Le séminaire Pharmakon en hypertexte - 2014

Séance 1

Séance 1

Nouvelle critique de l’anthropologie – Rêves, cinémas, cerveaux

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 1 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte - 2014 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2014/seance1.html.
version 0, 20/12/2025
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Préambule contextuel non retranscrit. Reprise à 00 :08 :45

Je vais donner quelques explications du titre de ce séminaire qui a un titre très long ; c’est un titre à trois niveaux. (…) Je voudrais donner quelques éléments de compréhension de ce titre un peu trop complexe et trop chargé en apportant d’abord des éléments de contexte. Le premier élément de contexte sur lequel je voudrais insister, c’est ce qui concerne ce que j’ai appelé les évolutions du rapport logostechnè ; en effet, je considère que des éléments de contexte tout à fait nouveaux, très inédits se produisent quant au logos tel qu’on y entend toujours à la fois la question de la pensée, le logos, on considère souvent que c’est quasiment un synonyme de « la pensée » ; on a peut-être tort d’ailleurs, j’en suis pas sûr mais c’est une question, et deuxièmement, le logos est très souvent rapporté au langage parce que logos, ça veut dire aussi en grec « discours » ; en fait, logos veut d’abord dire « discours » mais plus généralement veut dire « langage » et donc d’une manière ou d’une autre ce qui a rapport inaliénablement à la langue. Or, nous vivons depuis une vingtaine d’années, et surtout depuis les dix dernières années, càd depuis que Google en particulier s’est extraordinairement développé. Google est aujourd’hui la première entreprise mondiale ; c’est une énorme aventure, non seulement de Google mais de l’humanité ; l’humanité est transformée par cette entreprise parce que Google a profondément transformé le statut de la langue, des langues, de toutes les langues du monde ensemble ; de ça nous en parlons depuis le début de pharmakon.fr. La première année du séminaire, j’ai commencé en posant cette question : qu’est-ce que c’est que cette machine à répondre à des questions qu’est le moteur de recherche Google ? Donc c’est notre question depuis le début mais aujourd’hui, cette question devient critique et criante, elle commence à inquiéter beaucoup de monde ; et évidemment, l’an passé, je le rappelle, j’ai attiré l’attention des personnes qui suivent le séminaire sur l’article de Frédéric Kaplan qui s’appelle Le capitalisme linguistique : quand les mots valent de l’or ; depuis, cette problématique s’est beaucoup développée et par ailleurs elle a aussi été aussi posée trois ou quatre ans avant Frédéric Kaplan par Chris Anderson dans un texte qui s’appelle The end of theory. When the data deluge makes the scientific methods obsolete; je reviendrai sur ce texte de Chris Anderson qui dit grosso modo : la manière dont Google exploite la langue au niveau planétaire et avec une efficacité absolument stupéfiante n’a absolument pas besoin de linguistes donc on n’a plus besoin de linguistique et d’une façons plus générale les mathématiques appliquées, les algorithmes rendent le théories obsolètes ; on n’a plus besoin de théoriciens, on n’a plus besoin de science, on n’a plus besoin d’expériences scientifiques, on n’a plus besoin d’hypothèses, on n’a plus besoin de modèles etc. ce qui est extraordinairement important et grave, une telle affirmation que je conteste radicalement d’ailleurs mais, bien que je la conteste, de fait elle pose une question qui se pose vraiment à l’humanité, à savoir est-ce que l’humanité va abandonner la théorie et avec elle un certain type de rapport à la langue et avec elle un certain mode d’être de la langue et je dirais la langue elle-même ? Alors ce que l’on voit depuis quelques années, de plus en plus nettement – je parle de Google, mais je pourrais parler de très nombreux autres exemples – c’est que la langue est littéralement absorbée par la technique, et absorbée au sens strict, au sens où un buvard absorbe l’encre qu’on a renversée, absorbée au sens où finalement la langue est réduite à des fonctionnements algorithmiques au risque, peut-être, de s’en trouver profondément dénaturée ; je dis « peut-être » parce que je crois qu’il ne faut pas se précipiter à dire que c’est une dénaturation et si je le dis ainsi, vous savez bien pourquoi, c’est parce que je soutiens moi-même que la langue est toujours déjà, en tout cas depuis 30 000 ans au moins, affectée par sa grammatisation, or ce dont je parle là, la technologisation de la langue, c’est en fait la dernière époque de la grammatisation, la grammatisation numérique de la langue. A partir de là, la question est celle que nous posons très régulièrement dans ce séminaire, à savoir la question de la grammatisation. La question qui doit être instruite systématiquement aujourd’hui en regard de l’actualité technologique et du contexte dont je parle, mais aussi au regard d’une très longue histoire et même d’une préhistoire que j’exhume depuis quelques années ici, c’est la grammatisation en tant qu’elle constitue ce que j’ai appelé depuis très longtemps d’ailleurs, depuis ma thèse en 92 où j’employais déjà cette expression, une techno-logique ; ce qui me conduit à dire, je l’ai dit souvent et je le redis maintenant de manière plus radicale et expressément, toute logique est toujours une techno-logique ; il n’y a pas de logique pure et alors ça, je le dis aussi à Husserl qui commence Les recherches logiques par cette affirmation de l’ambition d’élaborer une logique pure au sens où aussi Platon conduit vers Aristote comme porteur d’un tel projet. Il ne peut pas y avoir de logique pure, une logique est forcément une techno-logique parce qu’il y a un lien originel et indissoluble entre la technè et le logos, càd le discours, càd l’expression, et ce lien entre l’expression logique et l’expression technique – et en disant « expression » je pense aussi à Spinoza et à Deleuzec’est l’extériorisation originaire, c’est ce que dit André Leroi-Gourhan ; il part du principe, dans Le geste et la parole, que le geste, qui veut dire le geste technique, et la parole sont en fait deux formes d’expression de la même réalité qui est l’extériorisation en tant qu’expression ; extériorisation originaire qui est aussi un défaut d’origine – voilà ce que je disais dans ma thèse – qui induit ce que j’appelle maintenant, non seulement une logique du supplément comme disait Derrida mais une logique du défaut – c’est la même chose mais ça fait entendre d’autres choses – et ça fait entendre en particulier la logique de la quasi-causalité, la logique de la quasi-causale ; c’est très important, en particulier pour penser les Big data, les choses dont parlait Chris Anderson, parce que, ce que disent les penseurs des Big datas aujourd’hui (je ferais mieux de dire les storytellers du Big data, les idéologues des Big datas), ils disent qu’il n’y a plus de causalité, qu’il n’y a plus besoin de causalité avec les Big datas ; je crois que c’est tout à fait faux, mais quoi qu’il en soit, j’essayerai de montrer, pas dans ce séminaire mais dans un livre sur lequel je travaille en ce moment, qu’en fait les Big Datas ont toujours besoin de causalité mais ce qu’elles font apparaître, c’est la question de la quasi-causalité telle que Deleuze l’a posée. Cette techno-logique primordiale qui procède de l’extériorisation originaire et du défaut d’origine autrement dit, cette relation indissoluble entre logos et technè, ce fait qu’il n’y a pas de technè sans logos ni de logos sans technè et qu’on ne peut pas penser l’un sans l’autre, c’est ce qui requiert une nouvelle critique de l’anthropologie ; c’est pour ça que je fais un séminaire cette année sur la nouvelle critique de l’anthropologie ; si l’anthropologie tout à coup vient au cœur de mes préoccupations , après que j’ai répété pendant des années depuis 30 ans que l’humanisme ne me concerne pas, que l’anthropologie et la question du post-humanisme et toutes ces choses-là sont des non-questions pour moi, ne m’intéressent pas, eh bien tout à coup, je fais entrer l’anthropologie au cœur mais pas comme philosophie, comme science, comme science humaine et je propose d’en faire une critique car l’anthropologie aujourd’hui, à la différence de l’époque de Kant, c’est une science, une science avec des archéologues, des paléontologues, des préhistoriens, des physiologues, des zoologues, des primatologues etc. qui travaillent dans ces domaines, plus évidemment des linguistes, toutes sortes de savoirs qui s’articulent autour de l’anthropologie, une anthropologie qui, par ailleurs, est en pleine renaissance à travers toutes sortes de textes – la plupart viennent des Etats-Unis et souvent dans le sillage de questions qui viennent du cognitivisme, pas toujours mais souvent - comme critique du cognitivisme mais également il y a un renouveau en France avec un livre de Maurice Godelier que je vais commenter en détail qui s’appelle Les métamorphoses de la parenté qui m’occupera tout le reste de ce séminaire à partir de la prochaine séance.

Donc, le premier élément de contexte, c’est le nouveau rapport à la langue induit par la grammatisation numérique dont il est fondamental de rappeler que c’est une industrie, la plus grande industrie planétaire, celle qui rapporte le plus d’argent, 13 milliards net de dollars de bénéfices pour Google l’année dernière représentant un tiers du chiffre d’affaires donc un taux de rentabilité absolument incroyable, un caractère hyper-profitable de cette exploitation qui est par ailleurs, je le redis, je l’avais déjà dit l’an passé, une exploitation dangereuse, entropique et destructrice, c’est ce que montre Kaplan, c’est ce que j’ai redéveloppé moi-même et je vais y revenir beaucoup d’ailleurs dans ce deuxième point de contexte que j’introduis maintenant qui est la question de l’automatisation généralisée. Il y a en effet, actuellement, un processus avec le numérique qui induit une automatisation généralisée dont je soutiens qu’elle constitue un troisième âge de l’automatisation après l’âge qui a été celui du début du machinisme industriel qui reposait sur une automatisation relativement restreinte, puis un deuxième âge qui a été celui du taylorisme, nous entrons maintenant dans un âge qui est celui de l’automatisation intégrale, généralisée, totale, et qui pose d’immenses problèmes dont je soutiens, nous l’avons beaucoup exploré à l’IRI l’an passé dans un colloque qui a duré deux jours et nous allons y revenir, que cette automatisation généralisée va purement et simplement détruire l’emploi et va supprimer à jamais le modèle fordo-keynésien et donc constitue une immense catastrophe économique si nous ne faisons rien pour la penser, l’anticiper et en limiter les effets. Cette automatisation généralisée est la conséquence de la grammatisation telle qu’elle va bien au-delà de la langue, du langage, de l’écriture et du logique. La grammatisation, j’y ai souvent insisté dans le passé, par exemple avec l’automatisation du XVIIIème siècle, avec Vaucanson, puis le métier Jaccard etc., c’est déjà une grammatisation des corps ; depuis le XXème siècle, cette grammatisation s’opère aussi sur les esprits et sur les contenus mentaux à travers ce que j’appelle le psycho-pouvoir mais également sur les séquences d’ADN à travers le biopouvoir « moléculaire » si l’on peut dire et je pourrais donner d’innombrables autres exemples ; ce que je veux dire, c’est que l’automation généralisée comme grammatisation généralisée et qui permet de connecter ces différents types de grammatisation et de « super-automatiser » tous les objets ainsi grammatisés et de les télécommander, de les téléguider, c’est ce qui génère une dés-intégration généralisée, au sens où par dés-intégration j’entends prolétarisation càd le fait que les automatismes sont technologiquement intégrés mais humainement ou anthropologiquement, désintégrés, socialement et économiquement désintégrés et c’est une désintégration de la société en tant que telle qui se produit ainsi.

Evidemment pour penser cela, il faut penser ce dont je parlais tout à l’heure, à savoir la question de l’extériorisation ; la désintégration généralisée par l’automatisation totale, intégrale, c’est ce qui est une conséquence lointaine de la question de l’extériorisation qui est aussi, cela dit, ce qui fait passer l’extériorisation au stade de l’intériorisation comme par exemple réaménagement du cerveau à travers des implants, des électrodes et modification du vivant et des organes internes par la miniaturisation et l’implantation, par exemple dans le cerveau des hémiplégiques aujourd’hui, sous la peau des militaires australiens, de puces RFID, de capteurs etc. Tout cela me conduit à dire que ce que j’ai appelé tout à l’heure la techno-logique, qui est aussi une anthropo-technique, doit se concevoir, s’analyser et se synthétiser càd se réaliser comme une question de l’extériorisation et de l’intériorisation ; que veux-je dire ? je veux dire que si j’emploie le mot « se synthétiser càd se réaliser », c’est parce que je soutiens que penser, c’est réaliser ; la pensée qui ne réalise pas, pour moi, c’est du vent ! ça ne m’intéresse pas du tout ; la seule pensée qui pense vraiment c’est la pensée qui transforme le réel et ça c’est que disait Karl Marx ; mais la seule pensée qui transforme le réel, c’est la pensée qui interprète le réel et ça c’est ce que n’a pas compris Karl Marx  et donc derrière tout cela, il y mon dialogue qui se poursuit depuis quelques années avec Marx et Engels qui se continue là et qui va passer, on va le voir, par Peter Sloterdijk. Penser c’est réaliser, càd faire advenir du réel et ici, il faudrait lire Whitehead ; il faudrait lire Procès et réalité, il faudrait lire un certain nombre de textes de Whitehead qui sont extrêmement importants sur ces questions. J’y reviendrai peut-être l’année prochaine et peut-être aussi cette année dans l’académie d’été.

Ce que je dis là, c’est la poursuite de ce que j’ai commencé à étudier et à aborder dans le cours de cette année lorsque pour interpréter le Livre VII de La république, j’ai rappelé ce que beaucoup de gens ont vu à savoir ce que décrit Platon, et ce qu’il dit de ce qui se passe dans la caverne, c’est un rêve ; Platon dit : ces gens enfermés dans la caverne sont des rêveurs, ils sont dans les illusions du rêve. Et ce que j’ai opposé à Platon, c’est que le rêve n’est pas du tout une illusion, que le rêve c’est évidemment une réalité fondamentale, mais c’est le commencement de la pensée ; penser c’est d’abord rêver ; celui qui ne rêve pas ne pense pas, c’est un butor comme on dit en français ; c’est un « porc »https://www.gallimard.fr/catalogue/vivre-et-penser-comme-des-porcs/9782070410705↩︎ noétique qui est équipé pour rêver mais qui ne rêve pas ; il y a beaucoup de gens qui ne rêvent pas aujourd’hui ; au gouvernement français par exemple, il y a beaucoup de gens qui ne rêvent pas et qui sont en train d’engendrer la croissance irrésistible du Front national et peut-être bien pire également. Une pensée qui est d’abord du rêve, c’est une pensée qui est fondée sur l’imagination et là je l’entends au sens de Gilbert Simondon – j’ai fait une conférence l’été dernier sur Imagination et invention de Simondon, je vais publier prochainement un livre sur Simondon où je parle de cela, mais je le dis aussi évidemment en pensant à Emmanuel Kant et au débat que j’ai essayé d’ouvrir avec lui dans le tome 3 de La technique et le temps lorsque j’analysais l’imagination transcendantale de la Critique de la raison pure et, en m’appuyant sur Heidegger en partie mais uniquement en partie, lorsque je montrais que le passage de la première édition à la deuxième édition de la Critique de la raison pure faisait disparaitre l’imagination transcendantale et avec elle, la question du schématisme telle qu’elle constitue pour moi la question de la rétention tertiaire. Je ne vais pas développer ce point-là mais je le rappelle quand même parce qu’il est très important de noter que ce que je vais appeler maintenant, en discutant avec Sloterdijk, l’anthropotechnique, c’est en fait la question du schématisme telle que je l’interprète chez Kant en m’appuyant sur la question de l’imagination transcendantale et maintenant, maintenant que j’ai lu Imagination et invention de Simondon, que je n’avais pas lu quand j’ai écrit Le temps du cinéma, le troisième tome de La technique et le temps, en m’appuyant également sur Simondon qui a fait des analyses extrêmement importantes dans cette question de l’imagination même si ce sont des analyses extrêmement problématiques et qui sont, sous certains angles au moins, très surprenantes et très décevantes mais je ne vais pas développer ce point.

Je voudrais parler maintenant d’un autre élément de contexte qui est la crise, je vais appeler ça « la crise contemporaine de la pensée française » et la quasi impossibilité pour les français d’hériter du post-structuralisme, crise dont je soutiens qu’elle est à l’horizon de la démarche assez provocatrice de Peter Sloterdijk en 1999 et en 2000 lorsqu’il prononce deux conférences qui ont été publiées en France d’ailleurs presque immédiatement, l’une qui s’appelle Les règles pour le parc humain et l’autre La domestication de l’être et qui ont été à l’origine des volumes de Sphères qui sont, je crois, le grand travail philosophique de Sloterdijk. Avant de parler de Sloterdijk, que j’évoque ici parce que je crois qu’il parle de la crise du post-structuralisme même s’il appelle ça la post-modernité, je voudrais donc dire que, premièrement, la pensée dite post-structuraliste, parce que c’est un terme qui vient des Etats-Unis, ce n’est pas la manière dont je parle d’habitude de cette pensée dans laquelle on rassemble Roland Barthes, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida en particulier, et même Lacan, ce qui est ridicule d’une certaine manière parce que tous ces gens-là sont extraordinairement différents ; en gros, c’est ce qu’on appelle la French Theory, disons la pensée ultra-critique ou postcritique, en tout cas post-structuraliste caractéristique des années 60- 70 françaises, cette pensée dite post-structuraliste est terminée ; c’est fini l’époque post-structuraliste ; ça ne veut pas dire qu’elle est caduque, je ne crois absolument pas que cette époque est caduque et que cette pensée est caduque mais ça veut dire qu’une autre époque a commencé ; nous ne sommes plus dans l’époque post-structuraliste; et cette autre époque est issue d’un nouveau double redoublement épokhal, d’une nouvelle épokhè technologique qui appelle une nouvelle épokhè noétique et qui n’est pas encore accomplie ; nous sommes entre ces deux moments de ce que j’appelle les deux coups du double redoublement épokhal. Je dois dire que Deleuze, Lyotard et Derrida ont « entrevu » cette question, ce changement d’époque pour parler comme Blanchot qui lui aussi l’a entrevu en 1969, mais je ne pense pas qu’ils l’aient vu ; ils l’ont entrevu, ils l’ont senti venir, ils l’ont anticipé ; je dirais qu’ils ont en quelque sorte préparé cet avènement d’une nouvelle époque ; par exemple lorsque Derrida, je vais y revenir dans quelques instants, parle au début de La grammatologie d’une « monstruosité », par exemple, surtout lorsque Deleuze en 1990 parle des sociétés de contrôle en commençant à s’intéresser à ce qu’il appelle les « dividuels » et ce qu’il appelle « la modulation » avec Félix Guattari; évidemment d’une certaine manière lorsque Lyotard fait Les Immatériaux ; mais en même temps, ils ne sont pas dans cette époque parce que cette époque n’a pas vraiment commencé. Cette époque commence en 1993 ; je la date très précisément du 30 avril 1993, càd de l’ouverture du web à l’accès public et je pense que là s’est passé quelque chose d’absolument fondamental, si vous voulez, de largement aussi fondamental et même, à mon avis, de bien plus fondamental que le jour où Christophe Collomb a débarqué en Amérique ; c’est quelque chose que l’on peut dater, il y a une date historique : c’est ce jour-là que Christophe Collomb – càd l’Europe – est arrivé en Amérique du nord eh bien le 30 avril 1993, le web a été ouvert et le premier site web a été constitué et très peu de temps après, il y en avait déjà 1 million, puis 10 millions, puis 100 millions etc.

Si j’insiste sur ce changement d’époque, et je reprends cette expression d’un texte de Maurice Blanchot qui se trouve dans L’entretien infini (1969) qu’au passage je me permets de vous recommander vivement de lire ou de relire parce que ce texte est extrêmement important où il parle de Nietzsche et de l’éternel retour, c’est parce que je veux souligner que dans l’époque précédente qui aura pour une part senti venir cette époque mais en même temps n’aura pas pu la penser (car sentir ça n’est pas encore penser), à l’époque dite post-structuraliste, la pensée n’aura pas su ni pu poser la question anthropo-technique et je crois même, comme Peter Sloterdijk, sur ce point je suis d’accord avec lui, qu’elle aura à certains égards paru fuir les faits posés par l’avènement de la nouvelle époque qui s’annonçait en tout cas peut-être spécifiquement pour ce qui concerne Derrida ; je dis cela tout en étant… disons que je suis très injuste de dire cela, je pense immédiatement à des contre-exemples qui montrent que ça n’est pas vrai mais si je le dis néanmoins, c’est parce qu’aussi bien avec Derrida qu’avec Lyotard et Deleuze, je crois qu’il y a eu un immense problème à prendre en compte la technicité de ces faits et dans tous les cas, celui avec lequel je le sais le mieux c’est Derrida parce que j’en ai parlé des dizaines de fois avec lui, il y a eu une sorte de dénégation de sa part, à mon avis, quant à la spécificité des faits anthropo-techniques. Alors, en utilisant cette expression d’anthropo-technique, évidemment je me réfère à Peter Sloterdijk que je convoque dans le titre de mon séminaire en parlant d’anthropo-technique ; c’est lui qui pose la question d’une anthropo-technique et qui le fait d’une manière très radicale ; d’abord qu’il la met en relation directe avec la question des biotechnologies ; il dit ceci (pour introduire l’anthropotechnique) : « le monstrueux atteint aujourd’hui un nouvel état d’agrégat par le biais de l’autre technique nucléaire, je veux parler de la technique biologique » – et je rappelle que le mot « la monstruosité (qui est en train de venir) » a été utilisé par Derrida en 1968 (ou 67) au tout début de [De la grammatologie]{.texte idsp=“De la grammatologie} et il dit que c’est ça qui doit être pensé – pourquoi Sloterdijk parle-t-il de technique nucléaire ? d’abord, évidemment, parce qu’il a parlé de la physique nucléaire et de la monstruosité que constitue la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki par exemple) mais il parle aussi d’une autre technique nucléaire parce que la technique biologique c’est la technique de la biologie moléculaire, des nucléotides, des noyaux de cellules et des ADN que l’on y trouve et que l’on y analyse. Pourquoi est-ce que Sloterdijk introduit la question de l’anthropo-technique en référence au nucléaire biologique si je puis dire ? c’est parce qu’il veut introduire une question de la sélection qui sent le soufre, qui est sulfureuse car, évidemment, derrière la question de la sélection, il y a la question de l’eugénisme et derrière cette question, surtout quand on est allemand, il y a la question du nazisme et d’une pensée, qui pourrait être raciste même, de l’anthropo-technique. Ça n’est pas du tout, je crois, ce que dit Sloterdijk mais j’ai tendance à croire – je me trompe peut-être – que Sloterdijk joue avec ces fantasmes et avec cette ambiguïté parce que je crois que Sloterdijk est un très grand provocateur – je ne dis pas ça du tout pour le dévaloriser ou le valoriser non plus d’ailleurs, je crois que c’est un état de fait ; il y en a eu d’autres de grands provocateurs, Nietzsche par exemple était un grand provocateur et qui parfois désorientait son lecteur de manière délibérée voire lui-même de manière délibérée ; je pense que Sloterdijk a une dimension comme celle-là. Quoi qu’il en soit, si Sloterdijk introduit la question de la sélection, que cette sélection soit volontaire, délibérée, consciente ou involontaire comme par exemple ce qui s’opère à travers l’inconscient, c’est parce qu’il veut introduire une autre question qui est celle du choix et du non-choix, de ce qu’il appelle le refus de choisir face à quoi il pose la question de ce qu’il appelle des « codes anthropo-techniques » et ça c’est très intéressant ; je cite :

Lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits, on en viendra sans doute à formuler un code des anthropo-techniques qui révèlerait et cosignerait le fait que l’homme représente pour l’homme une vis major, une force majeure, une force plus forte que lui-même 

c’est très intéressant parce que Sloterdijk pose la question d’une reconsidération, alors, il ne dit pas du droit, il dit d’un code des anthropotechniques, mais il y a derrière toute question d’un code pour un occidental normalement constitué, la question d’un droit qui fonde un tel code ; ce code, derrière lequel il y aurait nécessairement un droit est appelé par les anthropo-techniques càd que la question du droit serait posée par la technique, par une force plus forte que lui-même, que l’homme porte en lui-même et qui est plus forte que lui-même ; cette force, c’est évidemment le pharmakon ; c’est la dimension et la situation pharmaco-logique de l’homme qui est ici en jeu. Sloterdijk ne parle pas du tout de pharmakon et de pharmacologie mais pour moi c’est évident qu’il s’agit de cela. Je vous rappelle par ailleurs, vous le savez mais c’est important de le redire, que la question de la sélection, moi-même je la pose depuis longtemps comme étant la question de la rétention qui est toujours et déjà nécessairement une sélection. J’y insiste parce que je crois qu’on ne peut pas faire l’économie de cette question de la sélection et que seule cette façon d’interroger, de poser la question de la sélection permet de visiter la question de la sélection naturelle, de la sélection artificielle et de le faire sur des bases qui ne sont pas génétiques mais, c’est ce que je dis dans la deuxième partie de ce séminaire, génériques et générationnelles.

Ce que j’appelais tout l’heure post-structuralisme, c’est ce que maintenant on va le voir, Sloterdijk appelle post-modernité. A propos de celle-ci, il la caractérise comme, je le cite,

un état de conscience post-extrémiste dans lequel resurgit une pensée des situations moyennes

qu’est-ce que c’est que cette pensée des situations moyennes ? ceux qui ont lu le livre de Gilles Chatelet Vivre et penser comme des porcs, Gilles Chatelet qui état un lecteur et ami de Gilles Deleuze, mathématicien, se souviennent certainement de ce que Gilles Chatelet dit de Quételet, l’un des fondateurs de la statistique et qui avait pour projet de produire ce qu’il a appelé, dans un livre d’ailleurs, « l’homme moyen » ; on dit aujourd’hui beaucoup que nous vivons à l’époque de l’homme moyen càd l’homme de la statistique ; c’est important de souligner que l’homme de la statistique c’est aujourd’hui l’homme des Big datas, ces statistiques s’étant totalement transformées. Cet état de conscience post-extrémiste que serait la post-modernité où resurgit la pensée des situations moyennes, Sloterdijk dit ceci : « elle ne se trouve plus en prise avec les évènements majeurs de l’époque et perd la correspondance avec les réalités immenses du processus de civilisation » (càd de ce que j’appelle moi le processus d’extériorisation). Qu’est-ce que dit ici Sloterdijk ? Il dit ce que je disais tout à l’heure à savoir que le post-structuralisme ou la post-modernité n’est plus de l’époque présente ; que c’est une époque révolue autrement dit ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas la lire cette pensée et cette époque bien au contraire, d’ailleurs Sloterdijk lui-même se réfère très souvent à ces penseurs et essaye de dialoguer avec eux mais il pose, et là-dessus je suis d’accord avec lui, que nous sommes entrés dans une autre époque.

Sloterdijk formule la thématique des anthropo-techniques dans ce livre qui s’appelle Règles pour le parc humain et qui a pour sous-titre Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger et qui date de 1999 et ensuite il développe cette thématique des anthropo-techniques dans l’autre livre que je citais tout à l’heure La domestication de l’être qui a pour sous-titre Pour un éclaircissement de la clairière (en allemand Lichtung), ça veut dire que c’est un dialogue là aussi avec Heidegger, non pas avec le Heidegger de la Lettre sur l’humanisme mais avec le Heidegger du texte qui parle de la Lichtung notamment, mais pas seulement, avec le Heidegger d’une façon plus générale qui investigue l’espace à partir de ce que Heidegger appelle la temporalité du Dasein qui est exposé dès 1927 dans Sein und Zeit. La domestication de l’être de Sloterdijk, par ailleurs, annonce les trois livres qui sont parus depuis qui s’appellent Sphères et il annonce, en 2000 donc, en en appelant à une autre anthropologie qui réfère d’une part à une anthropologie qui existe déjà – on va voir dans quelle mesure – et d’autre part elle est donc une anthropo-logie qui est en fait une anthropo-technie ou une anthropo-technique dont vous allez tout de suite comprendre pourquoi je dis qu’elle appellerait une lecture parallèle de L’idéologie allemande de Marx et Engels mais que cette lecture, jusqu’à plus ample informé, Sloterdijk ne la fait pas. Sloterdijk dit ceci : « l’expression « anthropo-technique » désigne un théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme lui-même est fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche dans un esprit analytique sur son mode de production » (p. 18 La domestication de l’être) ; comment se fait-il qu’il ne parle pas de Marx ici ? c’est quasiment ce que disent Marx et Engels au début de L’idéologie allemande ; eh bien c’est parce qu’il ne pense pas à cela ; il ouvre une discussion qui viendra plus tard avec le Politique de Platon et il ouvre la question d’une sélection des meilleurs, donc il a une lecture de la question de la production de l’homme par lui-même qui est une lecture que l’on pourrait dire aristocratique au sens où La République de Platon est une aristocratie ; mais évidemment, on voudrait interroger, et on va le faire, sur la nécessité quand même de rendre compte du fait que, historiquement parlant au moins, le premier à avoir parlé de ce genre de question ce n’est pas du tout Platon c’est Marx et que Marx est allé très loin dans ce discours de l’anthropo-technique et dans un sens qu’apparemment, je crois moi, que d’une manière ou d’une autre Sloterdijk refoule (dont il ne veut entendre parler et qu’il préfère ne pas prendre en compte). Cette conception de l’anthropo-technique à la façon de Sloterdijk a pour conséquence que « l’homme, selon Sloterdijk, est une dimension qui n’existe pas dans la nature, je le cite, et ajoute-t-il, ne peut exister dans la nature ; cette dimension ne s’est engendrée d’elle-même que sous l’effet rétroactif de proto-techniques spontanées au cours de très longs processus de formation ayant une tendance contre-naturelle ». Ce que nous dit ici Sloterdijk, c’est qu’on ne peut pas penser l’homme à partir de la nature, que ce soit la biologie, que ce soit les phantasmes des sciences cognitives etc. et je pense qu’il a absolument raison. Ni la nature biologique, ni la nature neurophysiologique ne suffisent à penser l’homme et je pense qu’il a absolument raison. « Pour penser cela, pour penser cette tendance contre-naturelle, comme il l’appelle, il faut, dit Sloterdijk (page 19) mettre entre parenthèse le refus « affecté » manifesté par Heidegger – « refus affecté » au sens du refus comme attitude – contre toutes les formes d’anthropologie empirique et philosophique et il faut expérimenter une nouvelle configuration entre l’ontologie et l’anthropologie » ; donc Sloterdijk nous dit : il faut congédier l’opposition que Heidegger avait ouverte contre l’anthropologie, il faut penser l’ontologie à partir de l’anthropologie mais comme une anthropo-technique, pas comme une anthropologie et il ajoute : « il est possible de lire `la position de l’homme dans le monde` (c’est une citation de Heidegger) interprétée dans un sens heideggérien comme une situation technogène », autrement dit, il pose que l’homme doit être appréhendé avant tout comme celui qui engendre des techniques – très intéressantes ces analyses et personnellement je me sens très proche de ce genre d’analyses même si j’ai tendance à considérer qu’elles soulèvent trois problèmes qui constituent, pour moi, les trois principaux motifs de résistance – il y en a d’autres - de ma part en tout cas, à l’entreprise de Sloterdijk : le premier motif c’est le fait que finalement Sloterdijk maintient la question de l’ontologie, de l’Etre et de la clairière au sens heideggérien et ceci me pose problème ; je crois qu’il faut en finir avec la question de l’Etre ; quand je dis qu’il faut en finir, je corrige tout de suite mon propos ; il ne s’agit pas d’en finir au sens où il s’agirait d’effacer, d’éliminer la question de l’Etre, il s’agit d’aller au-delà de la question de l’Etre et de tirer la question de l’Etre au-delà de l’Etre ; c’est ce que j’appelle la question a-transcendantale. Deuxièmement, dans les analyses qu’il propose, Sloterdijk ignore profondément ce que j’appelle la rétention tertiaire et cela se manifeste par le privilège qu’il accorde à l’espace à travers ce qu’il appelle, en reprenant le terme de Heidegger, la Lichtung. Qu’est-ce que dit Sloterdijk à cet égard ? il dit que Heidegger s’est enfermé dans une considération temporelle du Dasein alors que la question primordiale, au sens où Heidegger parle d’une question primordiale du temps, pour Sloterdijk, la question primordiale n’est pas le temps mais l’espace, la sphère précisément. Pour ce qui me concerne et cela j’ai un peu, comment dire, consolidé ce point de vue en travaillant avec une chercheuse allemande qui fait une thèse à Londres sur la question de l’architecture et de l’espace en d’appuyant beaucoup sur Sloterdijk, j’ai consolidé ce point de vue que chez Sloterdijk le problème est qu’il oppose à la temporalité primordiale de Heidegger une spatialité primordiale or moi je ne crois pas qu’il y ait ni une temporalité primordiale ni une spatialité primordiale, je pense qu’il y a de la rétention tertiaire qui est toujours d’emblée spatio-temporelle, c’est ce qui se situe en deçà et au-delà de l’opposition de l’espace et du temps et c’est ce qui du coup pose le problème de la vitesse, du mouvement, de l’émotion, de la motion au sens où Bergson pourrait poser ce type de question mais évidemment je ne le fait pas au sens bergsonien parce que Bergson lui-même s’enferme dans la question de la durée et à mon avis ne peut pas penser l’espace que constitue par exemple la rétention tertiaire ; pour moi, une rétention tertiaire c’est ce qui permet une congélation du temps – j’emploie ce mot de congélation en me référant à un passage drôlatique, extrêmement amusant et joyeux et poétique d’un roman de Raymond Queneau qui s’appelle Les fleurs bleues et dans lequel le personnage central qui s’appelle Cidrolin ; Cidrolin rêve qu’il est le duc d’Auge mais demande Raymond Queneau n’est-ce pas plutôt le duc d’Auge qui rêve qu’il est Cidrolin ? cela renvoie évidemment à l’apophtegme de Tchouang-Tseu qui rêve qu’il est un papillon mais n’est-ce pas plutôt le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-Tseu, nous sommes donc au cœur de la question du rêve c’est pourquoi j’y insiste ; ce roman est un rêve en réalité de Raymond Queneau lui-même, il l’a expliqué très bien, il faisait une psychanalyse à l’époque et en même temps il suivait les cours de philosophie hégélienne que donnait Alexandre Kojève ; c’est d’ailleurs une interprétation de La phénoménologie de l’esprit que ce roman en même temps qu’une psychanalyse de Raymond Queneau, c’est donc un livre incroyablement riche et surdéterminé ; dans ce livre donc Queneau fait discuter le personnage principal Cidrolin avec ses enfants de ce que représente la télévision qui à l’époque où il écrit son roman vient d’arriver et en particulier de ce que représentent les Actualités qui passent à la télévision et la réponse que donne Cidrolin c’est que les Actualités qui passent à la télé c’est du temps qui se congèle en histoire et donc c’est une congélation par le fait que c’est une spatialisation anthropo-technique du temps qui rend possible l’histoire en général et l’histoire universelle en particulier comme dit Raymond Queneau en se moquant un petit peu de Hegel. Cette question de la rétention tertiaire, Sloterdijk ne la conçoit pas et à mon avis en ne la concevant pas il reste dans une opposition entre temps et espace, ce que je crois très insuffisant pour penser notre époque. Dernier point et c’est là que j’ai le plus de difficultés avec Sloterdijk là où il parle du désir en le confondant comme beaucoup d’autres d’ailleurs avec la pulsion mais en disant souvent sur la psychanalyse, sur le narcissisme, sur Lacan souvent des choses tout à fait inacceptables à mes yeux alors même que cette question du désir et de la pulsion est extrêmement importante chez Sloterdijk puisque le concept fondamental pour lequel il apporte vraiment des considérations irremplaçables qui font qu’on a vraiment besoin de lui c’est ce qu’il appelle la désinhibition ; Sloterdijk décrit ce que j’appelle moi l’extériorisation – ce qu’il présente lui comme le développement anthropo-technique – comme un processus de désinhibition et en particulier il le fait dans un texte que je vous recommande de lire qui est très intéressant et qui s’appelle Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire qui est donc un discours sur le capitalisme qui est un dsicours passionnant, impressionnant mais en même temps avec lequel je suis en très profond désaccord pour cette raison précisément que je crois qu’il ne parvient pas à penser le désir sur des bases satisfaisantes.

Revenons-en à la question du fait qui est évoqué à deux reprises dans la même page que je citais tout à l’heure (page 19) mais en deux sens différents. Je cite ce que dit Sloterdijk :

Lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits on en viendra sans doute à formuler un code anthropo-technique qui révèlerait et consignerait le fait que l’homme représente pour l’homme une vis major, une force plus forte que lui-même

un pharmakon disais-je tout à l’heure. A ces faits, devant ces faits il n’est pas possible, disais-je, de ne pas en revenir à la question du droit c’est-à-dire de l’interprétation, c’est-à-dire de l’herméneutique ; la question du droit c’est la question d’Hermès et quand on parle d’anthropo-technique on ne peut pas ne pas en venir à la question de Prométhée et Epiméthée tels qu’ils donnent lieu à la venue d’Hermès c’est-à-dire du droit, la question du droit arrive après la technicisation du vivant décrite par Protagoras dans ce mythe de Prométhée et d’Epiméthée. Ceci, Sloterdijk n’en dit absolument rien, je pense que c’est très problématique et je vais dire pourquoi maintenant de manière plus précise. De fait, les faits dont il parle et les questions de sélection et de choix – et de non-choix – qu’il convoque, à juste titre, sont de nos jours en jeu dans le champ des big datas, du calcul intensif sur les données massives comme on les appelle, sur des données massives qui sont des données bio-logico-anthropo-techniques, les datas introduites par le bio-pouvoir contemporain qui est un neuro-pouvoir et un psycho-pouvoir et qui, à travers les réseaux sociaux constituent un nouvel âge du contrôle, ce que j’appelle dans un livre que j’écris en ce moment, un hypercontrôle. Une société d’hypercontrôle où les codes, ce que tout à l’heure Sloterdijk appelait les codes anthropo-techniques, semblent se dissoudre dans « le code » à savoir dans le code algorithmique des automates, algorithme dont Sloterdijk ne dit pas grand-chose voire rien du tout (à ma connaissance) sur la question du code numérique. Or, et j’y reviendrai encore, cet état de fait qui fait que les algorithmes, à travers le code numérique, se substituent à tous les autres codes y compris les codes qui sont par exemple les codes des savoirs théoriques qui postulent des lois donc une sorte de doit – en géométrie euclidienne, par exemple, il y a des lois, par exemple « deux parallèles ne se rencontrent jamais » ; pour que deux parallèles se rencontrent en géométrie, c’est possible mais il faut sortir de la géométrie euclidienne, il faut changer de « base juridique », de base légale ; la question du droit est absolument fondamentale en sciences, ce n’est pas seulement une question juridique, cette question, Chris Anderson la congédie en disant dans The end of theory. When the data deluge makes the scientific methods obsolete que les Big datas font qu’on n’a plus besoin d’un tel droit, que, dans les faits, les algorithmes résolvent toutes les difficultés à anticiper des faits ; ce que dit Chris Anderson c’est qu’à l’époque des big datas il n'y a plus besoin ni de choisir ni de refuser de choisir, on a pas besoin de choisir mais on n’a pas besoin de refuser de choisir parce que de toute façon on a délégué le choix aux algorithmes c’est-à-dire au code ; voilà une question qu’à mon point de vue, pour ce que je connais des travaux de Sloterdijk, il ne parvient pas à formuler et c’est très important parce que cette question d’anthropo-technique c’est une question du statut du droit dans le champ anthropo-technique, statut que Sloterdijk ne prend pas en compte pour une raison très précise et on va voir maintenant.

Je disais tout à l’heure que je n’étais pas intéressé ni convaincu par le rapport à l’Etre, l’ontologie et l’anthropologie dont parle Sloterdijk qui maintient à partir de Heidegger, cette différence entre l’Etre et le non-Etre ou entre l’Etre et le devenir, je la crois peu intéressante pour notre époque ; en revanche je maintiens une différence sans aucune concession possible à mes yeux entre le fait et le droit et je soutiens qu’il faut repenser le droit à partir d’une question du fait telle que la rétention tertiaire qui est un fait, un fait anthropo-technique, rend le droit interprétable pour autant que l’on produise avec cette rétention tertiaire, c’est-à-dire ce pharmakon, une therapeia qui est un code mais un code interprétatif ; je crois donc qu’il faut poser à partir de la pharmacologie et de l’organologie la question d’un droit qui n’est pas le droit naturel, par exemple du XVIIe Siècle de Hobbes et de tant d’autres, qui n’est pas la question de ce qu’on pourrait appeler un droit culturel ou spirituel ou logique, qui est la question qui se pose depuis la Grèce mais qui est la question d’un droit que j’appellerais artéfactuel, organologique et « anthropo-technique » au sens où Sloterdijk parle d’anthropo-technique mais je soutiens que Sloterdijk lui-même ne peut pas poser cette question du droit et de la therapeia et qui ne le peut pas pour une raison précise ; il dit page 22 de La domestication de l’être, je le cite :

nous avons donc le projet de répéter l’interprétation ontologique heideggérienne de l’existence dans une onto-anthropologie en nous donnant pour principe d’entrer dans le cercle qui n’apparait pas d’ici comme herméneutique mais comme anthropo-technique

je ne crois pas qu’il soit judicieux de lancer un tel programme sur la base d’une telle opposition entre herméneutique d’un côté et anthropo-technique de l’autre ; la question n’est pas du tout de congédier Hermès et l’herméneutique, elle est de réinterpréter avec Hermès les conditions de l’interprétation comme quasi-causalité des rétentions tertiaires, comme production interprétative de l’homme par lui-même au-delà de la seule transformation de l’homme par lui-même et de son milieu par lui-même comme le disait Marx. La question n’est pas de penser un être dont une clairière serait l’espace de réalisation, une clairière qui serait la clairière de l’Etre, la question c’est d’interpréter l’espace et le temps à partir d’une rétention tertiaire qui est toujours déjà elle-même temporelle et spatiale, qui est un pharmakon et qui appelle une thérapeutique.

01 :07 :32 (deuxième partie enregistrée à Paris le 15.04.2014)

Donc, ce que je soutiens, c'est que, pour résumer ce que je disais tout à l'heure, je ne sais plus exactement où je me suis arrêté, Sloterdijk ne prend pas vraiment en compte, à mon avis, les questions du code algorithmique des automates tel qu'ils dissolvent les codes juridiques. C'est-à-dire qu'il dit qu'il y a une anthropotechnique qui va mettre en place des codes pour administrer le non-choix sur les anthropotechniques, etc. Il néglige beaucoup le code, ce qu'on appelle le code, c'est-à-dire le numérique, à cette époque-là, peut-être que récemment il a plus développé ce genre de choses, mais en même temps je pense qu'il n'a pas dû le faire très loin, parce que je crois que pour le développer vraiment, il faut quelque chose comme un équivalent de ce que j'appelle moi la rétention tertiaire. Et je pense qu'il n'a pas identifié ce problème. Mais je me trompe peut-être. Quoi qu'il en soit, cette question qui est celle d'une différence qu'il faut maintenir non pas entre l'être et le devenir comme il le fait en référant à Heidegger, mais entre le fait et le droit comme je le fais en référant à Kant, suppose de repenser le droit à partir du fait qu'est la rétention tertiaire numérique. Et je pense que le droit c'est toujours ce qui, à un moment donné, part d'un fait, à savoir une rétention tertiaire et le transforme en droit, c'est-à-dire l'interprète et d'une manière quasi-causale. Mais ici, il faudrait essayer de repenser un droit non pas naturel, ni d'ailleurs culturel, mais artéfactuel et organologique. Un droit de l'anthropotechnique, si on veut garder le terme de Sloterdijk qui me va très bien, dans cette mesure où on en fait la critique organologique et pharmacologique. Faire ce que je veux faire n'est pas compatible avec ce que propose Sloterdijk dans ce que je vais vous lire maintenant c'est la page 22 de La domestication de l’être où il écrit ceci : « nous avons donc le projet de répéter l'interprétation ontologique heideggérienne de l'existence dans une auto-anthropologie en nous donnant pour principe d'entrer dans le cercle qui n'apparaît pas ici herméneutique mais anthropotechnique. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'au début de Être et temps, qui est le texte auquel, évidemment, se réfère Sloterdijk ici, de Heidegger, Heidegger dit : « la question de l'être, c'est une question qui produit un cercle herméneutique ». Si je pose la question, par exemple, qu'est-ce c’est que l'être, je suis obligé de déjà savoir ce que c'est que l'être pour pouvoir répondre à la question. Donc, Ménon dirait, ce n'est pas une question. C'est une foutaise sophistique. Et Heidegger dit non pas du tout, ce n'est pas une foutaise sophistique, c'est la question de la différence entre l'être, l’étant et l’être-là. Et c’est une question de ce qu’il appelle une herméneutique existentiale, c'est-à-dire une interprétation du sens de l'existence comme étant la question du sens de l'être. Ça, c'est ce que dit Heidegger. Je résume très brutalement un texte qu’il faudrait lire en détail. Sloterdijk dit laissez tomber tout ça, l’herméneutique, le cercle herméneutique, il y a un cercle en effet, mais ce n'est pas un cercle herméneutique, c’est un cercle anthropo-technique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi est-ce qu’il parle d’un cercle ? Eh bien, parce que l’anthropos se produit lui-même, il produit des techniques qui produisent elles-mêmes l’anthropos. Donc c’est un cercle. Mais cercle, nous dit Sloterdijk, ce n’est pas un cercle herméneutique. Eh bien il a tort. Il a tout à fait tort. Et il devrait lire le Protagoras de Platon. Parce qu'il y verrait qu'il ne suffit pas de lire Heidegger pour lire les Grecs, il faut lire aussi les Grecs eux-mêmes et que les Grecs eux-mêmes ne disent pas la même chose que Heidegger sur cette question. Chez les Grecs, il y a une anthropotechnique celle de Protagoras telle qu'il est présentée à travers le mythe de Prométhée et d'Epiméthée. Et cette anthropotechnique, qui n'est pas une anthropotechnique d'ailleurs, qui est une thanato-technique, c'est-à-dire une technique des mortels et non pas des anthropoï. Cette thanato-technique, elle impose une hermeneia et une rétention tertiaire, disons une écriture qui est apportée par Hermès, qui est l'écriture du droit. Voilà l'élément de contexte, le deuxième élément de contexte que je voulais introduire, à savoir la question de l’anthropo-technique, aujourd'hui, qui se pose aujourd'hui de manière très particulière, aussi bien à travers les big data ou les biotechnologies qu'à travers Peter Sloterdijk. Et évidemment on pourrait décliner ça sur toutes sortes d'autres régimes. J'ai failli vous servir, par exemple, la question de l'anthropocène dont on nous parle beaucoup maintenant, il y a un colloque officiel de l'anthropologie française sur l'anthropocène, est-ce que c'est une période ou pas, etc. Ça fait partie du sujet. L'anthropocène, c'est ce que Sloterdijk appellerait une sphère. Donc je ne vais pas décliner tout cela. Ce que je vous ai présenté là, c'est le cœur des questions de contexte par rapport à l'anthropotechnique.

Maintenant, je vais vous donner un troisième événement de contexte. Il y en aura encore un quatrième, mais ce sera beaucoup plus rapide. Le troisième événement de contexte, c'est celui qui a été décisif lorsque j'ai pris la décision de faire ce séminaire sur ce thème-là. Ce qui fait qu’il y a deux mois j’ai envoyé un mail sur la liste de pharmakon en disant je vais faire mon séminaire sur anthropotechnique et anthropologique, cinéma et rêve et cerveau, c'est ce que je vais appeler la crise politico-sociétale provoquée en France par la question du genre. Qu'est-ce que c'est que la question du genre ? C'est le sujet des gender studies. Cette question du genre a surgi enfin dans le grand public, qui l'ignorait totalement jusqu'à il y a 4 ou 5 mois, à la suite d'un débat qui a été ouvert, à mon avis, avec un peu d'imprudence, peut-être aussi de machiavélisme, par le président de la République française et sa ministre de la Justice, autour du mariage homosexuel qui a ensuite conduit à un débat sur la procréation médicalement assisté pour les couples homosexuels et finalement à un débat sur la gestation pour autrui pour les femmes lesbiennes. Ce qui engendrait de la part de l'église catholique, mais aussi de la part de l'extrême droite et puis de la part d’un très grand nombre de français qui ne sont ni d'extrême droite ni catholiques des réactions assez virulentes qui évidemment ont été exploitées par une extrême droite qui est en ce moment en France très vivante et très active. Là-dessus est arrivé, je rappelle pour les français et je le dis pour ceux qui ne sont pas français et qui ne comprennent pas le contexte forcément, le contexte national. Là-dessus est arrivé l'affaire de ce qu'on appelle le dossier pédagogique ABCD de l'égalité. Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ? C'est une initiative qui a été prise par le ministère de l'éducation nationale.

Donc, à la fin de ce débat houleux sur, disons, l’ancien statut de la parentalité à l'époque contemporaine, et dans le contexte du mariage homosexuel, est apparu, et surtout dans le contexte de la gestation pour autrui, c'est ça qui était quand même le facteur de cristallisation disons, est apparue une initiative du ministère de l'éducation nationale qui a diffusé un dossier pédagogique qui s'appelle l'ABCD de l'égalité qui était diffusé en direction des enseignants de l’école primaire, qui avait pour but la dispense d'un enseignement, parce qu'un professeur s'enseigne, sur l'égalité des sexes. Et cette ABCD de l'égalité a été saisie par une partie de l'extrême droite très virulente, qui est animée par un type qui s'appelle Alain Soral, qui est un militant de l'extrême droite qui n'est pas le Front National, qui est peut-être même plus virulent que le Front National, et qui a une énorme audience en France aujourd'hui et qui ont à partir de là, lancé toute une série d'opérations de désinformation, de manipulation, qui ont créé une journée de refus d'envoyer les enfants à l'école, mais qui a eu un très gros succès et qui à mon avis a beaucoup contribué à la catastrophique élection municipale récente où François Hollande s'est totalement ridiculisé. Je ne vais pas vous parler de cette affaire en détail, ça mériterait de le faire d'ailleurs, c'est intéressant, mais ce n'est pas mon sujet principal, ça n'est qu'un élément de contexte. Par contre, je vais vous citer un article de l'Express du 4 février, donc ce n'est pas vieux, il y a deux mois et demi, qui dit ceci : « l'affaire traduit le profond délitement de la relation entre la France et son école et il cite le président de la fédération des parents d'élèves français qui n’est pas... je crois qu'il est plutôt ouvert, ce n’est pas un crétin du Tea-parti, il dit ceci : « une tranche de la population est en train de se détacher, elle a totalement perdu confiance. » Alors ça je crois que malheureusement c'est tout à fait vrai et moi ça m'inquiète beaucoup et c'est le vrai sujet de ce séminaire sur l'anthropotechnique. Je pense que nous sommes arrivés à un stade de l'anthropotechnique où ces questions-là atteignent un point de fusion très dangereux. Alors on va laisser de côté cette affaire que je trouve parfaitement lamentable, pour tout dire. Je parle de la séquence qui va du mariage pour tous jusqu’à l’ABCD de l’égalité. C'est une affaire qui a duré quelques mois et qui a été gérée de manière ridicule. Et qui a permis à l'extrême droite de prospérer en France. Et on va en venir à un sujet de fond qui n'est pas tellement le genre pour moi, mais la génération, ce qui n'est pas la même chose. Même si on ne peut pas se passer de l'autre si on parle de l'un. Il n'y a pas de genre sans génération et il n'y a pas de génération sans genre. Il y a un mois ou deux, dans un de mes derniers cours à pharmakon, en partant de la question de la génération, j'ai soulevé un sujet on pourrait dire très sulfureux. Sulfureux, je le dis pour ceux qui ne parlent pas très couramment français, en français, ça veut dire diabolique. Ce qui sent le soufre, c'est le diable. Ce sujet sulfureux dont j'ai parlé, c'est la dégénération. Donc exactement ce que j'ai appelé une dégénérescence. J'ai soutenu sur un registre qui va beaucoup plus loin que ce que j'avais déjà affirmé dans Mécréance et discrédit - le premier volume s'appelait La décadence des démocraties industrielles - donc je parlais de décadence, on me l’a beaucoup reproché en me disant que je me rapprochais de l’extrême-droite, parce qu’en France décadence = extrême-droite, Eh bien, j'ai été plus loin, puisque j'ai parlé de dégénérescence. Et je répète que je soutiens aujourd'hui qu'il y a des faits de dégénération et qu'il faut les qualifier, les analyser et les critiquer parce que si on ne le fait pas, dans la mesure où ce sont des faits, l'extrême droite le fera et elle produira un non-droit d'extrême-droite. Et non pas un droit ni de droite ni de gauche, mais disons politique. Si on ne fait pas ce travail, on nourrira de mieux en mieux la pharmacologie du Front national, on alimentera la machine à produire de l'extrême droite, Front National, Soral, ou pire encore, parce qu'il peut y avoir pire.

Je vais donc maintenant vous parler de la dégénérescence et de ce que j'entends par là. La dégénérescence, c'est ce qui est provoqué par ce que je décrirais comme une désintégration commune aux faits anthropotechniques qui caractérisent notre époque. Par exemple, une dégénération commune aux faits anthropotechniques que sont la mère porteuse, les organismes génétiquement modifiés, l'automatisation généralisée, les big data, etc. L'affirmation d'aujourd'hui c'est que la désintégration technologique actuelle expose au risque d'une dégénérescence. Et ce que j'appelle la dégénérescence c'est la perte de fécondité. C'est la perte de fécondité telle qu'un déséquilibre générique, je dis bien générique, je ne dis pas génétique ; le nazisme, qui est un discours sur la dégénérescence est un discours sur la dégénérescence génétique c'est-à-dire qu'il dit que la dégénérescence est la dégénérescence de la vie comme affaiblissement de la vie pour des causes biologiques. C'est un discours sur la sélection biologique, etc. C'est un racisme au sens strict du mot, c'est une théorie raciste et c’est cela qui qui évidemment fait que le mot dégénérescence sent le soufre au XXème siècle. Parce qu'évidemment, il a été utilisé massivement, de l'art dégénéré jusqu'au discours antisémite, ou disons plutôt du discours antisémite jusqu'au discours sur l'art dégénéré par les nazis, c'est évident. Mais, ce dont je parle, moi, c'est d'une perte dans un langage beaucoup plus soft de néguentropie, de diversification, ce que j'appelais tout à l'heure de la fécondité, qui est produite par un déséquilibre que j'appelle générique et non pas génétique, c'est-à-dire par un déséquilibre dans des agencements que Maurice Godelier qu'on va lire beaucoup dans ce séminaire, parce qu'en fait ce séminaire va être presque entièrement consacré à un livre de Godelier qui s'appelle Les métamorphoses de la parenté, ce que Godelier dans ce livre décrit comme les rapports entre les systèmes de parenté et les systèmes sociaux. Godelier dit : les systèmes de parenté ne sont pas du tout fondés sur des systèmes sociaux. Et il s'approche très près à un moment donné d'un anthropologue marxiste qui a récusé l'idée même de parenté en disant que c'est une idée purement occidentale, mais ce qui organise la relation entre les gens dans la société c'est l’économie, c’est pas la biologie, c’est les rapports sociaux, les rapports de force, c'est les rapports de domination, etc. C'est pas du tout ce que dit Godelier d'ailleurs, mais ce que dit Godelier en revanche, c'est qu’un système de parenté c'est un agencement extrêmement complexe, d'un tas de déterminants où en réalité la dimension génétique n'a à peu près aucune importance. Le problème de la parenté n'a pratiquement aucun rapport avec les questions de filiation, c'est-à-dire de filiation génétique, bien entendu. Autrement dit de génétique. Godelier, de manière très précise, dit que ce qui fait qu'une société fonctionne, c'est la transmission de ce qui ne s'échange pas, c'est-à-dire de quelque chose qui est au-delà de l'échange. Et que les systèmes sociaux, en général, les systèmes de parenté en particulier, ont pour but de maintenir et de protéger la transmission de ce qui ne s'échange pas. C'est mystérieux ce qu'il appelle « ce qui ne s'échange pas ». Il ne donne pas vraiment d'explication claire, mais je pense que ça renvoie à ce que dans le livre qui s'appelle Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, j'ai repris chez Lacan et Freud qu'ils appellent das Ding. Bon, ça c'est une parenthèse. La désintégration qui produit la dégénération, c'est ce qui est rendu possible par le pharmakon tel qu'il permet une extériorisation sans retour, c'est-à-dire sans intériorisation. Autrement dit, c'est ce qui est rendu possible par la prolétarisation. C'est ce qui est en fait un processus de prolétarisation. Aujourd'hui, nous vivons un processus de désintégration extrêmement avancé qui rend possible une prolétarisation, c'est-à-dire une perte de savoirs dans toutes sortes de domaines, y compris dans des domaines maternels. Parce qu'à partir du moment où je peux déléguer à toutes sortes d'artefacts médicaux, un certain nombre d'actes qu'on appelle des actes, qui sont des actes médicaux mais qui sont aussi des actes de reproduction, actes sexuels, actes de gestation, acte d'accouchement, je peux déléguer ça à quelqu'un, c'est une prolétarisation. C'est une prolétarisation de la personne à qui je l'ai déléguée, la mère porteuse par exemple, qui est payée à coup de pied dans le derrière d'ailleurs parce que si vous regardez les conditions économiques des personnes qui font ce métier, puisque c’est devenu un métier, c’est absolument effroyable, l’exploitation de ces gens-là, mais c'est aussi une prolétarisation de celle qui a commandé la chose, d'une certaine manière. C'est une perte de savoir. Ne pas avoir accès à la gestation, c'est une perte de savoir. Quand je dis ça, je ne veux pas dire que je suis contre la gestation pour autrui, ou que je suis contre tout ça, ce n’est pas du tout le problème, ce que je dis simplement, c'est qu'il y a forcément, dans ce processus d'extériorisation sans réintégration, une perte de savoir. Il n'y a pas de retour dans la prolétarisation générale, il n'y a pas d'epimetheia, il n'y a pas d'expérience. Et donc tous ces processus que j'appelle de désintégration, ce sont des processus de destruction de l’expérience. Et lorsque Chris Anderson dit il n’y a plus besoin de faire des expériences pour par exemple faire des prescriptions en termes de politique médicale et sanitaire à l'OMS, parce qu'il suffit de s’appuyer sur Google, et bien voilà, on est dans le sujet. Et ça, ça concerne autant les OGM ou la politique sanitaire de l'Organisation Mondiale de la Santé que la parentalité, comme on l'appelle. Le pharmakon, en règle générale, c'est ce qui induit le danger de la désintégration, c'est-à-dire de la dégénérescence. Et ce n'est pas un problème spécifique au 21e siècle ou au 20e siècle. Lorsque Socrate s'en prend aux sophistes, il s'en prend à la dangerosité de dégénérescence et comme un rapport entre les générations, c'est à dire comme une destruction du rapport entre les générations. Je vais revenir tout à l'heure sur les générations. La désintégration c'est une stérilisation qui détruit les savoirs et les saveurs dans une situation organologique qui n'a pas encore trouvé son droit, c'est à dire son herméneutique. C'est à dire qu'il n'a pas encore su transformer un fait en un droit. C'est à dire aussi en ce que j'appelle un processus de transindividuation. Tout cela est provoqué par une situation organologique qui est notre situation. Et cette situation, c'est celle où la reproduction n'est plus une question fondamentalement génétique et sexuelle, mais une question générique et libidinale. Et je soutiens que la libido, ça n'est pas de la sexualité. La sexualité, il y a de la sexualité chez les mouches, mais il n'y a pas de libido chez les mouches. À ma connaissance, il n'y en a pas. Parce que la libido, ça n'est pas la pulsion, et donc ça n'est pas la sexualité, puisque la sexualité c’est une pulsion. La question, du coup, c'est de penser la question générique et non pas génétique comme une repro-duction, ce que j'appelle une repro-duction. Pourquoi est-ce que je dis une repro-duction et non pas une re-production? C'est parce que dans la repro-duction, la répétition a toujours commencé avant. C'est-à-dire qu'on est toujours dans l'après-coup, on est toujours dans l'Epimetheia. Il n'y a pas de premier coup, il n'y a pas d'origine. C'est le défaut d'origine. Et c'est ce que j'avais essayé d'argumenter dans ma lecture de la déduction transcendantale des catégories dans la Critique de la raison pure dans la première partie de La technique et le temps tome 3. Ces questions sont les plus conceptuelles quasiment que je pose là dans ce séminaire pour aujourd'hui et aussi même pour les deux ou trois prochaines séances, ces questions, elles sont très conceptuelles, très abstraites, sont le fond de la question anthropotechnique. C'est ça que je veux dire. Si on veut aborder la question anthropotechnique, c'est par ces questions-là, je soutiens en tout cas moi, que c'est par ces questions-là qu'il faut le faire. Et ça n'est que dans ce cadre qu'on peut penser ce que Sloterdijk appelle l'autre technique nucléaire, je veux parler, je le cite, de « la technique biologique ». Si on ne pose pas ces problèmes-là d'abord, on ne peut pas parler de la biologie autrement que comme les nazis. Ou que comme, non pas les nazis, mais le marketing par exemple des ventres à louer des mères porteuses, etc. Je dis le marketing parce que je l'ai souvent dit aux uns aux autres, mais je ne l'ai jamais dit dans le séminaire. Quand je suis allé à Londres il y a 5 ans pour enseigner à Goldsmiths, il y avait des publicités dans le métro demandant aux femmes de vendre leurs œufs. Et ça, ça m'a vachement frappé. C'était de la pub comme il y a de la pub pour des soutien-gorge ou des vacances en Turquie ou du ketchup. Et je trouvais ça quand même incroyable. Incroyable, cette espèce de... Comment dire ? De profanation de quelque chose sur ce qu'il en est des conditions du vivant. Alors il faut entendre le mot fécondité tel que je l'employais tout à l'heure au sens propre et figuré et ces sens propres et figurés renvoient aux questions de la génération comme différence intergénérationnelle et telle qu'elle est fondée sur l'interdit de l'inceste. Et telle que selon moi, et ça on va l'étudier en détail dans les semaines qui vont venir, l'interdit de l'inceste, c'est ce qui constitue une différance, avec un a au sens de Derrida, transgénérationnelle. Je soutiens moi que l'interdit de l'inceste a pour fonction de garantir une différance transgénérationnelle, différence avec un a, c'est-à-dire la possibilité de produire une néguentropie transgénérationnelle, de faire que le fils ne ressemble pas à son père, qu'il ait la possibilité de se détacher de son père, etc. C'est-à-dire qu'il produise de la fécondité dans ce sens-là. Et je soutiens que la différance transgénérationnelle, c'est ce que dit l'inter-diction de l'inceste. J'y reviendrai. Je vous annonce des choses sur lesquelles je vais revenir plus tard et les développer.

Deuxièmement, la fécondité renvoie à la question de la corruption. Si on dit que la fécondité c'est la génération, alors c'est aussi la corruption. Je pense évidemment au texte d'Aristote qui s'appelle de la génération et de la corruption, « Ce qui vit, meurt ». Autrement dit, c’est la question de ce que les Grecs appellent aussi parfois la ptosis, la décomposition, inéluctable de tout ce qui est vivant, et non seulement de tout ce qui est vivant, mais de tout ce qui est dans le monde sublunaire - qui n'est pas dans l'idéalité - et la fécondité, ce qui lutte contre cette corruption c'est à dire contre cette entropie, contre cette décomposition, contre cette dégénérescence voilà. Ça s'appelle comme ça quand on parle clairement.

Troisièmement la question de la fécondité renvoie à la question de l'accident, la corruption c'est à dire de l'accident, puisque chez les Grecs, comme aujourd'hui encore, la corruption est rapportée à l'accident. Et l'accident, la question de l'accident, c'est aussi ce qui renvoie à la question de l'origine, du défaut d'origine, à la question de l'originalité, à la question de l'original, ce n'est pas la même chose que l'originalité, à la question du propre, du singulier par conséquent, ce qui n'est pas non plus la même chose, la singularité, c'est précisément non pas le propre mais ce qui témoigne toujours du défaut de propre, de l'impropre, défaut d'origine, etc. Et c'est aussi ce qui renvoie au génie, à la question du génie. Et je prends le mot génie au sens d'Emmanuel Kant. Enfin, la question de la fécondité, c'est ce qui renvoie à la question de la générosité, qui est ce que j'appellerais la bonté quasi-causale que tout cela comporte et qui fait que le mot fécond, quand on entend le mot fécond en français, on entend quelque chose de doux. Quelque chose qui est fécond, c'est doux. C'est foncièrement doux, c'est maternel si vous voulez. Ça a quelque chose de généreux, de protecteur, etc. Tous ces termes sont des questions qui se posent dans les sphères de Sloterdijk, je dis en passant, hein, donc je ne vais pas démontrer.

La dégénération conduirait à la dégénérescence comme affaiblissement de la vie non pas biologique ou génétique mais néguentropique, de la vie noétique autrement dit et en particulier du point du vue d’une techno-entropie - j'écris entropie au sens de la physique avec un e et d'une techno-néguanthropologie, alors là j'ai écrit avec le mot anthropos. Qu'est-ce que je veux dire en disant cela ? Je veux dire que j'avais fait une conférence là-dessus l'année dernière dans l'académie d'été ou l'année d'avant, je ne me souviens plus, je soutiens que le pharmakon, ce qui fait qu'il est un pharmakon, c'est qu'il est toujours à la fois anthropique et néguanthropique, généreux et dégénérescent, si on peut dire. Et avec lui, l’anthropos, dont il est la condition, parce que l’anthropos c'est l'anthropo- technique est lui-même généreux et dégénérescent, en permanence, autrement dit, est pharmacologique. La question réelle de cela, c'est la question de la prolétarisation. Autrement dit, les questions que je vous pose, que je pose ici, ce sont des questions d'économie politique. Et je soutiens qu'il faut reconsidérer l'économie politique du point de vue d'une revisitation de Heidegger avec Sloterdijk par une anthropo-technique etc. Et relire L'idéologie allemande de Marx à travers ces questions contemporaines. Dans une telle compréhension de la fécondité, et donc de la génération, de la générosité, la seule garantie négu-anthropologique, la seule garantie que l'anthropos produise plus de néguanthropie que d'anthropie, c’est le développement des savoirs. L’unique valeur, richesse qui puisse être développée c’est le savoir. Donc dans ce séminaire, je fais un plaidoyer pour la défense des savoirs à l'époque d’une dégénérescence dans les anthropotechniques contemporaines. La génération et l'intergénérationnel qui en est la condition, parce que c'est dans l'intergénérationnel que se forment des circuits infiniment longs de transindividuation qui produisent ce que j'appelle du transgénérationnel, ce qu'on appelle des savoirs. La géométrie c'est transgénérationnel, l'histoire c'est transgénérationnel, la religion c'est transgénérationnel. C'est ça le transgénérationnel. Tous les savoirs sont transgénérationnels, mais pour qu'il y ait du transgénérationnel, il faut qu'il y ait de l'intergénérationnel. Et pour qu'il y ait de l'intergénérationnel, il faut qu'il y ait des différences entre les générations. La génération, ce qui, dès qu'on in-différencie, se sent menacé et c’est ce qui explique le succès de ces nouvelles extrêmes-droites qui se sont emparées de toutes ces questions pour agiter les français qui se sont engouffrés derrière, parce qu'ils sont angoissés à juste titre et quand je dis ça c'est pas du tout contre le mariage homosexuel, ce n’est pas contre la procréation médicalement assistée voire même contre la gestation pour autrui quoique je suis très réservé sur la gestation pour autrui mais c'est parce que je soutiens qu'il y a des conditions de ce que j'appelle une repro-duction différante avec un a et que ces conditions nécessitent des modalités en tout genre. Et quand je dis en tout genre, je le dis dans le sens où en français en tout genre ça veut dire toutes sortes de modalités, mais aussi je le dis en tout genre, c'est-à-dire dans le genre masculin, dans le genre féminin, et dans le genre, le troisième genre dont on parlait ce matin à propos d'un pays, l'Inde, qui a accueilli les eunuques et tous ceux qui disent qu'ils n'appartiennent ni à la féminité, ni à la masculinité, et ce sont évidemment des gens qui sont là, et qui ont le droit de vivre et d'être reconnus. Je ne dis pas du tout ça contre telle ou telle personne, bien entendu, mais par contre je pense que les questions qui sont soulevées derrière tout cela sont très mal posées. En fait, on ne sait pas qu'elles sont très mal posées, qu'elles ne sont pas posées du tout. Et c'est très dangereux de ne pas les poser. Alors, ici, on va s'approcher de la conclusion, j'avais pas mal d'autres choses à dire, mais je vais essayer de ne pas être trop long. Donc je m'approche de la conclusion.

Ici, il faut impérativement explorer la question de l'artifice dans la reproduction, évidemment. La gestation pour autrui, la procréation médicalement assistée, les préservatifs, les pilules, mais d'une façon beaucoup plus générale, l'amour, le désir, tout ça, ça passe par des artifices, des fétiches, des objets transitionnels, enfin les choses dont je parle tout le temps dans ce séminaire à savoir qu’il n’y a pas de sexualité dire de sexualité libidinale c’est-à-dire de sexualité noétique sans anthropotechnique, sans technique du corps, sans art de l'amour, etc. et sans art de la transindividuation. L'artifice, comme ce qui constitue une économie libidinale qui doit contenir une hubris, c'est à dire à la fois qui la contient, c'est à dire qui a en elle, cette économie libidinale, de manière irréductible, une démesure, parfois une violence et qui en même temps qui la retient. Quand je dis qu’elle la contient c'est-à-dire qu'il y en a la rétention et qui la transforme en la retenant, en la différant, en l'économisant comme dit Freud, eh bien, c'est ce qui est l'indice que l'artifice est toujours à la fois pulsionnel et artéfactuel, et les deux indissociablement. Conclusion de tout cela, et après je vais faire ma conclusion à proprement parler : s'il n'y a pas de politique de la condition anthropotechnique, c'est-à-dire organologique et pharmacologique, autrement dit, s'il n'y a pas de thérapeutique, si les citoyens et leurs représentants, mais aussi les scientifiques, les artistes, les philosophes, et tout le monde ne prend pas ses responsabilités par rapport à cela, alors la dégénérescence est certaine. Ce n'est pas qu'elle est possible, c'est qu'elle est inévitable. Et qu'à partir de là, il est impératif de penser ces questions à ce niveau-là. Alors maintenant, je vais conclure et introduire un tout petit peu Godelier. Je vais conclure en introduisant Godelier dont je vous parlerai la semaine prochaine.

En France, autour de cette question du genre, dont je n'ai pas parlé, mais dont je parlerai tout à l'heure, une situation catastrophique s'est installée, s'est focalisée autour de la question du genre et a abouti à l'échec sans précédent de la gauche. Parce que je crois qu'il n'y a pas de précédent d'un échec pareil en France, aux dernières élections. Cet échec a été créé par ce qu'on appelle en français des questions sociétales. Et ces questions sociétales, ça a été beaucoup dit, mais je partage ce point de vue, ont été agitées par le gouvernement français pour ne pas affronter les questions sociales, politiques, économiques et thérapeutiques majeures qui s'imposent face à l'hégémonie d'un marketing qui détruit tous les systèmes de soins dont la parentalité. Parce que je pense qu'il y a dans toutes les questions dont j'ai parlé à l'instant, une question du rôle du marketing sur la socialisation, sur la génération, la gestation, etc., les rapports sexuels, qui est extrêmement important et dont personne n'ose parler. Ces questions sociétales tournent toutes autour des rapports entre sexualité et transindividuation. Et c'est bien de cela dont il s'agissait dans les questions de mariage, d'adoption, de génération, passant par la PMA ou la GPA. Il s'agit de transindividuation dans la mesure où, par exemple, avec la définition de la parenté, ce qui est en jeu, c'est ce qui fait sens à partir de la sexualité. Et ça c'est ce qu'on va aller voir avec Maurice Godelier. La sexualité, appelons-la noétique si vous voulez, sociale, c'est une sexualité qui produit du sens, face à une sexualité qui peut détruire du sens. Si on lit bien Godelier, la question du genre serait la question primordiale de l'anthropologie. J'essaierai de vous montrer que c'est ça que dit Godelier. Peut-être qu'il ne serait pas d'accord avec ce que je dis, mais je crois qu'il le serait. Il s'en prend à Claude Lévi-Strauss, dont il a été l'assistant, donc l'élève, d'abord, et ensuite l'assistant, il accuse Lévi-Strauss de ne jamais avoir dépassé le modèle ethnocentré de la famille occidentale. Claude Lévi-Strauss était hostile à la théorie du genre. Il était hostile d'ailleurs à énormément de choses. Claude Lévi-Strauss était très conservateur. Il a d'ailleurs dit, j'ai fait un commentaire moi-même dans un journal, il avait passé 100 ans, ou le jour de ses 100 ans, je ne me souviens plus, il a dit je quitte un monde que je n'aime pas et que je suis heureux de quitter. Un homme de plus de 100 ans qui a traversé de nombreuses civilisations qui dit ça, ça fait froid dans le dos quand même. Lévi-Strauss n'aimait pas ce monde. Je peux le comprendre très bien. Moi souvent je ne l'aime pas non plus. Mais peut-être pas pour les mêmes raisons que les Lévi-Strauss. Quoi qu'il en soit, Godelier pense qu'il faut reprendre le chantier des systèmes de parenté, les structures élémentaires de la parenté, qui est un livre de 1949 de Claude Lévi-Strauss qui s’appuie sur les travaux d'un autre anthropologue américain qui s'appelle Morgan. Et Godelier dit qu'il faut revisiter toute cette théorie lévi-straussienne et structuraliste de l'anthropologie parce que le modèle de la parenté de Lévi-Strauss est mauvais et il faut le reconsidérer. En quoi la nouvelle pensée de l'anthropologie annoncée par Godelier en 2004, puisque c'est la date des Les métamorphoses de la parenté, n'est-elle pas une théorie du genre ? Pourquoi est-ce que je dis cela ? Je dis cela parce que les anti... les gens d'extrême droite qui ont manifesté contre l'ABCD de l'égalité ont dit : les socialistes français, les socialo-communistes français, les bolcheviques français veulent enseigner la théorie du genre. Ils ont dit ça sur tous les tons. A la radio, à la télévision, sur des blogs qui ont été énormément lus. Et le système de défense de ceux qui étaient attaqués a consisté à dire mais il n'y a pas de théorie du genre. C'est tout à fait faux ce que vous dites, on n'enseigne pas une théorie du genre, il n’y en a pas. Alors si la question du genre est la question primordiale de l'anthropologie pour Godelier, mais s'il n'y a pas de théorie du genre pour Godelier par exemple, alors en quoi son anthropologie est-elle une science? Parce que pour moi une anthropologie qui n'est pas une théorie, ce n'est pas une science. Du blabla. Vous comprenez ce que je veux dire ? Je veux dire que si on suit Godelier, si on dit Godelier a raison, par exemple, et en l'occurrence Godelier dit la question centrale de l'anthropologie c'est le genre. Si on dit ce que dit Godelier est une théorie anthropologique nouvelle, c'est une nouvelle théorie du genre. Si maintenant on dit ah non non, ce n’est pas une théorie du genre, de toute façon il n'y a pas de théorie du genre, alors qu'est-ce que c’est ? ce n’est rien, en tout cas ce n’est pas une science. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on se cache derrière son petit doigt en disant qu'il n'y a pas de théorie du genre. Ce n'est pas vrai du tout. Il y a des théories. Il y a des théories qui parlent du genre. Il n'y a pas une théorie du genre, bien entendu, fort heureusement. Il y en a toutes sortes. Mais il y a évidemment des Gender studies avec gens qui font des théories du genre bien entendu et il n’y a aucun mal à ça. Quand on a dit on ne fait pas un enseignement de la théorie du genre parce qu'il n'y a pas de théorie du genre, en fait on a fui un problème. Et c'est ça que je voudrais vous dire. Ce qu'on a fui comme problème, c'est le problème de l'anthropotechnique. Parce que le problème qui se pose avec la théorie du genre aujourd'hui vient du fait que l'anthropotechnique permet par exemple la gestation pour autrui, qui permet la procréation assistée par médicaments assistés et permet 36 000 autres choses dans toutes sortes d'autres domaines qui sont tous plus sérieux et préoccupants les uns que les autres et face à quoi il n'y a aucune théorie anthropologique. Je vous montrerai que Godelier par exemple fait le tour de force d'interroger Lévi-Strauss et toutes sortes d'anthropologues en ne posant pas le problème de la technique, en évoquant la question de la technique sans une seule fois citer André Leroi-Gourhan, il y a un refoulement complet du seul qui a vraiment travaillé à mon point de vue sur ces questions, qui a vraiment posé, élaboré une théorie anthropologique qui est une anthropotechnique, c'est André Leroi-Gourhan. Tous les autres que je connais, en tout cas, ont opposé à ça une anthropologie et non pas une anthropotechnique qui repose sur une idée de l'homme qui est à mon avis absolument surannée et problématique. On étudiera ça dans les prochaines séances en se référant parfois à deux livres qui m'ont été recommandés, l'un par Gerald Moore qui est ici présent, de Kim Sterelny qui s'appelle The Evolved Apprentice. J'ai traduit

« L'apprenti évolué »https://mitpress.mit.edu/9780262526661/the-evolved-apprentice/↩︎. C'est un peu bizarre comme titre. Peut-être c'est ma traduction qui est mauvaise. Et qui est un livre récent de 2012 d'un anthropologue cognitiviste, ou plutôt d'un cognitiviste qui fait de l'anthropologie, qui essaie de faire une théorie de la coopération comme origine de l'hominisation et dont j'essaierai de vous montrer qu'il évite complètement le sujet de l'anthropotechnique tout en tournant autour en permanence. Il est très près mais il l'évite à mon avis. Ce n’est peut-être pas l'avis de de Gérald, peut-être qu'il nous en dira un mot tout à l'heure. Et l'autre texte qui m'a été recommandé par David Bates et de Merlin Donald, il s'appelle Origins of the Modern Mind, et il est extrêmement intéressant. C'est un texte qui a déjà 12 ans. Alors là, par contre, la question d'anthropotechnique est posée. C'est un texte qui pose des questions très très proches de ce que j'essayais de dire l'année dernière dans le séminaire, mais à l'époque je n'avais pas lu ce livre. On va s'arrêter là pour aujourd'hui. Je suis désolé, ça a été un peu long, on a commencé en retard, on a eu une petite panne.

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