividuation, il est lui-même conditionné par l'état de la grammatisation, c'est-à-dire par les rétentions tertiaires lorsqu'elles forment ce que j'appelle depuis les grecs des hypomnémataLes hypomnémata, au sens général, sont les objets engendrés par l’hypomnesis, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire. Les hypomnémata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. Les hypomnémata au sens strict sont des techniques spécifiquement conçues pour permettre la production et la transmission de la mémoire, ce sont des supports extériorisés de mémoire qui permettent d’élargir notre mémoire nerveuse. Toute individuation est indissociable de ces supports de mémoire extériorisés. La télévision, la radio, internet, en tant que mnémo-technologies ; sont de nouvelles formes d’hypomnémata qui appellent de nouvelles pratiques. Comprendre l’hypomnèse c’est comprendre que la mémoire (individuelle et sociale) n’est pas seulement dans les cerveaux mais entre eux, dans les artefacts. (vocabulaire Ars Industrialis)↩︎, puisque c'est ça la grammatisation. La grammatisation, c'est ce qui produit des rétentions tertiaires qui sont des hypomnémata, c'est-à-dire, si vous préférez, des mnémotechniques. Et je soutiens que les mnémotechniques sont apparues au paléolithique supérieur. Avant, il y a des rétentions tertiaires, mais ce ne sont pas des mnémotechniques, ce sont des objets techniques qui sont aussi des supports de mémoire. L'intériorisation est la question centrale de toute culture. Et cette question centrale, Nietzsche lui a donné un nom violent, même brutal, comme Nietzsche aime bien le faire, ce que Sloterdijk aime bien reprendre un peu à son compte de temps en temps, d'abord pour enquiquiner Habermas, il a appelé ça, Nietzsche, le dressage et non pas l'éducation. C'est en s 'inscrivant dans cette qualification que Sloterdijk reprend la question sous l'angle de ce qu'il appelle une anthropotechnique et nous y reviendrons certainement. Et j 'y reviendrai peut-être aussi cet été dans l'Académie d'été. Alors face à tout cela, nous allons commenter quelques paragraphes de Maurice Godelier, de ses analyses de la parenté pour essayer de voir comment l'anthropologie scientifique contemporaine n'arrive pas à penser la technique. Et du coup, n 'arrive pas à penser ses propres objets. Par exemple, ce qu'on appelle le genre. Ce que nous lirons chez Godelier, c'est l'introduction que je vous invite à lire pour la prochaine séance et ensuite les chapitres 9 à 13, et enfin la conclusion. J'essaierai de vous montrer comment ce raisonnement de Godelier sur la parenté et le genre exemplifie parfaitement un propos d'un philosophe italien de Rome qui s'appelle Pietro Montani et qui sera bientôt d'ailleurs à l 'INHA, à Paris, au mois de juin, et je serai d'ailleurs présent à sa présentation puisque je serai censé discuter avec lui à l'occasion de la sortie d'un de ses livres qui vient de paraître aux éditions Vrin en français, qui s'appelle Bioesthétique, qui avait été publié en Italie en 2006 et qui nous intéresse spécifiquement par rapport au sujet de ce séminaire dans la mesure où il y met en question, Pietro Montani dans ce livre, il met en question certaines positions consacrées en philosophie. Pietro Montani s'inspire beaucoup de Michel Foucault, pas seulement de Michel Foucault, de Heidegger, mais il reprend à son compte la question de la biopolitique chez Michel Foucault et il critique un autre grand penseur de Heidegger et de Foucault, italien, qui s'appelle Giorgio Agamben. Il critique en particulier le concept de la vie nue de Giorgio Agamben qui est le grand concept de Agamben. Montani dit ceci : « la biopolitique est un rapport déterminant à la technique et tout particulièrement à la biotechnologie. C'est là une évidence trop faiblement thématisée dans les travaux des spécialistes ». Ce que dit Montani, c'est que, à mon avis, je ne vais pas vous en parler plus que ça de ce livre-là mais c'est que cette articulation, cette incorporation du biologique et du technologique dont je parlais tout à l'heure en me référant à Merlin Donald, eh bien, tout ce discours sur la biopolitique et sur le biopouvoir ne la prend pas en compte, cette incorporation et il dit que ça n'est pas possible, en particulier à l'époque des biotechnologies. Et on va bien voir dans l'analyse que l'on va faire de Godelier, qui lui n'est pas quelqu'un qui reprend les concepts de la vie nue ou du biopolitique et tout cela, on va voir comment ce qu'il dit des penseurs philosophes du biopouvoir ou de la biopolitique, c'est aussi vrai de l'anthropologie.
Ce séminaire a pour but de combattre ce type de faiblesse. J 'avais d'ailleurs moi-même essayé de le faire dans un livre qui s'appelle Prendre soin qui va paraître en italien d'ailleurs très bientôt, j'en suis très heureux, grâce à notre ami Paolo. J'avais dans ce livre essayé de montrer déjà cette faiblesse dans le champ de la biopolitique et en particulier dans un petit livre d’Agamben qui s'appelle Qu'est-ce qu'un dispositif et où j 'avais essayé de montrer que ce petit livre finalement n'est pas du tout fidèle, à mon avis, à ce que dit Michel Foucault. Alors allons vers une conclusion qui va introduire la science suivante. S 'il est vrai que le concept de biopolitique a une valeur et évidemment il a pour moi beaucoup de valeur, mais il n'a de valeur qu'à la condition qu'il serve à introduire une autre question qui est la psychopolitique et la neuropolitique. Parce que sinon c'est un cache-misère qui empêche de penser le présent en s'accrochant aux années 70 et 80 de Michel Foucault. Si ce concept a une valeur, les questions de parenté ne sauraient pas échapper au concept de biopolitique. Mais il n'y a pas de biopolitique sans technologie de pouvoir, de pouvoir public. Par exemple, le pouvoir de l'État, mais aussi le pouvoir économique. Ce pouvoir économique que, à mon avis, Michel Foucault a très insuffisamment problématisé. Et du coup, il a ouvert une espèce de porte dans la critique du pouvoir public pour que le pouvoir économique se serve de Foucault, finalement, pour détruire toute puissance publique et s'exprimer, lui, ce pouvoir économique, sans limites et comme un biopouvoir, bien entendu. Et plus seulement comme un biopouvoir, mais comme un psychopouvoir et comme un neuropouvoir. C'est justement ce que j'essaye de montrer pour essayer d'aller un petit peu plus loin que ce que les foucaldiens n'arrêtent pas de ressasser depuis 40 ans. Quoi qu'il en soit, si je vous parle de tout cela, ce n'est pas pour revenir sur Foucault ou sur les foucaldiens, c'est pour vous dire que Maurice Godelier lui-même ne voit rien de ces questions de techno-pouvoir. Il ne voit rien, à mon avis, de ce qui dans le pouvoir procède fondamentalement du fait anthropotechnique, organologique et pharmacologique et pas simplement anthropologique. Et s'il ne le voit pas, c'est parce qu'il souffre des carences de l'althussérianisme. Vous savez sans doute que Godelier a été très lié à l'époque althussérienne, au départ, c'est un anthropologue marxiste. Et j'ai moi-même essayé de faire une critique dans la Pharmacologie du Front National d'Althusser en particulier pour essayer de montrer que ce qui est au cœur d'althusser, la pensée althussérienne, la lecture althussérienne de Marx, c'est une très profonde incompréhension de ce qui est en jeu dans L'idéologie allemande de Marx et Engels. Je vous rappelle que L'idéologie allemande c'est ce qui commence par poser que l'homme c'est la forme technique du vivant. C'est la forme de la vie qui est capable de produire elle-même ses organes sous forme d'organes artificiels. C'est absolument crucial. C'est à partir de cette position que Marx et Engels disent qu'on peut critiquer l'idéalisme et uniquement à partir de cette position. Et c'est un texte que les althussériens ont progressivement oublié qu'ils ne commentent jamais, dont Althusser avait décrété que c'était un texte pré-critique ou pré-marxiste et qui du coup a totalement disparu du corpus critique de Marx. Or, c'est un texte foncièrement organologique qu'il faut absolument relire. Les marxistes aujourd'hui, ou les post-marxistes, parce qu'à mon avis, ils n'ont pas fait le bilan de ces impasses-là et ces impasses, ce sont des impasses qui conduisent à l'anthropologie qui n'est pas capable de penser l'anthropotechnie. Et bien ces penseurs, quand ils sont confrontés aux questions qu'on appelle sociétales, par exemple la question du genre, le mariage homosexuel, l'adoption des enfants, etc. qui sont des questions qui sont posées par le capitalisme comme biopouvoir, psychopouvoir et neuropouvoir, dans la mesure où ces penseurs post-marxistes sont enfermés dans des résidus de l'anthropologie humaniste, ces résidus humanistes étant eux-mêmes des résidus de l'idéalisme selon moi, ces penseurs ne proposent aucun concept nouveau, aucune vision nouvelle de ce qui n 'est pas l'homme mais le non inhumain. Et je pense que du coup ça donne à leurs discours, par exemple par rapport à ces questions de l'évolution de la parenté aujourd'hui, une fragilité extrême et une très grande difficulté à convaincre qui que ce soit. Par ailleurs, et c'est beaucoup plus grave, ça conduit à la dénégation de la légitimité des angoisses de l'époque face à la prolétarisation des ventres qui fait système avec les organismes génétiquement modifiés. J'en avais parlé dans le dernier chapitre de Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, où j'avais essayé d 'étudier comment les mères porteuses sont des derniers stades du biopouvoir de la prolétarisation ou de la prolétarisation par le biopouvoir et à cet égard, j'avais moi-même fait un rapprochement avec les organismes génétiquement modifiés. Et peut-être que vous avez entendu parler la semaine dernière ou il y a deux semaines de la discussion, enfin pas de la discussion, mais des insultes qui ont circulé dans le mouvement écologique entre José Bové et une femme, je crois qu'elle est sénateur ou député européen, leader de Europe Ecologie-Les Verts, puisque José Bové disait : « je comprends très bien qu'on s'oppose à la PMA et à la gestation pour autrui parce qu'on ne peut pas être à la fois contre la transformation technologique et l'appropriation par Monsanto des possibilités de reproduction du végétal et donc de la destruction par cette très grande industrie biotechnologique de la culture du maïs et de la culture au sens où je disais que la culture, tout à l'heure, c'est cultiver quelque chose et en même temps être pour, sans critique en tout cas, ces techniques de reproduction chez les êtres humains ». José Bové, avec lequel je suis très rarement d'accord d'ailleurs, s'est fait insulter littéralement par ses collègues de son mouvement et j'ai trouvé ça quand même stupéfiant, ce qui ne veut pas dire que je sois d'accord avec ce qu'il a dit, que je considère qu'il fallait le reprendre comme tel, mais quand même, il pose une vraie question. Et cette question, si les mouvements écologistes ne sont pas capables de la poser, c'est qu'ils ne sont pas des mouvements de pensée. Ils sont n 'importe quoi, du marketing politique, tout ce qu'on veut, mais absolument pas des organisations de pensée. Alors, un mouvement politique qui ne peut pas s'appuyer sur une organisation de pensée, c'est un mouvement, pour moi, réactionnaire. Donc, qu'on se comprenne bien, je ne suis pas du tout en train de dire ni qu'il faut partager le point de vue de José Bové, ni qu'il faut être contre. Ce n'est pas mon problème ici de statuer par rapport à ça. Ce que je dis simplement, c'est qu'il est absolument légitime de poser le problème comme le pose José Bové. Il a peut-être tort, mais il est parfaitement légitime de le poser ainsi, je dirais même que c’est la seule manière de poser le problème. On ne peut pas ne pas unifier la question du vivant, que ce soit le vivant du maïs ou les enfants et on ne peut pas être plus précautionneux avec le maïs qu’avec les enfants quand même. J’aurais tendance à considérer que c'est peut-être moins problématique d'adopter les OGM que des processus qui modifient radicalement l'avenir de l'enfance, par exemple. Derrière tout cela, je répète, je ne porte pas de jugement sur quoi que ce soit pour le moment, ça ne m'empêchera pas d'en porter à un moment donné, mais j'ai l'habitude d'assumer mes positions. Mais là, ce n'est pas de ça dont il s'agit. Mais par contre, je souligne ces questions parce que je soutiens que ces questions ne peuvent se poser ou ne peuvent si mal se poser ou ne pas se poser que parce que l'anthropologie elle-même n 'arrive pas à les affronter. Ce sont des questions d'anthropologie ce dont on parle. Et dans la mesure où l'anthropologie ne dit à peu près rien de la technique, notamment quand il s'agit de comparer les systèmes de parenté à travers le temps et de voir comment ils évoluent, et bien il y a un très gros problème.
Alors je vais juste faire une très rapide petite introduction des premières pages de Les métamorphoses de la parenté de Godelier puis après je vais m'arrêter pour qu'on puisse discuter. Dans son introduction, Godelier commence par souligner que les 30 dernières années du XXe siècle auront été les témoins d'un véritable bouleversement de la parenté et des idées sur la parenté. Et un peu plus loin, il dit : « on a assisté dans la vie à de profondes mutations des pratiques, des mentalités et des institutions qui définissent les rapports dits de parenté entre les individus comme entre les groupes que ces rapports engendrent. Familles nucléaires, familles improprement dites étendues, parentèles » etc. Il souligne ensuite que le lien conjugal s'est de plus en plus distendu, c'est-à-dire qu'il y a de plus en plus de divorces. Presque la moitié des mariages aujourd'hui, un peu moins, aboutissent à des divorces, ce qui était absolument inconcevable, tout simplement parce que c'était interdit de divorcer il n'y a encore pas très longtemps sauf cas très, très exceptionnels, sous juridiction d'exception d'ailleurs, avec accord par le pape, etc. Il y avait des cas, mais ils étaient absolument exceptionnels. Donc, il souligne qu’il y a une dévalorisation des liens conjugaux, disons, mais une survalorisation de l'enfance. Enfin, pas survalorisation, il dit « un mouvement de valorisation de l 'enfance et de l 'enfant apparu en Europe occidentale au XXIe siècle » et qui aboutit finalement à une précellence en quelque sorte, l'enfant serait au cœur de la préoccupation des individus aujourd'hui. Donc, il dit, il conclut, « Bref, parmi les avatars de la famille conjugale, si l'axe de l'alliance se fragilise, l'axe de la filiation reste ferme ». Et plus loin, il dit : et même augmente, puisque la preuve, les homosexuels désormais veulent des enfants, etc. Il ajoute « mais la filiation elle-même risque de ne plus être demain ce qu'elle était hier ». Et là, il commence à parler un petit peu de la technique. Je le cite : « alors que dans nos sociétés, la femme qui mettait au monde un enfant était perçue à la fois comme la génitrice et comme la mère de cet enfant, A partir du moment où l'on peut disjoindre artificiellement les trois moments naturellement indivisibles de la fabrication de celui-ci, (la fabrication de l 'enfant, drôle de terme, la fabrication) la fécondation, la gestation et la parturition, (il dit qu’on peut séparer tout cela) la question se pose de savoir ce que sont pour l'enfant, né dans ces conditions, les diverses femmes qui ont l'une après l'autre contribué à sa naissance ». C'est comme sur les chaînes de montage. Ça s'appelle la division industrielle du travail et à un moment donné on peut vous spécialiser à mort quoi, si j'ose dire. Moi j'appelle ça la prolétarisation aussi. Et il ajoute, « la question se ramène le plus souvent à savoir laquelle de ces femmes est la vraie mère ». Moi je dis, est-ce que c'est vraiment ça la question ? Je rajoute en tout cas qu'il y a une autre question au moins qui se pose, c'est la question de la possibilité même d'une mère. Est-ce qu'il est possible qu'une mère soit une mère dans ces conditions-là ? Je ne dis pas que ça ne l'est pas, en réalité au fond je pense que oui c'est possible, je vous le dis tout de suite. Mais par un chemin très très détourné et dans des conditions, à mon avis, assez acrobatiques et très difficiles. Quoi qu'il en soit, et en tout cas dans nos sociétés, à mon point de vue, très improbable. La possibilité de produire quelque chose comme une figure de la mère dans des conditions pareilles, dans la société dans laquelle nous vivons, me paraît extrêmement improbable. J'essaierai de dire pourquoi. Ensuite, page 14, Godelier introduit ce qu'il appelle un paradoxe. Il dit « le mariage recule chez les hétérosexuels, tandis qu'il est revendiqué chez les homosexuels ». J'ai un ami, homosexuel, qui a fait un papier en disant mais moi je veux pas du tout me marier, c'est complètement dingue. Mais en disant c'est régressif, dit-il, c'est un retour à toutes les valeurs que j 'ai combattu depuis toute ma jeunesse. Mais il se trouve qu'en effet cette valorisation se produit. Il faut que je m 'arrête, c'est ça ? d'accord. Ah oui, alors là, ok. Je vais vraiment m 'arrêter. Et il dit que « le mariage recule chez les hétérosexuels tandis qu'il est revendiqué chez les homosexuels ». Et il ajoute que « ce serait au sein des familles homosexuelles que la parenté se réaliserait pleinement en devenant une réalité purement sociale et affective ou peu s'en faut. Une femme en choisissant d'être père et de se comporter comme tel, un homme en choisissant d'être mère et de se comporter comme tel vis-à-vis d'un enfant, l'un et l'autre en choisissant d'exercer la parenté en dehors de toute référence à leur sexe biologique, n'apporterait-il pas la preuve éclatante que la parenté dans son fond n'est pas biologique mais sociale ? » Alors ça, ça m'intéresse énormément et ça me touche beaucoup puisque j'ai consacré un de mes livres, en tout cas un chapitre au moins de mes livres, qui s'appelle La politique de l'adoption, c'est dans le tome 3 de La technique et le temps, à essayer, comme beaucoup de gens, anthropologues ou philosophes, de montrer que la parenté n'est pas biologique et qu'elle est purement sociale. Mais je l'ai fait en disant que c'est ainsi parce que l'être humain adopte d'abord des techniques et que la forme de vie humaine est une forme de l'adoption d'une artificialité qu'il faut sans cesse intégrer à travers une thérapeutique qu'on appelle une culture à partir de laquelle il est possible de produire des systèmes sociaux, etc. Alors, ce que j'essaierai de montrer, c'est que contrairement à ce que semble annoncer cette introduction, où là, Maurice Godelier parle de la gestation pour autrui, la PMA, et donc il parle de la technicisation de la vie. Eh bien, il parle de la technique là mais c'est le seul endroit où il en parlera. Dans ce livre, magnifique d'ailleurs, qui est un très grand livre d'anthropologie, qui fait 750 pages ou peut-être même plus, il n 'y a pas un mot sur la technique une fois passée cette introduction. La technique n'est pas du tout thématisée dans ce travail. Ou alors quand il en est question, c'est à propos des singes et des outils. Comment sait-il que... Comment est-il... Qu'est-ce qu'il se passe quand un singe utilise un outil, etc. Mais pas du tout chez les êtres humains. Ça, c'est un refoulement de l'anthropologie qui est absolument sidérant et qui, à mon avis, affaiblit considérablement toutes les analyses, par ailleurs très intéressantes, que propose Godelier, notamment de ce qu'il appelle « la question du genre », le genre étant ce qui ne se réduit pas à la question des sexualités biologiques. Et je suis d'accord avec cela. Mais une fois qu'on a dit ça, on n'a rien dit si on n'est pas capable d'articuler ça sur la question de la technique. Parce que ce qui fait que le genre ne se réduit pas à la sexualité biologique, c'est la technicisation du vivant.
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