Le séminaire Pharmakon en hypertexte - 2014

Séance 2

Séance 2

Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 2 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte - 2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance2.html.
version 0, 20/12/2025
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La semaine dernière, il y a deux semaines, j'avais essentiellement consacré la séance à préciser les éléments de contexte dans lesquels ce séminaire se déroule et en particulier ce qui m'avait conduit à proposer ce thème, qui est la critique de l'anthropologie. Le véritable titre, d'ailleurs, de ce séminaire est Pour une nouvelle critique de l'anthropologie. Le sous-titre, c'est Anthropologique et anthropotechnique. Donc, j'avais essayé, il y a 15 jours, de donner les éléments de contexte principaux de ce choix et de la problématique en tant que telle. Aujourd'hui, je voudrais expliciter le titre lui-même, et en particulier le mot « critique » de l'anthropologie. Avant de le faire, il faut que je rappelle quelques thèses que j'ai soutenues précédemment, bien avant ce séminaire. Ce sont des thèses que j’ai développées en particulier dans un livre qui s'appelle Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue pour la première thèse et pour la deuxième, c’est depuis le début de mes travaux, depuis le premier volume de La technique et le temps. Donc, d'une part, je soutiens, dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue dont le sous-titre est De la pharmacologie. Je soutiens que la technique, c'est ce qui met en question les temps que nous sommes nous-mêmes. Vous avez reconnu cette expression n'est pas de moi, elle est de Martin Heidegger. Et vous savez aussi que Heidegger définit le Dasein c’est-à-dire l’étant que nous sommes nous-mêmes par le fait d'être questionnant, d'être un étant questionnant, un étant qui questionne l'être, qui pose la question de l'être. Ce que je soutiens moi-même depuis quelques années, c'est que ce qui permet que l'étant que nous sommes nous-mêmes questionne l'être, c'est le fait qu'il est lui-même mis en question, non pas par l'être, mais, si j'ose dire, par le devenir qu'est la technique. Car la technique, et depuis l'origine du discours des Grecs sur le devenir et sur la technique, c'est le devenir. La technique, c'est le devenir en tant que contingence, en tant qu'accident et en tant que ce que les Grecs, en tout cas depuis Platon, mais ça commence un peu avant, peut-être, oppose à l’être. Et ce que je soutiens, c’est cela l'aspect que je défends depuis fort longtemps, c'est l'origine, pratiquement, de ma thèse. Ceci se produit à travers ce que j'appelle un redoublement épokhal, thème que j'ai développé dès le premier tome de La technique et le temps, mais que j'ai repris dans le livre qui s'appelle État de choc pour lequel j'ai proposé des analyses beaucoup plus, si j'ose dire, concrètes, économico-politiques et technologiques en essayant de montrer que la technologie est toujours un choc et en essayant aussi de montrer que Naomi Klein, qui a écrit un livre auquel je me réfère beaucoup dans ce texte qui s'appelle La stratégie du choc, c'est une analyse, une explicitation de la politique, en particulier de l'école de Chicago et de... Comment s'appelle-t-il ? Je n'arrive plus à retrouver son nom. Le grand penseur économique... Pardon ? Friedman, qui s'inspire de Hayek, ont mise en œuvre en particulier au Chili. Naomi Klein a fait des analyses que je partage largement, d'ailleurs, mais en même temps, j'essaye de souligner dans ce livre qu'il y a un aspect qui compte, c'est le choc technologique en tant que tel, choc que je prends au sens où Walter Benjamin n'a pu en parler mais aussi où Nietzche parle du choc de la vie noétique comme vie. Ce que je soutiens c’est que ces chocs sont technologiques et pour le dire dans un langage un peu plus élaboré, organologiques. Comme vous le savez, ce choc se produit toujours en deux temps. En tout cas, c'est ce que je soutiens. Il y a d'abord un premier choc qui est la destruction, suspension technologique des modes de vie existants, la destruction des circuits de trans individuation existants pour parler dans mon langage, puis, il y a un deuxième temps, c'est l'élaboration de nouveaux circuits de transindividuation. Et ça, c'est par exemple ce qui va se constituer comme à la fin du 19e siècle, l'art moderne, par exemple, façon dans le champ artistique de constituer de nouveaux circuits de transindividuation face au choc de la révolution industrielle. Pour moi, c'est une chose absolument évidente. Ce n'est pas évident pour tout le monde. Il y a des gens qui récusent complètement un discours comme celui-là en disant que c'est un discours déterministe qui pose que la technique détermine tout ; c’est pas du tout un discours déterministe en l’occurrence mais par contre c’est un discours qui, sans aucun doute, pose en principe que la technique pré-cède toujours le choc technologique, pré-cède toujours tous les autres chocs.

Bon, ça, c'est un premier point que je voulais rappeler. Un deuxième point, c'est que l'année dernière, dans ce séminaire. J'avais parlé de Jean-Pierre Changeux dans l'introduction qu'il a donnée d'un livre de Stanislas de Haan, qui est un neuroscientifique, qui, comme Jean-Pierre Changeux, est au Collège de France, et qui a écrit un livre qui s'appelle Les neurones de la lecture, dont Jean-Pierre Changeux donc a écrit la préface. Et j’avais cité une phrase de cette préface. Je vous la relis. C'est page 14 dee Les neurones de la lecture de Stan de Haan, Changeux dit ceci : « chez l'homme, le culturel ne peut se penser sans le biologique. Et le cérébral n'existe pas sans une puissante imprégnation de l'environnement ». J'avais posé trois questions à la suite de cette citation, dans l'interprétation ou la critique de cette citation. La première question, c'était, je crois que c'est les dernières séances du séminaire de l'an passé, pourquoi ne pas dire, à l'inverse de ce que dit Changeux, que chez l'homme, le biologique, lorsque c'est le biologique de l'être humain, de ce que Georges Canguilhem appelle la vie technique, ne peut pas être pensé sans le culturel. Ce que je veux dire par là, c'est que ce n'est pas du tout la même chose de dire que la culture ne peut pas être pensée sans le biologique. Ce qui est une manière de dire aux sciences humaines, écoutez, vous êtes bien gentils, vous qui occupez des sciences de la culture, mais vous avez besoin de nous impérativement, parce que sans nous, vous ne pourriez rien comprendre à ce qui se passe. Ce n'est pas du tout la même chose que de dire que la biologie ne peut pas être pensée sans la culture quand il s'agit de la biologie humaine. Ça voudrait dire que la biologie humaine, ce n'est plus simplement une biologie animale. En tout cas, ce n'est pas une biologie telle qu'on peut l'analyser dans les modes de vie qui ne sont pas des modes de vie qui produisent ce que Changeux appelle culture. Mais la deuxième question c'était : mais pourquoi parler ici de culture et non pas de technique ? Pourquoi est-ce que, dans le cas de la biologie humaine, on ne peut pas penser la culture sans le biologique ? Pourquoi est-ce qu’il ne dit pas la technique sans le biologique ? Est-ce que c'est la même chose, la culture et la technique ? Je ne suis pas sûr de ça du tout. Parler de la culture, c'est une manière de faire disparaître la question de la technique en tant que telle en disant tout ça appartient à la culture. C'est ce qui n'est pas la nature, la culture. D'accord. Donc la technique fait partie de la culture. Donc on va noyer la technique dans la culture. Il se trouve qu’André Leroi-Gourhan a montré depuis très longtemps que pour penser la technique il faut penser ça dans la nature et dans la vie animale, qu'il y a des liens profonds entre la vie animale et la vie humaine et que la technique est entre les deux comme un lien qui transforme profondément la question du vivant. On y reviendra quand on va lire Maurice Godelier. Troisième question que je posais, c'est pourquoi ne pas poser en principe que la technique modifie la biologie ? Et pas seulement le cerveau, mais la biologie dans son ensemble. La question que je pose, c'est la question de ce qu'on pourrait appeler, dans un langage qui était celui de la phonologie de Troubetskoï, à la grande époque de la linguistique structurale, la question de la pertinence. Quelles sont les questions pertinentes ? Il y a quelqu'un d'autre qui a parlé de pertinence, relevance en anglais, c'est Dan Sperber, un cognitiviste, ancien anthropologue, ancien collaborateur de Claude Lévi-Strauss. Je ne vais pas développer ce point-là, mais je le souligne, parce que derrière tout ce dont je vais vous parler, il y a un grand débat avec les sciences cognitives et avec la transformation de l'anthropologie par les sciences cognitives. Quoi qu'il en soit, je voudrais faire ici une remarque méthodologique et épistémologique avant d’aller plus loin. Le problème de la pertinence en Sciences humaines a été posé de manière très spécifique par Ferdinand de Saussure, en 1916, dans les cours qu'il dispensait à Genève, qui ont été publiés sous le titre Cours de linguistique générale aux éditions Payot, puis réédités sous un autre nom, Eléments de linguistique générale, je crois. Saussure disait, dans le champ de la linguistique, lorsqu'on étudie la langue, on ne sait pas par où l'attraper ; qu'est-ce c’est que la langue ? par quel bout on va prendre le problème de la langue ? Plus précisément il disait, comme n'importe quel bon scientifique après Descartes, il disait : une science a un objet. Quel est l'objet de la linguistique ? La réponse de Saussure, c'était qu'en fait il y avait plusieurs objets de la linguistique, qu'il y avait évidemment une hiérarchie de ces objets, mais qu'en tout cas, quand on voulait identifier les objets de la linguistique et l'objet principal et la hiérarchie des objets linguistiques, il fallait poser en principe de départ que c'est le point de vue qui crée l'objet. C'est le point de vue du scientifique, c'est-à-dire du sujet pensant, qui crée l'objet. Je vous fais remarquer, juste en passant, que ce n'est pas tout à fait étranger avec ce que je ressasse sans arrêt comme Paul-Émile me l’a fait remarquer il y a quelques mois à savoir que ce que je dis, c’est vous qui le dites. Ce que je dis, c'est le point de vue que vous avez sur ce que je dis, qui fait que vous dites que je le dis. Parce que toutes les personnes qui sont ici présentes et celles qui sont en ligne, les points de vue peuvent être extrêmement différents. Quoi qu'il en soit, je ne vais pas développer ce point d'épistémologie saussurienne et structurale si je puis dire. Je veux simplement dire que c'est un point très important et qu'il faut se poser ce problème du point de vue et que le point de vue dont nous parlons nous, à partir duquel nous parlons nous, en tout cas ce que je vous propose d'adopter comme point de vue pour parler ici de l'anthropologie, c'est le point de vue de l'évolution. Ce qui nous intéresse, c'est l'évolution. Nous entendons étudier l'anthropos et l'anthropologie, faire une critique de l'anthropologie à partir d'un point de vue génétique et évolutionniste de l'homme. Ça, c'est très important. C'est à partir du fait que l'homme évolue d'une manière singulière que nous allons essayer de penser l'homme ici. Et ce que nous allons poser en principe, d'un point de vue simondonien et pas simplement saussurien, c'est qu'ici, l'objet doit être pensé à partir du processus. Il fallait donc, au-delà de Saussure, pas simplement dire que c'est le point de vue qui crée l'objet, mais c’est le processus qui crée le point de vue, le processus c’est l’évolution. C'est ce que, en biologie, depuis Lamarck et Darwin, et même un peu avant, et jusqu'à aujourd'hui, on appelle l'évolution. De ce point de vue, le point de vue de l'évolution, qui est aussi et d’abord le point de vue de la biologie, car la science de l'évolution, c'est la biologie, la théorie de l'évolution c’est en biologie qu’elle existe. Ce n'est pas en astrophysique. On pourrait dire qu'il y a une théorie de l'évolution astrophysique, puisque l'astrophysique pose que l'univers est en transformation, est un processus dynamique. On pourrait dire qu'il y a une théorie de l'évolution astrophysique. Je laisse de côté ce sujet. On y reviendra peut-être car je m'intéresse de plus en plus à Whitehead qui pose la question du processus au niveau de la physique et pas simplement de la biologie et qui donc pose un problème de l'évolution au niveau de l'univers. Je laisse de côté ce point-là que peut-être on abordera dans la discussion. Quoi qu'il en soit, ce point de vue de l'évolution dont je vous parle-là, c'est d'abord le point de vue de la biologie, c’est-à-dire du vivant, c'est-à-dire aussi ce que, depuis Schrödinger, on appelle la néguentropie, la néguentropie du vivant et là, évidemment, c'est la question de la néguentropie qui permet d’ailleurs de passer du point de vue de l'évolution en biologie au point de vue de l'évolution en physique, mais je ne vais pas en parler. Ce point de vue, donc, qui est celui de l'évolution elle-même interprétée comme un processus c'est un point de vue dans lequel la technique pose un problème tout à fait spécifique. Car la technique, c'est un processus dynamique d'évolution et de différenciation. Mais ce processus d'évolution et de différenciation de la technique, il n'est pas biologique. Il a partie liée au biologique. C'est ce qu'explique très bien André Leroi-Gourhan, à mon avis. Même si, quand je dis qu'il l'explique bien, ses explications, à mes yeux, ne sont pas du tout suffisantes. Mais dans tous les cas, ce qu'il montre c'est que la technique se différencie de plus en plus indépendamment de la biologie. Et que donc on ne peut pas faire une théorie de l'évolution technique qui serait une simple prolongation de la théorie de l'évolution biologique. On va même poser la question du fait qu'à un moment donné, la technique va produire, et c'est ça qui est en jeu dans ce qu'on appelle l'anthropocène, notamment, c’est la grande mode actuelle de parler de l'anthropocène, on va poser la question à un moment donné d'un renversement de rapport où on pourrait considérer comme Leroi-Gourhan lui-même, que jusqu'à, probablement, il y a relativement pas très longtemps, 300 000 ans, mais à l'échelle géologique, 300 000 ans c’est pas très long, on pourrait considérer que jusqu'à il y a 300 000 ans, l'évolution technique est surdéterminée par des conditions biologiques de l'évolution technique est surdéterminée par des conditions biologiques de l'évolution, mais qu'à partir d'il y a 300 000 ans, quelque chose se renverse et qu’aujourd'hui, par exemple, l'évolution biologique est complètement soumise à une évolution technologique et qui échappe complètement au darwinisme, à la biologie moléculaire. C'est évidemment l'enjeu, par exemple, des manipulations génétiques, des organismes génétiquement modifiés, de la reproduction médicalement assistée, de la gestation pour autrui, etc. Est-ce que ça veut dire que la vie est sortie des lois de la biologie ? C'est une énorme question à laquelle je ne me risquerais pas de tenter de répondre ici, mais que je pose ici. Je ne cherche pas à y répondre, mais je la pose. C'est un enjeu fondamental de ce séminaire. Alors... La technique, c'est ce qui se différencie et ce qui, de toute évidence, aujourd'hui, et probablement depuis très longtemps, d'après Leroi-Gourhan, au moins 300 000 ans, se différencie indépendamment de la biologie. Donc il y a une évolution techno-logique qui n'est pas une évolution bio-logique et qui, à un moment donné, je le soutiens, entre en conflit avec l'évolution biologique, voire absorbe et reconfigure de A à Z l'évolution biologique, qui du coup n'est plus bio-logique, mais, comme on dit, biotechnologique. Monsanto est une entreprise de biotechnologie en ce sens-là, qui remet radicalement en question les lois mêmes des grands équilibres biologiques. Par ailleurs, la technique, c'est ce qui, pour les êtres vivants que nous sommes nous-mêmes, c’est ce qui se différencie, autrement dit, ce qui s'enrichit, évolue, produit de la néguentropie, etc. Et en même temps, c'est ce qui relie et ce qui unifie. Par exemple, c'est ce qui relie des groupes humains, qui les soumet à un même système technique, en cela qui leur permet de s'unir et de s'unifier, mais qui peut même aller jusqu'à les délier. Je veux dire par là, qui peut même aller jusqu'à, c’est ce que j’essayerai de montrer dans le séminaire, détruire les systèmes sociaux et liquider les processus de solidarité sociale qu'au départ, cette technique avait commencé par engendrer. Pour le dire dans un langage que vous connaissez peut-être si vous êtes un peu familiers de mes travaux et de ceux de Bertrand Gilles, la différenciation technique conduit à un désajustement du système technique par rapport aux systèmes sociaux, c'est-à-dire par rapport à la culture et peut aller jusqu'à détruire ces systèmes sociaux et donc cette culture. Là, ce que l'on voit, c'est qu'il est surtout fondamental de ne pas évacuer la question de la technique, parce que la culture, elle se pose comme étant la possibilité ouverte par la technique, mais aussi menacée par la technique. La culture, ce n'est pas la technique. La culture suppose la technique, mais elle ne se réduit pas à la technique. Et l'inverse est vrai. C'est bien évidemment là que réside le caractère pharmacologique de la technique, dans ce que je viens de vous dire, dans le fait que le système technique peut détruire les systèmes sociaux et qu’en même temps il permet de constituer les systèmes sociaux. Donc, le système technique, ou la technique plus généralement, est la condition de constitution de thérapeutiques, les systèmes sociaux, pour moi, ce sont des thérapeutiques, des systèmes de soins, des systèmes de care, pour parler dans la langue mise à la mode par la philosophie du care. Et en même temps, ce sont des systèmes qui détruisent, qui peuvent détruire les systèmes sociaux. La technique, je l'ai beaucoup développé autrefois, c'est ce qui est la condition de liaison des individus psychiques entre eux au sein de ce que j'appelle, avec Simondon, les individus collectifs. Les individus collectifs ce sont les systèmes sociaux. La langue est un individu collectif, le droit est un individu collectif, l'économie est un individu collectif qui a ses lois, etc. Donc, ce que Bertrand Gilles appelle un système social ou ce que Niklas Luhmann appelle un système social, moi, j'appelle ça, dans le langage de Simondon, un individu collectif. Cet individu collectif est constitué par des individus psychiques qui s'individuent psychiquement et collectivement en se soumettant à des règles communes qui constituent l'individu collectif. Par exemple, la langue française. Les gens qui suivent ce cours, même ceux qui ne sont pas français, comme Niel, ils doivent se soumettre aux règles de la langue française pour pouvoir suivre ce séminaire. Un individu collectif, c'est toujours un corps de règles partagé par des individus psychiques. Il se trouve qu'un individu psychique participe à toutes sortes d'individus collectifs simultanément. Par exemple, la langue française, la philosophie, par exemple, le droit français, le droit irlandais, je dis ça pour Niel, etc. C'est ça, la très grande complexité de l'analyse des processus d'individuation. Ce que je soutiens, c'est qu'au-delà des individus psychiques et des individus collectifs, il y a l'individuation technique d'un système technique qui surdétermine les rapports entre les individus collectifs et les individus psychiques. Ce qui fait que l'on peut se co-individuer dans la langue, par exemple aujourd’hui, c'est surdéterminé par le fait qu'il existe l'écriture et que nous pratiquons la langue en France à travers la pratique que nous avons de l'écriture. C'est aussi surdéterminé par le fait qu'il y a la radio, la télévision, Google, etc. Si nous voulons étudier le devenir d'un système social comme la langue par exemple, nous ne pouvons pas le faire sérieusement sans étudier le système technique de l'écriture, de la radio, de Google, etc. Ce que je suis en train de dire là, c'est déjà une critique de l'anthropologie. Ce dont je suis en train de parler, ce sont les questions d’anthropologie. Les anthropologues étudient les processus dont je viens de vous parler et leur évolution. Une telle dimension pharmacologique de la technique impose des considérations épistémologiques fondamentales et préliminaires à toute enquête, que j'appellerais non pas simplement anthropologique, mais, pour référer au séminaire d'il y a deux semaines, anthropotechnique, je reprends donc le terme de Sloterdijk. Question d'épistémologie, qu'à mon avis, Sloterdijk lui-même ne prend pas en compte du tout. Dans la mesure où les systèmes sociaux... la langue, l'éducation, l'économie, les savoirs, etc., tout ça ce sont des systèmes sociaux, le droit. Dans la mesure où les systèmes sociaux sont les conditions des rapports intergénérationnels et transgénérationnels, ces rapports entre générations sont conditionnés par les systèmes sociaux. Par exemple, qu'est-ce que des parents doivent transmettre à leurs enfants ? D'abord, le savoir parler. Et donc transmettre le savoir parler à ses enfants, ça veut dire soumettre les enfants et soi-même au même système social. D'accord ? Dans la mesure où les systèmes sociaux sont donc les conditions des rapports intergénérationnels et transgénérationnels, ce que j'appelle le transgénérationnel, c'est ce qui est réputé se maintenir à travers les générations, par exemple la démonstration du théorème de Pythagore. Par exemple, la valeur de la Vénus de Milo. Tout ça, c'est du transgénérationnel, c’est du savoir qui ne s’use pas à travers le temps. Ça, ce n’est pas réductible à l'intergénérationnel. Dans la mesure où ces systèmes sociaux sont affectés, c’est -à-dire à la fois constitués et destitués par les systèmes techniques, c'est ce que je viens de vous dire, les systèmes sociaux sont conditionnés, ça veut dire qu’ils sont à la fois constitués et destitués par les systèmes techniques, dans cette mesure, ce que j'appelais l'autre fois la question du genre, avec laquelle j'avais terminé le séminaire, qui est d'abord la question de la génération vous disais-je, qui est la question de ce que la Bible appelait les engendrés, par opposition à ce que la Bible appelle l'inengendré et l'inengendré, c'est un nom de Dieu, cette question du genre, donc, qui est la question aussi des rapports entre les engendrés et l'inengendré... Qu'est-ce que l'inengendré ? Est-ce une question scientifique, l'inengendré ? Certainement pas, mais il est certain qu'en revanche, c'est une question philosophique, pas seulement théologique. En philosophie, c'est aussi la question de l'a priori. Et si Descartes peut dire les idées innées, c'est Dieu qui me les apporte comme ce que Derrida appelle un « signifié transcendantal » c'est parce que la question de l'a priori, pour un penseur comme Descartes, qui est une question qu'il hérite des Grecs et de la pensée transcendantale qui apparaît avec Platon, eh bien elle conduit directement à la question du summum ens, de l'être suprême, c'est-à-dire de Dieu, ce que dans la Bible on appelle l'inengendré.

Quoi qu'il en soit, la question du genre, qui a toujours à voir avec ce que je viens de vous dire là à l’instant, ne peut pas être examinée autrement, selon moi, que sous un angle pharmacologique. Si on prend au sérieux ce que je viens de dire sur l'anthropologie, on ne peut pas aborder la question du genre autrement qu'en posant le problème pharmacologique. Ce que je vais essayer de vous montrer, c'est que Maurice Godelier, qui pose cette question du genre, ne pose pas cette question anthropologique. Je vais faire une critique de l'anthropologie de Godelier.

L'organologie générale, ce que j'appelle l'organologie générale, c'est ce qui constitue d'abord en tant qu'épiphylogénèse, l'épiphylogénèse, c'est ce qui commence avec l'hominisation, bien avant la grammatisation, c'est-à-dire bien avant la constitution de technologies de l'intellect, qui apparaît, selon moi, c’est ce que j’ai dit dans le cours de cette année, avec le paléolithique supérieur, l'organologie générale donc, comme épiphylogénèse, constitue une transgénération et elle est toujours menacée de dégénération, au sens où je parlais l'autre fois de dégénérescence. Pourquoi est-ce qu'elle est toujours menacée de dégénération, c'est-à-dire d'infécondité, de stérilité, non pas au sens génétique c'est-à-dire biologique, mais au sens générique, c'est-à-dire organologique ? eh bien elle est menacée parce que l'unification que produit la technique est une nécessité, c'est elle, cette unification, qui rend possible la constitution non seulement de systèmes techniques, mais de systèmes sociaux, car c'est elle qui permet l'unification des individus psychiques dans des individus collectifs, cette transgénération peut toujours conduire, non pas simplement à une unification, mais à une uniformisation. C'est ce qui a été en jeu, par exemple, lorsque, en 1993, la France, dans les négociations de ce qu'on appelait à l'époque le GATT, c'est-à-dire les accords qui devaient conduire à l'OMC, soutenait, dans le sillage de la position que Jack Lang avait défendue en 1982, je crois, à Deauville et à Mexico, mais aussi dans le sillage de André Malraux qui lui-même avait soutenu une politique culturelle à travers un secrétariat d'État à la culture qui enchaînait sur une politique du cinéma français qui disait : nous ne nous soumettrons pas au plan Marshall, qui a pour but de diffuser en Europe les médias américains et de soumettre tout le modèle de publication de construction de l'opinion publique au modèle consumériste américain, ce n'était pas comme ça que c'était dit évidemment, à la fin des années 40 et au début des années 50, ça, ça renvoie à ce qu'on appelle le programme du Conseil national de résistance en France qui a conduit notamment à la création du Centre national du cinéma lequel Centre national du cinéma qui est aujourd'hui très critiqué, peut-être à juste titre, a quand même été à l'origine de la force du cinéma français, parce que la France a eu un cinéma extrêmement puissant, en grande partie grâce au CNC. Quoi qu'il en soit, tout cela, en 1993, a conduit à ce qu'on a appelé l'exception culturelle. La nécessité de faire que, dans les accords du GATT, qui ont conduit à la constitution de l'OMC, l'Organisation mondiale du commerce, on sorte les œuvres, les activités des industries culturelles qui conduisent à des œuvres, comme le cinéma, la musique, tout cela, de la négociation soumettant au marché mondial libéral, et en fait ultralibéral, toute production à des accords concurrentiels et donc la possibilité de détruire le CNF, par exemple, l'Audiovisuel français, l'Institut national d'audiovisuel et j'ai dû me battre pendant des années, quand j'étais à la tête de l'INA, pour empêcher la Commission européenne de détruire l'INA. Je tiens à souligner ce point-là. Si ces questions peuvent se poser, ce n’est pas parce qu'il y aurait de méchants Américains plein de mauvaises idées par rapport à l'Europe ou au reste du monde. C'est parce que l'Amérique développe un système technique d'une extraordinaire puissance et cette puissance de ce système technique engendre des phénomènes anthropiques par rapport auxquels il ne s'agit pas simplement d'adopter des attitudes politiques ou économiques à la petite semaine, mais par rapport auxquelles il s’agit de poser le problème de la mutation anthropologique engendrée par ces systèmes techniques car il y a une mutation anthropologique. Cette mutation, si on ne l'aborde pas d'un point de vue scientifique, je dis bien scientifique, pas simplement philosophique, au sens où je considère que l'anthropologie, c'est une science, et au sens où je considère que la science anthropologique peut elle-même convoquer des concepts de la science biologique, de la théorie de l’information, etc. Par exemple, les concepts d'entropie et de néguentropie. Si on ne fait pas ce travail d'analyse scientifique et de critique de la science anthropologique, on bricole dans un champ militant qui est très sympathique mais qui n'a aucun avenir de prise, qui ne prendra jamais sérieusement, qui n'aura pas de prise sur le devenir et qui va conduire à un échec lamentable. En fait, cet échec lamentable, malheureusement, a déjà eu lieu. Il a déjà eu lieu, et la catastrophe politique annoncée que vont être les élections européennes dans trois semaines va être le résultat de ce terrible échec de la Commission européenne. Ce séminaire est aussi une critique radicale de la Commission européenne et de l'incurie politique, pas simplement des eurocrates de la Commission européenne, mais des hommes politiques européens qui n'ont absolument pas du tout pris la mesure des questions qui se posent ici. Alors, je ferme cette parenthèse qui donne une dimension politique à ce séminaire pour revenir à des questions plus philosophiques et scientifiques qui m'amènent à dire ceci : la technique c'est ce dont la différenciation - je vous ai dit tout à l’heure, la technique, c'est ce qui se différencie, un processus évolutif donc, la technique se différencie elle-même- c'est ce dont la différenciation différencie autrement. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire que la grande théorie de Lamarck, avant Darwin, c'est que le vivant se différencie. Lamarck dit que le vivant se différencie. A l'époque, Lamarck n'a pas encore des notions très avancées en biologie, il ne fait pas de microbiologie, il n'a pas de concepts de ce type-là qui arriveront au cours du XIXe siècle, il ne sait pas encore exactement ce que c'est qu'une cellule, etc. Mais il donne des critères. Par exemple, il dit que le vivant respire, que le vivant se reproduit. Il observe. Et il observe que dans cette reproduction, il comprend cet élément fondamental du vivant qui est que le vivant c'est d'abord ce qui se reproduit. Il pose que dans cette reproduction, le vivant, par sa reproduction, se différencie. C'est évidemment Darwin qui va explorer cette question de la différenciation du vivant beaucoup plus que Lamarck. Mais Lamarck ouvre la voie à cela. Cette différenciation, qui conduit à ce que j’appelais tout à l’heure l'évolution, au sens où les premiers à avoir posé cette question, ce sont ceux qu'on appelait les transformistes, type Lamarck, et puis l'évolutionnisme au sens strict, c'est-à-dire Darwin, c'est ce qui produit une différenciation biologique. Ce que je soutenais, c'est que la technique produit une différenciation non biologique dans le biologique mais qui n'est pas commandée par le biologique et qui donc appelle une autre science. Cette science, Leroi-Gourhan lui donne un nom. Il appelle ça la technologie. Simondon lui en donne un autre, il appelle ça la mécanologie. Moi-même, car je ne manque pas d'air, je propose un troisième nom, l'organologie. Et je soutiens que, dans le champ organologique, la différence, il faut d'abord la prendre comme une différance au sens de Jacques Derrida, avec un a dont Jacques Derrida nous dit, dans De la grammatologie, que la différance commence avec le vivant, la différence avec un a. N'importe quel organisme vivant est déjà la mise en œuvre de la trace, comme architrace, etc. Derrida fait remonter la question de la trace à ce qu'il appelle « la rétention du vivant », il reprend le concept husserlien de rétention, mais il l'élargit à la biologie. Il souligne que la biologie, à son époque, en 1967, utilise le concept de programme, de grammes, etc., qu'on définit l'ADN comme un système alphabétique, pas alphabétique, mais un système de différence, qui est à certains égards comparable avec les analyses qu'on a faites de l'écriture, etc. À partir de ce concept, il dit que la différance, c'est ça : la différance avec un a différencie par la rétention et la protention, dit-il, à travers le vivant. Ce que je soutiens, c'est que la différance avec un a lorsqu'elle devient technique ne fonctionne plus sur le simple registre de la différance avec un a biologique. Il y a une différance avec un a techno-logique ou organo-logique et qu'il est extrêmement important d'étudier très précisément les relations qu'il y a entre ces différents régimes de différance avec un a qui apparaissent à travers ce que Leroi-Gourhan appelle le processus d'extériorisation. La différance biologique est devenue, avec l'extériorisation au sens de Leroi-Gourhan c'est-à-dire au début de l'hominisation, il y a environ 4 millions d'années, une différance psychosociologique qui donne par exemple ce qu’on appelle les cultures qui sont différentes les unes des autres. En effet, c'est une différenciation collective à grande échelle. Mais cette différance avec un a psychosociologique ne s'opère qu'à travers une différance avec un a organo-logique. Si on veut penser la différance psychosociologique, il faut penser en amont de cela une différance organo-logique pour la raison que je vous expliquais tout à l’heure. Ce qui produit la différance psychosociologique, c'est la différance des cultures, des systèmes sociaux, des groupes sociaux. Elle-même est produite par des chocs technologiques qui sont a-culturels, ante-culturels et post-culturels et qui donc ne sont pas réductibles à la culture. La culture, ce sont les systèmes sociaux. Le système technique n'est pas la culture. La preuve, si vous allez en Chine, vous pouvez vous connecter sur votre e-mail quand le parti communiste le veut bien mais en principe vous pouvez. Vous allez à Dubaï et vous pouvez toujours vous connecter au même service. Par exemple, suivre le séminaire depuis Dubaï. Et puis, vous allez au Pôle Nord quasiment maintenant, vous avez aussi une possibilité grâce à des balises, etc. En Amazonie, en tout cas, je vous le dis parce que ça m'a été expliqué au Brésil il y a déjà 10 ans, à Rio, quelqu’un m’a expliqué qu’aujourd’hui en Amazonie vous avez tout à fait accès à Internet parce qu’il y a des services de connexion via les satellites. Le monde entier est actuellement relié à Internet. Même si M. Erdogan, en Turquie, cherche à casser cette connectivité, il ne peut pas la casser parce qu'il y a un arrosage satellitaire et des technologies qui sont devenues extrêmement bon marché qui permettent de se connecter à cet arrosage satellitaire. Mais ça ne veut pas du tout dire que la Turquie, la Chine, l'Amazonie, la France, les États-Unis soient la même culture. Pas du tout. Il y a une possibilité de détruire ces cultures. C'est tout à fait possible. Quand je dis ça je ne dis pas que l'Amérique détruit ces cultures. On accuse beaucoup l'Amérique car c'est le pays qui tire le mieux parti de cette évolution technologique. Du coup, elle permet, cette culture américaine, de détruire ces cultures-là. Je ne dis pas ça. Ça peut être le cas aussi bien entendu. Il y a des stratégies hégémoniques et impériales de la part des Etats-Unis comme il y en a eu de la part de l'Europe et comme il y en a eu de la part de l'Union soviétique. Tous les pays ont des stratégies de ce type. Ce que je veux dire, par contre, c'est que le système technique planétaire, aujourd'hui, met radicalement en question, par sa planétarité si je puis dire, par sa globalité, les rapports entre les cultures. Et ça, ça n'est toujours pas pensé. Je ne connais, personnellement, et peut-être parce que je suis ignorant, mais je ne connais aucun anthropologue qui, aujourd'hui, a travaillé cette question sérieusement. Or, c'est LA question anthropologique fondamentale. Car si l'anthropologue c’est celui qui est censé étudier l'évolution de l'humain et si ce que je viens de dire est vrai, ce que je viens de dire constitue je crois une rupture anthropologique fondamentale. La tâche de toute anthropologie est évidemment d'instruire cette rupture. Je crois que l'anthropologie ne le fait pas. Je pense que si elle ne le fait pas, c'est parce qu'elle a des carences conceptuelles, et c'est sur ces carences conceptuelles que je veux travailler dans ce séminaire. Et dans ce travail, où je soutiens que l'individuation psychosociale n'est plus seulement vitale et donc qu'elle n'est plus du tout réductible au biologique et que du coup, elle doit faire une critique post-darwinienne du vivant parce que nous produisons aujourd'hui du vivant qui est post-darwinien, qui n'est plus soumis aux lois de Darwin, c'est évident, qui n'est plus soumis à la sélection naturelle. Pour que cette anthropologie pose ce type de problèmes qui sont aussi des problèmes d'économie, de politique et de survie de l’humanité, eh bien l'anthropologie doit étudier le jeu de ce que j'appelle différentes différances, différentes avec un e, différences avec un a.

Contrairement aux derridiens dogmatiques, à ce que j'appelle les épigones derridiens, il y en a encore beaucoup dans le monde, je ne crois pas du tout à l'unité de la différance avec un a. Ce concept de différance avec un a que Derrida présentait comme l'archiécriture ne suffit plus du tout à décrire les questions qui se posent à travers ces questions de rupture anthropologique dont je viens de parler. Si j'insiste sur ce point et si j'ai décidé de faire ce séminaire, c'est pour les raisons que je donnais l'autre fois, et notamment, je le répète, le fait que tout ça commence à être documenté par l'anthropologie elle-même. J'avais signalé que je dois beaucoup à Gérald Moore la lecture de Sterelny qui a écrit un bouquin qui s'appelle The Evolved Apprentice qui pose la question de l'apprentissage, notamment de l'apprentissage collectif et Gérald m'avait signalé, et il a raison, c'est en particulier vrai dans le dernier chapitre de ce livre, que d'une certaine manière, cet anthropologue qui est d'inspiration plutôt cognitiviste, décrit en quelque sorte ce que j'appelle moi l'épiphylogénèse dans la fin de son livre. Et puis, j'avais signalé cet autre livre, plus ancien, qui a déjà 10 ans, de Merlin Donald, que je citerai tout à l'heure, qui s'appelle Origins of the Modern MindTraduction française : https://www.mollat.com/livres/543822/merlin-donald-les-origines-de-l-esprit-moderne-trois-etapes-dans-l-evolution-de-la-culture-et-de-la-cognition↩︎. « Modern », c'est au sens des archéologues qu’il faut employer le mot, ce qu'on appelle l'homme moderne chez les archéologues. On parle aussi de l'homme moderne. C'est l'homme qui apparaît il y a environ... C'est nous. C'est nous, génétiquement parlant, qui apparaît il y a environ entre 300 000 (origine en Afrique) et 54 000 ans (dispersion en Europe). Tout récemment, Gérald nous a envoyé, juste après le séminaire d'il y a deux semaines, un article extrêmement intéressant. Je vous conseille de le lire, si vous ne l'avez pas encore lu. Il a été publié par The New Scientist et qui a pour titre The Story in the Stones. Là, il décrit carrément ce que j'appelle l'épiphylogénèse mais pas du tout en référence à moi. Les scientifiques qui travaillent là-dessus ignorent absolument tous mes travaux. En revanche, eux, ils ont fait des travaux d'archéologie, de paléontologie, de primatologie, qui disent des choses extrêmement proches de ce que je raconte moi autour de la rétention tertiaire. Donc il y a en ce moment en anthropologie des avancées scientifiques qui se produisent. Il y en a de très nombreuses. Cet article de New Scientist se réfère à au moins une dizaine de chercheurs dans le monde entier qui avancent vraiment sur ces questions. Je crois que le moment est tout à fait venu, pour cette raison, de proposer une critique de l'anthropologie à partir des acquis récents de l'anthropologie elle-même et pas simplement d'un point de vue de philosophe externe à l’anthropologie.

Donc si je récapitule, la question de la technique se pose avant la question de la culture. Elle se pose avant la question de la culture dans la mesure où la culture, c'est le 2e temps du double redoublement épokhal qui produit ce 2e temps, un nouveau processus de transindividuation. Et ce que j'appelle un processus de transindividuation c'est ce qu'on appelle une culture. La culture française, par exemple, nous sommes en France, donc parlons de la culture française, c'est un processus de transindividuation. Il y a évidemment une synthèse qui s'opère entre la langue française, le droit français, la mode française, la nourriture française, et toutes ces choses-là. C'est une unité qui est en perpétuelle différenciation. C'est une unité métastable. Ce n'est pas une uniformité, mais une dynamique qui converge et qui fait converger des individus psychiques, qui eux-mêmes se retrouvent à travers toutes sortes de systèmes sociaux donc à travers toutes sortes d’individus collectifs, vers une même idée de ce que c’est que la culture française, de ce qu'on appelait autrefois « l’esprit » français, D'accord ? Et ça, ça existe. Derrière ce dont je vous parle, il y a le problème de ce que les allemands et les philosophes allemands appelaient Geist autrefois. Terme qui a été un petit peu censuré parce que certaines pensées malfaisantes se sont emparées de cette question du Geist notamment les nazis. Bon, je ferme cette parenthèse. C'est sulfureux le concept le concept de Geist, pour mille raisons. C'est aussi ce qui renvoie à spirit, au sens où spirit, c'est spirituel, spiritueux, spiritisme, fantôme, revenance, surnaturel, etc. Mais cette question du Geist est une vraie question. Le Geist fait une unité dans une époque et une culture. C'est un esprit, bien évidemment. Cette question-là, je soutiens que pour l’instruire il faut instruire la question organologique en amont. La question organologique, c'est celle du premier coup du double redoublement épokhal. Elle n'est pas encore la question de la transindividuation, mais elle est bien plutôt la question de la destruction de la transindividuation par l'organologique. C'est à partir de ça que je propose une critique de l'anthropologie parce que l'anthropologie, au sens très large, celle de Lévi-Strauss, celle de Godelier, celle de toutes sortes de gens, de Malinowski, etc., sauf Leroi-Gourhan. Et sauf peut-être les nouveaux anthropologues dont je vous parlais, qui apparaissent en ce moment. Mais d'une façon générale, l'anthropologie la plus connue en tout cas pose généralement la question culturelle, ce que Lévi-Strauss appelle la question symbolique, sans poser la question de la technique. Et ça, on va le voir de manière très précise avec Godelier. En particulier dans un passage que vous avez peut-être déjà lu si vous avez lu le texte de Godelier qui s'appelle Les métamorphoses de la parenté qui est un texte très important. C’est un texte où Godelier fait une critique de Lévi-Strauss. Il y a un passage où Godelier analyse les positions successives de Lévi-Strauss sur la parenté. Les années 40, les années 50, les années 60 et les années 90 puisque Lévi-Strauss s'est exprimé jusqu'en 1995. Il montre comment progressivement, Lévi-Strauss va intégrer la technique, mais sans le dire, sans du tout le penser, sans refaire une critique générale de son propre travail. Et donc finalement sans tirer les conséquences de ce qu'il dit, Godelier pas plus que lui. C'est ça que je vais essayer de vous montrer maintenant. Je dirais Godelier pas plus que lui mais je ne crois pas non plus que Descola par exemple pose ce genre de questions. Du tout. C'est ce qui me pose problème avec les quatre modèles de Descola. Il a développé une théorie de quatre modèles de développement de l'anthropos. Le quatrième modèle ce serait le nôtre, celui des Occidentaux. Pourquoi quatre, pourquoi il n'y en aurait pas cinq ? Il y en a évidemment cinq au moins parce qu’il y en a un qui est en train de se développer qui n'est pas du tout le modèle occidental. Je ne crois pas que Descola permette de penser cela. Je ferme cette parenthèse. Je ne vais pas vous parler de Descola, ça mériterait un gros travail que je n’ai pas fait. Par contre, j'ai un peu lu quand même ses bouquins, en particulier son bouquin sur l'apport nature-culture. Je crois qu'il y a un gros problème de ce point de vue-là. Le discours de Descola sur la technique, je ne le vois pas. C'est quand même très ennuyeux. C'est très ennuyeux quand on sait que la technique, depuis au moins Canguilhem, on sait que c'est définitoire du mode de vie humain. Et depuis Leroi-Gourhan on le sait d'un point de vue anthropologique. Alors... Je vais préciser maintenant mon objection. Ce que l'on appelle la culture, c'est ce qui agence l'individuation technique et l'individuation psychique via l'individuation collective à travers un processus de transindividuation. La culture, c'est l'unification des différents processus de transindividuation que sont les systèmes sociaux sous les conditions du système technique. C'est ça, pour moi, une définition rigoureuse, et j'ose même dire scientifique, de la culture. Aujourd'hui, on a les moyens de donner cette définition. Ce processus de transindividuation est unifié comme la culture de telle ou telle époque. Elle est engendrée par tel ou tel double redoublement épokhal. Par exemple, comme je le disais tout à l’heure, la culture de la modernité au sens de Baudelaire et telle que l'analyse Walter Benjamin dans son livre consacré à Baudelaire, est provoquée par le double redoublement épokhal du machinisme industriel. C'est absolument évident. Ce machinisme industriel produit en lui-même un système technique qui est ce que Bertrand Gilles appelle le système technique thermodynamique. Charles Baudelaire est le poète, l'artiste, qui apparaît dans le choc que produit tout cela et tout ce que décrit Benjamin du génie de la modernité qu'est Charles Baudelaire, est évidemment marqué par cela et Benjamin essaie de penser cela. Benjamin, malheureusement, est mort relativement jeune. Finalement, il n'a pas exploré ce que je suis en train de vous là mais Benjamin est le penseur de l'organologie. C'est le premier à avoir posé les problèmes d'organologie véritablement. D'ailleurs, dans une solitude extrême, parce que, un jour peut-être on en parlera, Adorno ne comprenait rien à ce que disait Benjamin et donc se moquait de lui et Walter Benjamin a fini extrêmement solitaire dans cette pensée. Donc, le processus de transindividuation qu'est la culture unifie les systèmes sociaux. Et ces systèmes sociaux eux-mêmes conjuguent et déclinent le processus de transindividuation qu'est la culture. Les systèmes sociaux eux-mêmes s'approprient ce processus de transindividuation qui leur est commun et le déclinent, un peu comme les idiomes déclinent une langue dominante. On ne parle pas le français à Marseille comme à Lille. C'est une déclinaison du français et une différenciation. Les systèmes sociaux différencient le processus de transindividuation qui leur est commun d'une manière spécifique. Évidemment, les systèmes sociaux peuvent entrer en conflit les uns avec les autres. Par exemple, le système économique aujourd'hui, qui est un système social, le système économique français, ça existe, il y a des acteurs économiques en France, des travailleurs français, des investisseurs français, des entrepreneurs français, etc. Il peut entrer en conflit, ce système économique, par exemple avec le système artistique, avec le système éducatif, avec le système familial. Donc il y a des conflits en permanence dans une société. C'est ce qui crée le dynamisme d'une société d’ailleurs. Ces conflits sont nécessaires. Mais parfois, ils peuvent être mortels, s'ils n’arrivent pas à se résoudre. Quoi qu'il en soit, s'il y a des conflits entre ces différents systèmes sociaux et à l'intérieur des systèmes sociaux, entre les représentants de ces systèmes sociaux, tel juriste dans le système du droit, par exemple, tel professeur de mathématiques dans la science des maths, tel artiste dans le système des beaux-arts pour reprendre l'expression d'Alain, etc. S'il peut y avoir des conflits de ce genre, c'est parce que le processus de transindividuation est lui-même un objet herméneutique, est un objet d'interprétation. Le processus de transindividuation ne met pas en œuvre des règles qui s'appliquent de manière uniforme et univoque. Ces règles, il faut sans arrêt les interpréter. Ce sont des règles de droit. Ce ne sont pas des règlements intérieurs, des choses univoques. Il faut sans arrêt les interpréter pour les enrichir. Cette interprétation engendre des conflits. Ces conflits sont métastabilisés par des processus de synchronisation et de diachronisation. Ce que j'appelle ici la question de la culture c’est assez proche me semble-t-il de ce que Michel Foucault cherche à nommer en 1966 sous le nom d'épistémè. Donc je suis ici en train de préciser la manière dont j’interprète et j’utilise le concept d’épistémè et je le fais aussi à l’IRI où nous sommes en train, en ce moment, de développer avec le CEA, la Sorbonne, France Télévisions et Télérama, un programme qui s'appelle Epistémè. Je le fais aussi dans le sens où au sein du Conseil national du numérique et analyser l'épistémè du numérique. Je le fais au sens où je soutiens au ministère de l'Enseignement supérieur que la France devrait développer une politique de recherche fondée sur une analyse et une critique de l'épistémè numérique. On en parlait à midi, aussi, avec Pierre-Yves Defosse ici présent, puisque c'est un sujet de discussion que nous avons depuis 2 ans avec la Belgique. Nous avons aussi cette discussion avec l'Équateur, je mène maintenant aussi cette discussion en Allemagne, et avec beaucoup d'autres partenaires, y compris l'INRIA en France. Quoi qu'il en soit, ce mot d'épistémè, il n'est pas très « calé ». Epistémè, en grec, veut dire quelque chose de précis. C'est le savoir soumis à la critique elle-même fondée sur l'expérience apodictique, sur l'expérience de la preuve démonstrative. C'est un vieux mot grec qu'on n'utilise plus en français. Lorsque Foucault l'a déterré et l'a réutilisé, je crois qu'il a cherché à désigner ce que j'appelle moi, ici, aujourd'hui, la culture, en fait, c'est-à-dire un processus de transindividuation qui traverse tous les systèmes sociaux, tous les processus de transindividuation, les processus d'individuation collective, et qui est commun à une époque et à une localité. Je cite ici Michel Foucault. Donc... Malheureusement, j'ai oublié de noter la page. C'est dans Les mots et les choses, 1966 :

Ce qu'on voudrait mettre au jour ici, dit-il, c'est le champ épistémologique, l'épistémè ou les connaissances envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire qui n'est pas celle de leur perfection croissante, mais plutôt celle de leurs conditions de possibilité.

Je pense que Foucault a tort de dire « ce qu'on voudrait mettre au jour c’est le champ épistémologique, l'épistémè ». Ce n’est pas la même chose l’épistémologie et l’épistémè. L'épistémologie, depuis Bachelard au moins en France, on en a des définitions strictes. Il n'y a pas d'épistémologie commune à la physique, à l'histoire et à la linguistique. Il y a une épistémologie de la linguistique, une épistémologie de la physique, une épistémologie de l'histoire et on ne peut pas les unifier. On peut faire une métaphysique commune à tout ça, par contre, on peut dégager une épistémè commune. Il ne faut pas appeler ça une épistémologie. Quoi qu'il en soit, ce que je crois, ce dont parle ici Michel Foucault, c'est ce dont je parle moi quand je vous parle ici de culture. La culture, comme organisation d'un ensemble de systèmes sociaux, par exemple, le langage, la parenté, c'est-à-dire ce qu’on appelle la famille, etc. la culture constitue la règle herméneutique partagée par une époque et déclinée, conjuguée et interprétée diversement par les systèmes techniques. Une règle d'agencement entre les organes psychosomatiques de l'individu et les organes artificiels. -ce que je veux dire en disant cela ? je reviens à ce que je soutiens depuis des années. Un système social c’est ce qui prescrit des règles thérapeutiques pour dire comment on doit faire avec les médicaments par exemple, comment on doit faire avec les armes, comment on doit faire avec les systèmes de comptabilité, qui sont tous des techniques. L'économie, par exemple, vous autorise à pratiquer la comptabilité comme ça et vous interdit telle procédure de comptabilité considérée comme pas fiable etc. Les systèmes sociaux prescrivent des règles d'usage des pharmakas c'est-à-dire des techniques. D'accord ? Donc la culture c’est une référence herméneutique, interprétative, commune à tous les systèmes sociaux et les systèmes sociaux sont eux-mêmes des thérapeutiques qui interprètent la manière de mettre en œuvre un système technique ou un objet technique, une puissance technique. Par exemple, la contraception. La contraception qui a été promue dans les années 70 en France par Simone Weil, ministre du président de la République Valéry Giscard d'Estaing, a fait l'objet d'un grand débat politique et a abouti à une loi qui contraignait l'administration de cette pilule abortive, cette pilule qui permet d'interrompre une grossesse, qui soumettait cet usage et cette pilule à des conditions extrêmement précises. En réalité, toutes les pratiques sociales des objets techniques sont soumises à des conditions qui, certaines, font l'objet de débats et de lois à proprement parler, au sens juridique, et d'autres font partie de la coutume, du droit coutumier, c'est-à-dire des usages, comme on les appelle. Mais ça veut dire que le système juridique ne s'exprime pas nécessairement sur la manière dont on doit pratiquer telle ou telle technique. Heureusement, tous les objets techniques ne sont pas soumis à des lois, mais par contre, ils sont tous soumis à des règles. Par exemple, un micro comme ça, dans certains milieux, c'est un ingénieur du son qui va vous le poser, parce qu'il y a des règles pour faire. Et quand vous n'en avez pas, des règles d’ingénieur du son, vous en avez à la culture, ça vous apprenait à vous en servir. Il y a des règles, des modes d'emploi, etc.

Tout ça est prescrit par des systèmes sociaux plus ou moins élaborés et formalisés. Ce sont des rapports entre les organes psychosomatiques de l'individu, les organes artificiels que sont les pharmakas, et les organisations sociales qui en régissent les relations. Là où je fais un lien avec notre séminaire de l’année dernière et aussi celui de l'année d'avant d'ailleurs, c’est que maintenant nous savons d’un point de vue organologique que tout cela conduit, dans un organe particulier de l'être humain qui s'appelle le cerveau, à des réorganisations cérébrales. Je profite de cette question du cerveau pour vous dire que... Je corrige une expression que j'avais employée pendant un an au moins, peut-être même deux ans, dans le séminaire de l'année dernière en tout cas, lorsque je disais qu’un artefact, comme l'écriture, recode le cerveau, en appuyant sur Maryanne Wolf. Vous vous souvenez, c’est ce que montre Maryanne Wolf, c’est qu’apprendre à écrire, c'est créer des nouveaux circuits synaptiques et c'est en fait réaffecter des aires corticales et des activités différentes de ce pour quoi elles étaient faites au départ. Elle s'appuie sur Stanislas De Haan pour affirmer cela parce que c'est de Haan qui a ouvert la brèche pour ces investigations-là. Ça m’a donc amené à dire moi-même qu'il y avait un recodage du cerveau. Robert Jaffard, qui est un neurologue avec qui je travaille un peu, de l'Université de Bordeaux, m'a dit que ce n'était pas un recodage, mais une réorganisation. Évidemment, c'est beaucoup plus intéressant de parler de réorganisation. Il me dit qu'il ne faut pas employer le mot recodage parce qu'on garde le code pour le biologique. Il a bien raison. C'est une réorganisation d'un organe, organique, par une organologie sociale et technique. Il est très correct effectivement de parler d'une réorganisation du cerveau. Ce que je vais essayer de vous montrer dans les semaines qui vont venir, dans les quatre prochaines ou huit prochaines séances, je ne sais plus combien il y en a, je ne me souviens plus combien il y a de séances programmées, ce que j’essayerai de vous montrer c’est que ceci, ce que je viens de dire là, a des conséquences extrêmement importantes pour la théorie de la parenté. Pourquoi est-ce que je vous parle de la théorie de la parenté ? Si je vous en parle c’est parce que si je me suis mis à lire Les métamorphoses de la parenté de Godelier, ce n’est pas comme ça pour rien. C'est parce qu'il y a eu le débat sur le mariage homosexuel et l'homoparentalité et que ce débat a pris, comme vous le savez, en France, une tournure extraordinairement délétère. Franchement, très, très désagréable. Et je me suis dit, si jamais je veux comprendre quelque chose à tout cela, il faut que je lise un peu des travaux scientifiques sur ces questions. Et très, très vite, je suis tombé sur Godelier qui est une référence majeure en anthropologie. Godelier, c’est un anthropologue très important, un des plus important aujourd’hui en France et dans le monde et qui a fait un travail énorme. C'est un livre de 750 pages extraordinairement documenté d'ailleurs, que je vous recommande vraiment de lire et que j'ai donc lu. Mais à mesure que j'avançais dans ma lecture, ça, c'était à la fin de l'année dernière, je me suis dit, mais il y a un problème, et ce problème, ce n’est pas un problème avec Godelier, c’est un problème avec l'anthropologie. L'anthropologie, selon moi, telle qu'elle est aujourd'hui, ne permet pas de traiter les questions liées au mariage homosexuel et à sa conséquence, l'homoparentalité. Je crois qu'elle ne le permet pas. Elle ne permet pas de le faire sereinement, à partir d'un débat rationnel. Et elle ne le permet pas pour une raison très précise, c'est que l'homoparentalité, telle qu'on en parle, je ne parle pas de l'homoparentalité par adoption bien entendu, je parle de l'homoparentalité par procréation médicalement assistée. Cette question-là ne peut se poser que parce que la technique met en question la reproduction de l'homme. Et qu'il est aujourd'hui possible de se reproduire humainement, si je puis dire, sans passer du tout par les conditions de la reproduction telles que les connaissaient Lamarck et Darwin. Et qu'à partir de là, une question tout à fait nouvelle dans un système social qui s'appelle la création d'une famille, la parenté en tant que telle, les relations intergénérationnelles, le droit également, tous ces systèmes sociaux sont directement mis en cause et en question par une technique du vivant et dans la mesure où l'anthropologie ne pose pas la question de la fonction de la technique en anthropologie, et vous allez voir que c'est sidérant - quand on va lire Godelier, il n'y a pas une ligne sur cette question. Il y en a, mais c'est d'une manière totalement périphérique - alors on se dit que oui, en effet, il est absolument fondamental de faire une nouvelle critique de l'anthropologie. Pour conclure sur la question de la culture, parce que tout ça, ça fait partie de la culture, les règles de mariage, de constitution de famille, de rapport intergénérationnel, ce sont des règles culturelles, non pas du tout technologiques ou naturelles. Ce sont des règles culturelles. Mais au sens où chez moi ce que je viens de dire, culture, ce n'est pas ce qui s'oppose à la nature. L'opposition nature-culture est, à mon avis, absolument non-pertinente. Ce qui m'intéresse, c'est que la culture, c'est ce qui est engendré par les mises en question de la technique, qui elle-même n'est pas simplement la culture. Les cultures, donc, pour conclure, ce sont des formes idiomatiques, locales et epokhales d'organisation thérapeutique, de soins dans une situation pharmacologique qui est celle de l'homme, qui est créée par la situation organologique de l'homme et à laquelle ni Changeux ni Stanislas de Haan ne comprennent la moindre chose, à mon avis.

Alors, on verra, malheureusement, je crois que ce ne sera pas cette année, que tout cela nous reconduira à un moment donné, peut-être pas dans ce séminaire mais dans le séminaire de l'année prochaine de l'IRI, finalement à Durkheim et à la question des catégories. Pour ceux qui suivent ce séminaire régulièrement, vous vous souvenez qu'il y a déjà deux ans, j'avais posé dans ce séminaire le problème de la catégorisation chez Emile Durkheim. J'avais prévu l'année dernière d'en faire une analyse détaillée ce que finalement je n'ai pas fait. Ensuite, j'ai proposé à l’IRI qu'on le fasse, et on ne l'a pas fait, car on est toujours dans les préliminaires. Mais on y reviendra dans la mesure où la question de la catégorisation, telle que Durkheim la pose, pour moi, mais on y reviendra en lisant Godelier, c'est une question de production de règles d'interprétation. Ces règles d'interprétation sont produites par un processus de transindividuation qui s'appelle la culture. Évidemment, lorsqu’un philosophe comme Aristote propose de penser des catégories qui sont des catégories de l'être, ce qu'il propose de penser, ce sont des catégories qui sont transculturelles si je puis dire, qui sont, on pourrait dire aujourd’hui dans le langage d'Emmanuel Kant, a priori et que Kant lui-même va appeler les catégories a priori de l'entendement, les fameuses catégories déduites dans la déduction transcendantale à la Critique de la raison pure, sont en principe au-delà du culturel. Ce que je soutiens, c'est qu'aujourd'hui ces catégories qui sont au-delà des différences culturelles et idiomatiques, je crois que c'est vrai mais elles ne sont pas dans la sphère de l'être, de l'ontologie, elles sont dans la sphère de ce que j'appelle le schématisme des rétentions tertiaires. Ce schématisme étant lui-même en amont et en aval des catégories culturelles. C'est un immense sujet de débats épistémologiques avec les épistémologues de la physique, de la biologie, de toutes les disciplines scientifiques, des mathématiques, etc. que je ne vais évidemment pas ouvrir ni aujourd'hui ici ni même dans tout ce séminaire mais qu'il faudra bien un jour analyser en détail.

Alors, maintenant, je vais essayer d'aller vers une conclusion. Je suis très en retard, comme d'habitude. Vraiment très en retard. Je vais encore ne pas faire tout ce que j'avais prévu de faire. Je voudrais interroger maintenant la raison pour laquelle j'ai donné pour titre à ce séminaire Pour une nouvelle critique de l'anthropologie. Pourquoi nouvelle critique ? En fait, dans cette question, il y a deux questions. Pourquoi critiquer d'abord l'anthropologie ? Et ensuite, pourquoi dire qu'elle est nouvelle, cette critique ? Pourquoi l'anthropologie fait-elle question de nos jours ? C'est une question dans la mesure... Vous allez me dire que j'ai déjà posé cette question tout à l’heure. Oui, mais je ne l'avais pas posée au sens où je crois qu'il faut la poser maintenant. Il y a 2 ou 3 ans, quand j'ai publié Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, j'ai récusé la question anthropologique. J’ai dit la question du post-humanisme ne m'intéresse pas parce que la question de l'humanisme ne m'intéresse pas. De ce point de vue, la question d'une anthropologie ne m'intéresse pas. Vous allez me dire que l'humanisme n'est pas la même chose que l'anthropologie. Vous avez raison si vous me le dites sauf que quand même lorsqu’on parle d'une anthropologie philosophique au sens d'Emmanuel Kant, ça a à voir évidemment avec la question de l'humanisme. Lorsque Jean-Hugues Barthélémy me dit, l'année dernière, à l'Académie d'été de Pharmakon, qu'il défend un humanisme difficile de Gilbert Simondon et qu'il se revendique de l'humanisme difficile de Gibert Simondon il pose une question d'anthropologie philosophique. J'ai récusé cette question anthropologique entendue comme humanisme parce que je soutiens depuis très longtemps que je revendique la position de Socrate face à Protagoras quand il pose la question de l'homme et que Socrate lui répond que la question ce n'est pas l'homme, c’est l'être de l'homme et donc la question c’est l’être et non pas l’homme parce que pour dire ce que c'est que l'être de l'homme, il faut d'abord savoir ce que c'est que l'être. J'essaie de me maintenir dans cette position que j'appelle post-transcendantale ou a-transcendantale. Je ne veux pas rester dans une position transcendantale. Je récuse l'opposition entre l'être et le devenir, je récuse l’opposition entre l’a postériori et l'a priori. Je récuse donc l'opposition entre l'empirique et le transcendantale qui est une opposition qui fonctionne encore chez Emmanuel Kant. Mais en même temps, je veux maintenir qu'on ne peut pas du coup se rabattre sur l'anthropologique parce que pour moi face à l'anthropologique la question qui se pose ce n’est plus l'être, c'est la technologie, c'est l'organologie. Et que l’organologie on ne peut pas la penser simplement à partir de l'anthropos. Je pense qu’il y a de l'organologique avant même l'anthropos et je pense qu’Il faut poser en principe qu'il peut y en avoir après l'anthropos. Ça ne veut pas dire que je pense qu'il faille s'installer dans une question du post-humanisme, j'ai essayé d'expliquer pourquoi le post-humanisme, pour moi, n'est pas une question. C'est une question qui élude toutes les questions que je pose ici. Donc je ne crois pas que la question du post-humanisme soit intéressante, que ce soit comme question de l'enhancement (amélioration) et de la singularité au sens de Kurzweil ou de ce genre de personnes. Par contre, je pense que la question qui est intéressante, à travers ce qu'on appelle l'augmentation de l'homme, et ce que montre Leroi-Gourhan, c'est que l'homme c’est ce qui s'augmente, c'est ce qui est intrinsèquement ce qui produit un enhancement, une augmentation, c'est ce qui pose le problème du pharmakon précisément et la question du non-inhumain dans l'inhumain. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire que la technique, comme le disait Lyotard, c'est l'inhumain. C'est de l'inhumain. Mais que dans cet inhumain, il y a une question du non-inhumain qui se pose. Comment ne pas être inhumain ? Voilà, ça, ça m'intéresse comme question. Par contre, la question de l'homme ne m'intéresse pas, parce que je crois que ce n'est pas une question. Ici, je vous renvoie aux travaux de David Bates et notamment à ce qu'il a présenté dans cette même salle il n'y a pas très longtemps, il y a un mois à peu près, à l’IRI, sur une analyse de différents penseurs, von Neumann, etc., mais surtout Engelbart, qui, comme vous le savez, a été un grand penseur de l'augmentation et de la constitution de nouvelles prothèses. Ce qui me... Pourquoi est-ce que je mentionne ici David Bates ? C'est parce que David Bates pose des problèmes qui sont liés à la cybernétique, liés au développement, en particulier en Californie, des technologies numériques qui nous intéressent ici et qu’il le fait en allant au-delà du cognitivisme et en deçà du cognitivisme. Son travail montre très bien... La conférence est en ligne, je vous recommande vraiment de la regarder, elle montre très bien que les premiers penseurs de ces questions ne sont pas du tout dans un modèle cognitiviste et que l'avenir de ces questions n'est pas cognitiviste. Alors évidemment, ce que j’essaye de faire dans ce séminaire, j'essaie de conjuguer ce que dit David Bates, par rapport à ce que fait Engelbart et d'autres dans les années 60, 50-60, avec les avancées de l'anthropologie, dont je vous parlais tout à l'heure, qui posent, souvent à partir d'un point de vue cognitiviste, des questions absolument nouvelles en matière de psychogenèse, anthropogenèse, biogenèse, à travers les connaissances récentes que l'on a, par exemple, comme c'est décrit dans l'article de New Scientist dont je vous parlais tout à l'heure, The Story in the Stones. S'il faut critiquer l'anthropologie, c'est parce que, d'une part, celle-ci... Là, je parle de l'anthropologie comme science humaine, l'anthropologie, comme celle de Lévi-Strauss, celle de Godelier, celle de tous ces gens-là, permet de déplacer les questions de l'humanisme. Si vous avez un peu étudié l'anthropologie de l'époque du structuralisme, par exemple, vous savez que le structuralisme a profondément mis en question le point de vue humaniste. C'est ce qui a conduit d’ailleurs, dans le structuralisme, à remettre en question la question du sujet à lui-même et à poser que finalement, par exemple dans le champ de la littérature, les structuralistes disaient qu'il fallait se débarrasser de l'auteur. Il faut s'intéresser à la structure et non pas aux individus. Il faudrait revenir un jour sur la critique du structuralisme. Il y a en France des travaux importants qui ont été faits, Patrice Maniglier en particulier est revenu sur ces questions. Mais il faudrait y revenir à nouveau et plus en détail du point de vue de l'anthropologie.

Deuxièmement, ce que je soutiens, c'est que ce que Sloterdijk appelle l'anthropotechnique, c'est peut-être la véritable déconstruction de la métaphysique. Pourquoi je vous parle de la déconstruction de la métaphysique ? C'est parce que l'anthropologie structurale, le structuralisme en anthropologie, avait conduit à une espèce de... Non pas de déconstruction, mais de projet des sciences humaines, en particulier de l'anthropologie, mais pas seulement de la linguistique, de rebattre toutes les cartes qui étaient celles de la métaphysique et de la philosophie sur des bases tout à fait nouvelles, qui auraient été un paradigme structuraliste et scientifique des sciences humaines. Et puis, les philosophes sont revenus à la charge, en particulier Foucault, le premier, Derrida, Deleuze, Lyotard et beaucoup d'autres. Ils ont remis en question cette ambition des sciences humaines en disant : non, non, vous les sciences humaines, vous êtes vous-mêmes une métaphysique. Vous-mêmes vous procédez de manière métaphysique. Il faut faire une véritable déconstruction de la métaphysique que vous n'êtes pas en mesure de faire. Je ne vais pas rentrer dans ce point de vue, cette question-là serait un vaste sujet. Par contre, j'ai fait un article avec Benoît Dillet dans un livre qui s'appelle, je ne me souviens plus très bien, « Reader of poststructuralism », un truc comme ça. C'est un gros bouquin qui est paru en Angleterre, sur le... qui a été édité par l'université... par les Presses universitaires d’Edinbourg en Écosse où j’essaie un petit peu de faire un point là-dessus. Par ailleurs, j'en ai beaucoup parlé dans mon livre, qui s'appelle État de choc. Quoi qu'il en soit, ce que je crois, c'est que la déconstruction, si on l'appelle comme ça, dans le vocabulaire de Derrida, la démarche poststructuraliste, si on parle de la manière englobante ou postmoderne que les États-Unis ont de désigner à la fois Deleuze, Lyotard et compagnie, ou disons le matérialisme de Deleuze et Guattari, à mon avis n'a pas fait le travail qui reste à faire d'une critique de l'anthropologie qui serait une critique anthropotechnique de l'anthropologie. C'est de ce point de vue que Sloterdijk me paraît intéressant, même si je ne vais pas extrêmement loin en suivant Sloterdijk sur ces sujets-là, parce qu'assez vite, je crois que Sloterdijk prend des voies qui me gênent et je l'ai déjà dit l'autre fois, à mon avis, beaucoup trop heideggérienne à mon goût. Cela étant, et je vais terminer là-dessus, je ne dirai pas tout ce que je voulais vous dire, mais je vais quand même essayer de terminer ce point-là. Cela étant, pourquoi parler de nouvelles critiques ? Cela signifie-t-il qu'il y aurait déjà eu une critique de l'anthropologie ? La réponse n'est pas évidente. Il n'y a jamais eu de critique de l'anthropologie, mais qu’il y a eu une critique de l’humanisme, précisément. C'est ce que disais à l'instant. Foucault et Derrida, en particulier, ce sont des critiques de l'humanisme. C’est extrêmement clair, chez Foucault, c'est plus que clair, c'est le programme même de l'humanisme et des sciences humaines. Et de la question même de l'homme, d'un point de vue Nietzschéen d’ailleurs. C'est l'objet même des Mots et des Choses. Derrida, c'est une critique de l'humanisme qui passe par une relation privilégiée à Heidegger, à la phénoménologie etc. Mais comme je vous le disais à l’instant, je crois que cette critique de l'humanisme ne devient jamais une critique de l'anthropologie au sens de la science anthropologique car elle-même ne se donne pas les moyens de critiquer la science anthropologique, à savoir par la question de la technique. Malgré le fait que Michel Foucault a posé le problème des technologies de pouvoir à travers la théorie du biopouvoir, il n'a jamais instancié la question de la technique en tant que telle. Et Derrida non plus, bien que Derrida, à travers la théorie du supplément, et j'en suis moi-même l'héritier direct, n’ait jamais véritablement, à mon avis, posé cette question. Je pense qu'aujourd'hui, une stupéfaction devant le devenir technique se produit, ce que j'ai appelé une stupéfaction, et pas simplement ce que j’appelle parfois la bêtise mais un état de choc qui stupéfie la pensée. Cette stupéfaction résulte du fait qu'aujourd'hui, la pensée, la pensée philosophique, la pensée anthropologique n'arrive précisément pas à penser l'anthropotechnique. À présent, il est fondamental d'ouvrir un chantier scientifique, philosophique et intellectuel qui permette de penser l'anthropotechnique. Par ailleurs, cette question... Elle est également le fait de questions d'économie politique, dont j'ai parlé dans État de choc, je ne vais pas y revenir mais je les rappelle en revanche, dans la mesure où je crois qu'en n'arrivant pas à penser l'anthropotechnique, tous ces penseurs, par exemple, poststructuralistes, dont je suis très proche, n'ont pas réussi à faire une critique non pas de l'anthropologie mais de l'économie politique. Ils se sont retrouvés instrumentalisés par l'ultralibéralisme. C'est très connu que Deleuze est une référence privilégiée des libertariens de droite, pas lui-même forcément. Foucault est extrêmement instrumentalisé par l'ultralibéralisme. Lyotard, j'ai essayé de le montrer, a été en fait un prétexte en tant que post-modernité pour justifier que there is no alternative, la fin des grands récits, ça se traduit en anglais par there is no alternative, etc. Je ne dis pas ça du tout pour faire des reproches ni à Lyotard, ni à Deleuze, ni à Foucault, ni à Derrida. Simplement ce que je dis, c'est que c'est un état de fait. Le marketing s'est emparé de cette espèce d'incapacité à penser l'anthropotechnique pour que lui-même devienne performativement prescripteur sur l'anthropotechnique. Que du coup, il n’y a pas eu de critiques possibles. Nous verrons que c'est spécialement évident chez Godelier. Nous verrons que dans Godelier, lorsqu'il se met à parler de la PMA et de toutes ces choses-là, aussi de ce qu'il appelle le désir d'enfant des homosexuels, etc. Ne parle pas une, ce qui est étonnant de sa part, parce que c'est un ancien marxiste très proche d'Althusser, etc. quelqu'un qui a fait une critique de l'idéologie, il ne voit pas une seconde les enjeux du marketing dans ces questions. Je terminerai vraiment en citant deux textes. Un qui est de Merlin Donald, dont je parlais tout à l'heure. Je vais vous le lire en anglais, je n'ai pas pris le temps de le traduire. C'est la fin de son introduction à son livre dont je parlais tout à l'heure. Évolution de l'homme. Je ne me souviens plus du titre. Modern Mind, Origins of the Modern Mind. Il dit ceci : « One unusual aspect of this book is its incorporation of biological and technological factors into a single evolutionary continuum »Un aspect inhabituel de ce livre est son intégration de facteurs biologiques et technologiques dans un seul continuum évolutif.↩︎. Ça, c'est extrêmement important. C'est exactement ce que j'essaye de vous dire là. « New memory technology can produce alteration to the architecture of human memory »Les nouvelles technologies de mémoire peuvent modifier l’architecture de la mémoire humaine↩︎. C’est ce que j’ai essayé de dire l’année dernière sans avoir lu ce livre en me référant à Maryanne Wolf mais lui, il le dit il y a dix ans et d'un point de vue non pas neuroscientifique, mais d'un point de vue d'anthropologue. « Le cerveau moderne est ainsi une structure hybride qui contient les stages d'émergence humaine plus tôt, ainsi que des nouveaux appareils symboliques qui ont radicalement altéré leur organisation ». C'est extrêmement intéressant de comparer cela à la question de ce que, dans le cours de Pharmakon, il y a trois ans, j'avais soulevé en me référant à Éric Robertson Dodds, qui lui-même se référait à David Murray, dans ce qu'ils appellent « the inherited conglomerate ». Le inherited conglomerate, le conglomérat hérité. Je vous lis ça. La métaphore géologique, le conglomérat hérité, c'est un concept que Murray, un archéologue et un helléniste, a utilisé pour décrire ce que c'est que la société grecque tragique. A la fin de la société grecque tragique, il dit que les Grecs sont constitués par un conglomérat mnésique où il y a des vestiges de toutes sortes d'époques qui flottent et c'est ce que reprend à son compte Jean-Pierre Vernand dans des choses que j'avais citées dans ce même cours. Dodds résume ceci de la manière suivante. En commentant l'expression « inherited conglomerate », il dit : « La métaphore géologique est heureuse, car la croissance religieuse est géologique et son principe, dans l'ensemble et avec des exceptions, est l'agglomération plutôt que la substitution ». Il parle ici des croyances des Grecs, de l'époque de Socrate. Il est très rare qu'une nouvelle structure de croyance efface complètement la structure qui la précède. Ou bien l'ancien survit comme un élément dans le nouveau, ou bien les deux subsistent côte à côte. Si je vous dis cela parce que ce que disait juste avant Merlin Donald, c'est qu'en fait, la mémoire se stratifie, mais il disait qu’elle se stratifie parce qu'elle accumule biologiquement et technologiquement de nouvelles formes de mémoire qui s'agencent comme des ensembles de vestiges et qui sont intériorisés par les individus. Je vous fais remarquer ici, et je m'arrête véritablement, que le bouquin de Dodds commence avec une citation de Whitehead qui est la suivante : « The major advances in civilization are processes which all but break the societies in which they occur »Les avancées majeures de la civilisation sont des processus qui brisent presque entièrement les sociétés dans lesquelles elles se produisent.↩︎. Je crois qu'il faut comparer cela avec ce que Peirce dit, je parle de Charles Sanders Peirce, cité par David Bates ici, non, pas ici même mais dans le livre que nous avons publié qui s'appelle Digital Studies qui était le résultat des travaux que nous avions faits il y a deux ans à l'IRI. Charles Peirce dit que « les maladies du cerveau peuvent améliorer l'intelligence générale ». Ensuite, David Bates se réfère à Alexandre Louria, le psychologue soviétique, et Goldstein, l'Allemand, qui montrèrent que, je cite ici encore David Bates :

les lésions cérébrales peuvent être à l'origine d'une réorganisation complète du comportement humain

Pourquoi je vous cite tout cela ? C'est parce que ce qui est au cœur de toutes ces analyses qui viennent de Murray, qui viennent de Dodds, qui viennent de Merlin Donald, qui viennent de Maryanne Wolf, que je cite l'année dernière etc. Et on pourrait aussi se référer à Ashby qui disait qu'il faudrait inventer des machines pathologiques capables de tomber malade. Seules ces machines seraient vraiment intelligentes. Canguilhem et Turing, etc. Tous ces gens-là disent, je reparlerai de Turing la prochaine fois, que ce qui fait le mode de vie anthropotechnique, c'est la capacité de réorganisation. C'est la négociation entre l'organique, comme modèle organisationnel, et l'inorganique, qui est l'organologique, qui réorganise les comportements humains. Je vais m'arrêter là. Je n'ai pas tout à fait terminé, mais ce n'est pas grave. J'espère que vous avez réussi à suivre, parce que c'était un peu dense. Ce que nous ferons la semaine prochaine, c'est qu'on attaquera véritablement cette fois ci, Maurice Godelier. Et donc, il nous reste environ 25 minutes pour discuter. Voilà.

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