Séance 4
Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux
Bernard Stiegler,
« Séance 4 »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte -
2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance4.html.
version 0, 20/12/2025
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Bon, merci. Bonjour à vous tous. J'ai fait circuler sur la liste Pharmakon un texte qui est en fait une conférence que je vais présenter demain en Allemagne. Le titre parle d'organologie générale et d'écologie générale et qui parle d'anthropologie au sens où je l'écris là, entropologie. Pourquoi est-ce que je vous ai adressé ce texte ? Il n'est pas directement au cœur de ce séminaire, mais il m'a semblé que c’était intéressant de le faire circuler avant cette séance de séminaire parce qu’Il pose à la fois un problème d'anthropologie et de cosmologie. En fait, c'est un texte de cosmologie dans lequel j'essaye d'introduire la question du feu, c'est-à-dire de la combustion et de son sens physique, c'est-à-dire de la question de ce qu’on appelle la thermodynamique au début du XIXe siècle qui va modifier très, très profondément la physique contemporaine. La thermodynamique, c'est une très grande transformation dans la compréhension que la physique a de l'univers. C'est un des enjeux du livre qui s'appelle La Nouvelle Alliance de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers. Et cette question de la thermodynamique, j'insiste dans cette conférence sur le fait qu'elle est introduite par une technique à savoir la machine à vapeur. Et je soutiens qu'à travers cet agencement, si je puis dire, entre une question de physique universelle, une technologie qui n'est pas n 'importe laquelle, puisque c'est la technologie qui est à l'origine de la révolution industrielle, et les bouleversements sociaux que cette révolution industrielle va engendrer, bouleversements sociaux qui peuvent se traduire par des questions d'entropie, au sens où j'écris ici « entropologique », eh bien ça constitue une nouvelle question cosmique. Quand je dis nouvelle question cosmique, je pense à ce que Alexandre Koyré a dit dans les années, je ne sais plus quelles années d 'ailleurs, 50, 60, je ne sais plus, dans un livre majeur qui s 'appelle Du monde clos à l 'univers infini, à savoir qu'à travers Copernic, Kepler, Galilée, etc., on était passé d'un monde clos, c'est-à-dire d'un cosmos, au sens grec, clos, constitué par des sphères, la sphère des fixes, les différentes sphères célestes, etc., à un univers infini, c'est-à-dire un univers conçu comme un espace infini et indifférencié. Et je crois que les questions d'écologie, de ce que Erich Hörl, puisque c'est destiné à Erich Hörl, ce texte, ça s'adresse à lui, de ce qu'il appelle l'écologie générale et ce que j'essaie d'appeler l'organologie générale, réintroduit des questions de cosmologie et un certain ordre cosmique dans l'univers. Alors, je ne vais pas développer ce point-là, c'est le sujet de ma conférence de demain. Par contre, si je vous en parle aujourd'hui, c'est parce que tout ça a pour but, demain, comme dans ce séminaire ici aujourd'hui, d'introduire une problématique d'anthropologie avec un a qui se rapporte à une problématique d'entropologie avec un e, au sens où je l'ai écrit là. Je veux dire par là que le pharmakon de l'anthropos, c'est ce qui produit toujours à la fois de l'entropie et de la néguentropie. Et cette question de ce pharmakon qui produit toujours à la fois de l'entropie et de la néguentropie, c'est la question écologique. Si l 'écologisme politique, pas simplement la science écologique, peut se revendiquer comme une question politique à part entière, c'est parce que depuis la révolution industrielle, nous faisons cette expérience qui est que la néguentropie industrielle c'est -à -dire la diversification produite par l'activité industrielle, produit aussi de l'entropie, et peut -être plus d'entropie que de néguentropie, et donc il y a à réguler politiquement ce devenir industriel de la biosphère. Je vous en parle aujourd'hui pour une autre raison qui est que la machine à vapeur, qui introduit la théorie, le fameux deuxième théorème de la thermodynamique qui va formaliser ce problème de la dissipation de l'énergie, qui va donner lieu à la théorie de l'entropie à l 'intérieur de laquelle Prigogine va développer sa théorie de l 'ordre et du désordre, des structures dissipatives etc., cette machine à vapeur donc est aussi, au moins par un de ses organes fonctionnels à savoir le régulateur à boules, un des éléments d'inspiration fondamentaux de la cybernétique. Je veux dire par là que vous savez bien que la machine de Watt n'est exploitable que parce qu'elle est régulée par le régulateur à boules. Et vous savez aussi que le régulateur à boules, Ashby en fait une théorie, c'est l'homéostat qui est à la base de la théorie de la cybernétique, qui va finalement conduire au concept de ce qu'on appelle la boucle de rétroaction, le feedback, pour parler dans la langue de l'époque. Et tout cela va nous conduire finalement à une question du rapport entre calcul et information et à une nouvelle version de la théorie de l'entropie et de la néguentropie qui est la théorie de l’information qui est au cœur de la cybernétique, des sciences cognitives, mais aussi du capitalisme contemporain. Entre les deux, entre la thermodynamique du 19ème siècle, de la dissipation de l'énergie et la théorie de l'information, qui est une théorie de l'entropie et de la néguentropie en information avancée par Shannon, comme vous le savez, il y a une troisième théorie de l'entropie, qui date des années 30 qui vient de Schrödinger et qui définit la vie comme un processus de néguentropie. Tout cela, pour l'analyser en détail, il faudrait, on ne va pas le faire ici dans ce séminaire, mais je vais essayer de le faire ailleurs, Mais vous allez voir aussi pourquoi ça va concerner ce que je vais dire tout à l 'heure dans le séminaire, il faudrait le repenser à partir d'une nouvelle théorie du calcul et de ses limites, non pas d'une théorie mathématique des limites du calcul, comme il y en a eu un certain nombre de formulés au XXe siècle dont la plus connue, vous le savez bien, le théorème de Gödel qui n'est pas simplement une théorie des limites du calcul, mais une théorie des limites de la théorématique, si je puis dire. Mais il faudrait essayer de repenser la question du calcul et de ses limites, non pas simplement d'un point de vue endo-mathématique, c'est-à-dire arithmétique ou géométrique, quoi qu'il en soit mathématique, il faudrait essayer de le faire du point de vue d'une analyse phénoménologique du calcul et de ses conséquences au sens où Husserl, par exemple, dans La crise des sciences européenne fait une critique phénoménologique du calcul, de ses limites, dont il dénonce comme devenir algébrique et automatique du calcul, une évolution catastrophique du savoir occidental, du savoir européen comme il l'appelle. Et je pense qu'il faudrait faire une critique de cette critique de l'algèbre par Husserl, non pas pour la rejeter, mais pour proposer ce que j'appellerais une pharmacologie de l 'algèbre que Husserl ne propose pas, en tout cas à ma connaissance et pour ce que j'en ai compris. Et cette pharmacologie de l'algèbre, c'est-à-dire du calcul, c'est-à-dire des instruments de calcul, parce que l 'algèbre c'est une écriture pour accélérer les calculs, pour condenser les processus de calcul. C'est une automatisation par l'écriture d'un certain nombre de processus par abréviation et formalisation sur la base des théories de Leibniz. Cette critique de la critique husserlienne du calcul, il faudrait l'agrémenter d'un point de vue postfreudien sur le calcul. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire que toute critique du calcul se fait au nom de l'incalculable. Et je pense qu'il faut faire une critique du calcul au nom de l'incalculable à partir d 'une notion postfreudienne de l'incalculable. Plus précisément, et c'est là qu'on se rapproche de ce dont je vais parler aujourd’hui, Il faut aborder la question de l'économie libidinale, qui est une économie de l'incalculable, c'est-à-dire du désir - vous savez que je définis le désir comme ce qui est infini, donc ce qui ne peut pas faire l'objet d'un simple calcul, ce qui est insoluble dans un calcul - je pense qu'une telle économie libidinale de l'incalculable, il faut la repenser comme une économie transitionnelle de l'incalculable, c'est-à-dire constituée par un pharmakon qui est l'objet transitionnel. Toutes ces considérations que je vous avance de manière préalable et très programmatique avant d'entrer dans la matière de ce séminaire d'aujourd'hui, je les propose pour nous permettre de revisiter la question du capital et du capitalisme parce que le capital, et surtout le capitalisme contemporain, c'est avant tout une société computationnelle, une société du calcul, avec des technologies industrielles de calcul. Donc, je vous propose de revisiter cette question du capital sous les angles de ce que j'appelle l 'entropologie avec un e - faire une critique du capital, c'est faire une critique de cette entropologie avec un e - pour proposer une néguentropologie, si je puis dire. Et une telle critique de l'entropologie à laquelle il s'agirait d'opposer une néguentropologie, ou plutôt avec laquelle il s'agirait de composer à travers une néguentropologie, ça doit être une critique de l'information et du calcul.
Je vais revenir au séminaire et d'abord je vais faire un résumé du séminaire précédent qui était il y a presque un mois, ou un mois même, et en rappeler les points qui me paraissent être les plus importants en particulier pour enchaîner aujourd'hui. Je vous avais dit il y a un mois que d'un point de vue organologique, la culture, ce qu'on appelle la culture, est une organisation fondée sur et fondant une activité herméneutique qui interprète les règles de systèmes sociaux. Vous vous souvenez que si je vous parle de la culture, c'est parce que Jean-Pierre Changeux, introduisant Stanislas Dehaene, prétendait introduire une compréhension biologique de la culture, à laquelle je m'oppose. La culture est une organisation fondée sur et fondant une activité herméneutique, c'est-à-dire une activité interprétative et qui interprète plus précisément les règles de systèmes sociaux, des règles héritées et transmises de génération en génération à travers l'éducation. Et ce que j'ajoute, et là en m'appuyant sur Stanislas Dehaene, ceci et surtout sur Marianne Wolf, son élève, enfin pas son élève mais celle qui reprend ses travaux, ceci est rendu possible par les capacités de réorganisation non pas organique mais organologique du cerveau. C'est rendu possible par des caractères spécifiques de ce que j'appelle le cerveau noétique. C'était le sujet du séminaire de l'année dernière et de l'année d'avant. Nous avons trouvé, et c'est d'ailleurs David Bates qui nous a fourni cette référence, nous avons trouvé confirmation de ces points de vue, selon moi, en tout cas dans le bouquin qui s'appelle Les origines de l’esprit moderne de Merlin Donald, lorsqu'il parle d 'une incorporation de facteurs biologiques et technologiques qui font apparaître, dit-il, au moment de l'apparition de l'homme moderne, l'homme moderne au sens des paléo -anthropologues, c'est-à-dire l 'homme que nous sommes et qui apparaît au paléolithique, il dit que « cet homme-là accumule dans sa mémoire des vestiges de stades précédents de l 'émergence de l 'humain et de nouveaux dispositifs symboliques qui ont radicalement transformé son organisation ». C'est ce que dit Merlin Donald. J'avais commenté cela en disant que c'est ce complexe symbolico-mnésique qui apparaît à un certain stade de l'hominisation qui rend possible les avancées toujours hautement pharmacologiques et menaçantes pour les civilisations dont parlait Whitehead lorsque je l’avais cité, vous vous souvenez que j'avais cité Whitehead qui disait que « toute société, toute civilisation se produisait en produisant une immense menace contre elle-même ». C'était la condition de son émergence. Nous sommes en train de vivre quelque chose de cela aujourd'hui. J'avais cité des travaux de David Bates qui lui -même convoquait Charles Sanders Peirce, Alexander Luria et Goldstein, pour montrer que le cerveau humain est essentiellement ce qui est capable de supporter des accidents et de transformer ces accidents en nécessité. Vous vous souvenez, Peirce disait par exemple que c'est souvent suite à des traumatismes cérébraux que de nouvelles formes d'intelligence apparaissent. Luria, le grand neurologue soviétique, a montré des choses semblables, et Goldstein, etc. A partir de là, ce que je soutiens, c'est que les systèmes sociaux, ce que j'appelle les systèmes sociaux au sens de Bertrand Gilles, de Niklas Luhmann, au sens où la langue est un système social, où la famille est un système social, où le système de parenté dont on va parler maintenant avec Godelier est un système social, les systèmes sociaux sont des systèmes de règles, qui sont aussi des régimes de production de circuits de transindividuation supportés par des rétentions tertiaires, elles-mêmes ces rétentions tertiaires, intériorisées par les organes cérébraux de ceux qui vivent dans ces systèmes sociaux. Donc j'essaye de décrire une boucle techno-socio-psychique et cérébrale des conditions d'élaboration de ce type de circuit en essayant d'intégrer les acquis de la neurobiologie et des neurosciences contemporaines, mais en essayant de ne pas réduire tout cela à un neurocentrisme, mais au contraire en essayant de montrer que ce qui fait que ce cerveau peut se réorganiser organologiquement, c'est que précisément ce n'est plus simplement un organe biologique, mais un organe techno-socio-biologique. Dans une telle appréhension du phénomène anthropologique, l'individuation, ce que Simondon appelle l'individuation, ça devient la réorganisation. S'individuer, c'est se réorganiser. Et l'organologie générale, c'est la théorie d'une triple réorganisation, triple individuation, qui constitue le phénomène social total, si on reprend l'expression de Marcel Mauss. Alors nous avions vu également avec David Bates, dans Ashby, qui est donc le théoricien de l'homéostat, que l'aptitude à la panne, pour Ashby également, est une condition fondamentale de la vie de l'esprit. Et j'avais souligné pour ma part que cette aptitude à la panne, c'est ce qui relève de ce que j'appelle depuis quelques années maintenant, en m'appuyant sur Gilles Deleuze, la quasi-causalité, la capacité à supporter un événement, comme dit Deleuze, et en devenir la quasi-cause - c'est-à-dire un événement, ça veut dire un accident en l 'occurrence - et à faire de cet accident une vertu. J'avais cité un petit peu Jean Lassègue, qui lui-même parle d'Alan Turing, qui a évolué d'un mathématicien, d'une théorie du calcul et de la machine universelle, vers des questions de biologie - Lassègue qui montrait avec Guiseppe Longo, qui feront une intervention d 'ailleurs dans deux semaines ou trois semaines à l’IRI - Lassègue montre que la théorie de la machine de Turing, c'est en fait une théorie d 'une forme d'écriture. C'est comme écriture qu'il faut penser ce que décrit Turing. Et ça, évidemment, c'est très homogène avec ce que nous soutenons ici. C'est ce qui amène Lassègue, comme David Bates d'ailleurs, à appréhender la question de la machine non pas comme la machine cognitive, comme un duplicata de l'humain. Comment est-ce que le cerveau humain peut être remplacé par une machine computationnelle, mais comme un nouvel âge de l'interaction entre le vivant et la technique et un nouveau type de couplage entre le vivant et la technique, tel qu'il en résulte d'une façon générale de ce couplage entre le vivant et la technique, pas aujourd'hui simplement avec l'époque computationnelle, mais depuis l'origine de l'hominisation, un déphasage, ce que j'avais décrit autrefois comme un déphasage, ce que Simondon appelle un déphasage, qui s'effectue toujours sous la pression de ce que j'avais décrit l'autre fois comme 6 catégories de tendances et de contre-tendances entre le système psychique, tendance pulsionnelle et tendance idéalisante, le système technique et les systèmes sociaux. Bon, je ne vais pas revenir là-dessus, c'est des choses que j'ai déjà dites. Sur cette base-là, j'ai essayé de montrer, enfin, l'autre fois, que ce que nous appelons la culture, c'est ce qui procède toujours du processus de grammatisation qui s'est inauguré, je crois, à l'époque du paléolithique supérieur, et tel qu'il est la condition de l'éducation, telle que nous la pratiquons, comme prescription et intériorisation de règles par l'enfant, par les nouveaux venus, sur la base donc de la grammatisation comme production d 'hypomnémata. La grammatisation, c'est ce qui fait apparaître un type particulier de rétentions tertiaires que j'appelle les rétentions tertiaires hypomnésiques, vous le savez bien, qui sont des rétentions tertiaires qui permettent d'engrammer des contenus mentaux, au moins depuis quarante mille ans et probablement bien avant. Et je soutiens que c'est à partir de ce processus de grammatisation que la question de l'éducation, telle que nous la connaissons, c'est-à-dire comment transmettre aux enfants qui arrivent aujourd'hui, au XXIe siècle par exemple, les milliers, les dizaines de milliers d 'années accumulées à travers les hypomnémata, est devenue la question fondamentale de notre société. Ça n'était pas le cas avant les hypomnémata, à mon point de vue, peut-être que je me trompe mais je pense que cette question-là qui se pose à nous, qui est la question de l'éducation, ne peut pas se poser s 'il n 'y a pas de rétentions tertiaires hypomnésiques. Augustin, mon petit garçon, apprend à compter des tables de multiplication, mais ces tables de multiplication, en les apprenant, il intériorise des rétentions tertiaires. Ces tables, ce sont des tables, comme leur nom l'indique, c'est-à-dire des rétentions tertiaires. En passant ici, je signale, puisqu’il y a deux semaines, j'étais à Tokyo, que Hidetaka Ishida est en train de lancer un travail à Tokyo. D'ailleurs, il viendra en parler à l'Académie d'été, puisqu'il sera présent cette année à Epineuil, sur les hypomnèses de l'Asie, c'est-à-dire sur l'écriture chinoise et donc sur les idéogrammes. Et ça, c'est très, très important pour nous, dans une optique qui est celle de ce que nous développons ici à l'IRI, à savoir les Digital Studies. Dernier point, ce que j 'avais abordé l'autre fois en conclusion de la séance d'il y a un mois, c'était une problématique qui est soulevée par Pietro Montani, qui sera d 'ailleurs présent à l 'INHA dans deux semaines, dans un livre qui s'appelle Bioesthétique. Pietro Montani a soulevé une question, que j'ai soulevée d'ailleurs moi-même, mais un peu différemment, quant à la biopolitique de Michel Foucault et à ce que Giorgio Agamben, dans l'héritage de Michel Foucault, appelle « la vie nue » et où Montani dit : « est-ce que l'on peut se contenter de ce point de vue sans y intégrer la technicité du vivant, si l'on veut être capable d'ouvrir une nouvelle perspective politique ». Alors ça, ça m'intéresse énormément. D'abord parce que ça converge énormément avec mon point de vue, bien sûr, mais aussi parce que quand on parle de structure de parenté, de système de parenté, de métamorphose de la parenté, on ne peut pas le faire en 2014 en ignorant Foucault et la question biopolitique. Si on prend au sérieux ce qu'a dit Michel Foucault, les questions contemporaines de la parenté et donc aussi de la procréation médicalement assistée et de toutes ces choses-là, elles s'inscrivent pleinement dans une question de biopolitique. Maintenant ce que dit Montani, c'est que par exemple Agamben n'intègre absolument pas la question de la technicité du vivant dans cette question biopolitique et que ça n'est plus possible. Eh bien je vais essayer de vous montrer que c'est le même problème avec Godelier et que Godelier n'intègre absolument pas la technicité du vivant et que ça n'est plus possible. Et c'est la raison pour laquelle nous allons voir, c'est ce que je vais essayer de vous montrer, puisque maintenant nous allons lire vraiment Godelier, nous allons voir que Godelier fait une énorme confusion entre ce qu'il appelle l'ethnocentrisme de l'Occident, comme si d 'ailleurs l'Occident était toujours une ethnie, ce qui est largement problématique et ce que j'appellerais moi le capitalocentrisme de l'Occident, ce qui est tout à fait autre chose. Le capitalisme exportant ses modèles de parenté n'exporte pas du tout un modèle ethnique, il exporte un business model. Et ça, c'est ce que je crois que l'anthropologie contemporaine de Godelier n'arrive pas à comprendre, ce qui est d 'autant plus étonnant que Godelier fut un élève de Louis Althusser. Bon, ça fait partie des innombrables paradoxes de la pensée française de la deuxième moitié du XXe siècle. Alors maintenant, nous allons essayer d'interpréter le sens anthropologique des Les métamorphoses de la parenté de Maurice Godelier qui est le livre dont je vous parle depuis le début, mais que nous n'allons commencer à lire que maintenant. Dans ce livre, Godelier commence par souligner, dans son introduction, « le bouleversement qui se produit aujourd'hui dans la parenté et dans la filiation - c'est donc le tout début, c'est page 9 - et qui caractérise, dit-il, notre situation anthropologique ». Il le fait évidemment en se référant aux technologies de procréation médicalement assistée, en tout genre. Il soulève autrement dit, à la page suivante, page 10, la question de ce qu'on appelle la procréatique. Et il soulève cette question en se demandant qui est la vraie mère ? Parce qu'il dit qu’on peut aujourd'hui disjoindre artificiellement les trois moments naturellement indivisibles de la fabrication de l'enfant, de la fécondation, la gestation et la parturition, la question se pose de savoir ce que sont, pour l'enfant né dans ces conditions, les diverses femmes qui ont l'une après l'autre contribué à sa naissance. Et un peu plus bas : « la question se ramène le plus souvent à savoir laquelle de ces femmes est la vraie mère ». Je pense que cette façon de poser la question est une façon d'éluder la question. Parce que la question de la mère, c 'est la question de la good enough mother dans la formulation de Donald Winnicott c'est-à-dire de la mère suffisamment bonne. La question de la mère, ce n'est pas la question de savoir si c'est celle qui a porté l'enfant dans son ventre ou je ne sais quoi. La mère, pour Winnicott, c'est celle qui éduque l'enfant et qui l'éduque transitionnellement, c'est-à-dire dans une relation à un artefact, à un organon qui s'appelle l'objet transitionnel. Et pour moi, la question qui se pose, ce n'est pas de savoir qui est la mère dans la série décrite ici en procréatique par Godelier, c'est de savoir quelle est la possibilité d'une mère aujourd'hui ? Quelle est la possibilité qu'il y ait une mère aujourd'hui ? Une mère est-elle possible à l'époque de la procréatique ? Et si oui, à quelles conditions thérapeutiques ? Quand je dis thérapeutique, je le prends au sens de la thérapeia, au vieux sens de ce terme, c'est-à-dire à quelles conditions culturelles, car finalement c 'est ça la culture, la thérapeutique du pharmakon. Quelle est la thérapeutique du pharmakon procréatique qui rendrait possible une mère dans la situation organologique et pharmacologique contemporaine. Je signale en passant que Tania Espinosa travaille en ce moment à l'organologie de la maternité. Alors, j'introduis ces questions-là, je ne vais pas les instruire du tout, je ne fais pour le moment que décrire un petit peu ce qui, selon moi, se pose comme questions dans cette introduction que Maurice Godelier propose à son ouvrage, ce sont les 40 premières pages de la Les métamorphoses de la parenté et je passe à la page suivante, à la page 11 où l'enjeu de cette page, c'est l'introduction d'un discours anthropologique sur l'adoption et l'homoparentalité puisqu'il enchaîne en disant bon, il y a la procréatique et la procréatique rend possible l'homoparentalité. Et d'une certaine manière, on a l'impression que Godelier s'engage dans cet ouvrage, et je pense que c'est un peu le cas, à certains égards au moins, dans ce qu'on pourrait appeler une anthropologie de l'homosexualité où d 'ailleurs il va très loin puisqu'il pose que par exemple chez les Baruyas, l 'homosexualité est constitutive de l'anthropos. C 'est la condition de possibilité de la reproduction de la société Baruya, l'homosexualité. Et il dit cela en posant comme point fondamental, ici à la fin de la page, que la parentalité n'est pas biologique, mais sociale. Alors, je suis personnellement tout à fait d'accord avec cette position que j'ai défendue moi-même dans le troisième tome de La technique et le temps, il y a déjà pas mal d 'années, il y a presque 15 ans, et plus précisément dans un chapitre, c'est le troisième chapitre, qui s'appelle Politique de l'adoption, où j'ai soutenu que ce qui définit la parentalité, ça n'est jamais une voie biologique, c'est toujours une voie adoptive. Et je suis même allé jusqu'à dire, ce qui est contredit par toutes sortes de gens, y compris Godelier dans ce livre-là, que le monothéisme, c'est avant tout une religion de l'adoption, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l 'islam. Bon, je ne veux pas développer ces points, je pourrais y revenir si vous le souhaitez, bien entendu. Quoi qu'il en soit, ce que je veux dire en renvoyant à ces travaux-là, c'est que je suis parfaitement d 'accord avec Godelier ici, dans ce qu'il est en train de dire. Mais, là où je suis moins d'accord, c'est lorsque la question du genre qu'introduit aussi Godelier, car il va introduire cette question, il va employer le terme genre, il ne va pas la visiter, cette question-là, à l'intérieur d'une politique globale de l'adoption. Je veux dire par là que je pose pour ma part que toute société humaine et en particulier les sociétés modernes et encore plus la société américaine, nord-américaine, sont des sociétés qui sont fondées sur une politique déclarée et réfléchie de l'adoption mais une politique intégrale de l 'adoption. Comment adopter, par exemple, des polonais qui débarquent d'Europe ou des siciliens pendant le fascisme ou le nazisme, les persécutions ? Comment l'Amérique est un modèle d'adoption de gens, d'idées, de matières, de modes de vie, etc. Et comment l'Amérique fait adopter à ses migrants un certain modèle qu'elle invente de part en part. Ça, c 'est Hollywood et je soutiens depuis très longtemps que Hollywood est d'abord une machine à faire adopter des modes de vie, en particulier le mode de vie américain. Mais ce que je soutiens par ailleurs, c'est que toute société humaine est une machine, un dispositif d'organisation, d'adoption de ce type mais évidemment pas forcément et en général pas du tout d'une manière consciente et délibérée. En revanche, je crois que tout problème d'une société humaine consiste toujours en dernier ressort par la capacité que cette société a à se greffer des artefacts et à les adopter. Et je pense que la filiation, ce qu'on appelle la filiation, c'est-à-dire la capacité d'avoir des enfants et de les éduquer, car c'est ça la filiation, eh bien c'est la capacité à opérer une greffe psycho-affective qui s'inscrit dans une culture beaucoup plus vaste de la greffe, de la transition, de l'objet transitionnel et de l'organisation organologique de la société dont l'adoption de l 'enfant n'est qu'un cas particulier. Un cas majeur bien entendu, un cas primordial, fondamental sine qua non de la reproduction de la société, mais pas le seul cas. Et d'ailleurs, ce dernier point concernant l'adoption, je l'élargis à ce que David Bates, l'autre fois, dans cette conférence décidément qui m'a beaucoup marqué, investiguait en relisant Engelbart, le concepteur de la souris, des interfaces homme-machine du Xerox PARC et à travers la question de ce qu'on appelle en anglais, aux Etats-Unis, l'enhancement, ce qu’on appelle ici en français, l’augmentation des capacités de l'homme. Et sous ceci, ces questions d'augmentation, ce sont aussi des questions d'adoption. Dernier point, si on relisait Étienne Balibar et comment s'appelle-t-il l 'homme américain, penseur américain dont je n 'arrive plus à trouver le nom, Immanuel Wallerstein, avec qui il a écrit Race, Nation, Classe (1988), Balibar et Wallerstein montraient qu'une société, une ethnie disons, ne peut se constituer que par une fiction qui permet d'adopter les arrivants et que l 'ethnicité repose fondamentalement sur ce que j'appelle moi un cinéma, un archi-cinéma, une capacité à projeter des fictions et à concrétiser ces fictions, ce qui sera le sujet de l'académie d'été cette année sous le titre du rêve, rêve, cerveau, cinéma. Toute cette problématique de l'adoption en ce sens très large qui m'amène donc à la théorie de l'archi-cinéma que j 'ai développée dans La technique et le temps tome 3, c'est typiquement ce que Godelier ne voit absolument pas, qu'il ne problématise absolument pas, et je pense que ça fragilise énormément son discours sur la parentalité, sur les métamorphoses de la parenté, et notamment sur l 'homoparentalité et sur la question du genre. Je dirais que ce n 'est pas seulement Godelier qui ne le voit pas, c'est à peu près toute la société qui ne le voit pas. Ce sont tous les responsables politiques, notamment ceux qui ont engagé ce débat il y a 9 mois en France sur le mariage homosexuel qui ne le voient pas. C'est à peu près toute la classe intellectuelle qui le fuit et qui en fait une question très spéciale de ce qu'on appelle la théorie du genre, qui à mon avis, isolée comme ça, ne peut que produire des angoisses sociales, des réactions violentes et un sentiment d'incurie, d'absence de soins, d'irresponsabilité par rapport à la nécessité de constituer une nouvelle thérapeia, une nouvelle culture face à ce pharmakon qu'est la procréatique, par exemple, qui est un nouvel âge de l'adoption. Pour le dire autrement, je pense que, comme vous avez bien compris que c'est le sujet de ce séminaire, ce que n'arrive pas à penser l'anthropologie ici, et je parle de l 'anthropologie des anthropologues comme Godelier, c'est-à-dire des anthropologues scientifiques aussi bien que l'anthropologie philosophique, c 'est-à-dire les humanistes ou les philosophes qui discourent sur l'anthropos, y compris au sens de Sloterdijk avec l'anthropotechnique, mais Sloterdijk était à mon avis une exception justement à cet égard, eh bien ce qu’ils n'arrivent pas à penser, c'est l'adoption comme condition technique et organologique de l'être humain. L'être humain, ce qu'on appelle l'être humain, l'être anthropotechnique, c'est celui qui fondamentalement doit sans arrêt adopter des objets techniques qui sont amovibles. C'est parce qu'il y a une amovibilité organologique qui fait que, par exemple comme le dit André Leroi-Gourhan, j'ai une pirogue, je te l'échange contre une femme ou contre un quintal de maïs ou contre je ne sais pas quoi, c'est ce commerce qui est rendu possible, dit Leroi-Gourhan, par le fait que l'homme est un être prothétique. et qu'il développe des organes artificiels et que d'autres hommes développent d'autres organes artificiels et qu'ils peuvent les échanger, c'est parce qu'il y a cette amovibilité organologique qu'il est possible, comme le montre très bien Godelier à travers d'innombrables exemples, c'est fascinant d'ailleurs, d'échanger son père contre un oncle, son oncle contre une... contre je ne sais pas quoi, et que bien entendu la parenté n'est pas du tout une réalité biologique, c'est une réalité sociale, culturelle et artéfactuelle. Mais si on ne commence pas par définir la condition de l'être vivant humain comme étant soumise structurellement, conditionnellement donc, à cette amovibilité organologique, technique, alors on ne peut pas rendre compte de cette spécificité de la parenté et de la filiation humaine, qui est très différente de ce qui se passe chez les animaux dont je vous redis, je l'avais déjà signalé, qu'il y a un grand théoricien de cela, qui s'appelle John Bowlby, en Angleterre, qui a écrit trois volumes sur les rapports entre une mère et ses petits dans la société animale et le passage de la mère au sens animal à la mère dont je vous parle là, qui est une mère noétique. Et il y a tout un matériau aujourd'hui qui existe et qui soulève le problème de ce passage. Ce que je soutiens moi, c 'est que ce qui fait ce passage de ce que Bowlby appelle l’attachement à ce que j'appelle moi l'affect et l'affect noétique, et bien c'est l'amovibilité précisément. C'est parce qu'il y a de l'amovibilité technique en général qu'il y a cette possibilité du devenir transitionnel de la relation qui n'est plus une simple relation d'attachement, mais une relation d 'amour c'est-à-dire d'économie libidinale. Le point sur lequel je voudrais insister ici est le suivant : cette extériorisation organo-logique qui serait, selon ce que je viens de dire, la condition de la possibilité d'une mère et d'une mère qui n'est pas l'attachement que décrit Bowlby, une mère noétique, une mère aimante et non seulement attachée à ses petits et aimée en retour c'est ce qui nécessite en retour, précisément cette extériorisation, nécessite en retour une intériorisation de cette extériorité qui est une réorganisation, c'est-à-dire ce que j'appelais tout à l'heure une individuation. Et une individuation qui est aussi et toujours un bouleversement psychique, ce que l'on appelle une émotion. La naissance d'un enfant, par exemple, c'est une immense émotion. Mais cette puissance émotionnelle, cette émotion, ce n'est pas simplement le fait d'assister à la naissance d'un petit. Moi, j'ai assisté à des tas de naissances de chevaux, c'est moi qui les faisais mettre bas, les femelles. Ça ne me mettait pas dans cet état d 'émotion. Ce que je veux dire par là, c'est que cette émotion provoque par exemple la naissance d'un enfant c'est ce qui anticipe sous une forme de protention un processus de filiation, d'adoption absolument immense qui est un circuit de transindividuation au cours duquel se produit un affect. S'il y a de l'affect, ce que l'on appelle affect depuis Aristote, ce que Aristote appelait les pathémata ou ce que Spinoza décrit comme affect, c'est parce qu'il y a ce circuit d 'extériorisation et de réintériorisation. Quand j'intériorise quelque chose, je suis affecté, c'est-à-dire que je me réorganise. Et cette affection, elle peut être de 36 000 natures. Par exemple, apprendre ma table de multiplication de 5, c'est une affection. Je m 'affecte, je m 'auto -affecte en apprenant. Apprendre, c'est s'auto-affecter. Et puis, devenir mère ou père d'un enfant, c'est un autre affect. Mais dans tous les cas, c'est un processus d'intériorisation et d'extériorisation.
Alors, c'est ça qu'on va essayer de comprendre en lisant Godelier, qui, à partir de la page 12, entame une histoire de la parenté et de la parentèle en Occident. La parentèle, c 'est ce qui accompagne les parents, c'est ce qui constitue le groupe des parents, on appelle ça la parentèle. Et donc, il montre qu'en Occident, la parenté et la parentèle ont une histoire qui passe, c'est à la page 13, par le mariage. Le mariage tel qu'on le définit jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, et puis donc qui est sacré, qui est un sacrement, et ensuite le mariage selon le nouveau régime, un mariage qui ensuite va faire évoluer la figure du père, qui va faire passer - ça c'est au XXe siècle, puisque ce que je vous disais là c'était le XVIIIe, XIXe siècle - qui va faire passer de la puissance paternelle à l'autorité parentale. Je vous rappelle qu'il n’y a encore pas si longtemps que ça, les femmes n'avaient pas d'autorité sur leurs enfants. J'ai connu ça. Je suis né dans une famille où c'était mon père qui avait l'autorité sur moi, pas ma mère. Il n 'y a pas si longtemps que ça. Et il n'y a pas si longtemps que ça non plus, ça date des années 70, qu'il est possible de divorcer par consentement mutuel. Autrefois, il fallait passer devant un juge qui vous accordait éventuellement le droit de divorcer, s 'il voulait bien. Tout ça a beaucoup évolué. Godelier nous rappelle cela, il a fait très bien de le rappeler. Et puis ensuite il arrive, page 16, à ce qu'il appelle les amours adolescentes. Il dit que dans notre monde, avec la révolution des mœurs, les adolescents ont pu tomber amoureux les uns des autres d 'une manière de plus en plus libre, y compris coucher ensemble sans se marier, sans que ça fasse un scandale, une excommunication ou je ne sais quoi. Et puis que finalement la société est devenue de plus en plus une société d'associations, de liens disons, de liens comme le mariage par exemple, de couples, « par libre choix de l'autre, dans la fondation du couple », c'est là qu'il écrit cela, libérés des contraintes et des conventions sociales. Donc, Godelier nous décrit comment le couple et ensuite la famille, c'est-à-dire le couple et ses enfants, etc. se constituent dans des circonstances très très différente de tout ce que ça a été pendant des millénaires dans la société occidentale mais plus généralement dans la plupart des sociétés. Il ajoute que dans cette société-là les amours adolescentes ne sont plus interdites. Il n'est plus scandaleux par exemple qu'une jeune fille épouse ou vive avec un jeune homme en n’étant plus vierge tout simplement, pour parler très clairement c'est de ça dont il s'agit. Et ensuite il introduit la thématique de ce qu'il appelle « le désir d'enfant ». Alors tout ça, en le lisant, je me suis dit, mais que dit Godelier des évolutions de l'économie libidinale ? car ce dont il parle-là, ce sont des évolutions de l'économie libidinale, vous êtes d'accord avec moi. Ce sont des évolutions des natures d 'engagement que l'on prend avec l 'autre lorsqu'on contracte une liaison amoureuse, etc. qui peut passer ou pas par le mariage. Moi j'ai vécu, ma jeunesse c'était la jeunesse de Georges Brassens et la supplique, non ce n 'était pas la supplique, c 'était, je ne me souviens plus… « j 'ai l 'honneur de ne pas te demander ta main ne mettons pas nos noms au bas d 'un parchemin ». C'était une chanson de Georges Brassens, donc c'était une grande revendication des années 60-70 de ne pas se marier. Et j'ai revendiqué moi-même cela. Ça a été un mouvement, qui est celui des années 60, beaucoup de 68, dont quelqu'un qui n'est pas anthropologue mais sociologue, qui s'appelle Luc Boltanski, a aussi montré, dans Le nouvel esprit du capitalisme qu'il avait également nourri un certain assouplissement de la société pour coller aux impératifs du néolibéralisme. Par exemple, Boltanski et Ciapello commencent leur livre en disant que c'est très intéressant pour le capitalisme que le divorce soit plus facile parce que, par exemple, si dans un couple, le mari doit partir dans le nord, la femme dans le sud, etc., qu'ils n 'arrivent pas à maintenir leur couple d'un point de vue économique, ils n'ont qu'à divorcer. Ils s'adaptent finalement à la mobilité et à la flexibilité de l'emploi. Je ne dis pas qu'il faut prendre ça au premier degré. D'ailleurs, ce n'est pas ce que fait Boltanski. Mais si je vous en parle, c'est parce que moi-même, j 'ai écrit plusieurs fois sur ces questions notamment dans Mécréance et discrédit, en reprenant l'idée que cette économie libidinale d 'un nouveau genre qui apparaît dans les années 60 -70, elle correspond aussi à un modèle de société consumériste et libérale, puis néolibérale et finalement ultralibérale, y compris cette société qui dit qu'il n 'y a plus besoin de fermer les magasins le dimanche, le dimanche n'est plus un jour sacré. Moi je suis un mécréant, donc ça ne me pose pas de problème fondamental, mais en même temps, ça m'a toujours ennuyé qu'il n'y ait pas ce que j'appelle un otium du peuple qui permette aux individus à un moment donné de sortir de la sphère de la production et de se dire qu'il y a autre chose à vivre dans la vie que les subsistances, tournons-nous vers les consistances, qu'elles soient religieuses ou autres. Quoi qu'il en soit, ce qui me frappe dans ces pages de Godelier, et il y en a de nombreuses dans son livre, c'est un gros livre de 800 pages, et bien c'est qu'il ne parle jamais de ces questions. Jamais il ne se pose le problème de savoir quelle est la structure sociale suscitée par le capitalisme dans ces matières et en quoi il faudrait en faire une critique anthropologique. Ne peut-il pas y avoir une critique anthropologique du capitalisme ? C 'est une question qu'on se pose en lisant ce livre de Maurice Godelier, qui a été un des grands marxistes de la fin du XXe siècle et un élève, comme je le rappelais tout à l'heure, de Louis Althusser. Ceci m'épate. Apparemment, cette corrélation entre économie libidinale, puisque c’est de ça dont il parle ici et économie industrielle, qui est celle que faisait Georges Bataille dans La part maudite lorsqu'il disait qu'il fallait aller au-delà de cette économie, qu'il fallait développer une économie générale, disait Georges Bataille, et qui est aussi à mon avis l 'enjeu de ce que dit Erich Hörl lorsqu'il parle d'une « écologie générale ». Apparemment, ceci n'effleure même pas Maurice Godelier, ce sont des questions qui n'ont pas de sens pour lui, semble-t-il. Et c'est ce qui l'amène, à mon avis, à formuler de véritables naïvetés anthropologiques et anthropologico-politiques et anthropologico-économiques. Par exemple, lorsque, page 17, il parle d 'une société qui promeut l'individu. Promotion de l 'individu qui serait, d'après lui, typique de notre époque. La promotion de l'individu en tant que tel, indépendamment de ses attaches premières à sa famille, à son groupe social, etc. Comme si, effectivement, notre société faisait la promotion de l’individu. J 'ai essayé de montrer, moi, dans Aimer, s'aimer, nous aimer, que notre société fait la promotion des troupeaux et pas des individus. Du grégarisme, du mimétisme, le consumérisme, mais absolument pas de l'individu. Ou plus exactement, j'ai essayé de rappeler que pour Nietzsche, par exemple, qui était un grand penseur de l'individu, l'individu ne peut pas être grégaire. Et que ce qu'on voit dans l'individualisme consumériste aujourd'hui, ce sont des comportements très moutonniers au contraire. Alors il n 'y a rien de plus crétin qu'un mouton, tout le monde le sait, absolument incapable de se tourner contre le troupeau, mais d'autant plus capable de se tourner vers le troupeau qu'il imite le troupeau, c'est-à-dire qu'il ne le voit pas. Et Godelier, du coup, dit aussi une chose étonnante de la part d'un anthropologue. Regardez : « Notre société préfère… ». Notre société préfère. Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? Notre société préfère. Qu'est-ce qu'elle préfère ? « L’autorité méritée ou négociée à celle qui est héritée ou imposée » etc. Après il décrit, il fait tout un éloge finalement de la démocratie industrielle consumériste mais je ne crois pas du tout que « notre société préfère ». Je crois que notre société est traversée par toutes sortes de courants dont un marketing qui essaye d 'installer des modèles comportementaux et de nous faire croire que notre société préfère. Je crois moi que la société est traversée par ce que j'ai appelé un marketing qui fonctionne comme une idéologie fonctionnelle. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans Pharmacologie du Front National. Je veux dire par là que autant l'idéologie, au sens où les marxistes employaient ce terme dans les années du XXe siècle, fut pendant longtemps un discours politique tenu par différents organes sociaux et qu'il était un discours au sens de Marx, c'est-à-dire pour dissimuler les conditions de la production et des rapports sociaux, autant, je pense qu'à partir des années 60 -70, cette idéologie est devenue fonctionnellement un marketing, c 'est-à-dire que c'est devenu une fonction de l'économie, une fonction de la production et que le marketing a coïncidé avec l'idéologie en tant que telle. Et que donc la question c'est la critique du marketing. Critique du marketing qui apparemment n'a absolument aucun intérêt, il n'a même pas de sens pour Maurice Godelier, le mot de marketing n'apparaît nulle part dans son livre.
On verra un peu plus tard dans la prochaine séance que Godelier dit des choses très intéressantes néanmoins sur la société. Je suis un peu dur avec lui, il y a plein de choses dans ce livre très importantes, notamment sur ce que c'est qu'une société aux yeux de Maurice Godelier. Mais ce qu’il dit d'intéressant est en même temps extrêmement affaibli par ce que je crois être une très grande naïveté politique et économique. Et en tout cas, dans ce qu'il appelle NOTRE société, ici, il reconnaît bien une société, et non pas comme ce qu’un économiste français qui s 'appelle Jacques Généreux a appelé une dissociété. Jacques Généreux a publié un livre qui s'appelle La dissociété. Généreux essaie de montrer que précisément nous ne sommes plus dans une société, que le développement actuel du capitalisme et du consumérisme détruit la société et que c'est bien ça le problème. Et je crois, moi, qu'il a raison, Jacques Généreux, même si je ne partage pas forcément tout ce qu'il dit dans son analyse et je crois que si l 'anthropologie philosophique, aussi bien que scientifique, n'étudie pas cette « dissociation » de la société, elle n'est plus crédible auprès de personne et en particulier auprès de tous ces gens qui, du coup, s'en prennent à l'homoparentalité en y voyant la cause de leurs malheurs alors que, bien entendu, cette cause est tout à fait ailleurs. Page 20, Godelier évoque le débat autour de la famille. Là, on s'approche du sujet du débat politique d’il y a quelques mois ici en France autour du mariage homosexuel et de l'homoparentalité et de toutes sortes d'autres sujets qui se sont greffés dessus, dont la gestation pour autrui. Il parle donc ici du malaise autour de la famille, du débat sur la famille, du malaise dont il témoigne, le malaise dans la culture si je puis dire et qui, selon moi, ce malaise est un malaise dans l'organologie mais je pense que Godelier ne le voit pas du tout ainsi. Je pense que ce qui apparaît dans ce malaise, c'est un malaise entropique. C'est le sentiment que quelque chose d'entropique se produit qui menace la néguentropie. Ce que je veux dire, c'est quand on défend une certaine conception de la famille et de l'éducation des enfants, ce que devraient être les enfants, ce à quoi aurait droit tout enfant, etc. c'est toujours pour défendre la singularité de cet enfant, la possibilité de l'accueillir, et si on le dit, si on le décrit dans un langage, par exemple celui de Schrödinger, défendre une possibilité néguentropique, c'est-à-dire la possibilité d'inscription d'une singularité. Dans le rejet qu'il y a par exemple de la procréatique, et à travers la procréatique de l 'homosexualité par une partie de la population française aujourd'hui, il y a le sentiment d'une menace sur cette néguentropie et l'impression qu'il pourrait y avoir finalement une standardisation de l'éducation des enfants, de la production des enfants dans le rejet qu'il y a, par un pur fantasme, c'est une possibilité technique avérée, l'impression qu'il pourrait y avoir clonage, dont d'ailleurs Godelier parle, le clonage reproductif, c'est une possibilité aujourd'hui. On peut parfaitement cloner un être humain aujourd'hui. Et d'ailleurs je suis certain qu'il y a des êtres humains qui sont clonés aujourd'hui et qu'on ne le sait pas et que ça se fait de manière absolument secrète. Mais il y a dans la société une angoisse contre ça aujourd'hui. Et d'ailleurs c'est légitime. Donc on ne peut pas simplement envoyer promener les gens qui expriment cette angoisse en leur disant : vous êtes des archaïques et des gens incapables, par exemple, d'accepter une homosexualité ou qui expriment cette angoisse, en leur disant qu'on trouve ça chez les Grecs, qu'on trouve ça partout etc. Ce n 'est pas du tout ça le problème. Ça c'est l 'abcès de fixation. Il faut autre chose car la souffrance elle est réelle. Ce n'est pas parce qu'ils ont tort de s'en prendre aux immigrés qu'ils ne souffrent pas. Et bien ça c'est ce que Godelier et à mon avis l'anthropologie en général, en tout cas française, ne parvient absolument pas à interpréter. Ce malaise anthropologique, ce n'est pas du tout un malaise social simplement, c’est un malaise anthropotechnique, car il y a une mutation anthropotechnique qui se produit. Il est tout à fait normal que cela engendre un malaise et ça appelle un discours thérapeutique qui ne consiste non pas à dire : mais ça a toujours été comme ça depuis les Baruyas jusqu'à nous en passant par les Grecs mais à dire oui il y a des changements fondamentaux et ces changements fondamentaux nécessitent de repenser fondamentalement ce que c'est que l'anthropos. Ici au contraire on a l'impression que l'anthropologue, Maurice Godelier, décrète au nom de l'anthropologie comme science simplement que c'est un malaise qui n’a rien d'anthropologique c'est-à-dire il est un artefact. Comme s 'il n'y avait pas de malaise, comme si dans l 'anthropos le malaise n 'était pas une question fondamentale et comme si ça n'était pas à partir d'une interprétation de ce que c'est qu'un malaise qu'il fallait penser. Je vous redis cela en pensant à ce que je citais tout à l'heure, à savoir le défaut de fonctionnement dont parlait Ashby, etc. ou encore ce que je citais il y a un mois, Georges Canguilhem qui disait l'homme est celui qui a le pouvoir de se rendre malade, etc. Il sera malade, il se sent mal, il est mal, il faut le soigner. Ce n 'est certainement pas en disant au nom de l'anthropologie, mais il n'y a pas de malaise, ça n'a aucune importance, etc. qu'on va le soigner. Ça c'est fuir les questions anthropologiques. C'est fuir les questions d'entropologie avec un e aussi bien. C'est fuir le fait que l'anthropos avec un a est toujours aussi porteur d'entropologie avec un e et que ça c'est aussi une question de cosmologie. C'est d'ailleurs pour ça que les Baruyas, comme toutes les sociétés humaines, rapportent toujours la filiation à des questions cosmiques. Ces questions-là ne sont pas du tout des archaïsmes et je pense qu'elles sont en train de revenir. L'anthropologie, c'est avant tout une affaire de malaise. Voilà ce que je voudrais affirmer aujourd'hui. Et ce malaise, c'est le malaise que provoque toujours le pharmakon. L'anthropologie avec un a est toujours une entropologie avec un e donc elle produit toujours des malaises et elle produit des thérapeutiques pour lutter contre cette entropologie avec un e. Ces thérapeutiques s'appellent le chamanisme, le monothéisme, la révolution prolétarienne, les idéaux politiques, etc. Et sans cela, il n'y a pas d'anthropologie possible. Et ça, ça ne peut pas être réduit à une science anthropologique. Mais tout cela prend corps sur le fond d'une organologie. La condition de la vie anthropologique c'est la vie organologique et cette organologie, qui n'est donc pas simplement organique, elle impose une condition transitionnelle de la filiation. Ce n'est que parce que la vie est organologique que la filiation est elle-même transitionnelle, c'est-à-dire artéfactuelle. Cette artéfactualité de l'objet transitionnel et l 'objet transitionnel ce n'est pas simplement le Teddy bear du petit bébé, c'est aussi la croix du chrétien, c 'est aussi le Centre Pompidou, tout ça ce sont des objets transitionnels, c'est Winnicott qui dit ça, ce n'est pas moi. Moi-même, j'ai essayé de montrer que Calder, dont il y a une sculpture que je n'aime pas d’ailleurs, c'est un grand penseur, un grand artiste de l'objet transitionnel. Cette condition transitionnelle de la filiation, c'est ça qui engendre les systèmes symboliques et sociaux qui constituent ce que j'appelais tout à l 'heure les circuits de transindividuation. Et c'est parce que cela engendre cela qu'il faut développer des pratiques éducatives pour que les arrivants au monde, les enfants autrement dit, soient élevés, éduqués, c'est-à-dire qu'ils intériorisent ces processus cérébralement, qu'ils inscrivent dans leurs cerveaux les circuits de transindividuation que constituent ces systèmes. Quant à l'éducation précisément, Godelier n'en dit à peu près rien. Je veux dire par là que Les métamorphoses de la parenté ne disent absolument rien des problèmes d'éducation dont j'ai essayé de parler moi-même dans Prendre soin, mais ce n’est pas parce que j'en ai parlé qu'il faudrait que tout le monde en parle mais j'en ai parlé moi parce que tout le monde en parle, parce que c'est ce dont parle tout le monde. Ce qui angoisse tous les parents, les grands-parents, y compris les gens qui n'ont pas d'enfants mais qui ont... un peu d'intérêt pour l'avenir de l'humanité, c'est l'impossibilité d'éduquer aujourd'hui, enfin l'impossibilité, l'extrême difficulté d'éduquer. Nous sommes dans une société où l'éducation est devenue un immense problème. Il ne semble pas que pour Godelier ce problème existe. Ce qui m'amène à dire, et je m'approche d'une conclusion maintenant, c'est ce qui m'amène donc à dire que Godelier ne voit rien de la question contemporaine du soin et de sa destruction. Il ne voit rien du fait que le marketing en développant des standardisations des modes de vie via toute une industrie non pas ethnocentrique occidentale, mais capitalocentrique, pas du tout occidentale, le capitalisme en question n 'est pas simplement occidental, il est asiatique, il est moyen-oriental, il est totalement déterritorialisé, c'est lui qui met en question les modes de vie classiques, les modes de vie traditionnels ou les modes de vie modernes et promeut de nouveaux modes de vie qui ne sont pas, à mon avis, des systèmes de soins et que cette question de l'invention des soins qui devraient être apportés dans ces évolutions que je ne rejette pas du tout par ailleurs, c'est cela qui doit être posé. Et ça, c'est ce que Godelier ne pose absolument pas. Alors, à partir de la page 21, Maurice Godelier reconstitue l 'histoire des concepts anthropologiques qui sont apparus à partir de 1871 autour des structures de la parenté. Ce qui a été posé comme problème pour la première fois par Morgan, un anthropologue américain et sous l'angle de la question de la consanguinité ou de la résolution du problème de la consanguinité. Émile Durkheim, dans un livre dont je vous ai déjà parlé, Les structures élémentaires de la vie religieuse, évoque simplement ces questions. Page 24, Godelier pose le problème des terminologies qu'il appelle classificatoires et descriptives de la parenté, et il montre qu'il n 'y a pas de structure de parenté sans qu'il n'y ait des catégories de classification des degrés de parenté, des types de parenté, des formes de parentèle, etc. Et si je vous en parle, c'est parce que nous en avons déjà parlé et nous en reparlons plus tard ici, ça pose des problèmes de catégorisation. Et je soutiens que ces questions de catégorisation au sein des structures de parenté ne sont pas séparables des processus de catégorisation au sein, par exemple, des structures totémiques dont parle Durkheim. Et que c 'est à l 'intérieur d 'une vaste question de la catégorisation qu'il faut soulever ces problèmes. Ce que ne fait pas Godelier ici. Ensuite, il pose un problème très important, fondamental de l'anthropologie et qui nous intéresse à bien des titres, de ce qu'il appelle le décentrement de l'anthropologue. Vous savez bien que c 'est le B . A . BA. de l'anthropologie. Claude Lévi-Strauss en a parlé particulièrement bien en se référant à Jean-Jacques Rousseau. Il pouvait expliquer que l 'anthropologue, c'est celui qui réalise le programme de Rousseau qui consiste à se décentrer et finalement à abandonner sa culture pour adopter une culture. Donc l'anthropologie serait une science de l'adoption. Sauf que cet étrange discours sur la science de l'adoption, qu’il n'appelle pas comme ça d'ailleurs, dont parle Godelier, qui serait donc le privilège de l'anthropologue, moi je pose que c 'est le privilège de tout anthropos, c'est-à-dire ce qui permet à l'anthropos d'être un anthropos, c'est sa capacité de se décentrer, par exemple d'adopter une technique qui n'était pas la sienne au départ et donc d 'opérer à travers cette adoption un décentrement. D'adopter un enfant qui n'est pas le sien, etc. Et finalement d'adopter y compris son enfant, puisqu’avoir un enfant c'est toujours l 'adopter, même quand c'est le sien d'un point de vue biologique. Ici, si on en avait le temps, il faudrait instruire ces questions de décentrement qui supposent de la part de l 'anthropologue qu'il s'émancipe de ses propres catégories culturelles, comme dit Godelier. Il faudrait les investiguer, ces questions, au regard de ce que j'appelle les rétentions secondaires psychiques, les rétentions secondaires collectives et les rétentions tertiaires. Qu'est-ce qui se passe lorsqu'un anthropologue se décentre, c'est-à-dire est capable de se libérer de ses catégories culturelles, disons, ethnocentriques comme dit Godelier eh bien il est capable d'adopter des rétentions secondaires collectives et d'abandonner des rétentions secondaires collectives, c'est-à-dire qu'il est capable de réintérioriser autrement un monde qui n'est pas son monde au départ et c'est une question, évidemment, d'adoption, mais d'adoption par l 'acquisition de rétentions. Derrière cela, il y a d'immenses questions que je ne vais pas traiter, je vais juste les désigner en passant. La question du décentrement, c'est question fondamentale, le centrisme, le géocentrisme par exemple ou l'anthropocentrisme et l'émancipation par rapport au géocentrisme des Ptolémée qui fait qu'on entre dans la science moderne avec Kepler, Copernic, Kepler et Galilée dont je parlais tout à l'heure c'est la question de la science moderne en règle générale, pas simplement en physique mais aussi en anthropologie. Dans quelle mesure il est possible de neutraliser les rétentions secondaires collectives qu'on a intériorisées en tant qu'occidentales pour entrer en contact avec une autre société ? Et dans quelle mesure est-il possible de produire des rétentions secondaires que je vais appeler universelles c’est-à-dire qui constitueraient une science anthropologique dans son universalité ? Voilà d'immenses questions dont je soutiens, je ne vais pas les instruire ici, on n 'a absolument pas le temps et ce n'est pas le sujet de ce séminaire, mais je veux simplement les indiquer pour soutenir que de telles questions, si elles n'intègrent pas la dimension organologique, sont de la pure idéologie, à mon avis. Quoi qu'il en soit, dans les pages 26 -28 de cette introduction de Godelier, il est ensuite question de l'Occident, de la famille, de la notion occidentale de la famille et du décentrement anthropologique indispensable pour qu'une anthropologie puisse se produire et puisse étudier les structures de la parenté. Et ici, je reviens à ce que je disais tout à l'heure, à savoir que cette capacité anthropologique du décentrement que revendique Godelier, je crois qu'elle procède d 'abord et fondamentalement de ce que j'appelle un double redoublement épokhal, qui lui, à chaque fois qu'il se produit, produit un décentrement de fait par un déplacement organologique et qui n'est pas un décentrement opéré par une démarche scientifique d'anthropologue ou de physicien ou de philosophe, mais simplement une transformation de, comme disait Heidegger, la compréhension que l 'être-là a de son être à travers un tel redoublement épokhal. A savoir donc que l'anthropos, c'est celui qui est mis en question par ses techniques, fondamentalement. Et que s'il est capable, par exemple, d 'aller se déplacer dans une autre société et adopter d'autres représentations, essayer d'adopter une compréhension d'un être-là qui n'est pas le sien, par exemple les Baruyas de Papouasie au nord de l'Australie, c'est uniquement parce qu'en tant que Dasein organologique, si je puis dire, il est affectable par ce redoublement épokhal, c'est-à-dire par le décentrement. Le décentrement, c'est son point de départ en réalité, ce qui fait qu'un être est organologique et noétique à la fois, c 'est qu'il est fondamentalement capable et susceptible de décentrement et ce n 'est pas le cas que de l 'anthropologue. Alors ensuite, Godelier, page 29, commence à aborder son vrai sujet. Parce que, qu'est-ce que c'est que le vrai sujet de ce livre ? C'est une discussion avec Claude Lévi-Strauss dont Maurice Godelier a été l 'assistant pendant des années, qui a été son maître donc et avec lequel il est en train de rompre, pas tout jeune, parce que ça date de 2004, ce livre, donc c'était plus un gamin, Godelier, lorsqu'il a rompu avec Lévi-Strauss en 2004. Il rompt avec Lévi-Strauss, avec la compréhension que Lévi-Strauss a proposé des structures de la parenté, des structures élémentaires de la parenté et il y rompt avec ce qui est, d'après lui, chez Lévi -Strauss, extrêmement ethnocentrique, occidentalo-familialiste et fondé sur une conception en plus, pour ne pas dire phallocentrique mais presque, de la part de Lévi-Strauss, c'est-à-dire qu'il montre à plusieurs reprises dans son ouvrage que Lévi-Strauss a quand même tendance à privilégier les hommes par rapport aux femmes. Et que finalement toute cette théorie des structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss, qui est à la base de l'anthropologie française contemporaine, c'est ça le point de départ de Lévi -Strauss, et bien c'est basé sur des conceptions finalement très peu décentrées, très occidentalistes et très problématique. En passant, dans cette page 29, il se réfère au débat que Lévi-Strauss avait avec Freud sur le tabou de l'inceste. Il annonce qu'il va, c'est page 30, revenir vers la question freudienne de l'inceste pour essayer d'expliquer les conditions dans lesquelles se construisent des structures de parenté. Alors ça, on y reviendra évidemment en détail dans une prochaine séance. Et puis, page 31, il introduit trois penseurs anglo-saxons, Edmund Leach, Rodney Needham et David Schneider, qui sont trois anthropologues ou ethnologues anglo-saxons, je crois qu'ils sont américains, je crois qu'il y en a un qui est anglais ou deux qui sont anglais, et qui remettent en cause un certain nombre de positions. Par exemple, Leach dit que le mariage n 'est pas universel, ça c'est page 31. Page 33, Godelier cite Needham qui dit que la parenté n'existe pas. Il va beaucoup plus loin. Donc ça c'est une vraie mise en cause de l'approche lévi-straussienne. Finalement la parenté c'est une construction des occidentaux, ça n'existe pas. Il ajoute un peu plus loin, ça existe peut-être mais uniquement en Occident. Et Schneider dit, c'est page 34 -35, ce qui organise les sociétés c'est pas du tout la parenté, c’est le travail. Ce sont des marxistes. Alors nous, quant à nous, nous disons que ce qui organise la parenté aussi bien que le travail, c'est l'organologique. Enfin quand je dis « nous », c'est moi. Ce que je dis, moi, c'est ça. Ce qui organise la parenté comme le travail et donc la société par ailleurs, c'est l'organologique, c'est-à-dire c'est l'artificialisation des rapports entre les organes par leur réorganisation qui passe par une désorganisation d'abord, c'est le premier choc du double redoublement épokhal et ensuite par une réorganisation, non seulement de l'organe cérébral, mais d'abord de la société. Et c'est la production de nouveaux circuits de transindividuation c'est-à-dire de nouveaux systèmes sociaux. Parler d'anthropotechnique, en reprenant cette expression de Peter Sloterdijk, c'est prendre tout cela en compte. Et c'est décrire des dynamiques et des généalogies organiques et organologiques dont j'ai essayé d'esquisser les principes dans De la misère symbolique, tome 2, où j'ai essayé de montrer comment, par exemple, on peut étudier les transformations de la sensibilité à travers les transformations organologiques. Autrement dit, je soutiens que si on voulait étudier à nouveaux frais ce qui fait l'objet des travaux de Godelier, il faudrait à chaque fois rapporter cela à des transformations organologiques des sociétés qui se produisent au niveau du travail, des structures de parenté, etc. Et réinscrire tout cela dans une structure globale qui est donc comment est-ce que je prends soin de cette organologie ? Comment est-ce que je fais que cette anthropologie ne devienne pas anthropique ? La question que pose fondamentalement Godelier finalement dans ce livre, enfin en tout cas en point de départ, parce qu'au point d 'arrivée on verra que ça évolue, c'est ce qu'il appelle l'ethnocentrisme des anthropologues qui ne pensent la famille que comme nucléaire et donc ce qu'il défend c'est qu'il faut concevoir une parenté qui ne s'appuie absolument pas sur une famille nucléaire. Et il prépare d 'une certaine manière le discours de notre ministre Garde des Sceaux aujourd'hui sur non seulement le mariage homosexuel et l'homoparentalité, mais disons toute cette transformation fondamentale de la liaison de filiation entre les individus. La question qui se pose pour nous, c'est celle de savoir que faire face à de telles questions de Donald Winnicott et de ce que j'appelais tout à l 'heure l'organologie de la maternité telle qu'on peut la penser avec Winnicott, sans être ethnocentrique. Je veux dire par là que notre question, en tout cas la question qui se pose à moi, et je vous la communique, et j'essaye de vous la faire partager, c'est de savoir comment est-ce que à partir de ce que Donald Winnicott a instruit de la question de la relation mère-enfant, dont je vous rappelle que la relation mère-enfant ça peut très bien être la relation père-enfant, c'est-à-dire c'est la relation de filiation qui passe par le soin constitué par un objet transitionnel, comment est-ce qu'on peut généraliser ce point de vue sans être ethnocentrique ? Si on voulait travailler ce point-là vraiment en détail, il faudrait repasser par Bowlby, ce qu'on ne fera pas. Il faudrait repasser par ce que j'indiquais tout à l 'heure, le passage de ce qu'on appelle parfois l'instinct maternel chez les animaux à l'amour maternel chez les êtres humains. Et qui passe d'ailleurs par une organologie du sein également. Et alors là, j’introduis une question qui est très complexe, face à laquelle je me sens très démuni, qui est la corporéité maternelle en tant que telle. Et là on revient sur ce que disait Godelier et tout à fait au début, c'est-à-dire quand on a une maternité qui est produite par plusieurs stades avec une mère porteuse, une génitrice, une éducatrice, etc. où est la vraie mère, demandait-il et moi je rajoutais, y a-t-il la possibilité même d'une mère ? Derrière cela, il y a quelque chose qui est un problème que pose fondamentalement la psychanalyse, c'est le rôle du sein maternel. Vous savez très bien que chez Freud, l'objet transitionnel c'est un objet qui vient se substituer au sein maternel. Et donc la maternité ici passe par la nourriture maternelle, la mère nourricière. Dans quelle mesure ? Alors d 'abord moi je fais partie de ceux aussi qui ont vécu l'époque dans les années 50 où on expliquait à ma mère qu'il ne fallait pas qu'elle allaite ses enfants, qu'il valait beaucoup mieux qu'elle achète de la poudre de lait Nestlé. Ce qui a été un scandale ensuite parce qu'il y a eu des tas d 'enfants qui sont morts de ça, parce que ça il y a eu des... très, très gros problèmes sanitaires qui ont été engendrés, finalement, par des laits de très mauvaise qualité. Mais au-delà de cela, là, on a affaire à quelque chose d 'extrêmement intéressant et qui est une illustration absolument directe de ce que j'appelais tout à l'heure la question du marketing capitalo-centriste, à savoir de dire à des mères : laissez tomber vos seins pour nourrir vos enfants, passez par Nestlé ou par autre chose et donc abandonnez premièrement tout le colostrum que vous auriez pu donner à votre bébé, enfin le colostrum en principe on le laissait quand même aux enfants qui venaient de naître, mais disons les anticorps qu'une mère produit pendant la... la nourriture qu'elle apporte, par le fait qu'elle fasse téter son enfant, abandonner aussi toute cette éducation qui fait, c'est ce que dit là aussi Winnicott, la mère c'est celle qui apprend progressivement au bébé à se passer du sein. Pour pouvoir se passer du sein, il faut d'abord l'avoir eu. Si vous n 'avez jamais eu accès au sein, vous ne pouvez pas apprendre à vous en passer, etc. Derrière tout cela, il y a une énorme question de l'organologie du sein et du biberon aussi d'ailleurs. Comment on passe du sein au biberon ? C'est une immense question. Et donc de la maternité en général, d'une organologie de la maternité en général. Si on n 'inscrit pas ces questions de savoir par exemple quelle est la possibilité d'une mère dans ces différences, cette division du travail de la maternité si je puis dire organisée par la procréatique contemporaine, si on n'inscrit pas ça d'abord sous l'angle des questions que je viens de poser là, à mon avis on ne comprend rien au problème. On est sorti du problème avant même d'y être entré. Enfin si je puis dire, on ne comprend pas le problème. Et bien ça pour moi c’est l’origine des processus de transindividuation. Donc je pense qu'il faut traiter ces problèmes en tant que tel. Ce que je veux dire, comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de dire que par exemple un enfant qui n'a pas tété sa mère n'est pas un enfant à part entière, ce n'est pas du tout ça que je veux dire. Ce que je veux dire en revanche c'est que si on opère des transferts de ce type en faisant adopter d'autres techniques, etc. ça doit se traduire par des organisations sociales qui traitent ce processus d'adoption en tant que tel d'un point de vue thérapeutique, d'un point de vue d'une lutte contre l'entropologie avec un e que peut produire Nestlé par exemple dans l'éducation et la nourriture des bébés par leur mère. Et ça me paraît extrêmement important de dire cela et que ce n'est qu'en traitant ces questions en tant que telles que l'on peut ensuite revendiquer par exemple une homoparentalité tout à fait légitime et même tout à fait bénéfique, surtout si elle permet d 'adopter des enfants qui n'ont pas de parents, etc.
Bref, je vais essayer de conclure vraiment maintenant. Dans ce texte, Schneider fait une critique qui rend évident qu'il y a un malentendu sur la question de l'adoption. De nombreux anthropologues avaient montré bien avant Schneider que dans telle ou telle société, les termes de parenté employés par les individus pour se référer à d 'autres individus qu'ils considèrent comme des parents ne correspondent pas à des liens généalogiques réels mais à des relations entre des catégories d'individus considérés comme entretenant entre eux le même rapport social. Donc ce que décrit ici Godelier c'est ce que je disais tout à l 'heure, à savoir qu'il n 'y a pas une structure de la parenté qui soit normale, etc. Et je suis d 'accord avec Godelier là-dessus. La famille nucléaire occidentale c'est une réalité culturelle et il n 'y a aucune raison qu'on l'impose au reste du monde ou à l'avenir de l 'humanité. Nonobstant ce que je disais à l 'instant sur le rôle de la mère dans tout cela quand même. C'est quelque chose qu'on ne peut pas se permettre. Ce n'est pas la même chose que la famille nucléaire, le rôle de la mère. Ce n'est pas parce qu'on dit la » famille nucléaire c'est un modèle occidental, il n 'y a aucune raison de l 'imposer à aucune société » que ne se pose pas le problème de la mère et du rapport corporel de la mère à son bébé. Et disant cela, je le répète, je ne veux pas dire qu'il est impossible d 'avoir d 'autres formes de procréation que cet enfantement-là. Mais quoi qu'il en soit, dans ce que je cite là de Godelier, qui est un commentaire de Schneider, ce qui est ignoré dans cette affaire, je répète un peu ce que j'ai déjà dit tout à l'heure, c'est ce que j'appelle l'amovibilité parentale telle qu'elle est le pendant de l 'amovibilité technique. Et que si on ne rapporte pas cette amovibilité parentale à cette amovibilité technique, on ne comprend pas le phénomène anthropologique en tant que tel. Et si j'y insiste tellement, au risque de vous ennuyer un peu, j'espère que ce n 'est pas trop le cas, c'est parce que ça me paraît extrêmement problématique dans la mesure où ça constitue la tache aveugle de Godelier quant à la question du décentrement et de ce qui constitue non pas l'ethnocentrisme dont il parle sans arrêt, mais selon moi le capitalocentrisme. Mon problème avec ce texte de Godelier, c 'est que j'ai souvent le sentiment que, très involontairement bien entendu, il promeut un modèle capitalo-centriste sous prétexte de se débarrasser de tout modèle ethnocentrique occidental, qu'il promeut en fait un fonctionnement libre et sans entrave du marché en termes de commerce des corps, commerce des corps au sens très large, don d'organes, etc. qui ne seraient justement pas des dons. On verra ce qu'il dit d'ailleurs sur le don des mères porteuses, vous verrez, c'est quand même stupéfiant pour moi, d’ânerie, vraiment, pour le cas. Mais je pense qu'en ne voyant pas la dimension organologique des questions dont on parle ici, ce que Godelier ne voit pas, c'est le fonctionnement contemporain du capitalisme et la critique qu'il faudrait en produire. On pourrait dire qu'il confond, comme Deleuze le disait, l'universel et le marché. Vous savez que Gilles Deleuze avait écrit que finalement l'universel c'était devenu le marché. Personnellement, je suis un universaliste. Je crois beaucoup au programme universaliste à la différence d 'un deleuzien de stricte obédience. Je pense qu'il faut continuer à défendre les idées universalistes. Mais je défends un universalisme herméneutique, c'est à-dire qui se bat contre l'entropie et qui se pense en faisant de la singularité la question fondamentale. Bon, je vais m'arrêter là. La prochaine fois, nous lirons le chapitre 1 et peut-être 3 également où Godelier propose des définitions très intéressantes de ce qu'il appelle la tribu, la culture, le monde, la société et l'ethnie. Et nous verrons qu'il montre que les Baruyas comme les australiens, les aborigènes australiens, fondent leur mythologie sur ce qu'ils appellent le temps du rêve, ce qu'on appelle souvent en anthropologie anglo-saxonne le dreaming. J'y insiste parce que ça va devenir de plus en plus notre sujet central et que ce sera le sujet de l'Académie d'été de travailler sur la question du rêve et de ce que j'appelle l'archi-cinéma. Voilà, on va s 'arrêter là. J'espère que ce n'était pas trop pénible pour vous, j'ai un peu de mal à parler.
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