Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2016

Séance 5 : L’organologie de l’interprétation : à l’origine des théories de la sélection artificielle et de la volonté de puissance

Séance 5 : L’organologie de l’interprétation : à l’origine des théories de la sélection artificielle et de la volonté de puissance

L’exosomatisation comme sélection artificielle. Transvaluer Nietzsche : de la volonté de puissance au courage de vivre et de panser

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 5 : L’organologie de l’interprétation : à l’origine des théories de la sélection artificielle et de la volonté de puissance », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2016 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2016/seance5.html.
version 0, 20/12/2025
Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0)

« Le fragment subvertit le fantasme d’un monde fini par une logique de montage et de rapprochement où le lecteur devient lui-même producteur du sens. On entre alors dans le paradoxe et l’infini. On avance au risque de l’impossibilité » P.178

« Reste une pensée critique, faisant face à la possibilité de l’impossible » p. 194

Sébastien Rongier Les désordres de monde Walter Benjamin à Port-Bou Pauvert

Enregistrement du 9 juin 2016 sur l’instance Peertube de la MSH Paris-Nord

Crédits : Épokhè et consortium CANEVAS

Source

Cette interprétation de Nietzsche que je propose aujourd’hui, je la situe dans le contexte contemporain du discours sur la biopolitique et le biopouvoir au sens où, depuis Michel foucault et d’un certain d’autres, on en parle beaucoup ; d’ailleurs j’étais en Italie ces jours passés et ce sujet, biopolitique, est très présent dans le mouvement qui s’inscrit dans les questions ouvertes par Giorgio Agamben, Roberto Esposito et un certain nombre d’autres. Ce que je voudrais souligner c’est que tout ce que je vais dire dans ce qui va suivre affecte directement tout ce qu’on appelle la pensée du biopolitique et du biopouvoir et au cœur de ces questions chez Nietzsche il y a, premièrement, la question de l’exception qui est le cœur vital et névralgique, si je puis dire, de la volonté de puissance et bien sûr la question de la sélection que Nietzsche inscrit dans son discours sur ce que, à la fin de sa vie, il appelle la grande santé et la grande politique.

Avant de rentrer dans le matériau, comme d’habitude je vais vous proposer de reparcourir rapidement la séance précédente dont je rappelle qu’elle avait pour titre Le marché critique et c’est la question de savoir s’il s’agit de parler de biopolitique ou de bioéconomie ou encore de biopolitique et de bioéconomie et à travers cette question, j’avais introduit l’hypothèse de ce qu’on pourrait appeler un marché critique. Et cette hypothèse, qui serait en fait une des dimensions de la nouvelle critique de l’économie politique, il faudrait l’inscrire plus généralement dans une approche de ce que j’appelle les quatre nouvelles critiques : de la faculté de connaître, la faculté de désirer, la faculté de juger et de l’économie en tant que telle. Ces nouvelles critiques sont au service d’un tribunal de la raison comme fonction archi-protentionnelle où la raison se trouve engagée c’est-à-dire fonctionne – j’insiste sur ce point : il s’agit ici de penser l’engagement comme fonctionnement et comme fonction - la raison a une fonction et cette fonction est une fonction d’arbitrage dans un universel polemos donc je me réinscris dans une tradition qui nous vient d’Héraclite, polemos qui est toujours diversel et controversel. J’essaye donc de saisir les contours de ce que serait une raison néguanthropologique en relation directe avec une cosmologie spéculative au sens de Whitehead et à partir de laquelle il s’agit de projeter la possibilité strictement (au sens où une bifurcation au sens strict n’est pas probable, n’est pas calculable et il y a pour cela des théories qui existent) improbable du néguanthropocène. C’est dans cette double ou triple optique-là de l’improbable qu’il s’agit d’envisager la raison comme fonction critique c’est-à-dire comme tribunal de la raison dans l’archi-protention en vue du néguanthropocène qui est hautement improbable. Cette improbabilité, j’essaye de la penser avec Aby Warburg et la conférence Le rituel su serpent, conférence qui m’intéresse à toutes sortes d’égards notamment parce qu’elle parle d’une cosmologie où le serpent est un pharmakon ; Warburg n’emploie pas le mot en tant que tel mais c’est bien ce qu’il décrit ; se mettre un serpent dans la bouche c’est une pratique plus que surprenante mais elle me fait penser à la vertu cardinale dans l’âge du néguanthropocène : le courage et c’est à l’aune de cette capacité morale que l’on peut trancher et évaluer c’est-à-dire sélectionner néguanthropologiquement dans l’exercice de la fonction archi-protentionnelle par exemple le fait de mettre un serpent venimeux dans sa bouche et ce serpent venimeux, qui est un crotale, est un peu un symbole, avec le poisson volant, de ce que nous essayons de penser. Il s’agit d’adopter le pharmakon dont Warburg nous dit depuis la clinique où il est interné, c’est-à-dire où il est possédé par l’hubris, que le serpent est le symbole universel du destin et c’est dans cette tragédie, cette appréhension tragique, que se forme ce qu’il appelle le pathos formel.

Il faudrait faire une organologie du courage c’est-à-dire du cœur puisque courage vient de cœur qui serait une autre généalogie de la morale ; quand je dis « autre », je veux dire qu’elle enchaînerait dessus, qu’elle la prolongerait dans d’autres directions et qui devrait s’acheminer vers les descriptions de l’exosomatisation contemporaine, de ce qui se passe aujourd’hui à travers l’exosomatisation, en passant par Andrew Ure et Marx, qui le lit, en envisageant aussi toutes ces questions à travers le Léviathan de Hobbes et le corps de Spinoza d’une part qu’il s’agirait de relire – ce que j’ai essayé de faire à la fin de La société automatique avec Hobbes – depuis les immenses transformations exosomatiques qui commencent avec la révolution industrielle que ni Hobbes ni Spinoza n’ont connue – et je pense que s’ils avaient connu ces transformations ils auraient eu d’autres images que ce qui est en jeu dans le Léviathan d’une part, et dans le « faire corps » de ce que Spinoza appelle Imperium, par exemple comme réseau de circulation entre les corps des marchandises, comme réseaux de communication, comme armes industrielles de destruction, comme exosomatisation de la perception à travers l’audio-visuel, de l’entendement à travers la mécanographie jusqu’à aujourd’hui les Big Datas, comme court-circuit de l’imagination et du rêve à travers de ce que Crary essaye de mettre en évidence etc. Jamais Hobbes ou Spinoza n’auraient écrit leur Léviathan ou leur Traité politique comme ils l’ont fait seulement, s’ils avaient ce matériau sous les yeux parce qu’il faut prendre très au sérieux ce qu’ils disent sur ces espèces de supra-organismes qui sont les enjeux de ces textes absolument fondamentaux.

C’est à partir d’une telle démarche, et bien sûr avec Nicolas Georgescu-Rögen, qu’il serait possible de constituer ce que je vais appeler maintenant une néguanthropologie positive qui s’appuierait sur André Leroi-Gourhan évidemment, Lewis Mumford, Henri Lefèbvre, Saskia Sassen pour une bonne part parce qu’aujourd’hui beaucoup de travaux le font de côté de l’urbanisme, de la ville, de ce que j’appelle l’exosomatisation et que l’on désigne autrement la plupart du temps. Si je signale cela c’est parce que tout ça sera au cœur de la recherche sur le territoire de Plaine Commune une fois encore ; vous avez bien noté qu’à chaque séance je parle de Plaine Commune ; c’est parce que tout ce que l’essaye de penser aujourd’hui est territorialisé et comme le projet de Plaine Commune est de de faire ce que j’appelle parfois a really smart city, une cité vraiment intelligente c’est-à-dire avec une vraie intelligence collective, je pense que les really smart cities ne pourront émerger qu’à partir d’une telle néguanthropologie positive urbaine ; en disant cela, je précise un point : c’est une néguanthropologie philosophique que je pratique ici ; ce qui ne veut pas dire que plan sur lequel je suis est en surplomb ; pas du tout ; ça veut dire que c’est une autre logique ; j’essaye, moi, d’aborder toutes ces questions-là du point de vue d’une pharmacologie que je n’appellerais pas générale pour des raisons qu’avait précisées Ricardo Baldissone il y a quatre ou cinq durant une Académie d’été, mais une pharmacologie que l’on pourrait peut-être dire spéculative ; alors qu’il faut une pharmacologie urbaine, il faut une pharmacologie de géographie, il faut une pharmacologie des mathématiques etc. et ça ce n’est pas le philosophe qui peut le faire aujourd’hui, il y a une division intellectuelle du travail qui s’est imposée et qui n’est pas effaçable.

Il faudrait aussi rappeler avec Harvey, le grand spécialiste de ces questions d’urbanisme, que ce devenir urbain, et plus généralement de la néguanthropologie, est toujours ordonné par la relation Herrschaft / Knechtschaft ; c’est ce que dit Marx au début de l’idéologie allemande et je tiens à redire que ça, pour moi, c’est fondamental ; c’est-à-dire qu’il y a des luttes (que l’on peut appeler lutte de classes ou autres), il y a un polemos qui se traduit d’abord comme ces luttes sociales (ces luttes de classes, ça me convient) et je suis Marx sur ce terrain-là mais jusqu’au point où cette relation peut et doit, et je l’ai dit à plusieurs reprises, devenir quasi-causale et donc n’est plus une affaire de dialectique d’une part, et d’autre part, doit surmonter et transvaluer la théorie du prolétariat comme sujet de l’histoire (ce qui ne veut pas dire que l’on doive suivre le discours de Jean-François Lyotard dans Le tombeau de l’intellectuel sur la fin du sujet de l’histoire ; ce que je veux dire par là, j’en ai parlé dans Etat de choc, ce qu’essaye de désigner Lyotard dans ce livre-là à travers la thématique des « grands récits » caractéristique de ce que l’on appelle la philosophie postmoderne, c’est quelque chose qui est mal désigné, mal conçu, à mon avis, par Lyotard. Quand je dis cela, ce n’est pas du tout pour faire la leçon à Lyotard, c’est parce que le temps de Lyotard ne permettait pas de poser les questions comme aujourd’hui nous pouvons et devons les poser selon moi.

Pour finir de rappeler les jalons que j’ai essayé de poser la semaine dernière, les nouvelles perspectives en matière de criticisme, puisque c’est bien de cela dont il s’agit – il s’agit d’élaborer une nouvelle critique générale – doivent être réinscrites, du point de vue de l’économie politique, dans la lutte de Georgescu-Rögen contre le mécanisme en économie et tout d’abord du point de vue suivant : l’irréversibilité est le cadre et la condition de l’expérience de l’archi-protention (ce propos est le mien commentant Georgescu-Rögen avec Heidegger). Il n’y a pas d’archi-protention au sens de la différance noétique qui est aussi une différance néguanthropique sans une telle expérience incarnée par les organes vivants de l’irréversibilité qui commence avant la différance noétique comme différance vitale ; c’est cette expérience de l’irréversibilité qu’on appelle aussi en science et en physique « rupture de symétrieSur la notion de « brisure spontanée de symétrie » et ses implications cosmologiques Cf. Etienne Klein Matière à contredire p. 137 et suivantes↩︎ » pour essayer de penser le temps cosmique. Ici il faudrait lire le dernier Prigogine, il faudrait lire Isabelle Stengers de la fin des années 70. Cette rupture de symétrie, elle caractérise la différance vitale mais quand il s’agît de la différance noétique ou néguanthropique, cette incarnation de l’irréversibilité dans les organes vivants, se prolonge ou s’accomplit (ou se désaccomplit, se réalise ou se déréalise, se mesure ou se démesure) dans un corps exosomatique qui lui n’est pas constitué simplement d’organes vitaux mais d’organes organologiques à travers quoi l’instinct de conservation devient la pulsion de mort dans un corps qui est toujours et transductivement psychique c’est-à-dire psychosomatique doté de membres détachables c’est-à-dire d’organes artificiels et capable d’investissements amovibles comme le sont les pulsions, dont le fétichisme est la condition, et tel que tout cela, traversé par les lois d’une économie libidinale, qui est aussi constituée par des investissements qui supposent eux-mêmes des idéalisations et des sublimations -c’est ce que dit Max Weber à propos de l’esprit du capitalisme et là, je me dis, à chaque fois que je pense à Max Weber, qu’aurait dit Nietzsche à propos de l’esprit du capitalisme de Max Weber ? c’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse – tout cela produit du faire-corps social ; c’est tout cela ; ce corps qui incarne l’irréversibilité comme différance néguanthropique etc. qui produit le faire-corps social, ce qui nous reconduit aux questions du Léviathan et au-delà à Spinoza et au-delà de Spinoza, aux marxistes, post-marxistes et neuro-idéologues comme cela a été montré à Rome par un épistémologue italien qui a évoqué l’indigence de l’interprétation un peu superficielle de Spinoza par Damasio.

Terminons quant au rappel des jalons posés précédemment par le rôle du feu dans l’exosomatisation; Georgescu-Rögen souligne, en s’attardant sur la machine à vapeur mais qui est la condition pharmacologique elle-même bien avant ce qui conduit à la théorie de l’entropie au moment où commence l’épreuve de l’anthropocène ; en fait, nous trouvons cette question du feu dans le rituel du serpent chez les indiens Hopi et à travers la question de l’éclair, puisque comme le montre ici Aby Warburg, le serpent est un éclair-serpent et comme il l’explique très clairement à la fin de sa conférence, ce qui caractérise le serpent c’est qu’il est à la fois sous terre – il est la représentation de toutes les forces souterraines qui sont chez les grecs l’Hadès – et également dans le ciel – l’éclair de Zeus ; il n’y a pas de Zeus chez les Hopi mais il y a du feu dans le ciel – et le feu est présent à travers le serpent-éclair.

J’avais terminé cette quatrième séance à partir de ces lignes qui paraphrasent Georgescu-Rögen : la thermodynamique comme science et comme savoir (doit être) une fonction capable de fournir des échelles de valeurs qualitatives et quantitatives à l’économie. La thermodynamique est une « physique de la valeur économique ». A l’avenir, j’essayerai de montrer qu’une telle fonction de ne peut pas être simplement dévolue à la thermodynamique ; je pense que Georgescu-Rögen a raison de dénoncer le mécanisme de l’économie contemporaine qui encore ultra dominante (quasiment exclusive) en 2016 mais je pense que la référence thermodynamique n’est pas suffisante ; je pense que c’est la néguanthropologie, positive, et pas seulement philosophique telle que j’essaye de la pratiquer ici, qui devrait devenir une science de la valeur économique et évidemment cela doit passer par la pensée du vivant comme néguentropie au sens de la différance vitale et la pensée de la noèse exosomatisée comme néguanthropie, voulant dire ici fonction de bifurcation dans l’archiprotention, ce qui requiert une cosmologie spéculative – il est évident qu’à partir du moment où nous disons qu’il s’agit de penser la biosphère au sein du processus entropique, on est dans la cosmologie inévitablement et je pense que ce doit être une cosmologie spéculative, au sens que Whitehead donne à ce mot, parce que précisément elle est improbable. Qu’est-ce que ça nous fait retrouver ici comme problématique ? celle des idées de la raison de Kant (je rapporte cela à ce que j’appelle les consistances). Cette question de la valeur en économie qui n’est donc pas simplement une « physique de la valeur », fut-elle une thermodynamique mais une néguanthropologie de la valeur, qui est toujours aussi une économie libidinale de la valeur - et qui est donc tout aussi bien une faculté de désirer et une faculté de juger la valeur (dans sa troisième critique du jugement, Kant parle du désir) – c’est cela qui pose la question d’un marché critique sous son vrai terrain.

Qu’est-ce que le marché ? c’est un espace commun où s’opère des arbitrages entre des possibilités d’exosomatisations (quand j’achète une brosse à dents, je joue le jeu de l’exosomatisation) et je pense qu’il faut aujourd’hui, non pas simplement dire : on va développer une économie des communs, on sort du marché ; pas du tout ; d’ailleurs, comme le dirait Benjamin Coriat très clairement, l’économie des communs ne veut pas dire la fin de l’économie de marché ( si cela devait advenir vite, cela viendrait par l’électronisation des échanges monétaires et la disparition de la monnaie et du marché dans un dispositif absolument redoutable, bien pire encore que l’économie de marché) ; donc je pense qu’il ne faut pas trop fantasmer aujourd’hui sur la disparition du marché par contre il faut essayer de repenser le marché critique pour pouvoir développer ce que j’évoque souvent comme un savoir d’achat (avec Karl Polanyi qu’il faut étudier avec Michel Foucault et réciproquement, fondamental pour les années à venir), tout cela devant être ce qui devrait nous permettre de faire un pas au-delà du couple valeur d’échange / valeur d’usage qui organise depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui toute la pensée des économistes en matière de valeur en vue non pas de les faire disparaitre d’ailleurs, mais de les inclure, de les réencastrer dans le couple valeur pratique ( la valeur de ce qui, au-delà de l’usage, ne s’use pas ; le savoir en l’occurrence, les grottes de Lascaux, un instrument de musique etc.) / valeur sociétale (à travers laquelle Jacques Cormerais essaye de repenser ce que Durkheim appelait « la solidarité organique ».

Alors tout cela fait partie du programme de la transvaluation de la transvaluation nietzschéenne et ça nécessite de penser avec Nietzsche au-delà de Nietzsche en passant par la vie, la mort, l’exception et la sélection qui sont les questions véritables de toute néguanthropologie considéré du point de vue exosomatique dans une époque qui est par ailleurs caractérisée par le délire transhumaniste face auquel les avatars de la biopolitique foucaldienne me paraissent extrêmement faibles ; je crois que les discours issus du commentaire du Foucault qui s’intéresse à ces questions dans les années 70 ne permettent pas du tout d’affronter les défis absolus qui s’ouvrent à travers la provocation transhumaniste et d’une radicalisation de la disruption qui va extrêmement vite – chaque semaine, entre chaque sessions de ce séminaire, des choses nouvelles arrivent qui montrent que ça va à toute vitesse et que très peu de gens se rendent compte de ce qui se passe.

Maintenant j’attaque vraiment le sujet d’aujourd’hui ; et je vais redire avec Barbara Stiegler que Heidegger, dans son fameux livre, [Nietzsche]{.texte idsp=“Nietzsche”}, un gros livre en deux volumes, qui est le fruit d’un séminaire qu’il a donné à partir de 1935-6 en Allemagne et qui lui a valu de tomber en disgrâce auprès du régime nazi – Heidegger a été réellement antisémite et nazi mais il a aussi combattu la partie du nazisme qui reposait sur l’interprétation de Nietzsche à partir de la biologie – dénonce une interprétation biologisante de Nietzsche tout en rapportant Nietzche à un avatar de la philosophie moderne, cartésienne et ce que montre Barbara c’est que en affirmant cela, Heidegger rate l’enjeu du nihilisme tel qu’il se forme comme affirmation de la vie chez Nietzsche et d’une vie qui est elle-même conçue depuis le couple Dionysos et Apollon que je reformule aujourd’hui en disant que le Apollon et Dionysos constituent une dyade indéfinie en tant que couple bipolaire et transductif. J’emploie le mot dyade indéfinie au sens de Simondon et évidemment bipolaire et transductif également au sens de Simondon. Aujourd’hui, pour moi, Dionysos et Apollon sont les transducteurs de toute relation noétique métastable qu’il faut penser à travers les questions de synchronieA tout à voir avec les figures linguistiques de substitution (métonymie, synecdoque, périphrase, antonomase) ; elles peuvent se fondre complétement dans la langue : on dit qu’elles sont lexicalisées.↩︎ (s’exerce dans les paradigmes syntaxiques fermés ; par ex. en français il y a le masculin et le féminin ; il n’y a pas de neutre ; il y a des langues où il n’y a pas de différence de genre etc.) et de diachronieA tout à voir avec les figures de l’analogie (métaphore, comparaison, allégorie, personnification)↩︎ (s’exerce beaucoup et d’abord dans le champ des paradigmes sémantiques qui sont toujours définis par Saussure comme étant ouverts c’est-à-dire qui peuvent toujours d’élargir, qui sont ouverts à une croissance indéfinie. Donc je crois qu’il faut penser Dionysos et Apollon comme des transducteurs de relations de ce type, synchronique et diachronique, parce que toute noèse est toujours à la fois synchronique et di achronique et telles que Dionysos et Apollon sont des expressions des deux tendances que forment hubris (que Nietzsche convoque tout à fait explicitement dans L’origine de la tragédie et dans ses lectures des présocratiques ; il est évident que c’est à partir de l’hubris que Nietzsche pense dans les années 1870 ; pour nous l’hubris c’est le pharmakon ; je crois que Nietzsche tourne sans arrêt autour de ce pharmakon mais qu’il ne parvient pas à le cerner et qu’il ne parviendra jamais à le cerner) et metron ; l’hubris c’est dont procède ce que Simondon appelle le déphasage dans l’individuation psychique, collective et technique ; c’est ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent le « dysfonctionnement des fonctions » ; ça c’est très important parce que le concept central de tout ce que je dis ici c’est la fonction ; et la fonction, nous disent Deleuze et Guattari, c’est ce qui dysfonctionne ; en disant cela, ils ménagent la dimension néguanthropologique et c’est pour ça que je m’appuie sur eux évidemment ; et c’est aussi ce que Roberto Esposito appelle le « delinquere » (la déliaison) dans la Communitashttps://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=PHILO_070_0093 Communitas Origine et destin de la communauté Roberto Esposito↩︎ et qu’il essaye de penser à partir de la biopolitique d’ailleurs, c’est aussi ce que Georges Bataille appelle la communauté du défaut de communauté. Je dis tout cela parce que je pense que Nietzsche tourne autour de tout cela ; que toutes ces références-là passent par Nietzsche ou par Canguilhem qui est passé par Nietzsche ; je dis cela pour Simondon qui ne parle pas vraiment de Nietzsche mais il parle beaucoup à partir de Canguilhem qui lui-même parle à partir de Nietzsche, ça c’est une évidence.

Ces noms, Nietzsche, Heidegger, sont compromis par et dans l’histoire du nazisme ; il faut absolument le dire ; il ne faut pas dissimuler ces choses ; il est absolument fondamental de poser de manière extrêmement nette que oui, Nietzsche et Heidegger sont compromis avec le nazisme, par et dans l’histoire du nazisme ; avec ou contre leur gré ; du bon gré de Heidegger, c’est certain et certainement pas de celui de Nietzsche parce que de toute façon il était mort depuis longtemps lorsque le nazisme s’en est approprié ; mais néanmoins cette appropriation de Nietzsche par le nazisme a eu lieu parce qu’il y avait en Nietzsche des possibilité pour qu’elle ait lieu évidemment et il est hors de question de le dénier ; mais à la différences des belles âmes de notre temps, il s’agit d’autant moins d’éviter de lire ces penseurs, Nietzsche et Heidegger, que les questions qu’ils ont ouvertes en leurs temps sont à ce jour restées sans répondant ; je ne dis pas sans réponses puisqu’il ne s’agit pas de trouver des réponses, mais il s’agit de trouver des répondants c’est-à-dire de nouveaux penseurs qui assument leurs questions ; je ne crois pas que les questions ouvertes par Heidegger et Nietzsche aient vraiment aujourd’hui des répondants ; pas même Deleuze (pour Nietzsche), pas même Derrida (pour Heidegger) ; il en résulte inévitablement que face à la répétition ou à la revenance apparente de ce qui venait hanter Heidegger et Nietzsche dans leur propre temp, cela nous hante à nouveau sans que nous n’ayons su les lire au-delà de ce qui appartenait à leur temps et qui n’est plus notre temps ; notre temps, c’est un temps qu’eux-mêmes, en leur temps, n’avaient ni pu ni su voir venir ; et ils ne pouvaient pas parce qu’on ne voit jamais venir le temps précisément, parce qu’il est absolument improbable ; évidemment il y a des intuitions, par exemple ce que dit Nietzsche de la sélection, de l’exception, ce sont de telles intuitions ; évidemment Nietzsche pense bien au-delà de son temps mais depuis son temps, pas depuis notre temps. Nous nous avons à penser au-delà de notre temps, depuis notre temps et pas depuis le temps de Nietzsche, de Marx ou de Heidegger – ou même depuis le temps de Derrida ou de Deleuze parce que nous ne sommes plus dans le temps de Derrida ou de Deleuze. Ce que n’ont pas pu voir venir, véritablement, pratiquement, concrètement, Nietzsche ou Heidegger c’est l’absence d’époque même s’ils ne parlent que de ça ; ils en parlent mais ils ne vivent pas dedans, ils ne sont pas dans l’absence d’époque et en particulier ils ne sont pas dans l’absence d’époque provoquée par un capitalisme absolument computationnel ; ils n’annoncent que cela mais ils ne le vivent pas ; ils vivent l’anticipation de cela, pas l’expérience de cela ; ils ne vivent pas par exemple l’expérience d’un entendement qui fonctionne sans raison, en dehors de toute raison ; il ne savent pas ce que c’est, même si Heidegger ne parle que de cela d’une certaine manière. Qu’est-ce qui les hantait en leur temps ? Qu’est-ce qui hantait Heidegger et Nietzsche ? c’était le prix de l’hubris qui se caractérisait au XIXème siècle comme capitalisme industriel pour Nietzsche, comme écrasement des exceptions par les moyennes de ce qu’on appellera plus tard les sociétés de masse – il voit comment les démocraties vont se transformer en sociétés de marché donc en sociétés de masse, Nietzsche le voit venir et qui conduit, aujourd’hui, à ce qu’il n’a pas pu vivre comme expérience, qui est la captation et la lésion des rétentions et des protentions totalement désintégrées par les foules connectées et calculées par des Big Datas qui vont quatre millions de fois plus vite qu’elles, qui est aussi ce qu’on appelle avec Geert Lovink, le capitalisme des plateformes, cela, évidemment ni Nietzsche ni Heidegger n’ont pu le voir, en faire l’expérience accidentelle et donc imprévisible. Ils n’ont pas vu, et Nietzsche n’a pas vu, bien qu’il ne parle que de cela d’une certaine manière, ce qu’on pourrait appeler aussi, non pas simplement capitalisme des plateformes mais crowd capitalism, le capitalisme des foules. Ce que ne voit pas Nietzsche en particulier, c’est la condition pharmacologique de tout cela et pour être plus précis, la condition pharmacologique de la rétention tertiaire numérique où il semble que Dionysos et Apollon se confondent en un état de fait en dehors de tout droit. Ce que je veux dire en disant cela c’est que, dans leur différance avec un a, Dionysos et Apollon ménagent la différence du fait et du droit ; et évidemment Dionysos est du côté du fait et Apollon du côté du droit, si cela a un sens de parler comme ça ; mais le droit étant ce qui cultive et protège les exceptions c’est-à-dire Dionysos, c’est ce qui cultive et protège la possibilité de l’individuation psychique et collective et la noèse en tant que telle puisque la noèse c’est le pouvoir du droit en tant qu’il protège les exceptions de la masse (Nietzsche ne fait pas une opposition entre l’exception et la masse mais une composition Barbara Stiegler).

Au XXème siècle, le prix de l’hubris, c’est ce qui s’organise à travers la captation des pulsions des foules fascistes ou nazies et dont la théorie de Wilhelm Reich est à mon avis totalement insuffisante et je pense que Deleuze et Guattari se sont égarés en suivant Reich dans cette interprétation de l’histoire psychologique, si je puis dire, du nazisme. Ce qui se produit à ce moment-là, et c’est ça qui fait que Heidegger fera partie de ces foules nazies, d’une certaine manière, c’est l’émergence du calcul en tant que tel. La grand question que pose Nietzsche, c’est la question de la masse, la transformation de la démocratie en marché de masse ; la grand question que pose Heidegger, c’est le problème du calcul tel qu’il va engendrer l’industrialisation de la vie et de la mort, y compris de Auschwitz, même si Heidegger n’aura jamais rien dit de Auschwitz ; et ça, c’est la concrétisation de la mort de Dieu que proclame Nietzsche et qui, chez Heidegger, s’exprime comme le sentiment thanatologique du là (da) ; ce sentiment Stimmung de la mortalité (thanatologique donc) questionnant, à travers le là (da), la localité face à ce qui, comme capitalisme américain et pouvoir des Soviets – là je reprends des expression de Heidegger dans Introduction à la métaphysique – se présente à ses yeux comme l’hubris même. Et c’est ici que Heidegger s’oppose à l’interprétation biologisante de Nietzsche contre l’interprétation officielle du régime nazi mais en ne comprenant pas que Nietzsche chemine vers une question qui le dépasse, parce qu’arrivant trop tôt- et qui dépasse aussi Heidegger – qui est la question de l’exosomatisation à propos de laquelle Heidegger lui-même ne finira que par balbutier le mot de Gestell car c’est un balbutiement ce que dit Heidegger à propos du Gestell. Quand je dis balbutiement, ce n’est pas du tout pour ironiser ou me moquer de Heidegger mais c’est parce qu’il ne peut rien faire d’autre que balbutier ; j’insiste sur un point : c’est le dernier mot de Heidegger, Gestell ; il commence à en parler en 1949, il s’exprime très largement et de manière saisissant en 1962 et puis après, plus rien, il se tait (c’est son dernier mot dans ce sens-là).

Tout au contraire de la tendance actuelle qui consiste à refouler ces penseurs parce qu’ils sentiraient le soufre comme on dit (quelque chose en eux s’est compromis dans le nazisme, par exemple la question de la sélection et de l’exception chez Nietzsche) nous devons les réinterpréter parce que, premièrement, nous entrons dans une ère qui n’est pas néo-fasciste comme on dit, mais postfasciste (nous entrons dans quelque chose d’autre que le fascisme - c’est du passé - mais qui procède du fascisme). On ne peut pas penser et combattre ce qui arrive aujourd’hui avec ce postfascisme avec les armes de ceux qui ont combattu le fascisme et le nazisme, ça ne suffit plus ; il faut donc prendre à la lettre ce que dit Deleuze : il faut chercher de nouvelles armes ; c’est le mot d’ordre d’Ars Industrialis. Et, deuxièmement, il faut nous préparer à une longue lutte en vue de constituer une nouvelle hégémonie noétique et organologique au sens où l’évoquent les Accélérationnistes ; ils parlent de nouvelle hégémonie contre l’hégémonie qui s’est imposée à travers la société du Mont-Pèlerin et sur ce plan-là, je pense qu’ils ont raison, c’est bien une affaire d’hégémonie intellectuelle et noétique qu’il s’agit de constituer et la seule possibilité de le faire est de parler de ce qui se passe et beaucoup plus clairement que tout autre ; il n’y a que comme cela que l’on peut constituer une hégémonie et il faut le faire en l’occurrence en critiquant sans concession les limites du discours des Accélérationnistes eux-mêmes.

Dans ce contexte, il faut lire Nietzsche et Heidegger plus que tout autres penseurs parce que leurs impasses reviennent à la surface d’une façon vertigineusement mécanique et effrayante ; il faut donc que nous soyons courageux et il faut que nous répétions ce que j’ai essayé de dire la semaine passée : le courage est la vertu cardinale de notre temps ; parce que notre temps appelle un saut – le mot saut est utilisé par Heidegger dans Kehre – dans la néguanthropologie ; et la conséquence de ce que je viens de dire c’est que pour transvaluer la transvaluation en vue d’entrer dans une nouvelle ère - qui n’est pas seulement une nouvelle époque - l’ère du néguanthropocène, il faut constituer une nouvelle philosophie morale au sens où Foucault, à la fin de sa vie et un peu contre toute attente, s’est tourné vers la philosophie morale et même a posé que la philosophie morale c’est la philosophie. La question du biologisme, qui est le grand malentendu entre Heidegger et Nietzsche, c’est aussi ce qui domine aujourd’hui, il faut bien en être conscient, à travers le neuro-centrisme ou le nouveau naturalisme cognitiviste ; c’est un biologisme qui s’exprime à travers ce qu’on appelle parfois la naturalisation de la phénoménologie chez les cognitivistes mais aussi à travers la biologie de synthèse et évidemment le transhumanisme ; tous ces gens-là sont des bio-centristes.

C’est dans ce contexte que je vous propose une trajectoire, que je ne vais pouvoir qu’esquisser, qui repose sur les points suivants : premièrement, si la sélection artificielle n’a pas été pensée correctement par Nietzsche, car c’est ça que je vais essayer de vous montrer, elle est cependant la question fondamentale de Nietzsche et où le paradoxe et l’enjeu est de protéger les exceptions de la puissance des moyennes – je dis le paradoxe parce qu’on verra avec Barbara, précisément sur ce point, comment la protection des exceptions est contradictoire en apparence avec le jeu du vivant et c’est précisément pour ça que Nietzsche pense qu’il faut redresser le vivant si je puis dire ; cette sélection artificielle est aussi pour moi l’enjeu du texte de Frédéric Kaplan dont j’ai souvent parlé où la capture de l’expression par Google, par exemple, ou les réseaux sociaux, c’est ce qui permet de court-circuiter les expressions et je ne suis pas sûr que Frédéric Kaplan ait mesuré (ou démesuré) le sens de ce qu’il dit ; je veux dire par là que la capture des expressions, qui sont sollicitées et systématiquement impulsées, stimulées par la Data Economie, nous sommes invités à sans cesse laisser des traces de nous-mêmes, à nous « exprimer » sur ces réseaux, c’est ce qui en traçant et en formalisant les exceptions en fait les fait disparaître. Deuxième point que je voudrais souligner dans cette trajectoire, c’est l’effondrement du christianisme ; c’est ce que Barbara a essayé d’analyser à la fin de [Nietzsche et la biologie]{.texte idsp=“Nietzsche et la biologie”} et dans un autre livre qui est Nietzsche et la critique de la chair. J’insiste sur point parce que le cœur de tout néguanthropologie telle que j’essaye de la penser ici, et en vue d’une économie et d’une politique des exceptions ; et c’est bien de ça dont il s’agit : nous devons protéger les exceptions contre la masse en vue de susciter des œuvres néguanthropiques ; cette démarche-là, à la différence de ce que dit Nietzsche, ne situe pas les exceptions au niveau des individus, en séparant les meilleurs de la masse, ce qui nous renvoie à Herrschaft / Knechtschaft – ce n’est pas une opposition entre les maîtres et les serviteurs ou les masses, ce que le nazisme va précisément activer – mais c’est une stimulation des exceptions au sein de chaque individu psychique aussi bien qu’au sein de chaque organisation collective ; autrement dit, j’affirme ici que l’exception est ce qui constitue toute forme de vie exosomatique car ce qui constitue l’exception c’est la capacité qu’elle a à s’approprier le défaut c’est-à-dire l’hubris pour la renverser en ce qu’il faut chacune à sa manière et que par contre la société de masse que voit venir Nietzsche et dans laquelle nous vivons nous comme Data économie qui n’est plus seulement une société de masse mais un capitalisme des foules, c’est ce qui dilue l’exception dans le calcul c’est-à-dire ce qui élimine l’exception ou pour le dire dans un langage plus formel de la théorie des systèmes et de la science du XXème siècle, la néguanthropie. Lorsqu’on ne peut plus séparer le psychique du collectif et du technique, de l’organologique, de l’exosomatisation et donc du pharmakon, l’exception devient la capacitation, comme bifurcation ; ce que j’appelle ici l’exception devient la possibilité de produire ce que Amartya Sen appelle capabilité comme bifurcation dans une logique quasi-causale et en effet ce sont les analyses d’Amartya Sen qui nous donnent à penser une économie et une politique des exceptions à partir de l’expérience du Bengladesh et en vue du territoire commun que devrait devenir Plaine Commune et là il est aussi très important d’articuler tout ce que je dis là avec un travail qu’il faudrait faire – j’espère que cela se fera dans le cadre de Plaine Commune – sur Elinor Ostrom qui est comme Amartya Sen prix Nobel d’économie et sur laquelle Benjamin Coriat qui enseigne é l’Université Paris XIII sur le territoire de Plaine Commune travaille depuis des années.

Ce que je suis en train de dire là c’est que la trajectoire que je suis en train de vous proposer affirme d’une part la nécessité de la sélection artificielle, et je vous redis ce que j’ai dit la semaine dernière, le passage de la rétention primaire à la rétention secondaire via la rétention tertiaire qui produit des protentions c’est de la sélection artificielle et donc le moindre acte noétique de l’être exosomatique quel qu’il soit procède fondamentalement de la sélection ; la sélection est au cœur même de la noèse et d’autre part, derrière cette question et celle de l’exception, cette question de l’exception c’est l’enjeu fondamental, pas simplement d’Amartya Sen avec la question des capabilités et Elinor Ostrom avec la question des savoirs qui sont à la base de ce qu’elle appelle l’économie des communs, savoirs qui cultivent et qui protègent des exceptions, tout cela il faut le penser avec Nietzsche et ça peut sembler évidemment très étrange ; parce que Nietzsche appelle, dans ce qu’il appelle la grande santé et la grande politique à une politique de la sélection et des exceptions, pour protéger les exceptions ; il faut le penser avec Nietzsche mais en transvaluant Nietzsche parce qu’il ne peut penser ni la néguentropie – il rejette la théorie de l’entropie - ni la pratique thérapeutique du pharmakon ; le savoir c’est ce qui procède d’une bifurcation néguanthropique en tant que pratique thérapeutique d’un pharmakon, voilà ma thèse de base. La pratique du pharmakon est du côté du travail, elle n’est pas du côté de la guerre ; ce que je veux dire par là c’est que la pratique du pharmakon n’est pas du côté du guerrier qu’est le maître mais du maître qui s’est mis à travailler lui-même et ce maître qui travaille lui-même qui n’est pas seulement, comme je le donnais à penser dans les premières séance, le maître qui serait devenu serviteur ; non ; c’est d’abord le maître qui est devenu un pacificateur, c’est le maître qui en a marre de faire la guerre, c’est le guerrier grec qui se met à construire Athènes et le Parthénon et qui veut la paix ; c’est le centurion romain qui veut l’otium, qui en a marre de la guerre et c’est le samouraï japonais qui se met à pratiquer la cérémonie du thé ; tout cela conduisant à ce que j’avais appelé dans Mécréance et discrédit l’otium, qui est un travail bien entendu ; otium ne veut pas dire farniente mais loisir au sens où Leibnitz emploie encore le mot loisir en français ; le loisir, c’est le loisir de penser ; « Penser tout à loisir » dit Leibnitz ; c’est un travail. Donc il faut que nous dépassions ces clichés qui consisteraient à dire que le travail du serviteur ce serait nécessairement l’artisan en train de devenir bourgeois ; non ; le maître lui-même peut se mettre au travail ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tension Herrschaft / Knechtschaft ; il y a une telle tension mais ça veut dire qu’il faut repenser les termes d’une telle tension très profondément et à l’aune de l’exosomatisation et en particulier des rapports entre la guerre et la paix.

La question est donc de faire du polemos le principe de la paix ; c’est ça l’enjeu fondamental ; et c’est cela que j’appelle la différance dans la controversalité. Ce que j’essaye de montrer depuis Mécréance et discrédit tome 1 c’est que l’âme n’est en acte que par intermittence et que la plupart du temps elle n’est noétique qu’en puissance ; la plupart du temps elle est sa propre « masse » et de temps en temps elle devient sa propre exception ; c’est alors qu’elle passe à l’acte, c’est alors qu’elle transgresse – la transgression n’étant pas du tout la désinhibition. La question c’est alors de faire passer à l’acte noétique la totalité de la population des néguanthropes ; c’est ça le programme de Plaine Commune ; comment on fait pour les 400 000 habitants de Plaine Commune, y compris ceux qui ne parlent pas français et/ou qui sont sans papiers et qui n’ont pas une thune deviennent en acte des êtres noétiques ? c’est ça qui constitue non plus une biopolitique mais une noopolitique qui vise à cultiver les exceptions dans les individus en les sortant de la masse qu’ils forment, de leur propre masse, pas seulement dans les foules que rassemble la Data économie mais en tant que nous sommes des foules à nous tout seul ; c’est aussi, et on le verra avec Barbara, ce que dit Nietzsche lorsqu’il dit que la moindre cellule est un être doué de raison et que nos corps sont des agglomérats de cellules (il faut l’entendre dans un sens qui n’est pas exactement celui de Nietzsche parce que là il est très biologisant mais on y reviendra dans la séance suivante. Ici, la grande santé que cultive cette grande politique consiste à faire de sa maladie, sa blessure, son défaut, c’est-à-dire de son exosomatisation, ce qu’il faut : une nouvelle forme de la santé et, comme dit Canguilhem, une normativité que j’appellerais néguanthropique (je souligne que Canguilhem parle de la néguentropie au sens de Schrödinger). Il faut cultiver une telle normativité en fonction de la raison arbitrant un tribunal où elle fait fonctionner sa critériologie archi-protentionnelle et c’est en ce sens là qu’il nous faut travailler avec Whitehead et Canguilhem. Donc vous voyez que j’essaye de faire un agencement un peu bizarre : faire travailler Nietzsche et Heidegger au service d’Amartya Sen et de Elinor Ostrom en passant par Karl Marx et en s’appuyant sur Whitehead et Canguilhem ; je ne crois pas que ce soit de l’éclectisme ; c’est une façon de penser le fonctionnement dans un nouveau fonctionnalisme, puisque je me présente moi-même maintenant comme un néo-fonctionnaliste mais pas au sens du fonctionnalisme américain, le behaviourisme etc., mais d’une nouvelle pensée organologique, l’organologie en tant que pensée des organes, et forcément une pensée des fonctions ; et là il faut relire Deleuze avec Whitehead sur des bases tout à fait nouvelles.

Tout cela nous amène à une troisième point : la nécessité d’une pensée cosmologique spéculative qui réinscrit le Dasein, le Gestell, le Bestand, l’Ereigniss, dans une cosmogonie qui n’est plus une théogonie mais qui reste une cosmologie au sens d’Aby Warburg dans le sens où il pose une question de cosmologie et où je soutiens (et là je me faire des ennemis parmi les scientifiques) qu’aujourd’hui, nous devons revenir à la cosmologie spéculative de Warburg en posant que chaque époque dans la biosphère doit constituer un rapport au cosmos dans sa totalité tout à fait spécifique qui n’est pas réductible à l’astrophysique (ni de la microphysique) parce que ça ne procède pas de la physique ; ça procède non pas simplement de la néguentropie telle que la biologie (donc ni la néguentropie) n’est pas soluble dans la physique c’est-à-dire dans l’entropie – et c’est ça la différance avec un a vitale – mais au sens où la néguanthropie, c’est-à-dire ce qu’Heidegger a essayé de penser sous le nom de Dasein dans Être et temps, n’est elle-même pas soluble dans la biologie contrairement à ce que Nietzsche aura essayé de faire. Cela nous amène à une nouvelle cosmologie, au sens où Warburg la pointe chez les Hopis, pour y retrouver les traits fondamentaux d’une néguanthropologie et de tels traits dans notre néguanthropologie en tant qu’ils passent tous par le serpent et c’est ça le sens du Laocoon de Warburg ; il donne ses commentaires du Laocoon, de cette statue grecque considérée parfois comme le canon même de la statuaire, mais pas seulement de la statuaire mais de l’art en totalité, ce qui est une figuration de la mythologie parfaitement tragique, Warburg, donc, fait une comparaison avec une représentation de Piero della Francesca, La flagellation du Christ – même dispositif que le Laocoon sauf que les serpents sont remplacés par des lanières - et montre à travers toute une série d’affirmations et d’analyses dans sa conférence du 21 avril 1923 sur les rituels des indiens Hopis que le serpent est toujours présent partout. Evidemment sir je dis cela c’est parce que je pose que le serpent est le symbole du pharmakon par excellence chez les grecs. C’est très étrange que Warburg ne dise rien de ce que dit Pierre Grimal dans sa mythologie quant au double serpent – quant au serpent en général et au double serpent d’Hermès puisque Asclépios dont parle beaucoup Warburg a un sceptre avec un serpent qui entoure son bâton, mais Hermès a deux serpents et cette dualité des serpents, nous dit Grimal, elle est complètement liée à la mythologie de Gorgone où le sang de la gorgone est à la fois empoisonnant et remédiant et c’est là que se trouve la dualité des serpents.

Ces questions de cosmologie, ou de cosmogonie pourrait-on presque dire, de cosmogonie exosomatique, qui passent par le serpent donc , il faut toujours les resituer dans le problème de la localité, comme localité cosmique, comme genèse de la localité cosmique, qui est la question du Dasein, du da, mais qui est aussi la question du fort / da telle qu’on la trouve chez Freud dans Au-delà du principe de plaisir et dont la bobine du petit Ernst, le petit-fils de Freud sur lequel il observe le jeu de la bobine, loin / proche etc., comment ce jeu fort / da serait une espèce de base du jouet transitionnel – la bobine est typiquement un objet transitionnel pour ce petit enfant – qui est devenu hautement pharmacologique et qui est aujourd’hui très profondément reconfiguré organologiquement et exsosomatiquement par la Data économie qui est aussi une économie du très proche c’est-à-dire de l’ultra-intime et du très lointain puisqu’elle fonctionne à la vitesse de la lumière et elle élimine totalement la différence entre le proche et le lointain d’une certaine manière. Il s’agirait enfin de poser un au-delà, à travers toutes ces questions, de la grammatologie et de la déconstruction qui passe par une pensée de la grammatisation, et non pas de la grammatologie, comme exosomatisation ; il s’agirait de repenser la grammatologie depuis l’aune de l’exosomatisation qui rend possible la pensée d’une grammatologie y compris une grammatologie du vivant qui n’est pas exosomatisé. Et ça ne serait pas une démarche de reconstruction à partir d’une déconstruction comme l’avait suggéré Jacob Rogozinski mais une démarche de déconstruction de la déconstruction ; tout comme il faut transvaluer la transvaluation de Nietzsche, il faut déconstruire la déconstruction de Derrida ; pourquoi ? parce que la déconstruction a toujours tendance à reconstruire ce qu’elle a déconstruit, dans son dos comme disait Hegel.

Entrons maintenant dans Nietzsche pour de bon ; je redis ce qu’écrit Barbara Stiegler : « Heidegger n’aura pas su lire en Nietzsche ce qui contribue à ce que Heidegger lui-même appelait l’Abbau de la métaphysique, Abbau que Derrida traduisait par « destruction » mais que Granel avait traduit dans les années 60, avant que l’on parle de déconstruction, par « déconstruction » - je ne sais pas du tout si Derrida a vu ce terme de déconstruction sous la plume de Granel ou pas mais en tout cas Granel a forgé le mot avant Derrida. Barbara nous dit ici que Nietzsche renouvelle la question de la subjectivité en l’appréhendant d’abord et avant tout comme vie et c’est ce que Heidegger n’aura donc pas compris puisqu’il va rapporter la question de la subjectivité chez Nietzche à Descartes et à la démarche de ce que Heidegger appelle lui-même la métaphysique ; ce que nous dit Barbara c’est que ce n’est pas du tout le cas et que, à partir d’une impulsion qui vient de Schopenhauer, Nietzsche essaye de penser la subjectivité kantienne – c’est très important – et non pas cartésienne à partir de l’expérience de la vie telle qu’il la reçoit à partir de Schopenhauer mais aussi à partir de sa lecture des Grecs, de la figure de Dionysos et aussi bien entendu du contexte scientifique de son époque – Nietzsche lit beaucoup - qui est l’évolutionnisme, le transformisme, Darwin puis Wilhelm Roux, Haeckel etc. Ma propre thèse est que la subjectivité, qui devient avec Nietzsche l’individuation – et c’est chez Nietzsche que se forge cette notion que Simondon bien entendu trouve chez Jung mais que d’abord il rencontre chez Canguilhem – il n’emploie pas ces mots-là, mais la processualité qui caractérise l’individuation, c’est ce que décrit Canguilhem à partir de Nietzsche ; donc la subjectivité qui devient avec Nietzsche, l’individuation, en partant de la vie et de la biologie, puisque c’est de ça dont parle Nietzsche, c’est ce qui fait faire à la métaphysique, à son Abbau, à sa déconstruction ou à sa destruction , un pas de géant, selon moi, vers l’exosomatisation. Ce que je veux dire par là, c’est que Nietzsche, dans le processus historial, disons, qu’est la philosophie, nous devons le lire parce qu’il nous conduit, il nous approche, il nous mène vers la question de l’exosomatisation telle que nous, nous sommes obligés aujourd’hui de la traiter parce qu’elle se présente telle quelle dans la vie quotidienne et en particulier à travers le transhumanisme.

Nietzsche nous mène vers une appréhension de ce que Sein und Zeit appelait la Weltgeschichtlichkeit (le mondohistorial dont Heidegger demandait est-ce que c’est constitutif, ces traces matérielles qu’on trouve dans les musées du Dasein, de son passé, de son déjà-là, et il finira par dire non, on peut l’éliminer, et je pense que c’est là qu’il se casse la figure. Je crois qu’au contraire la lecture de Nietzsche nous amène à une appréhension de cette question – de la Weltgeschichtlichkeit – comme rétention tertiaire et c’est cette question-là qui conduit vers le Gestell et l’EreignissHeidegger tente de dépasser Heidegger, lui-même et son histoire de l’être. Qu’est-ce que l’histoire de l’être chez Heidegger ? c’est ce qui tente de penser l’avenir au-delà de l’opposition entre être et devenir ; le mot même, histoire de l’être, dans une entente classique, à la façon de Parménide, est totalement paradoxale (ou antinomique) ; Je crois que c’est ce que Heidegger cherche à penser mais je pense qu’il n’y parviendra pas faute d’entendre ce qui dans la vie procède précisément de l’entropie négative et précisément comme archiprotention quant à la vie noétique en tant qu’elle est exosomatique. Je veux dire par là que l’être-pour-la-mort qui est l’archiprotention c’est évidemment l’expérience de l’entropie dans la néguentropie ; c’est la manière dont la néguentropie anticipe l’entropie et diffère l’entropie ; c’est donc l’expérience de la différance (avec un a) noétique mais c’est ce que Heidegger n’arrive pas à voir ; et encore moins le fait que cette archiprotention-là – qui n’est pas la simple anticipation du vivant dans son instinct de conservation – est exosomatique ; ce n’est donc pas une néguentropie au sens courant mais une néguanthropologie avec un a et un h. Cette ignorance de la question de l’exosomatisation est commune à Nietzsche, Heidegger, Derrida, Foucault et tant d’autres ; la plupart. Derrida et Foucault en particulier, ayant buté sur l’« entropologie » (comme je l’appelle) de Lévi-Strauss.

La démarche de Nietzsche, je la situe comme étant pré-organologique, c’est-à-dire comme constituant un seuil de l’organologie parce qu’elle élabore la condition organique d’une pensée organologique et ceci de manière assez précise ; je pourrais vous montrer de très nombreux textes où l’organe devient le point de départ de toute considération sur, par exemple, la question de la vérité, notamment dans ce qui suit ; c’est un des fragments à la base de l’ouvrage que l’on a appelé La volonté de puissance dans lequel Nietzsche nous dit 

La volonté de puissance interprète : quand un organe prend forme, il s’agit d’une interprétation

qu’est-ce que la prise forme d’un organe ? c’est l’apparition d’une nouvelle fonction ; et sa formation, autrement dit son organogenèse, est une interprétation du sens de la vie ; voilà ce que nous dit Nietzsche et nous ajoutons, nous mais pas Nietzsche, de son sens néguentropique (c’est justement ce que Nietzsche ne peut pas voir). Il faut croiser cela, et Barbara y insiste elle-même, avec la question de la catégorisation et comme vous le savez, ce séminaire est aussi lié au Digital Studies Network, il est un des séminaires de ce réseau, et dans ce Digital Studies Network, nous travaillons beaucoup sur la catégorisation ; qu’est-ce que la catégorisation ? c’est pourrait-on dire l’histoire fictionnelle de la vérité chez Nietzsche ; histoire fictionnelle de la vérité : trois termes qui sont hautement antinomiques dans la considération classique, en tout cas par la métaphysique, de la question de la vérité. Et ça c’est tout Nietzsche ; il réside essentielle dans ces agencements parfaitement antinomiques ; ce que j’ajoute moi c’est que cette histoire fictionnelle de la vérité c’est une histoire (je remplace fictionnelle par…) exosomatique de la vérité ; et à ce moment-là, la fiction prend une dimension nouvelle.

Ce geste de Nietzsche, qui consiste à rapporter la catégorisation telle que Aristote, Kant et toutes les grandes philosophies l’ont posée comme point de départ d’une certaine manière de la pensée et de la noèse, Heidegger le rapporte à la vie pensée depuis la biologie et comme biologisme ; mais nous, nous le rapportons à l’exosomatisation, tout contre Nietzsche, et comme ce que Nietzche n’aura pas cessé de décrire et de dénier ; il le décrit, mais en le décrivant, il le dénie c’est-à-dire qu’il décrit des processus qui relèvent directement de ce dont nous parlons, par exemple la sélection artificielle, tout en déniant que c’est de l’exosomatisation dont il s’agit ; lui affirme que ce dont il s’agit, ce n’est pas l’exosomatisation, c’est le vivant, c’est-à-dire ce qu’il appelle la volonté de puissance. Alors je vous rappelle ce que j’avais dit l’autre fois (dans la première séance de ce séminaire) que l’histoire de l’exosomatisation étant l’histoire des rétentions tertiaires en général, il s’y constitue une historialité epokhale qui constitue ce que Heidegger appelle des époques de l’être dans une Geschichtlichkeit à travers laquelle des stades organogénétiques de rétentions hypomnésiques se configurent et qui sont pour moi les questions autour desquelles tourne Heidegger dans Être et temps et surtout à la fin, les passages sur la Weltgeschichkeit, et qu’il n’arrive pas à penser, jusqu’au moment (Heidegger et Nietzsche se ressemblent beaucoup de ce point de vue-là) où il parle du Gestell en 1962 dans un de ses derniers textes, avant le silence final, en disant le Gestell est l’être lui-même; ce qui est quand même incroyable quand on y réfléchit; ce qui est incroyable ce n’est pas qu’il dise cela, c’est à quel point le caractère extrêmement paradoxal de tels propos n’est jamais commenté par les heideggériens.

Il faut croiser toutes ces questions avec celles de la catégorisation disais-je, et je le dis encore ici avec Barbara dans ce texte-là où la clef des catégories soi-disant à priori, nous dit Nietzsche, c’est le vivant le vivant« (…) les individus qui avaient l’habitude d’inférer de la causalité là où il n’y avait qu’une succession temporelle habituelle (c’était déjà l’explication humienne) – Hume la présente comme une inférence non-valide. Cf. La connaissance conjecturale – Ma solution au problème de l’induction Karl Popper in La connaissance objective Aubier NDR - ont survécu mieux que les autres (et c’est l’explication néodarwinienne que propose Nietzsche). » Barbara Stiegler Nietzsche et la biologie↩︎ qu’il faut trouver l’à priori. Ça ressemble presque à du ChomskyCf. Geoffrey Sampson La créativité linguistique : Popper contre Chomsky in Karl Popper et la science d’aujourd’hui Colloque de Cerisy Aubier↩︎ ; Chomsky nous dit que les idées innées de Descartes elles sont dans le cerveau, câblées etc. mais ce n’est pas du tout ça en réalité, évidemment, mais ça y ressemble quand même beaucoup ; et en réalité ce que je soutiens c’est que, cela, c’est le stade pré-organologique qui nous amène à penser que les catégories dont il parle, qui ne sont pas les catégories de la psychologie animale comme Simondon a pu les étudier dans Invention et imagination – notamment les phénomènes de prégnance, qui fait que par exemple les singes ont peur des araignées ou des serpents et qui sont des types inscrits dans la mémoire de l’animal, sont d’un tout autre ordre que la question des catégories au sens où Aristote les pose et où là, nous avons à prendre des décisions sur des bifurcations néguentropiques en mobilisant des catégories c’est-à-dire des critères de vérité ; c’est quelque chose d’un autre ordre. Nietzsche nous amène de manière très utile et très indispensable à remettre en question les facilités que se donne la philosophie à travers la notion de concept à priori mais en même temps il lui manque quelque chose qui est ce que nous, nous essayons de cerner à travers l’organologie et la pharmacologie, c’est la rétention tertiaire, non pas comme une dotation noétique miraculeuse mais comme un prolongement organique par l’insuffisance fonctionnelle des organes de l’être noétique ; donc on reste dans le fonctionnalisme de Nietzsche ; Nietzsche est en fait, dans son mouvement que j’appelle pré-organologique, celui qui pose la question de la fonction mais il ne la pose pas, de mon point de vue, de manière convaincante parce que, précisément, il ne parvient pas à inscrire le problème de la transvaluation et de la volonté dans le contexte d’une organologie générale. La vérité, telle qu’elle se configure dans un processus de catégorisation qui trouve sa source dans la vie même, selon Nietzsche, qui est le mouvement même de la vie d’une certaine manière, c’est ce qui conduit Nietzsche vers la volonté de puissance à partir de son inspiration première qui est celle de Schopenhauer puis de Wilhelm Roux, Haeckel, Darwin etc. C’est ainsi une nouvelle question de la subjectivité qui est ici posée comme individuation où les vérités humaines perdent toute valeur transcendantale ; elles deviennent des fonctions organogénétiquement générées, par une organogénèse donc, et elles s’incarnent dans des organes qui ne sont que les produits, je cite ici Barbara

contingents et empiriques de l’évolution organique

c’est cette thèse première qui conduira Nietzsche, à la fin de sa vie lucide, à ce que Barbara considère être un indubitable « socio-darwinisme » raciste, autoritaire et eugéniste devant quoi Nietzsche s’effondrera, il devient fou.

Derrière ces questions littéralement affolantes, parce que là se déchaîne l’hubris noétique en tant que telle, se trouve la question de la sélection qui est évidemment au cœur de notre analyse. Le sujet nietzschéen, qui doit être pensé à partir de la vie et comme individuation plutôt que comme individu, est kantien en cela qu’il est constitué par la succession et la conservation de ses représentations, de ce que j’appellerais moi-même plutôt, de ses rétentions ; c’est la mémoire qui constitue la vie – voilà ce que nous dit Nietzsche – la vie c’est la mémoire, la mémoire c’est la vie et elle se constitue à travers un flux à travers ce flux qu’est la vie incessamment – la vie c’est ce qui ne cesse de s’écouler en portant et en supportant Dionysos, ce qui fait que le flux est sans cesse en train de s’éclater si je puis dire, de se multiplier, de perdre son identité et qui se maintient, ou se métastabilise, à travers une succession de ce que j’appellerais des métastabilités apolliniennes. Ce sujet fluant et fluctuant est donc un processus où fourmille – je reprends un terme de Deleuze et Guattari – des individuations et des individus possibles bien plus qu’UN sujet ; c’est un flux qui fantasme son unité comme le disaient déjà les paralogisme de la Critique de la raison pure et là, ce qui m’intéresse beaucoup dans ce que dit Barbara c’est qu’elle reprend tous les textes de Nietzsche qu’elle synthétise où Nietzsche définit ce flux comme étant un flux qui rêve et qui réalise ses rêves ; vous vous doutez que c’est à partir de ces rêves qui se réalisent que je vais introduire la question que Nietzsche précisément ne se pose pas, ne semble pas pouvoir voir, étant encore peut-être trop métaphysicien, et qui est la question de l’hubris de l’exosomatisation ; ça appelle toutes les considérations, véritablement la pensée de cette exosomatisation, mais Nietzsche n’y parvient pas et pour une raison qui n’est véritablement comprise à vrai dire.

C’est en repartant de ces questions-là que je n’essayerai pas de résoudre évidemment mais de rendre pansable la question de la sélection artificielle, une sélection artificielle qui est toujours impansable au sens où ce roman ( L’effondrement du temps partie I) collectif et anonyme a pour titre l’impansable ; mais l’impansable ne veut pas dire qu’il ne faille pas panser ; l’impansable ne veut pas dire qui ne peut pas être pansé mais ça veut dire qu’il faut sans cesse panser bien que ce soit incurable et je pense que c’est ça que Nietzsche reproche au christianisme et à ses curés ; il leur reproche de rendre impansable l’incurabilité telle que néanmoins elle n’empêche pas, ou ne dispense pas de prendre soin, de panser. Si on a le temps, j’essayerai de vous montrer pourquoi et comment Barbara affirme que Nietzsche s’est effondré devant un dilemme qui est d’un côté la qualification du christianisme comme nihilisme et comme étant le cœur du problème qui nous empêche de panser et d’autre part le Christ comme étant celui qui est la figure de l’impansable et qui est la figure du soin et je pense qu’elle raison ; le rapport de Nietzsche au christianisme est extrêmement complexe et qu’il est à la mesure de nos difficultés à nous, à l’époque du transhumanisme, de nous situer par rapport au rôle du christianisme dans le nihilisme ou comme nihilisme ; pour moi c’est l’enjeu des conclusions de Warburg dans Le rituel du serpent où par exemple il commente un tableau qu’il trouvé dans une bible protestante (ce qui est un peu surprenant) des traces du Laocoon et où par ailleurs il fait référence à ce passage du serpent d’airain où les juifs sont invités par Moïse, lui-même missionné par Dieu, a finalement célébrer un serpent de bronze qui est sensé les protéger des morsures des serpents que Dieu lui-même a envoyé dans le désert pour les mordre. Ce que je veux simplement dire c’est que toutes ces questions qui sont en fait liées à la question de ce que, avec Nietzsche on appellerait la culpabilité – parce que c’est ça le nihilisme chez Nietzsche, c’est la culture de la culpabilité, c’est la soumission de Dionysos à la qualification de péché (pour moi c’est le refus du pharmakon, de l’hubris, de l’ivresse, du serpent etc. tout cela se transformant à travers le christianisme et je crois que Nietzsche ne parvient pas à trancher sur cette transformation, sur ce qu’il peut et doit en faire).

01 :32 :47