Séance 4 bis
Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux
Bernard Stiegler,
« Séance 4 bis »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte -
2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance4bis.html.
version 0, 20/12/2025
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Avant que je n’aborde la poursuite de la lecture de Maurice Godelier, je voudrais revenir en introduction sur ce que j’appelle le redoublement épokhal et sur l’actualité de ce concept face aux problèmes qui nous occupent dans ce séminaire. J’ai l’habitude de rappeler assez souvent des propos de Simon Nora et Alain Minc qui, en 1977, dans quelque chose qui a été publié sous le titre L’informatisation de la société, disent donc en 1977 qu’avec l’informatique et la télématique, dont ils annoncent l’avènement, l’informatique, ils en analysent les effets, mais la télématique, ils en annoncent la venue. Avec l’informatique et la télématique donc, d’après Minc et Nora, nous vivons peut-être, disent-ils, une mutation, comme les sumériens, en connurent une, je les cite exactement, sans probablement la percevoir, une mutation décisive de l’humanité. Il faut lire cela, ces propos de Minc et Nora, en ayant en tête les analyses de Sylvain Auroux sur la grammatisation. Car ce dont ils parlent, là, des Sumériens grecs, c’est ce que Sylvain Auroux appelle la grammatisation. Ce que disent Simon Nora et Alain Minc, c’est qu’à cette époque-là, entre Sumer et la Grèce, une trans-formation organo-logique, ils ne disent pas cela, évidemment, c’est moi qui traduis, je traduis en disant qu’ils décrivent ce que j’appelle une trans-formation organo-logique qui se produit, mais qui, pour qu’elle s'accomplisse pleinement, c’est-à-dire pour qu’elle soit perçue comme telle. Alors, pour que cette transformation organologique s’accomplisse pleinement, c’est-à-dire pour qu’elle réalise ce que j’appelle les deux temps du double redoublement épokhal, le premier temps du choc technologique, le deuxième temps qui est celui de la production de circuits de transindividuation, et bien ce que disent Nora et Minc c’est qu’il faut pour cela des siècles. Ils disent en gros que les Sumériens connaissent une transformation qui ne va vraiment se stabiliser finalement que bien plus tard. Et au cours de ces siècles qui s’écoulent, se produit ce que Heidegger aurait appelé une nouvelle compréhension que l’être là a de son être, au sens où il en parle dans le paragraphe 4 de Être et temps. Ce que j’en tire moi-même de ces considérations, et en m'écartant beaucoup d 'Heidegger ici, j’ai précisé ça dans La technique et le temps, dans le premier tome de La technique et le temps, déjà, il y a longtemps, il y a vingt ans, ce que j’en tire c’est que la technique, selon moi, se développe toujours en avance sur la société, et cela pour des raisons purement organologiques. La technique forme, si j’ose dire, un système transcendant par rapport aux individus comme par rapport aux sociétés. Et d’ailleurs, il m’arrive de songer que la transcendance divine est une hallucination de cette transcendance organologique. Par exemple, la transcendance du judaïsme est une hallucination de ce qui arrive à la Judée à travers l’écriture alphabétique. Mais là, évidemment, des gens me diront quel horrible déterminisme technologique dans ce que vous dites. Ce n’est pas un déterminisme technologique parce que la transcendance n’est pas vraiment déterminée. Bon, je ferme cette parenthèse. C'était une remarque en passant. Quant à nous, cependant, dont je vous disais en commençant peut-être que nous vivons quelque chose de comparable aux Sumériens, ce n’est pas moi qui le disais, c’est Dora et Minc, à travers l’informatisation de la société. Nous, par rapport aux Sumériens précisément, nous n’avons pas des siècles devant nous. Nous sentons et nous pensons que dans les années qui viennent, cette mutation décisive, qui n’est pas donc l’apparition de l’écriture à l’époque des Sumériens, mais une transformation organologique majeure qui se fait en particulier via la digitalisation généralisée, cette mutation décisive va exiger de notre part, à nous qui serons bientôt 8 milliards puis 9 milliards sur cette planète, une décision. Je veux dire par là qu’il y aurait donc une double décision. Une aveugle, celle de ce que Norah et Minc par exemple appellent « la mutation décisive », qui est aussi ce que Francis Jutandhttps://www.editionsalternatives.com/site.php?type=P&id=1136↩︎, dans un livre auquel j’ai contribué, appelle une métamorphose, la métamorphose actuelle du numérique et une autre, une décision délibérée, c’est-à-dire produite par une faculté de délibération que les Grecs appelaient to krino, le jugement et qui est celle du second temps du double redoublement épokhal qui est le temps de ce que j’appelle la transindividuation et ce séminaire essaye de produire une telle transindividuation sans que nous disposions de vingt siècles devant nous, mais plutôt de quelques années brèves, après quoi, on a tendance à se dire qu’il sera trop tard pour y pouvoir quelque chose. Et c’est certainement d’ailleurs déjà trop tard, pensons-nous la plupart d’entre nous, sans oser nous le dire et le reconnaître en public. Ce temps, ce temps très court qui est devant nous, c’est ce que l’on appelle l’anthropocène. C’est l’avenir de ce que l’on appelle exactement l’anthropocène qui aurait commencé il y a un peu plus de deux siècles. C’est ça le sujet de ce séminaire tel que je propose de l’examiner. Donc le sujet de ce séminaire c’est l’anthropocène et nous abordons cette question de l’anthropocène à travers la question du genre et la théorie du genre. Je soutiens qu’il y en a une bien entendu, il ne faut pas dire qu’il n’y en a pas, ce n’est pas vrai. Il y a des théories du genre dont celle de Maurice Godelier et c’est celle que nous essayons d’analyser. Alors, qu’il y ait une avance organologique, comme je l’affirmais tout à l’heure, ça signifie qu’il faut toujours un délai pour que se produise non pas un simple ajustement, comme disait Bertrand Gilles dans ses Prolégomènes à l’histoire générale des techniques, mais une véritable transindividuation. Ce que j’appelle une véritable transindividuation, c’est ce qui métastabilise les formes fondamentales de ce qu'on appelle une civilisation, ou encore une époque. Une des grandes questions étant de savoir, est-ce que nous entrons dans une époque, dans une nouvelle époque ? Question qui était posée par Maurice Blanchot dans L’entretien infini, dans un texte que j’avais déjà commenté il y a longtemps, qui a pour titre, Sur un changement d'époque. Je ferme la parenthèse juste en signalant que Maurice Blanchot parle de la combustion atomique, de physique, etc., en même temps que des cultures, et que de ce point de vue-là, ce que j’essaie de faire, me référent moi-même à la machine à vapeur et à la thermodynamique n’est pas sans rapport avec ce que fait Blanchot. Mais je ne vais pas en dire plus que ça. Quoi qu’il en soit, il y a une avance organologique et cette avance organologique exige toujours un délai pour que se produise un processus de transindividuation. Ce délai c’est ce que j’appelle une différance organologique. Une différance avec un a bien sûr. Et vous avez bien compris que la différance organologique ce n’est pas seulement la différance de Derrida. C’est une spécification de ce que Derrida appelle la différance. Pour moi, la différance, ça n’existe tout simplement pas. Ce qui existe, c’est la différance organologique, c’est la différance vitale, c’est la différence alphabétique, c’est la différance qui se constitue à travers l’histoire de ce que Derrida appelle le supplément et comme des instanciations successives de modes de différanciation avec un a. Donc le délai dont je vous parle là, c’est la différance organologique telle qu’elle est caractéristique de l’individuation psychique et collective et non de l’individuation vitale, par exemple. Au-delà de la Mésopotamie et après la Phénicie, puis la Judée, puis la Grèce, donc au-delà de ce que décrivent Nora et Minc comme mutation décisive, il y a une autre mutation décisive qui est l’imprimerie, vous le savez bien, qui a été longuement analysée et commentée par les auteurs les plus divers, d’Elizabeth Eisenstein à Roger Chartier que nous avions accueilli ici il y a six mois, neuf mois, en passant par toutes sortes d’autres personnes, y compris Max Weber. Dans tous ces cas, comme également dans les cas que décrit Dodds, pour ce qui concerne la Grèce, dans le livre qui s’appelle Les Grecs et l’irrationnel que j’ai beaucoup commenté dans mon cours sur Platon. Dans tous ces cas-là, à chaque fois qu’il y a une mutation décisive, il y a des dénégations de la mutation. Il y a des gens pour dire mais non, mais non, il ne se passe vraiment rien de très important. Il y a des dénégations de la nécessité de réorganiser la société. Ceux qui produisent ces dénégations, ce sont les natifs du temps précédent. Par exemple, les natifs de la mythographie, contre les natifs de la logographie. Ceux qui, par exemple, vont condamner Socrate, les gérontocrates, ceux qui défendent la gérontocratie, qui vont condamner Socrate à mort. Je ne veux pas dire que Socrate est un défenseur de l’écriture qui émerge, je veux simplement dire que Socrate énonce les problèmes que pose le pharmakon littéral, et il meurt par la conjonction de la sophistique d’un côté et de la réaction gérontocratique de l’autre. Ce que j’appelle la réaction gérontocratique, c’est le retour à une vision réactionnaire, si je puis dire, ce n’est pas anachronique d’employer un tel terme pour parler de la Grèce antique, qui s 'impose à travers Anytos, etc. Socrate problématise le pharmakon littéral. C’est ça qui lui est reproché en réalité, y compris par Platon d’ailleurs. C’est ce que je défends dans mon cours. Et il le problématise, le pharmakon littéral, parce qu’il est un natif de la lettre, évidemment. Socrate est un natif de la lettre. Socrate est né dans une société basée sur l’écriture. Il connaît très bien la lettre, ce que j’appelle la rétention tertiaire littérale, et il en sait donc les dangers. Je parle de nativité technologique, donc, car c’est cela ce que nous appelions l’autre fois avec, en nous référant à Sloterdijk, l’anthropo-technique. Et c’est cela qui produit aussi le risque de ce que j’ai appelé la semaine passée l’entropologie avec un e. La nativité technologique engendre un risque entropologique avec un e dans la mesure où une telle nativité peut en venir à court-circuiter, lorsque se produit une mutation décisive de l’humanité, et à détruire les circuits de transindividuation transgénérationnels précédents qui étaient porteurs de ce que j’appelais déjà l’année dernière à l’académie d'été une néguanthropologie écrite avec un a. Nous naviguons donc entre l’entropologie avec un e, l’anthropologie avec un a et un h et la néguanthropologie. Et je soutiens que toute anthropologie doit être une néguanthropologie. La grandeur de la tragédie, et en particulier de celle de Sophocle, dont je vous rappelle qu’elle apparaît dans la crise pharmacologique de la cité grecque. Très important de ne pas oublier que Sophocle et Socrate allaient ensemble au théâtre et vivaient cette crise ensemble. Et que Œdipe est l’incarnation de cette crise. La grandeur de la tragédie, de Sophocle notamment, c’est qu’elle sait faire de la jeune Antigone, celle qui rappelle à son oncle Créon la loi divine, c’est-à-dire la nécessité transgénérationnelle. Et Antigone le fait contre les lois écrites, c’est-à-dire contre le pharmakon que condamne Socrate, dont Antigone accuse la génération de Créon de déclencher la toxicité pharmacologique. On n’a jamais lu Antigone comme ça, mais moi je vous propose de le lire comme ça. Et d’ailleurs, le quatrième tome de la Technique et le Temps, ça commencera comme ça, interprétation d’Antigone au regard de ce que dit Socrate sur la loi écrite, et pas seulement Antigone. Le vieux Socrate et la jeune Antigone, qui a 15 ans, enterrée vivante avec son frère, contre la loi écrite. Créon étant lui-même contre la génération non seulement d’Antigone, mais de son fils, Émon, et bien entendu de Polynice, le frère d’Antigone. Et nous sommes en pleine crise gérontocratique, c’est ce que dit Dodds précisément. Ces agencements-là n'ont jamais été faits à ma connaissance, mais je crois que c’est comme ça qu’il faut lire la période de l’Athènes de Socrate, et c’est comme ça qu’il faut lire contre lui-même L’introduction à la métaphysique de Heidegger, qui lui-même fait référence à Antigone, etc., dans un sens totalement différent, qui cite le chœur d’Antigone, etc. Texte absolument magnifique de Heidegger, absolument lire, et en même temps qu’il faut contre-lire, il ne faut pas seulement lire, dans le sens du poil. Je crois que nous avons très grandement intérêt à lire Antigone dans ce sens-là à notre époque. C’est ce que j’avais d’ailleurs commencé à proposer de faire dans le deuxième tome de Mécréance et discrédit dans un livre qui s’appelle Les sociétés incontrôlables d'individus désaffectés. Vous feriez bien de méditer cela pour notre époque et Maurice Godelier avec nous. Peut-être qu’un jour j'inviterai Godelier à discuter de tout ça. Il m’a dit qu’il refusera, mais on ne sait jamais. Tout cela, c’est ce qui ouvre la question de l’adoption, dont j’ai essayé de vous montrer l’autre fois, qu’elle est au cœur du propos de Godelier, même si lui-même ne parle jamais d’adoption, et qui est la question de la naissance comme filiation symbolique et sociale bien plus que biologique, dit Godelier. Et je suis, disais-je l’autre fois, tout à fait d’accord avec lui, même si ça ne signifie pas que le biologique disparaît, et c’est ce que nous rappelait l’autre fois Simon Lincelles en disant que quand même les sources biologiques de la filiation, ça n’est pas rien. Et bien entendu, tu as raison, ça n’est pas rien, mais ça n’est pas l’essentiel. Il vaut bien mieux une filiation sans source biologique et symboliquement assumée qu’une filiation biologique sans assomption symbolique bien entendu. Voilà ce que je voulais vous dire en introduction.
Maintenant, je vais faire un préambule à mon interprétation de Godelier qui ne prendra que 20 minutes. Le préambule va prendre une demi-heure. Dans le fil de ce que je vous ai envoyé l’autre fois, le texte sur l’écologie et l’organologie générale, qui est en fait un texte sur la cosmologie, et où je parle de la machine à vapeur, je voudrais revenir sur cette question de la machine à vapeur précisément et de ce que j’appellerais son sens organologique, anthropologique, néguanthropologique et anthropique. La machine à vapeur, pour que l’histoire, je parle de la science historique, la discipline académique, en prit la mesure, il aura fallu une bonne centaine d’années, nous dit Bertrand Gilles et même un peu plus, disons 150 ans. C’est ce qu’il raconte au tout début des Prolégomènes à l’histoire des techniques lorsqu’il explique comment il en est venu à faire une thèse sur l’histoire des techniques à la demande de Lucien Febvre qui fut son directeur de thèse. Lucien Febvre lui parlant de Mantoux qui était un historien qui essayait de théoriser la révolution industrielle mais qui n’y parvenait pas parce qu’il ne parvenait pas à donner un statut à la machine à vapeur et, plus généralement, à la technologie industrielle. Ce que nous dit Bertrand Gilles, c’est que l’histoire aura dû changer ses méthodes et ses concepts pour intégrer la machine à vapeur dans l’histoire. Et ici, il se réfère au commandant Lefebvre-Desnouettes qui dit, non pas à propos de la machine à vapeur, mais du cheval : « C’est le cheval qui est à l’origine de la disparition de l’esclavage, ce n’est pas la philosophie des Lumières ». C’est très important et ça pose le problème du rôle de la technique dans la transformation des mentalités humaines. Je ne vais pas revenir sur ce sujet dont j’ai beaucoup parlé dans mon premier livre, donc ce n’est pas le lieu d'y revenir ici. Mais si j'y reviens c’est pour vous dire aujourd'hui quelque chose que je n’avais pas vu du tout à l’époque où j’ai parlé de tout ça, il y a vingt ans, à savoir que cette question du statut de la machine à vapeur au XIXe siècle dans l’histoire humaine et d’une façon plus générale de la technique dans ce que c’est que l’histoire générale, ça ne peut pas être conçu pleinement sans lier l’histoire, la discipline historique du XIXe siècle, à la question de l’entropie comme théorie physique tout aussi bien que comme effet technologique. Ce que décrivent les historiens du XIXe siècle, dont Bertrand Gilles en particulier, c’est que la machine à vapeur transforme très profondément les structures sociales et qu’il n’est donc pas possible de penser l’histoire humaine sans penser l’histoire des techniques, dont la machine à vapeur est une nouveauté radicale. Mais moi, j’ajoute, qu’on ne peut pas non plus penser l’histoire humaine ici sans intégrer la mutation de la physique qui devient une physique thermodynamique avec la machine à vapeur et qui introduit le thème de l’entropie. Or, qu’est-ce que l’histoire si ce n’est pas une histoire néguanthropologique ? C’est-à-dire qu’une lutte contre l’entropie. Ceci signifie pour notre séminaire que le devenir organologique a des effets cosmologiques. Et ceci en deux sens. Premièrement, le devenir organologique en général modifie la cosmologie comme science. C’est particulièrement visible avec la machine à vapeur. Puisque selon moi, en tout cas, dans le texte que je vous ai envoyé, introduire la thermodynamique en physique, c’est introduire, à partir d’une technologie humaine, une nouvelle conception du cosmos. Donc une mutation de la conception cosmologique. Mais on pourrait montrer que la transformation qui passe du géocentrisme, par exemple, à la physique moderne de Copernic, ce qu'on appelle le renversement copernicien, c’est également un décentrement qui est produit par une transformation organologique. Je ne vais pas le faire maintenant, je n’ai pas le temps. En tout cas, ça s'inscrit complètement dans la Renaissance et dans ce qui se produit dans le sillage de l’imprimerie, etc. dont je parlais tout à l’heure. Donc, le devenir organologique a des effets cosmologiques en deux sens. Premièrement, il modifie la cosmologie comme science, là dans le cas que je viens de donner, de l’entropie et de la machine à vapeur. Deuxièmement, il a un effet sur l 'univers comme ordre et désordre, étant entendu que ce qu'on appelait autrefois l’ordre cosmique, dont voici une représentation contemporaine de Kepler, c’est une forme néguentropique bien sûr. L’ordre cosmique, en tant ordre, est néguentropique, il lutte contre le désordre, contre l’entropie. Et quant au désordre humain, ce que j’appelle le désordre humain, c’est ce qui est engendré par ce qu’on appelle aujourd'hui par l’anthropocène, l’anthropocène qu’on écrit A -N -T -H -R -O, mais que j’ai envie d'écrire comme ceci aussi, entropocène, car je crois que c’est ça le vrai sujet de l’anthropocène, c’est l’entropocène avec un e, qui est d’ailleurs, j’ai envie de vous dire aussi, une entroposcène avec un S -C -E, c’est-à-dire une mise en scène. Par exemple, la mise en scène d’Albert Gore, dont on se demande bien à quoi il joue celui-là, en nous tenant ce discours sur l’anthropocène. Qu’est-ce qu’il fait, lui, exactement ? Quel est son but ? C’est une manière de vous dire aussi que l’anthropocène, là, que vous voyez là, c’est une société du spectacle. Et que l’anthropocène avec un a et un h, l’anthropocène au sens où on en parle couramment, doit être pensée comme cette société du spectacle. Ce que ne font ni Al Gore, qui s 'y prête largement à cette société du spectacle, ni Maurice Godelier. Alors que c’est une question absolument majeure au sein de laquelle se joue une immense querelle des images. Je reprends une expression qui, comme vous le savez, décrit le 9e siècle byzantin, là où, 8e siècle même, 8e siècle, là où un pape iconoclaste a subitement condamné le rôle des images dans la chrétienté. Mais qu’est-ce que nous faisons, nous aussi, aujourd'hui, sinon condamner le rôle des images ? Peut-être en faisant des images. Voilà un sujet de discussion à venir avec Simon Lincelles et mon fils Julien, parce que vous avez des choses en commun sur ce point, on en parlera cet été. Quoi qu’il en soit, lorsque des mutations comparables à ce qui se produit avec la machine à vapeur adviennent, mais cette fois-ci non pas du côté de la thermodynamique, mais du côté des hypomnémata, des technologies de mémorisation, comme c’est le cas avec l’avènement du cinéma, et ça, ça se produit d’abord dans le champ des technologies analogiques, avec le cinéma donc, puis le cinéma dont je tiens à vous dire quand même en passant que notamment cet acteur colossal, que j’adore. Je parle du cinéma de cet acteur-là, porté par... dont cet acteur-là est le représentant, c’est-à-dire de Hollywoodhttps://www.babelio.com/livres/Bosseno-Hollywood-lusine-a-reves/90846↩︎, du grand Hollywood. Je pense que le cinéma fait à l’esprit et à la psychè humaine ce que la machine à vapeur fait au corps humain et à la terre humaine. Je pense que l’avènement du cinéma est une mutation au moins aussi importante. En termes, je ne dirais pas de thermodynamique, mais de néguanthropologie aussi importante que l’avènement de la machine à vapeur. Ça, ça concerne donc les technologies analogiques, l’organologie analogique des hypomnémata, qui va se poursuivre ensuite avec la télévision, ce qui va provoquer d’autres questions que celles du cinéma simplement et qui va induire non plus simplement une nouvelle psyché, mais une destruction de la psyché. Car je pense que le cinéma n’a jamais détruit la psyché. Par contre, je pense que la télévision détruit la psyché. Et puis avec l’industrie de l’information, c’est-à-dire celle qui conduit à ce qu’on appelle le numérique, parce que le numérique, c’est l’industrie de l’information, c’est basé sur la technologie informatique, même si ce n’est pas seulement l’informatique, c’est la réticularité des télécommunications numériques, etc. Avec donc l’industrie de l’information et ce que nous connaissons comme une nouvelle machine, non pas une machine à vapeur ou une machine cinématographique, mais la nouvelle machine anthropique qui est le capitalisme de Google, tel que décrit icihttps://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925↩︎ par Frédéric Kaplan, le capitalisme linguistique, comme dit Kaplan. Alors, je soutiens qu’il faut repenser la cosmologie du point de vue d’une nouvelle philosophie, qui n’est pas une nouvelle philosophie de la nature, comme on l’a dit souvent, à propos de Simondon d’ailleurs, c’est ce que disait parfois Gilles Châtelet à propos de Simondon, ou comme on l’a dit de Whitehead, que je cite de plus en plus souvent, et je vous le citerai à nouveau bientôt. Non, il faut repenser la cosmologie du point de vue d’une nouvelle philosophie de l’histoire. Ça, ça sent le soufre, parce que déjà que la philosophie de la nature, ça sentait l’aristotélisme et donc la régression vitaliste à plein nez. Mais si en plus on parle de nouvelles philosophies de l’histoire, ça sent le marxisme à plein nez, le totalitarisme, le stalinisme, etc. Eh bien non, je ne crois pas du tout que la philosophie de l’histoire soit un projet stalinien ou bêtement marxiste. Je dis bêtement marxiste au sens où le marxisme a pu être extrêmement bête et ne plus jamais lire Marx, mais je veux dire que nous avons besoin d’une nouvelle épistémologie de l’histoire. On en parlera ici d’ailleurs bientôt, enfin pas ici, mais à l’institut Mine Télécom avec Denis Peschanski qui est un historien du CNRS et de la Sorbonne avec lequel l’IRI va travailler dans très peu de temps, sur la télévision d’ailleurs notamment. Pourquoi est-ce que je parle de nouvelles épistémologies de l’histoire ? J’en parle au sens où se pose une nouvelle question de l’historiographie à l’époque du cinéma par exemple. C’est ce qu’a montré Sylvie Lindeperg avec qui j’ai beaucoup travaillé, dans ce livre-làhttps://www.cultura.com/p-clio-de-5-a-7-les-actualites-filmees-de-la-liberation-archives-du-futur-9782271057914.html↩︎, dont j’ai d’ailleurs écrit la postface pour essayer de dire ce que c'était qu’une nouvelle historiographie de l’histoire à l’époque du cinéma, mais aussi de la télévision. C’est aussi une question qu’a posée Pierre Nora, le frère de Simon Nora, avec la télévision, où il a interrogé le statut de la rétention tertiaire analogique en histoire en règle générale, en analysant les faits du débarquement sur la Lune dans ce livre. Faire de l’histoire, co-signé par Pierre Nora et Jacques Le Goff. Dans le dernier chapitre de ce volume, si je vous recommande de le lire, qui s’appelle « Le retour de l’événement », Pierre Nora montre comment les technologies analogiques transforment absolument l’événement historique et font qu’on ne peut plus faire de l’histoire comme à l’époque de l’historiographie écrite. Et aujourd'hui, nous vivons une nouvelle question historique c’est-à-dire une nouvelle question d'épistémologie de l’histoire à l’époque du numérique. Et cette nouvelle épistémologie de l’histoire qui se produit à l’époque des datas et des big data, où l’histoire est produite par des algorithmes qui court-circuitent l’événement humain et qui produit des événements purement computationnels, et ça c’est une énorme transformation, eh bien, il faut étudier ce que Denis Peschanski, et plus généralement le monde anglo-saxon, appellent les Memory Studies. Il faut en faire la critique, et c’est ce que fait Peschanski dans ce livre-là, qui est un ouvrage collectif d’un colloque qui a eu lieu, si je me souviens bien, à Lyon, publié chez Hermann, et qui s’appelle Mémoire et mémorialisationhttps://boutique-memorial.fr/fr/livres/5660-memoire-ou-memorialisation-volume-2-la-verite-du-temoin-9782705697365.html↩︎. Ici, il ne s’agit évidemment pas simplement de question de méthode en histoire, il s’agit de la définition de l’objet même qu’est l’histoire dont Peschanski, dans un séminaire en cours qui se tient en ce moment à la Sorbonne, affirme l’approche nécessairement transdisciplinaire dès lors qu’elle est abordée sous l’angle de la mémoire. Et en disant que la mémoire, ça nécessite de travailler avec des neurophysiologistes, des psychologues, des sociologues, des ethnologues, des historiens, des historiens de l’art, etc. Ce qui est une évidence. Et donc, c’est pour ça qu’on parle de Memory Studies, c’est qu’on n’approche plus la question par une discipline, mais par un objet et un champ qui fait converger des disciplines. C’est dans ce sens-là que nous parlons ici, à l’IRI de Digital Studies, que nous faisons des Digital Studies. Quoi qu’il en soit, la question première en histoire, ce n’est pas la mémoire, à proprement parlé, c’est l’événement. Ce qu’un historien cherche à comprendre, c’est ce qui fait événement, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Deleuze, ce qui fait bifurcation dans un champ historique. C’est ce qui crée un événement historique, ce qu’on appelle un événement historique. J’avais essayé de théoriser cela il y a 25 ans dans cet articlehttps://www.persee.fr/doc/cafon_0395-8418_1988_num_51_1_1468↩︎ que j’ai repris ensuite, sans tout reprendre, dans le deuxième tome de La technique et le temps. L’événement historique, qualifié comme tel, c’est-à-dire catégorisé comme tel par l’historiographe, c’est-à-dire par l’historien. L’événement historique, c’est ce dont l’événementialité, est de part en part conditionné par les évolutions de la rétention tertiaire. L’événement historique de Jules César n’est pas l’événement historique du XIXe siècle. Parce qu’au XIXe siècle, il y a de nouvelles conditions de reproduction de la rétention tertiaire qui, par exemple, s 'impriment sous forme de journaux. Et parce que la photographie apparaît au XIXe siècle, etc. Il y a bien d’autres raisons qui font que ces événements ne sont pas les mêmes, mais fondamentalement, il y a d’abord cette raison qui est que la graphie de l’historiographie change. Et ça c’est ce qui est le résultat de ce que j’appelais tout à l’heure la différance avec un a organologique. Or cette différance organologique constitue un événement qui est toujours quasi-causal. C’est ça un événement historique. C’est un événement qui est produit par une quasi causalité au sens où j’en ai parlé l’année dernière dans le séminaire et cette année dans le cours. Qu’est-ce que ça veut dire une quasi causalité ? Ça veut dire que c’est une causalité qui n’est pas entropique. Ce n’est pas une causalité physique autrement dit. Vous savez que la seconde loi de la théorie thermodynamique c’est que la physique est soumise à la tendance entropique. Et bien l’histoire humaine c’est une contre-tendance négative que j’appelle néguanthropologique, qui lutte contre l’entropie. La quasi-causalité, c’est ce qui combat l’entropie. La causalité entropique par une quasi-causalité néguanthropique. C’est ça, l’histoire. Et c’est ça que j’appelle, c’est cette affirmation-là qui constitue la base de ce que j’appelle une philosophie de l’histoire, une nouvelle philosophie de l’histoire. Où ici la philosophie de l’histoire est basée non pas sur une téléologie, c’est ce qu’on a toujours reproché à la philosophie de l’histoire de Hegel, de Marx ou d’autres, non pas du tout sur une téléologie, mais sur une organologie dont maintenant nous allons voir qu’elle est elle-même basée sur une Dreamologie, sur une oneirologie, sur un pouvoir de rêver. Car finalement c’est vers ça que nous nous acheminons, vers la question du rêve. Nous, à présent, je veux dire au XXIème siècle, vous et moi, nous assistons à d'innombrables dénégations quant à ce que produit le numérique. Le numérique qui d’ailleurs cumule les effets de l’écriture à l’époque des Grecs, de l’imprimerie à l’époque de la Renaissance, de la contre-réforme, de la monarchie, etc. De la machine à vapeur à l’époque de la révolution industrielle, etc. La machine à vapeur d’ailleurs engendrant des machinismes automatiques issus de la grammatisation des corps et non plus simplement du logos, dont les effets et les perturbations organologiques sont absolument inouïs et toujours pas comprises. S 'il y a eu un colloque il y a deux mois sur l’anthropocène, c’est parce que c’est maintenant qu’on commence à penser les effets de la machine à vapeur. Et pas seulement de la machine à vapeur, mais de tout ce processus qui est le début de l’anthropocène. Où l’homme devient un facteur d'évolution de la biosphère plus important que les forces de la nature. C’est ça qui définit l’anthropocène. Ces effets du machinisme industriel et de la machine à vapeur sont à mon avis encore largement inouïs, c’est-à-dire pas entendus, inaudibles et inconcevables, parce qu’ils supposent de modifier tous les concepts de base, y compris de la physique et de la cosmologie. Et ces effets se déclinent, vous le savez bien, comme naissance de la société industrielle, gains de productivité sans précédent, choses que tout le monde connaît, production et transformation constante du monde, ça c’est ce qu’on commence à moins bien comprendre, et surtout prolétarisation généralisée, ça c’est ce qui n’est toujours pas pensé, y compris par les marxistes. Je dirais même surtout par les marxistes. Sans parler de la déterritorialisation conduisant à ce qu’on appelle aujourd'hui la mondialisation, qui n’est pas la mondialisation que décrivait Marx au 19ème siècle, qui est la mondialisation de la révolution conservatrice, qui détruit toute puissance publique, ce qui est tout à fait autre chose. Toute transformation qui engendre ce que j’ai essayé de décrire dans État de choc comme l 'ère de l’état de choc permanent, bien plus que de ce que Trotsky appelait la révolution permanente. Tout ce dont je parle là, ce sont les enjeux profonds des Digital Studies, dont les Memory Studies et les Digital Humanities sont d’ailleurs une partie. Si je vous parle des Digital studies, c’est parce qu’elles constituent l’actualité de l’organologie générale. Aujourd'hui, faire de l’organologie générale, c’est faire des Digital Studies. Si on avait fait de l’organologie générale à l’époque de Luther, on aurait étudié l’imprimerie. On aurait fait des Print Studies. Mais on n’est plus à l’époque de Luther. Du point de vue des Digital Studies, il faut étudier l’histoire du double redoublement épokhal. C’est ça que je suis en train d’essayer de faire là avec vous. Et dans cette histoire, il faut revisiter et redéfinir en profondeur, en passant par Michel Foucault, mais en allant au-delà, selon moi, la formation de l’épistémê grecque et de ses évolutions, y compris à travers les épistémologies que Bachelard, Canguilhem et tant d’autres tentent de définir au XXe siècle. Tout cela, il faut le faire en remontant jusqu’à nos jours. Et ce que j’appelle nos jours, c’est la période qui va de 1993 à 2014. C’est-à -dire la période qui aboutit à la concrétisation effective de la grammatisation numérique à travers la constitution des réseaux numériques rendus possibles par le Web et qui installent une société computationnelle et automatisée, constituant une société hyper- industrielle au sein de laquelle se produisent ce que l’on appelle dès à présent les Big data sur lesquels Anne Alombert fera un exposé bientôt dans le séminaire dont je parlais tout à l’heure. Mais aussi où se produit une nouvelle biologie, productrice de ce qu’on appelle la biotechnologie, et qui ouvre d'immenses questions, synthétisées ici dans cet article Repenser la procréation médicalement assistée Jacques Testart Le Monde diplomatique avril 2014↩︎par Jacques Testart, dans le Monde diplomatique du mois d’avril, sous une forme assez alarmante. Je vous recommande de lire ce texte qui mériterait de longs commentaires mais je n’ai pas le temps de les faire. Et si je le cite, c’est Caroline qui me l’a fait lire, c’est parce que notamment, le problème que pose Jacques Testart ici, c’est la question d’un devenir entropologique, radicalement entropologique de la biotechnologie. Qu’est-ce que ça veut dire, entropologique, avec un e ? Et reproduisant de l’entropie, ça veut dire détruisant la différenciation sexuelle et la remplaçant par une standardisation industrielle qui est évidemment un devenir entropique du vivant. Car c’est ça la question. Et si on est d’accord pour dire, avec Schrödinger par exemple, que les recombinaisons au hasard que décrit Darwin, enfin c’est pas lui qui les décrit, c’est le néo-darwinisme, sont en fait une production néguentropique par les lois du vivant telles que les a décrites Darwin, qui fait de la vie une lutte fondamentale contre l’entropie, si on lit ce papier de Testart, sous l’angle de ce que je viens de vous dire, on peut en conclure qu’en fait aujourd’hui la biotechnologie transforme la néguentropie du vivant en une entropie industrielle du vivant, c’est-à -dire une destruction du vivant. C’est évidemment une question qui est à l’horizon du sujet dont nous parlons autour de la question du genre et de la fameuse procréation médicalement assistée qui a fait couler tellement d’encre ces derniers temps en France. La vraie question anthropologique, au sens classique. C’est bien celle-là. C’est bien celle de cette entropologie avec un e et de la néguanthropologie que doit produire toute anthropologie, si je puis dire. Pour moi, une anthropologie, je parle de la science anthropologique, de Godelier par exemple, doit être prescriptrice. Elle doit prescrire un soin de la situation pharmacologique de l’humain. Elle ne peut pas être simplement descriptive, c’est totalement impossible. Elle doit être prescriptive. Elle doit énoncer des recommandations, et des recommandations qui ne sont pas faites au nom d’une nature humaine qui n’existe évidemment pas, mais au nom de dangers entropologique avec un e, générés par le fait que l’être humain est un être anthropotechnique. Mais pour cela, il faut que l’anthropologie pense la technique, c’est-à -dire ce que j’appelle l’organologie. Si je résume ce que je viens de dire, l’anthropologie, donc, ça consisterait, et c’est ça que j’appelle une nouvelle critique de l’anthropologie, c’est le but de redéfinir une anthropologie critiquée qui deviendrait ce qui produit une thérapeutique du pharmakon dont les différents chocs technologiques, et un des derniers chocs technologiques s’appelle la procréation médicalement assistée, mais c’est aussi le numérique, sont les premiers temps de la différance organologique. Et la question, c’est comment, dans ces mutations décisives que nous vivons aujourd'hui, comme les Sumériens il y a 4000 ou 5000 ans, comment est-ce que dans cette différance organologique contemporaine nous sommes capables de produire une nouvelle néguanthropologie ? C’est-à-dire une nouvelle capacité à produire de la différenciation, du soin, de l’avenir autrement dit, parce que la néguentropie c’est évidemment l’avenir du vivant contre l’entropie qui n’est pas l’avenir du vivant mais le devenir de l'univers. Et la cosmologie c’est ce qui est tente d’articuler le devenir de l'univers avec l’avenir du vivant. C’est ça que j’appelle la cosmologie.
Revenons à présent à la séance précédente. Je voudrais faire quelques rappels pour maintenant vraiment entamer à nouveau la lecture de Godelier. Ce que j’essaye de faire ici avec vous, c’est une critique de ce que j’appelle le capitalocentrisme de l’anthropologie de Maurice Godelier. Cette idéologie capitalocentriste, je soutiens donc que Maurice Godelier élève brillantissime de Louis Althusser et assistant de Lévi-Strauss, en est victime dans ses Les métamorphoses de la parenté. A ce capitalocentrisme qu’il ne critique pas et qu’il met en œuvre, à mon avis, il a substitué ce que lui-même décrit comme un ethnocentrisme occidental. Mais pour que l’occident soit ethnocentrique, encore faudrait-il que l’occident soit toujours une ethnie. Or, je ne crois pas du tout que l’occident soit une ethnie, et donc je ne crois pas du tout que l’occident soit ethnocentrique. Il est capitalocentrique. L’Occident n’est plus l’occident. L’Occident est une puissance déterritorialisée qui détruit toute ethnicité, toute idiomaticité, toute singularité. Lorsque Godelier prend le capitalocentrisme pour un ethnocentrisme occidental, il fait une inversion de causalité. Et les inversions de causalité, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans Pharmacologie du Front National, c’est ce qui caractérise toute idéologie au sens où Marx et Engels définissent l’idéologie dans L’idéologie allemande. Ce que j’appelle donc l’entropologie avec un e, qui est conçu comme le versant toxique de ce que je n’appelle pas vraiment une anthropotechnique comme Sloterdijk, mais une organologie générale, cette entropologie avec e, donc, c’est une entropologie du capital. C’est un devenir entropique du capital qui détruit tout, y compris le capital, d’ailleurs. Et ça, c’est ce que le capital lui-même ne voit pas. Et ça, c’est ce qu’on appelle le problème de l’intérêt général. C’est ce qui fait que l’on peut, quand on se présente comme quelqu’un qui combat l’absurdité du capitalisme, dire mais on combat le capitalisme pour le capitalisme lui-même, pour qu’il ne détruise pas tout, parce que s 'il détruit tout, il se détruit forcément lui-même. Et je crois toujours à cet argument, moi, de l’intérêt général. Je crois toujours. Je pense qu’on ne peut pas être philosophe et prétendre à philosopher, ni même d’ailleurs prétendre être scientifique, si on n’affirme pas qu’il existe un intérêt général qui dépasse les intérêts particuliers. Alors c’est dans le contexte de cette entropologie du capital que je tente une critique du discours de Jean-Pierre Changeux commentant Stanislas Dehaene, vous vous en souvenez, dans son introduction. Je disais donc, en revenant sur cette chose dont je parle depuis très longtemps, maintenant ça fait deux ans que j’en parle, à savoir ce que Changeux dit de Dehaene. Vous souvenez ce que dit Changeux, il dit, pour penser la culture, il faut penser la biologie. Et moi je réponds, mais pour penser la biologie, il faut penser la culture. Et la culture, ce n’est pas la culture, c’est la technique. La culture est une dimension de l’anthropotechnique. Mais la vraie question, c’est la technique, ce n’est pas seulement la culture. Et la technique n’est pas forcément culture. C’est l’organogenèse d'organes artificiels, c’est-à-dire d 'organes techniques. Donc, ce discours de Changeux introduisant ou préfaçant Stanislas Dehaene, c’est un discours de naturalisation de l’esprit, comme on dit dans les sciences cognitives. Et ce n’est pas pour rien que le capitalisme soutient les sciences cognitives et en particulier Noam ChomskyPour une critique de l’innéisme linguistique de Chomsky voir [La créativité linguistique : Popper contre Chomsky]{.texte idsp=“La créativité linguistique : Popper contre Chomsky”} par Geoffrey Sampson Colloque de Cerisy *Karl Popper et la science d’aujourd’hui Aubier 1989 p. 395 et.↩︎. C’est parce que le but du capitalisme, c’est de naturaliser la culture. C’est d’en faire une affaire de physique, de comput, de calcul, et donc d’affirmer qu’il est tout à fait possible de déléguer toute décision, par exemple à des automates, et de ne plus avoir besoin de ce que j’appelais tout à l’heure la quasi-causalité historique. Vous comprenez pourquoi je disais tout à l’heure que je fais une philosophie de l’histoire. Si j’en avais le temps, d’ailleurs, pour approfondir ces questions, mais je ne vais pas le faire, mais je vous invite à le faire, je vous proposerais de lire Arnold Gehlenhttps://www.lemonde.fr/livres/article/2021/01/30/remettre-l-homme-d-arnold-gehlen-au-centre_6068220_3260.html↩︎, un grand penseur allemand de la technique, qui est évidemment mal vu comme d’autres, comme Jünger, comme Heidegger, comme Schmitt, parce que, comme tous ces gens-là, il s'est un peu compromis avec les nazis. Mais il n’empêche qu’il a écrit des textes absolument fondamentaux sur l’anthropologie et l’anthropotechnique, et je vous recommande de les lire, en particulier en vue de faire ce que j’appellerais et ça, je pense que Carl Schmitt l’aurait aimé, une cosmologie du capital. Je pense que ce n’est qu’à partir d’une critique de la cosmologie du capital, et donc du capitalisme, qu’il est possible d'étudier la cosmologie des Baruya. Les Baruya, dont je vous rappelle que c’est une ethnie qui vit en Papouasie, c’est-à -dire au nord de l’Australie, entre l’Australie et l’Asie, et qu’étudie Maurice Godelier, sur la base desquels il fait ces études des structures de la parenté et des métamorphoses de la parenté. Les Baruya ont une cosmologie et Godelier parle de cette cosmologie. Moi j’affirme qu’une cosmologie, celle des Baruya par exemple, ne peut être étudiée et entendue qu’à partir d’une autre cosmologie, par exemple celle du capital ou celle de ceux qui vont critiquer le capital, comme j’essaye de le faire. Quand je dis critiquer le capital, d’ailleurs, ça ne veut pas dire forcément détruire le capital. Je ne crois pas que ce soit exactement ça la question. Ça veut dire penser le capital, et en particulier penser l’entropologie du capital avec un e et donc la dangerosité du capital, mais comme un pharmakon. Je préciserai toutes ces questions sur la nécessité d 'étudier une cosmologie comme celle de Baruya à partir d’une autre cosmologie critiquée dans un texte à paraitre, à celui que je vous ai envoyé d’ailleurs mais qui n’est pas terminé et auquel je vais ajouter un dernier paragraphe consacré à cette question anthropologique et cosmologique.
On va commencer maintenant à s’approcher de Godelier. Ici, dans ce séminaire, je tente de faire une entropologie avec un e de ce que j’ai appelé dans le troisième tome de La technique et le temps une repro-duction. Pourquoi une repro-duction et non pas une reproduction ? C’est parce que je soutiens, et ça je le soutiens depuis que j’ai fait une analyse de Walter Benjamin, du fameux texte sur la reproductibilité mécanique, l'œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité mécanisée, comme on dit. Je soutiens que nous sommes toujours dans la reproduction, que l’homme a un pouvoir de schématiser, c’est ce que j’ai développé dans Le temps du cinéma, qui est fondé sur une capacité repro-ductive. Qu’est-ce que ça veut dire, repro-ductive ? Ça veut dire que comme Deleuze dit que c’est dans la répétition que se produit une différence, il faut de la répétition pour qu’il y ait de la différence, c’est-à-dire qu’il faut du banal pour qu’il y ait du singulier, si vous préférez. Il faut que les choses se répètent, que le déjà connu revienne pour que de l’inconnu puisse apparaître. Ce n’est évidemment pas sans rapport tout à fait avec l’Eternel retour de Nietzsche. Je soutiens, moi, que la technique est un pouvoir de répétition et de reproduction, mais qu’il ne faut pas traiter comme une reproduction qui reproduirait un original qui était produit avant d'être reproduit. Non, la technique est une repro-duction qui permet de produire de l’original. Mais cet original, ce n’est pas quelque chose qui est le contraire de sa reproduction, c’est une singularité, une bifurcation, une néguentropie, si vous préférez. Je crois qu’aujourd'hui, il faut faire, dans la perspective de cette organologie générale qui fonde ma critique de l’anthropologie, Il faut faire ce que j’appelle une entropologie de la reproduction. La repro-duction, c’est ce que produit la rétention tertiaire en général et qui est originelle. L’homme commence par sa repro-duction, c’est-à-dire par son extériorisation stéréotypée à travers ce qu’on appelle en préhistoire des stéréotypes, c’est-à-dire des modèles d'outils taillés, par exemple. Et ça, c’est ce qui constitue la première phase de constitution de la rétention tertiaire que j’appelle l’épiphylogénèse. Sur cette base de l’épiphylogénèse qui dure 2 millions d’années, se produit un processus de grammatisation qui arrive après, qui arrive au paléolithique supérieur, qui produit ce que j’appelle des rétentions tertiaires hypomnésiques très anciennes et qui constituent un archéocinéma tel que Marc Azéma avec cette image le met en scène. Marc Azéma qui a décrit cet archéocinéma donc en étudiant 300 grottes préhistoriques et dont je soutiens que cet archéocinéma témoigne de ce que j’appelle moi un archicinéma qui n’est pas la même chose que l’archéocinéma. L’archicinéma je soutiens qu’il est déjà présent avant la grammatisation dès l’épiphylogénèse. L’archéocinéma c’est ce qui commence à extérioriser le processus de l’archicinéma en tant que tel, dans cette fameuse grotte, qui est aussi la grotte du livre 7 de La république. Ce que j’appelle l’archicinéma, ce n’est pas l’archiécriture de Derrida. C’est quelque chose qui ne se constitue qu’à travers des stades, dont l’épiphylogénèse, la rétention tertiaire l’hypomnésique, etc. sont les successions, les stades successifs. Ces stades successifs, si on les regarde plus en détail, ils constituent ensuite la rétention tertiaire littérale, qui est à l’origine de l’épistémê apodictique, c’est-à-dire de la scientificité de la science, du discours de l’anthropologie de Godelier, par exemple, qui prétend être rationnelle mais ne pourrait pas l’être sans s’appuyer sur cette tradition-là qui a 2500 ans. Puis, en passant par l’imprimerie, les machines, comme ce que j’appelle maintenant la rétention tertiaire mécanique, qui constitue la grammatisation des corps des ouvriers notamment, et qui constitue le premier capitalisme industriel qui a été précédé par un capitalisme financier comme vous le savez dans les cités, comme Venise et autres. Puis une rétention tertiaire analogique qui rend possible le capitalisme consumériste, c’est-à-dire la grammatisation et la prolétarisation des consommateurs. Puis la rétention tertiaire numérique, ce que nous vivons nous, qui constitue ce que certains appellent le capitalisme cognitif, mais qui est aussi le capitalisme contributif. Par exemple, le capitalisme linguistique de Google, qui est un capitalisme contributif. Je redis ici ce que j’ai déjà dit en divers endroits, notamment dans le WeShare Festival l’économie contributive n’est pas nécessairement une bonne économie. C’est une pharmacologie, comme toutes les pharmacologies, elle peut être extrêmement toxique. Le capitalisme de Google est contributif. Il n’est pas consumériste simplement, mais il est très toxique. Il a aussi évidemment des côtés très positifs et très néguentropiques. Puis arrive la rétention tertiaire qu’on pourrait appeler biologique c’est-à-dire les organismes génétiquement modifiés et tous les artefacts biotechnologiques qui conduisent à la procréation médicalement assistée, c’est-à-dire à ce qu’on appelle la procréatique et la maternité biotechnologique qui produisent ce que l’on pourrait appeler un capitalisme biotechnologique. Et ici, il faudrait faire une critique du biopouvoir de Foucault, de Agamben, etc., dans le sens de, je l’avais déjà dit il y a deux séances précédentes, de Pietro Montani qui est venu intervenir récemment à l’institut National de l’histoire de l’art INHA.
Alors derrière toutes ces questions de rétentions tertiaires et de reproductions, il y a la question de la reproduction telle qu’elle est investiguée par Jean-Pierre Vernant dans ce texte extraordinaire que je vous recommande de lire qui se trouve, je crois que c’est le troisième chapitre, de À la table des hommes Non, ce n’est pas À la table des hommes. Non, La cuisine du sacrifice. Dans le troisième chapitre de La cuisine du sacrifice, chez Gallimard, qu’il a publié avec Marcel Détienne et que j’ai souvent commenté, mais pour d’autres chapitres. Dans ce chapitre-ci, Jean-Pierre Vernant fait ce qui relève, selon moi, de ce que j’appellerais une organologie de la différence sexuelle, où il montre que la différence sexuelle dans la mythologie grecque, passe par Prométhée, Épiméthée, Pandora et Hermès, et qu’elle est intégralement factice, pharmacologique et fictionnelle. Ce qui a des conséquences extrêmement importantes, à savoir que, par exemple... Là, ça commence par la fable du faux-bourdon. Le faux-bourdon, c’est un parasite dans la ruche qui ne travaille pas, qui se nourrit du travail des abeilles, etc. Et ce que montre Vernant, c’est que dans la mythologie grecque, ça se renverse. C’est-à-dire que le faux-bourdon, ça devient la femme, ça devient Pandora, qui ne travaille pas, c’est l’homme qui travaille, etc. Mais ce qu’il essaye de montrer à travers ça, c’est que du coup, chez les Grecs, dans la mythologie grecque, ce qui devient la question de la reproduction, ce n’est plus la reproduction sexuée, c’est la reproduction du monde par d’autres voies que la sexuation, et donc par l’artefact. Dans quoi il dit que du coup, il se produit un renversement du féminin en masculin, c’est-à-dire, chez les Grecs, ce sont les mâles qui sont producteurs de la reproduction du monde, etc. Tout ceci, on ne va pas le commenter, je n’en ai pas du tout le temps, mais ça mériterait d'être lu, en particulier pour qui veut parler, par exemple, de la question du genre. Et je crois que c’est une question fondamentale qui est d'étudier ces renversements des rôles de la reproduction dans la mythologie grecque, si on veut comprendre disons l’ethnocentrisme occidental et en faire la critique, ce que ne fait pas du tout Maurice Godelier. Quoi qu’il en soit, pour revenir à la repro-duction, si on veut poser le problème de la reproduction, notamment de la reproduction médicalement assistée, la procréation, comme on dit, médicalement assistée, la PMA, si on veut poser cette question correctement, il faut l’aborder comme un cas particulier de ce que j’appelle la repro-duction, c’est-à-dire comme un cas particulier de la schématisation. C’est une dimension et une modalité de la schématisation et de la reproduction. On ne peut pas penser la reproduction humaine, y compris la reproduction physique, la reproduction sexuelle, sans l’inscrire dans une vaste question de la reproduction qui ne se pose que chez les humains, à savoir la reproduction schématique telle qu’elle constitue la base selon moi de la question du schématisme chez Kant. C’est dans ce contexte là que se pose le problème de l’adoption. L’adoption se produit toujours dans le cadre plus ou moins transindividué d’un double redoublement épokhal. Je veux dire par là qu’adopter, c’est inscrire dans un circuit de transindividuation qui fait écho à une onde, qui s'inscrit dans une onde de choc et qui fait écho à un choc très ancien. Si par exemple on a un enfant, on devient papa ou maman, et si on emmène cet enfant devant les fonds baptismaux, ou bien si on l’emmène devant monsieur le maire, on l’inscrit sur un circuit de transindividuation qui s’appelle soit la religion mosaïque, soit la religion chrétienne, qui est une dérivée de la religion mosaïque, soit la religion islamique, je parle pour le monde occidental et pour moi, l’islam fait partie de l’occident, soit l’athéisme républicain, mais qui produit toujours une reconnaissance symbolique, bien entendu, qui substitue au curé, monsieur le maire, qui certes ne déclare pas le mariage comme un sacrement, le maire n’exprime pas au nom du sacré, mais néanmoins comme une obligation de fidélité et comme quelque chose qui ne peut pas se délier comme cela, un engagement social qui impose une capacité de symbolisation et en particulier de prendre soin de ses enfants, d'être bon père de famille, de les envoyer à l’école, etc. bref, de les introduire dans les circuits de transindividuation qui constituent ce qu’on appelle la République. Ça, c’est un processus d’adoption. Ce que je soutiens, c’est que ce processus d’adoption, qui se produit par l’inscription du nouveau-venu, du nouveau-né, sur les circuits de transindividuation, qui se fait par l’éducation familiale, religieuse, scolaire ou autre, je vous redis que je ne suis pas un religieux, eh bien, elle est toujours l’écho, cette adoption, d’un choc. Ce choc peut s’appeler Moïse et les tables de la loi. Ce choc peut s’appeler Socrate. Ce choc peut s’appeler Jésus-Christ. Ce choc peut s’appeler la Révolution française. Et la Révolution française, c’est un contre-coup de la République des Lettres. Et donc, c’est ce qui fait écho à un état de choc dont l’onde de choc s’appelle, ou les ondes de choc s’appellent, les circuits de transindividuation. C’est sur ces circuits de transindividuation, qui sont des circuits d’adoption de ce choc vécu à travers, par exemple, ce nouveau -né, ce nouveau-venu qui arrive, qui vient au monde, comme on dit, que se produit un bouleversement dont l’affect est l’instance psychologique. Je vais dire qu’une adoption ne se produit jamais qu’à travers un affect. Je l’aime ce petit, même si ça n’est pas le mien. C’est ce que dit le magnifique film de... comment s’appelle-t-il ? Non, pas de Pasolini. Oui, il y a Pasolini, de Pagnol, La fille du Puisatier. Absolument génial. Regardez ce film, ça vaut Pasolini. La fille du Puisatier, c’est un film génial. Et ça vaut Jésus-Christ. Raimu vaut Joseph, il n’y a pas de problème. C’est d’ailleurs le beau-père, le grand-père je veux dire plutôt. Enfin le beau-père et le grand-père. Absolument magnifique. Regardez cela. Ça, pour que cet affect-là puisse dire « je le veux ce petit, c’est le mien » après qu’il l’ait rejeté pendant des mois et des mois et que finalement il l’« affecte », il en est affecté. Ça, ça n’est possible que sur des circuits de transindividuation qui sont préparés par un choc qui est à l’origine en général d’un calendrier, calendrier religieux, calendrier révolutionnaire ou je ne sais quoi d’autre. Ça, c’est ce que détruit le capitalocentrisme. Et ça, c’est ce dont Godelier est incapable de rendre compte. Et c’est dans ce cadre-là que l’on peut penser ou que l’on ne peut pas penser la question du genre. Ici, il faudrait questionner l’affect avec Spinoza, puisque le grand penseur de l’affect, c’est Spinoza. Il faudrait aussi questionner l'usage qui est aujourd'hui fait de Spinoza pour penser ou pour ne pas penser l’affect de nos jours. Je pense par exemple à cet article du Monde diplomatique. Je vous parle beaucoup du Monde diplomatique aujourd'hui. C’est un très bon journal où il y a de très bons articles, même s 'il m'énerve très souvent à ce journal. C’est le meilleur journal, c’est là où il y a les meilleurs articles, aussi énervant qu’ils puissent être. Je vous parle donc d’un article publié dans le monde diplomatique de Frédéric Lordon qui défend une approche spinoziste de la possibilité de produire un affect européen qui permettrait de constituer un peuple européen. Je vous recommande de lire cet article, il est intéressant et à mon avis il est très problématique. Je vous laisserai le lire dans le journal ou sur cette copie si vous revoyez l’enregistrement plus tard. Qu’est-ce qu’un affect ? Premièrement, je vous le disais tout à l’heure, c’est la condition de l’adoption. Vous ne pouvez pas adopter un enfant s’il ne vous affecte pas. Vous ne pouvez pas être adopté par un enfant, par une société, si vous n 'êtes pas affecté par cette société ou par cet enfant, ou par un parent. L’affect est la condition de tout système de parenté, par exemple. Mais je soutiens qu’un système de parenté lui-même inscrit sur une production d’affects qui ne se réduisent pas du tout à la parenté mais à l’organologie et au choc technologique que produit cette organologie. Quoi qu’il en soit, qu’est-ce qu’un affect, demande-je ? Et bien c’est une réorganisation de l’appareil psychique. Être affecté par quelque chose, par exemple vous apprenez la mort de quelqu’un, vous êtes affecté, profondément affecté parfois. Vous dites je ne m’en remettrai jamais. C’est parce que vous êtes désorganisé psychologiquement par cet affect. Et il vous faut vous réorganiser. Vous tombez amoureux, vous vous réorganisez en fonction de l’être aimé. Vous reconstruisez tout votre appareil psychique autour de cet être-là. Et ça passe toujours par une désorganisation de la transindividuation qui avait été intériorisée précédemment. Votre système psychique a intériorisé des circuits de transindividuation. Il vous arrive quelque chose, un choc, tomber amoureux, mais aussi lire La Recherche du Temps Perdu ou Nietzsche ou regarder un film ou je ne sais pas quoi. Ou avoir votre fille qui fait un enfant sans être passée devant le maire, etc. C’est la fille du puisatier. Eh bien ça suppose, pour pouvoir vous réaffecter, ça suppose que vous transformiez très en profondeur tous les circuits de transindividuation que vous aviez intériorisés précédemment et que vous réorganisiez une transindividuation. L’histoire occidentale de la parenté, dont je vous rappelle que Godelier en fait une au début de son livre, Les Métamorphoses de la parenté, qui est aussi une histoire de l’amour, comme le dit Godelier lui-même en se référant aux amours adolescentes, lorsqu’il dit qu’aujourd'hui les amours adolescentes sont beaucoup plus libres qu’autrefois, etc. Une telle histoire de la parenté et des amours, adolescentes ou pas, est une histoire des affects. Et cette histoire des affects se produit toujours et fondamentalement sur un fond organologique. Aujourd'hui, la PMA transforme radicalement ce fond organologique. Ce fonds organologique en général, que ce soit celui de la PMA, celui de la République des lettres, celui de la Bible, c’est-à-dire de la lettre imprimée, du caractère chinois, de tout ce qui constitue les rétentions tertiaires hypomnésiques de toutes les sociétés du monde entier et elles sont extrêmement variées, ces sociétés, un tel fonds organologique, c’est celui sur lequel se dégagent des objets transitionnels, des fétiches. Bref, c’est ce qui constitue la condition préindividuelle de toute économie libidinale au sens de Freud. Et c’est donc ce qui constitue une pharmacologie libidinale, s 'il est vrai que tous ces objets transitionnels, artefacts, fétiches, etc., sont des pharmaka puisque ce sont des organes artificiels. A partir de là, l’économie libidinale doit devenir une écologie libidinale qui est aussi une écologie de l’esprit et qui constitue selon moi la condition de l’écologie générale que Erich Hörlhttps://www.bloomsbury.com/uk/general-ecology-9781350014695/↩︎ tente de penser après Félix Guattari. Quant à une telle écologie générale qui se présente à nous aujourd'hui comme irréductible, c’est à dire qu’on ne peut plus y couper, on ne peut plus faire l’économie de l’écologie. Pourquoi ? Parce que depuis la machine à vapeur, nous savons que nous produisons de l’entropie. Et nous savons que la vie est néguentropique. Nous savons donc que nous devons contrarier ce que nous faisons. C’est ça le problème de l’écologie. C’est une contrariété et une contradiction fondamentale qu’il y a à résoudre. Et ça, ça a commencé avec la machine à vapeur. Parce que d’une part, elle a produit une théorie entropique de l 'univers. Et d’autre part, elle a produit une entropie environnementale extrêmement toxique. Le CO2 qui produit le dérèglement climatique, etc. Cette écologie générale qui se présente à nous depuis cette mutation cosmologique de la machine à vapeur c’est-à-dire depuis l’anthropocène, depuis le début de l’anthropocène, c’est ce qui pose le problème ou la question de la dissociation, de ce que j’ai appelé, avec Ars Industrialis, les milieux dissociés, dans Réenchanter le monde, nous avons appelé ça comme ça, qui produisent de la prolétarisation. Car la dissociation, ce que nous appelons la dissociation, c’est ce qu’on appelle plus généralement la prolétarisation. Et c’est ce qui engendre aussi ce que Jacques Généreux, un économiste, de la gauche du PS, appelle la dissociété. Cette question de la dissociation, c’est l’actualité de la question de la repro-duction, de l’écologie de la repro-duction. C’est ce qui engendre une écologie non seulement scientifique, mais une écologie politique. Cette repro-duction qui se développe aujourd'hui devant nous à travers le numérique, c’est ce qui se déploie comme ce que j’appelle une automatisation intégrale et généralisée qui transforme l’anthropologie de fond en comble, l’anthropologie qu’est un a et un h, en une entropologie avec un e. Et ça, ça signifie qu’il est absolument fondamental de penser le statut de l’automatisme en anthropologie. Et je ne connais aucun anthropologue qui y ait travaillé à part Leroi-Gourhan. C’est tout ça qui constitue le cadre et l’enjeu de ce que Godelier décrit au début de ses Les métamorphoses de la parenté, cette page que je vous avais déjà présentée, lorsqu’il dit on peut disjoindre artificiellement les trois moments naturellement indivisibles de la fabrication de l’enfant, il dit la fabrication de l’enfant, c’est un peu étrange, la fécondation, la gestation, la parturition, etc. Tout ça peut se segmenter en petits morceaux, mais ça, c’est un problème de repro-duction, de schématisation, et c’est un problème de dissociation et de prolétarisation. Et il est tout à fait compréhensible que José Bové ait eu une réaction face à laquelle Europe Écologie-Les Verts, le parti écologiste, a réagi d’une manière absolument incroyablement stupide. Je ne dis pas qu’il faut être d’accord avec ce que dit José Bové. Moi, je ne sais pas vraiment ce que je pense de tout ça, pour vous dire le fond de ma pensée. Mais ce que disait José Bové était parfaitement cohérent et rationnel. Il disait que si on est contre les OGM et qu’on combat les OGM, qu’on accuse Monsanto de détruire la paysannerie, le soin porté au végétal et aux vivants en général, et pas simplement au végétal, parce que les OGM, ça peut aussi concerner les bœufs et tout ce qu’on veut. Comment est-ce qu’on ne peut pas s’élever contre la PMA ? C’est tout à fait cohérent comme position. Après, ça ne veut pas dire qu’il a raison y compris parce qu’il y a des bébés qui sont nés dans ces conditions-là, il faut bien les adopter ces bébés, donc il faut adopter la PMA. Je ne suis pas en train de dire que Bové a raison ou qu’il a tort d’ailleurs, je suis en train de dire simplement qu’il pose une vraie question et que la moindre des choses c’est d’essayer de lui répondre et pas de l’envoyer promener comme l’a fait la sénatrice des Verts juste après sa déclaration. Par ailleurs, il est intéressant de lire ou de relire une page de Félix Guattari, qui est la première page de son livre qui s’appelle Les trois écologies[https://static1.squarespace.com/static/5657eb54e4b022a250fc2de4/t/566fa0cddf40f39ea7f3d8bb/1450156237851/1989_F%C3%A9lix+Guattari_Les+Trois+Ecologies.pdf]↩︎, où il parle d’une détérioration des modes de vie humain. Il commence en disant « La planète Terre connaît une période d 'intense transformation », c’est là où Guattari dit d’un seul coup maintenant le programme de la philosophie ça doit être l’écologie. Il parle de ce qu’il appelle les trois écologies. C’est une question assez organologique qu’il pose. Et il dit un peu plus bas, « face à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum ». Il pose une question qui est mise en question par ceux qui s'opposent à la PMA aussi. Je ne dis pas que Guattari pose cette question comme cela bien entendu, mais je dis qu’il affirme qu’il y a une détérioration des modes de vie humains et que, dans cette détérioration, les réseaux de parenté sont déstabilisés. Il n’y a pas que José Bové se pose ce genre de questions. Je ne dis pas que Bové et Guattari disent la même chose, mais c’est le même registre questions. Il ne faut pas envoyer promener toutes ces questions-là par-dessus la table. Il ne faut pas dire qu’on s’appelle Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie des Verts, ou qu’on s’appelle Maurice Godelier, anthropologue, tout ça, c’est de la foutaise, des vieux réactionnaires. Non. Ce sont des questions bien entendu, ce sont les questions organologiques de notre temps. Évidemment, lorsque Guattari dit les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, il faudrait se demander que veut dire ici minimum ? C’est ce qu’il faudrait préciser. On ne va pas le faire maintenant, je voulais juste vous indiquer cela. Je voulais indiquer cela pour vraiment maintenant terminer en continuant de commenter Godelier. Godelier nous invite, comme tous les anthropologues, comme le faisait déjà Claude Lévi-Strauss dans Race, Nation et Histoire et dans son Anthropologie Structurale, tome 2, en se référant à Jean-Jacques Rousseau, Maurice Godelier nous invite au décentrement. Il dit que l’anthropologue est celui qui est capable de se décentrer, c’est-à-dire de se séparer de ses traits culturels dominants, ethnocentriques, par exemple occidentaux. Et donc, il lutte et il dit que toute anthropologie doit lutter contre l’occidentalocentrisme. Je suis bien d’accord avec ça, moi. Mais ce faisant, je soutiens que, lui, il cultive un capitalocentrisme, totalement décentré en effet, mais en un sens que je trouve absolument problématique. Je ne suis pas pour le décentrement à tout prix. Et le décentrement tel qu’il est produit aujourd’hui par l’irresponsabilité spéculative du capital, y compris à travers les biotechnologies, je pense que c’est un très mauvais décentrement. Ici, il faudrait prendre le temps, mais nous n’en avons pas le temps, d'inscrire tout cela, tous ces débats sur le décentrement anthropologique, dans la longue histoire du géocentrisme, de l’anthropocentrisme et de la lutte contre ces centrations et pour le décentrement qu’ont mené, bien avant les anthropologues, les philosophes. Dont Jean-Jacques Rousseau, comme disait Lévi-Strauss, mais bien d’autres avant lui, et d’autres sont morts pour cela. Comme Giordano Bruno, brûlé vif sur une place de Rome, comme vous le savez. Contre l’Eglise. Moi je crois que Godelier, comme certains de l’Eglise qui ont brûlé Giordano Bruno avaient des croyances, Godelier aussi a des croyances. Ce ne sont pas des croyances religieuses, ce sont des croyances idéologiques qui ont été engendrées par l’idéologie du capitalocentrisme. J’avais essayé de vous montrer l’autre fois dans mon commentaire de Godelier qu’il négligeait profondément les conditions dans lesquelles l’éducation ne sont plus remplies à l’époque du capitalocentrisme et de la reproduction procréatique. Je crois qu’en effet, l’éducation est extrêmement menacée aujourd'hui et que cela, Godelier n’en dit pas un mot, ce qui est tout à fait étonnant de sa part. Par exemple, au sens où Marcel Gauchet a posé le problème de ce qu’il a appelé les conditions de l’éducation. Il semble que Godelier ne soit pas du tout affecté par cette question. Or, si on parle de l’enfance, de la maternité, des rapports entre la parenté, les parents et les enfants, comment ne pas interroger les conditions de l’éducation ? Comment ne pas interroger aussi ce que j’appellerais une organologie de la maternité ? Dont ici, cette peinture de Léonard de Vinci. Pourquoi est-ce que j’ai choisi cette nativité, cette vierge à l’enfant ? C’est parce que cette vierge-là donne le sein et qu’il y a une grande question du rôle du sein dans la constitution de l’enfance. Ici, c’est une mère qui donne le sein qui elle-même est vierge, extraordinaire. Elle est vierge et elle a du lait. Ça, c’est un miracle. C’est le miracle par excellence. Il faudrait penser cette organologie de la maternité qui commence par la question du sein et de la possibilité de remplacer le sein par le biberon, par le doudou, par toutes sortes de choses, à partir de ce que j’appelais tout à l’heure la repro-duction et comme condition du schème. En fait, ce que je soutiens, c’est que ce que Winnicott décrit dans sa genèse transitionnelle du désir de l’enfant, c’est la condition de formation d’un schématisme psychique élémentaire dans la relation transitionnelle à la mère, c’est-à-dire dans la capacité à remplacer le sein par autre chose que le sein. Mais il faut que quelqu’un assume ce remplacement et c’est ça que j’appelle la question de l’organologie de la maternité. En passant, je vous signale que passer du sein au biberon et plus généralement passer de tel comportement au schème, c’est opérer un décentrement organologique. Et donc je fais remarquer à Godelier que la question du décentrement est au cœur de l’organologie, c’est le début de l’organologie. C’est ce que j’appelais l’autre fois l’amovibilité des organes. Et je soutiens que toute mise en question de l’être humain est une mise en question organologique, ça c’est ce que j’ai dit dans le dernier chapitre de Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue et que ce bouleversement, cette mise en question, c’est ce en quoi consiste l’entropologie avec un e et la néguentropologie que devrait être toute anthropologie. Lisons à présent le premier chapitre des Les métamorphoses de la parenté. Page 57, Maurice Godelier définit ce que c’est qu’une tribu. Il dit la tribu c’est l'union de groupes de parenté qui se sont réunis pour défendre et partager un territoire hérité ou conquis. « Une ‘tribu’, on vient de le voir avec l’histoire des Baruya, est un groupe local qui se forme quand un certain nombre de groupes de parenté s’unissent pour défendre et se partager les ressources… » etc. Donc là, Godelier est en train de constituer son vocabulaire. C’est le début de son livre qui fait 800 pages. On est page 57. Vous voyez qu’on n’est pas au bout de nos peines. Comme il ne reste plus qu’une séance, je me demande comment je vais faire pour lire les 800 pages restantes ou les 750 pages restantes. Ça va être dur. Peut-être que je continuerai pendant l’académie d'été. Une tribu, c’est ce qui vit dans un autre ensemble qui partage la même langue et la même culture. Ce que Godelier appelle une culture, c’est un ensemble de représentations du cosmos et des principes d'organisation sociale. Ça, ça constitue une culture. Donc, des tribus peuvent vivre ensemble, partager une même langue, c’est-à-dire une même culture et des mêmes représentations du cosmos, des mêmes principes d 'organisation et ces tribus qui vivent ensemble, vivent ensemble dans un monde, comme c’est écrit ici, qui entoure les Baruya, un monde qui est au-delà de leur territoire et dans ce monde, qu’est-ce qu’il y a ? Le serpent-python, ah ça, c’est intéressant. Serpent qu’on trouve aussi chez les Australiens, vous avez peut-être, si vous connaissez un petit peu la culture australienne, il y a beaucoup, beaucoup de serpents, il y a une galerie d’un Australien, là, dans la rue Quinquempoix, vous pourrez aller en voir, des serpents australiens, et vous savez pourquoi je fais ce lien ? J’ai essayé de montrer il y a deux ans dans mon cours que le serpent est partout, par exemple en Chine. Par exemple en Chine, on appelle ça le dragon. Et au nouvel an chinois, on fête le dragon, qui est l’équivalent du python, qui est dans le monde au-delà de la sphère du territoire des Baruya par exemple. Le dragon est dans le cosmos au-delà des terres habitées. Le dragon ou le serpent ou le python chez les Baruya. Cette question du serpent, du python, du dragon, et bien chez nous c’est la question du Laocoon dont a parlé, à la fin de sa vie, pas tout à fait à la fin de sa vie, quelques années avant sa mort, Abby Warburg dans sa fameuse conférence à Kreuzlingen, la clinique de Bellevue, où Binswanger, le grand psychanalyste et psychiatre inspiré par Heidegger, avait une clinique. Et où Abby Warburg a parlé du rituel du serpent, des Hopis, qu’il est allé voir, il est allé au Nouveau-Mexique pour rencontrer les Hopis. Et je crois que Georges Didi-Huberman n’a pas tiré toutes les conséquences de tout cela. Je l’avais invité l’année dernière à venir en parler à Epineuil, mais il a prudemment refusé. Quoi qu’il en soit, si j'insiste sur ce point, c’est parce que je soutiens que dans toutes les sociétés que l’on connaît, en Occident, en Asie, avec la Chine et le dragon, chez les Baruya, chez les Hopis, mais je pourrais vous montrer dans la société mosaïque aussi. Le serpent est aussi présent dans la Bible. Il y a un très bon texte de Jacques Lacoste là-dessus sur tout cela, y compris les textes, pas les textes, les peintures que Abby Warburg commente, du quattrocento, qui montrent le péché originel, le serpent, le diable, etc. Dans tout cela, il y a la symbolisation du pharmakon dont Abby Warburg dit : le serpent, c’est le pharmakon, c’est le poison qui est un remède. C’est ça qui est figuré chaque fois dans toute l’iconologie mondiale de Mnémosyne. Mnémosyne, c’est le nom du rassemblement de toutes les images qu’a opéré Abby Warburg. C’est ce qu’il dit dans cette conférence chez Binswanger. Et le serpent est présent comme ce qui entoure le territoire de la tribu chez les Baruya. Et ça c’est ce que Godelier ne parvient pas du tout à penser. Parce que le serpent, il figure la situation pharmacologique, il figure l’ambiguïté fondamentale de la situation dans laquelle se trouvent les hommes. Quoi qu’il en soit, le passage de la tribu à l’ethnie nous dit, je reviens à Godelier, le passage de la tribu à l’ethnie, comment est-ce que d’une tribu, on passe à une ethnie, l’ethnie c’est ce qu’ils rassemblent dans une même langue, une même culture, une même représentation cosmologique, et dans un monde habité par le serpent python, un ensemble de Baruya,eh bien ce passage se fait par la différenciation idiomatique. Il dit l’ethnie, c’est ce qui se produit comme un ensemble de gens qui parlent la même langue, mais qui ne la parlent pas tous de la même manière. Il y a des gens qui parlent telle langue, mais dans telle tribu, ils la parlent différemment de dans telle autre tribu. C’est le processus de la différenciation idiomatique qui constitue l’ethnie. Et l’ethnie, c’est ce qu’on appellera dans un langage derridien une différance linguistique avec un a, pas seulement linguistique, idiomatique en général, parce qu’il n’y a pas que la langue qui se différencie localement. Par exemple, les Baruya ont tous une même manière de s'habiller, etc. Mais dans telle tribu, on n’a pas exactement la même manière que dans telle autre tribu. Donc, on partage la même culture, mais on localise cette culture. Cette localisation, c’est ce qui produit une différenciation idiomatique qui n’est pas seulement linguistique, bien évidemment, mais qui, par contre, constitue ce que j’appelle un milieu associé. Tout cela, c’est ce que Gilbert Simondon a appelé un processus d'individuation psychique et collective, qui est un processus de différenciation idiomatique, évidemment. Et tout cela, c’est ce qui engendre un processus de transindividuation. Ce qui constitue un idiome, ce sont des circuits de transindividuation, c’est-à-dire des processus de différenciation et d'indifférenciation idiomatique, des standards idiomatiques, des stéréotypes et ce que j’appelais il y a deux ans des traumatypes dans mon cours, dans mon séminaire. Godelier ne problématise pas ces choses-là, dans ces termes-là, mais s'il le faisait, il pourrait analyser la politique synchronisante du capitalocentrisme qui essaye de prendre le contrôle des traumatypes, de les éliminer, de les remplacer par des stéréotypes, en l’occurrence par des automatismes et il pourrait à ce moment-là rendre compte d’un processus de prolétarisation, de destruction des milieux associés, d’effets pharmacologiques contre lesquels il s’agit de lutter. Quoi qu’il en soit, la dernière chose que dit Godelier, là, qui nous intéresse énormément, c’est que pour que tout ça soit possible, il faut que les tribus de l’ethnie aient quelque chose en commun. Et cette chose qu’elles ont en commun, ces tribus, c’est ce qu’il appelle le temps du rêve, ce que les anthropologues australiens appellent le Dreaming dont nous parlerons dans l’académie d'été à travers l’anthropologie notamment de Barbara Gloszewski et d’un certain nombre de spécialistes de l’Australie puisque c’est surtout dans l’anthropologie australienne qu’on a étudié le temps du rêve. Les œuvres d’art australien qui se vendent, par exemple, dans la galerie qui est rue de Quinquempoix, ce sont des œuvres qui sont des réminiscences du temps du rêve. Le temps du rêve, dit Godelier, est à la base de l’ethnie. Ce qui constitue l’ethnie pour les membres de l’ethnie, c’est de partager ce temps du rêve. Ce temps du rêve, Il est à la base, selon moi et non pas selon Godelier, selon Leroi-Gourhan surtout, mais aussi selon Étienne Balibar, à mon avis, de ce que Leroi-Gourhan appelle le devenir ethnique de la Chine, par exemple. Lorsque Leroi-Gourhan dit ce qui a constitué la Chine, c'était une unification des ethnies à travers le rêve d’un avenir commun et pas simplement d’un passé commun. Et c’est aussi ce qui est en jeu dans ce que Balibar et Wallerstein, que j’ai déjà cité dans ce séminaire, dans le livre qui s’appelle Race, Nation, Histoire, appellent l’ethnicité fictive où ils disent qu’une ethnie ne se constitue que par la projection fictionnelle de son unitéA propos de la « projection fictionnelle unifiante » : « Les Etats-nations modernes en gestation (…) ont délibérément cherché, souvent avec succès, à réinterpréter ou à inventer, parfois de toutes pièces, des traditions (…) pour se légitimer, s’inscrire dans la longue durée, assurer la cohésion de la communauté ou encore garantir le contrôle des métropoles impériales sur les sujets coloniaux » L’invention de la tradition Eric Hobsbawn et Terence Ranger trad. Christine Vivier Editions Amsterdam 2006 4e de couv.↩︎. Projection fictionnelle qui est un rêve évidemment. Ce que nous dit Godelier ici, c’est que ce rêve doit reposer sur un rêve originel. Ce rêve originel que partagent les Baruya, Godelier nous dit, ça ne les empêche pas de se faire la guerre. Ils peuvent se faire la guerre, ces tribus peuvent se combattre. Et alors là évidemment, je réponds, ah oui, ils se font la guerre, tout comme les mortels qui ont été produits par Prométhée et Épiméthée, qui ont été dotés d’un pouvoir technique de fabriquer des instruments, se font la guerre. C’est pour ça que Zeus dit à un moment donné il faut envoyer Hermès pour les empêcher de se détruire complètement. Et ce que j’essayais de montrer dans le cours de cette année de Pharmakon, c’est que cette capacité à produire des artefacts, des techniques, c’est-à-dire ce que Platon appelle des simulacres, c’est ce qui se produit dans la caverne de Platon, c’est ce qui est produit par les techniciens en général. Platon dit les techniciens en général ce sont des gens qui ne font que produire des rêves et qui concrétisent ces rêves. Mais moi je soutiens que c’est ça l’hominisation, c’est la capacité de produire des rêves. Je vous rappelle ce que j’ai déjà dit souvent, Marc Azéma au début de son livre sur les grottes préhistoriques dit tous les animaux rêvent, tous les animaux qui ont un système nerveux, mais seul l’homme réalise ses rêves. C’est-à -dire l’extériorise par exemple en le projetant sur une paroi rupestre ou en fabriquant un outil. Ou comme Léonard de Vinci en imaginant un avion que finalement on fabriquera au début du 20ème siècle. Et bien les Barouya eux aussi fabriquent des rêves tout comme les australiens font des œuvres d’art et des instruments de travail ou de guerre, les Baruya font ça aussi, et puis ils se tapent dessus, ils s 'entretuent. Ils ont une origine commune, comme dit ici Godelier, mais tout en ayant une origine commune, ils peuvent s'entretuer. Et c’est la raison pour laquelle, Godelier dit : ça n’est qu’au niveau de la société que se constituent véritablement le pouvoir et l’autorité. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Il veut dire qu’il faut que se produise un rassemblement dans une société pour qu’il y ait une autorité capable d’arrêter la guerre, capable de constituer une relation sociale et symbolisée qui n’est plus seulement une relation de conflit, rendue possible par exemple par les instruments engendrés par la capacité de réaliser ses rêves, mais de former ce que j’appellerais le deuxième temps du redoublement épokhal dans la société des Baruya. Et ça, évidemment, si j'y insiste tant, c’est parce que ça ressemble beaucoup ce moment-là - qui constitue la société, et l’ethnie n’est pas une société, nous dit Godelier - et bien c’est le moment qui correspond selon moi à ce que Hermès apporte aux mortels qui s'entretuent et qu’il vient voir dans la part de Zeus en leur disant je vous donne maintenant la loi, le rapport à la loi et la capacité à former une société. La question est ici de poser le rêve selon moi comme fond pré-individuel hérité qui constitue la condition de possibilité de la projection fictionnelle d’un avenir, c’est-à-dire d’un désir commun. Cette fictivité dont parle Balibar ou Leroi-Gourhan qui est ancrée selon moi dans ce temps du rêve dont parle Godelier à propos des Baruya, ou Barbara Glowczewski à propos des australiens, cette fictivité est ancrée dans le défaut d'origine qu’est le rêve de l’origine. Et dans ce rêve du défaut d'origine il y a le désir, c’est-à-dire l’inconscient, au sens de Freud. Cette fictivité se constitue et se destitue pharmacologiquement et organologiquement sur la base de l’amovibilité des organes et des organisations et c’est cette amovibilité des organes et des organisations qui fait que, par exemple, l’organisation de la parenté peut être l’organisation avunculaire de la parenté et non pas paternelle. C’est ce qui fait que dans les sociétés, on a toutes sortes de manières de produire la good enough mother qui n’est pas forcément la mère elle-même, qui n’est pas forcément le père, etc. Des formes de structures de parenté extrêmement variées, dont évidemment, Godelier, dans les 800 pages qui vont suivre l’introduction, rend compte abondamment et de manière extrêmement variée et à très juste titre, mais dont il n’est pas capable de rendre compte, selon moi, du fait que pour que tout ça soit possible, il faut qu’une organologie générale commande tout cela. L’adoption, ce que j’appelle l’adoption, pour décrire ce que disait Godelier, à savoir que la parenté n’est pas fondée sur le biologique, mais sur le social et le symbolique, l’adoption, c’est d’abord celle du temps du rêve et de sa reconstruction, c’est-à-dire de la poursuite du rêve comme fiction nécessaire. S'il y a une querelle des images aujourd'hui, ce que j’appelais tout à l’heure une nouvelle querelle des images après celle de l’empire chrétien d'Orient du 8e siècle, c’est parce qu’aujourd'hui, faire rêver, c’est devenu la question fondamentale du capitalocentrisme. Sony fait rêver, comme Hollywood, l'usine à rêve fait rêver et fonde l’industrie du rêve qui est ici. C’est assez étonnant pour moi. J’ai trouvé ça sur Internet et j’ai découvert que c'était organisé par l’ancienne école où j’ai fait du cinéma, qui s’appelle le Conservatoire libre du cinéma français qui était à côté de la gare du Nord autrefois quand j’ai fait des études de cinéma où mon fils julien est allé, c’est assez marrant. C’est aussi ce qui veut dire, c’est aussi cela cette question du rêve que veut faire la philosophie, faire rêver. C’est aussi cela que veut faire la philosophie à travers la projection trans- individuée des rêves solitaires se réalisant collectivement, réalisation collective des rêves qui constituent les disciplines de l’esprit, de la noèse, comme ce que j’appellerais l’onaérogenèse des idées. Les idées sont produites par des rêves selon moi. Ces idées produites par des rêves sont ce qui produit ce qu’on appelle des idéalités à travers des processus d'idéalisation que décrit Diotima dans Le banquet. C’est la production de désirs de toutes sortes et la projection de toutes sortes d’autres types de désirs tels qu’avec Godard nous pouvons les projeter nous -mêmes pour transindividuer Le banquet environ 2400 ans plus tard. Tout ça passant par des écrans de projection très variés qui nous relient, tels les télégraphes de Chappes, aux premiers textes de Platon à travers une série que Patrice Loraux a décrite d’une manière extraordinaire dans un texte que je vous recommande de lire, dans un livre qui s’appelle Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne où Patrice Loraux étudie les conditions dans lesquelles les textes de Platon ont pu nous arriver dans leurs repro-ductions successives y compris Le banquet de Diotima. Je vais terminer en vous disant que la question de la catégorisation dont je parle dans ce séminaire depuis deux ans maintenant est telle qu’elle est pensée selon moi nouvellement à partir du totem par Durkheim, ancêtre de Godelier, en 1880, cette question de la catégorisation c’est la question du totem comme écran qui organise des écrans, formant eux-mêmes des catégories. Et la catégorisation, c’est l’organisation clanique et dans le cas du totem chamanique, d’un pouvoir de rêver qui est un pouvoir d'organiser la matière inorganique pour y inscrire de l’organologique, qui, en fin de compte, revient toujours dans le cerveau, d’une manière ou d’une autre, en passant par les rituels du serpent des Hopis ou en passant par la salle de cinéma du Mépris de Godard ou en passant par les smartphones de Google aujourd'hui. Tout ce que je viens de vous dire est sous-jacent dans ces propos de Jonathan Crary et c’est le dernier article du journal Le Monde diplomatique que je vous présente aujourd’hui où Jonathan Crary a écrit ce petit article, un grand article qui se termine par un paragraphe dont le sous-titre est « Rêver un autre avenir ». Je vous recommande de lire cet article extrêmement intéressant où Crary, qui est un grand spécialiste de l’économie de l’attention, dont nous parlons beaucoup avec Igor, ici présent, dans le séminaire de l’IRI, Crary s'intéresse beaucoup à la question du rêve et au projet capitaliste d’empêcher de rêver, du capitalocentrisme. Voilà des questions dont je crois que Maurice Godelier devrait essayer de se préoccuper, surtout à l’époque où le cerveau est aujourd'hui mis sous l’examen, sous l’analyse de ce qu’on appelle maintenant la machine à analyser les rêves. Car effectivement, une équipe japonaise a mis en place, je cite le début de l’article de Libération, une méthode permettant de deviner dans les grandes lignes des rêves d'individus cobayes. Ça paraît complètement loufoque. Et celui qui m’a envoyé le premier article là-dessus, c’est pas du tout Libération, c’est un neurologue français assez connu, même très connu, qui s’appelle Robert Jaffard et qui un jour m’a envoyé un numéro de Science en me disant, tu devrais lire ce truc-là, ça va vachement t'intéresser. Et en effet, cette équipe de Japonais a mis au point un système qui permet, par essais et erreurs, en analysant successivement des manières de rêver d’une personne dans un scanner, de commencer à reconnaître des processus de rêve uniquement par le scanner. C’est ce qui est décrit ici, dans cet article qui commente The New Scientist. C’est l’article dont je vous parlais tout à l’heure. Tout cela constituera les enjeux du séminaire de cette année. Et on essaiera de voir, donc, le 8 juillet, dans deux semaines, ici-même, puis dans une dernière séance du séminaire que je ferai à Épineuil finalement comment Godelier s’en sort avec Les métamorphoses de la parenté pourquoi c’est un livre important, fondamental même, extrêmement intéressant et en même temps pas du tout satisfaisant, à mes yeux, face aux défis contemporains de l’organologie générale, en particulier de l’organologie de la maternité. Voilà, j’ai été ultra long aujourd'hui, encore plus que d'habitude. Je vous remercie de votre patience.
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