Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2016

Séance 4 : La marche critique

Séance 4 : La marche critique

L’exosomatisation comme sélection artificielle. Transvaluer Nietzsche : de la volonté de puissance au courage de vivre et de panser

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 4 : La marche critique », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2016 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2016/seance4.html.
version 0, 20/12/2025
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Je vais rappeler ce que je crois être le principal enseignement des premières sessions, à savoir que ce qu’on appelle la dialectique notamment chez Marx et ses commentateurs et chez Hegel commenté par Marx, à cette dialectique dont je soutiens moi que Marx et Engels continuent à la penser dans un sens, malgré tout ce qu’on peut dire, hégelien parce que s’ils mettent cette dialectique à l’envers, ils ne dépassent par le modèle dialectique, il faut substituer une logique quasi-causale Herrschaft / Knechtschaft (maître / serviteur) qui n’est pas une dialectique mais la matrice c’est-à-dire ce que engendre, ce qui génère l’organogenèse dans l’exosomatisation ; ce qui engendre l’organogenèse dans l’endosomatisation s’appelle la biologie ; ce que je dis c’est qu’après la biologie comme génétique de l’endosomatisation, il faut produire une organologie comme génétique de l’exosomatisation et que la matrice de cette genèse c’est le rapport entre le maître, c’est-à-dire le noble, et le serviteur, c’est-à-dire le roturier, le manant, le serf, parce que dans cette relation quasi-causale, ce qui s’engendre quasi-causalement, c’est le savoir, ni plus ni moins ; c’est un des acquis du travail des trois premières séances.

En outre nous avons vu en passant que le rapport entre mesure et démesure – en grec metron et hubris – ce rapport qui s’ouvre avec l’exosomatisation puisque l’exosomatisation, c’est ce que j’appelle l’hubris, c’est l’ouverture de l’insoluble situation de l’hubris, de ce que les grecs appellent l’ethos, c’est-à-dire le séjour des mortels dans l’hubris, la technè si vous préférez, c’est ce qui passe par les rapports entre Apollon et Dionysos qui ne peuvent pas se penser sans mesure et démesure, hubris et metron ; c’est-à-dire que si nous voulons continuer à penser avec Nietzsche, qui pense d’abord le rapport entre Dionysos et Apollon ; c’est ce que rappelle Barbara Stiegler dans Dionysos et la critique de la chair où elle montre que c’est Dionysos la matrice de la pensée de Nietzsche ; ce que je soutiens c’est que derrière cette matrice, il y a la question de l’hubris ; d’ailleurs Nietzsche le dit mais il traduit hubris par crime et démesure mais il n’y voit pas la technè et c’est comme ça que je vais proposer de relire Nietzsche, d’un point de vue qui n’est pas nietzschéen.

Alors qu’est-ce que fait Nietzsche ? Transvaluer Nietzsche… un programme totalement délirant ; qu’est-ce que fait Nietzsche et pourquoi faut-il le lire ? dans notre projet, de faire de l’organologie, ce qui nous intéresse chez Nietzsche, c’est qu’il cherche à penser la noèse ( noésis), plutôt que l’homme, la conscience ou je ne sais pas quoi, depuis la vie ; Nietzsche essaye de pense la noésis - que Kant essaye de penser par exemple à travers le sujet transcendantal doté de la faculté de connaître (la faculté de connaître c’est la noèse) - à partir de la vie et non pas à partir du transcendantal, de l’a priori ; c’est ça le mouvement extraordinairement audacieux - et extrêmement dangereux - de Nietzsche et dans cette tentative de penser la noèse à partir de la vie, il fait de Dionysos et de Apollon une dyade indéfiniment bipolaire, y compris au sens pathologique que ça a aujourd’hui, il était d’ailleurs un peu bipolaire, je crois mais je me trompe peut-être ; et chez nous, dans le discours que je tiens, cette bipolarité s’appelle l’intermittence et c’est le destin de la noèse tel qu’elle n’est pas la présence, qui est le privilège de Dieu d’être toujours présent à soi-même, mais l’accès, que décrit Aristote dans sa pensée de l’âme noétique, intermittent à la vérité – de temps en temps, nous accédons au plan des consistances ; nous, en tant que poissons volants, nous arrivons à sauter entre Dionysos et Apollon ; et ce qui se constitue entre Dionysos et Apollon, c’est un champ de forces pharmacologiques qui n’est pas capable de surmonter (aufheben) cette pharmacologie, ne sortira jamais de la toxicité du pharmakon et je pense que c’est là-dessus que Nietzsche travaille ; c’est ça le tragique ; on ne peut pas rédimer le pharmakon (c’est le verbe théologique dont dérive le mot rédemption, qui n’est pas seulement le salut, c’est le rachat de tous les péchés) ; J’insiste sur tous ces points-là parce que si j’en ai le temps, je vous parlerai de la question du péché chez Nietzsche.

Ce que je fais ici, dans ce séminaire, je le fais après une proposition que j’avais faite en 2009 d’engager une nouvelle critique de l’économie politique et ce que je fais ici ça consiste aujourd’hui premièrement à engager d’un point de vue fonctionnel, c’est-à-dire à la fois organologique et pharmacologique ; deuxièmement, dans les questions ouvertes par l’exosomatisation telle que la conçoit Georgescu-Rögen ; et troisièmement, tel que cette question se présente à nous comme le problème du transhumanisme qui est, je crois, très sous-estimée. Ce que je fais ici consiste don à engager un programme encore plus délirant que transvaluer Nietzsche à savoir engager le programme de trois nouvelles critiques : une nouvelle critique de la faculté de connaître (c’est ce que j’avais d’ailleurs commencé dans Le temps du cinéma ; une nouvelle critique de la faculté de désirer c’est-à-dire de la faculté pratique en quoi consiste la liberté autrement dit une nouvelle critique de la Critique de la raison pure de Kant (c’est pour ça que dans la fin de La disruption je parle d’une nouvelle philosophie morale ; je pense qu’il faut reposer les questions de la philosophie morale en faisant une critique de la Critique de Kant) ; et enfin une nouvelle critique de la faculté de juger que j’ai en chantier dans un livre qui s’appelle Mystagogies mais que je n’arrive pas à terminer. Dans ce programme, j’invoque à mon secours ce qu’on appelle des Saints (Kant, Nietzsche etc.) ; c’est une sorte d’invocation. Dans ce programme, qui doit repartir de la faculté de connaître que sont l’intuition, l’imagination, l’entendement et la raison – je dis cela parce que c’est le chemin de Kant ; il part de la faculté de connaître pour poser le problème de la raison pratique puis du jugement esthétique ; et pas seulement, il pose bien d’autres questions comme les opuscules sur l’histoire. Dans ce programme, il s’agit de reconsidérer toutes ces capacités de la faculté de connaître, l’intuition, l’imagination, l’entendement, la raison, et derrière ça le schématisme au regard de ce que leur fait l’exosomatisation depuis Emmanuel Kant puisque si ce que je dis est juste – et ce que je dis je vous le rappelle c’est que le schème, dans la version de 1789 de la Critique de la raison pure, qui permet à l’entendement et à l’intuition de se rencontrer, le schème qui est produit par l’imagination transcendantale selon Kant est en fait produit, selon moi, par la rétention tertiaire (qui est un produit de l’imagination d’ailleurs mais qui n’est pas transcendantal ou alors il faudrait dire que la technologie est transcendantale). Quoi qu’il en soit, si on partage mon point de vue qui consiste à dire que le schème c’est la rétention tertiaire qui rend possible la rencontre de l’intuition et de l’entendement et si d’autre part, on dit que les rétentions tertiaires se sont beaucoup transformées depuis Emmanuel Kant, alors il faut repenser l’intuition, l’imagination, l’entendement et la raison à partir de ce que l’exosomatisation, c’est-à-dire l’évolution des rétentions tertiaires, a transformé dans l’appréhension des schèmes, et pas seulement des schèmes, de tous les concepts de la faculté de connaître. Et en effet, ce que je soutiens, c’est qu’à partir d’Emmanuel Kant sont apparues les rétentions tertiaires analogiques sur lesquelles Walter Benjamin a beaucoup travaillé, et les rétentions tertiaires numériques sur lesquelles pas grand monde a travaillé, nous essayons de nous y consacrer, et j’essaye de montrer que ces rétentions tertiaires – il en manque une troisième, c’est la rétention tertiaire mécanique c’est-à-dire la machine, la machine de production qui reproduit les gestes et qui elle ne reproduit pas les fonctions de l’entendement mais les fonctions corporelles, du corps du travailleur (c’est ce que j’appelle la grammatisation des corps), une question qui ne préoccupe pas Kant mais qui préoccupe énormément Marx et Nietzsche et Freud. Ces rétentions tertiaires qui sont apparues depuis Kant, durant la vie de Hegel, parce que Hegel a assisté au développement de tout ça ; c’est ça que raconte la Phénoménologie de l’esprit en réalité ; c’est ce contexte, la mécanisation, qui frappe l’esprit du grand fondateur de l’Esprit absolu (qui est un non-savoir absolu). Si nous voulons penser tout cela il faut que nous nous expliquions avec le fait que cette fonctionnalisation par les rétentions tertiaires produit la prolétarisation et que celle-ci ruine la matrice organologique maître/serviteur, elle ruine la genèse de la connaissance telle que la pensait Hegel et telle que Marx ne la comprend pas en réalité ; il la revendique sans la comprendre ; ça c’est lourd aussi ; je pense que Marx se plante complètement dans son interprétation de ce qu’on appelle la dialectique du maître et de l’esclave (en fait le serviteur).

Ce que ça ruine en fait tout ça c’est ce que décrit Hegel comme la phénoménologie de l’esprit c’est-à-dire la genèse du savoir à travers l’extériorisation puisqu’après Hegel se produit quelque chose qui en fait, ce que Hegel croit le Savoir absolu, et qui est le non-savoir absolu c’est-à-dire la destruction du savoir. Et quand Hegel croit pourvoir dire je vais enfin pouvoir abandonner le nom d’amour du savoir pour rentrer dans le savoir effectivement réel, la Wirklichkeit du savoir absolu, ce qu’il décrit, c’est la destruction du savoir et l’avènement de l’information (qui est une grammatisation du savoir i.e. une destruction du savoir) qui remplace le savoir. Mais ce n’est pas une destruction du savoir ontologique ; je suis en train de dire que cette destruction, c’est le premier moment d’un double redoublement épokhal que nous avons à accomplir aujourd’hui qui n’est pas la production d’une nouvelle époque à partir de ça ; il faut entrer dans une nouvelle ère c’est-à-dire que tous les axiomes sont liquidés, explosés ; c’est ce que j’appelle le passage de l’anthropocène au néguanthropocène (cf. Dans la disruption). De cette considération sur la faculté de connaître que je développerai dans le tome 2 de La société automatique, je voudrais vous en donner un petit peu plus qu’un exemple que je crois éloquent ; qu’est-ce que ce que l’on appelle le donné ? qu’est-ce que ce que l’on appelle la donnée ? en fait, en anglais et dans le langage de la philosophie, ça se dit Data. En 1781, la donnée, ce que d’intuition donne à l’entendement mais qu’elle ne donne que pour autant que l’entendement soit capable de l’attraper ; c’est en fait l’entendement qui capture une donnée dans le divers de l’intuition ; parce que ce qui se présente à l’intuition, ce n’est pas la donnée, c’est le divers, les sensations et l’entendement, par sa capture, drague dans le divers ce qu’il va être capable d’unifier comme une donnée (aujourd’hui, ça s’appelle une data) ; ce concept de data continue encore à fonctionner comme cela par exemple à l’époque de Wittgenstein en 1934 et c’est ce qu’il appelle sense data – c’est ce dont parle Pietro Montani dans; c’est au moment où la data, au sens où l’on parle de data économie est en train de se constituer, à deux ans près, à travers ce que Turing va commencer à mettre en place à partir d’un énoncé mathématique qui va conduire finalement Von Neumann et tous ces gens là à élaborer la rétention tertiaire numérique ou digitale. C’est pour ça que pour nous, quand on nous dit les datas, on n’entend pas le divers de l’intuition, on entend les données qui sont produites par des capteurs, par des périphériques, par des softwares, par des réseaux, par tout un appareillage qui est l’exosomatisation numérique et qui a commencé après la deuxième guerre mondiale aux Etats-Unis puis qui s’est répandue à partir de 1993 comme une toile d’araignée - qui s’appelle effectivement une toile, le WEB - sur la terre. Pour nous, les datas, ce sont des informations, pas du tout des sensations – c’est ce dont parle Pietro Montani dans “}Bioesetica*, un livre intéressant – elles nous arrivent via des appareils qui ne sont pas nos appareils de perception (nos yeux, nos oreilles etc.) ; ce sont des appareils que l’on appelle aujourd’hui des smartphones, autrefois des téléviseurs etc. et ce que je crois, c’est que tous ces appareils-là produisent un processus de défonctionnalisation et de refonctionnalisation, de défonctionnalisation de notre entendement qui est de plus en plus délégué à des machines – donc nous sommes de moins en moins dotés d’entendement ; c’est pour ça que nous savons par exemple de moins en moins nos tables de multiplication (parce que l’entendement c’est aussi con (sic) que ça ; ça commence d’abord par des capacités à se soumettre à des règles extrêmement formelles mais qui sont à la limite de l’absurditéSystème 1 Système 2 Les deux vitesses de la pensée - Daniel Kahneman expose les ravages des parti pris et autres biais cognitifs dont nous sommes les jouets ; le système 1 est rapide, intuitif et émotionnel ; le système 2 est lent, réfléchi et logique.↩︎ parfois er qu’on appelle des opérations, (qui ne sont pas seulement arithmétiques mais logiques, géométriques etc.), ce qu’on appelle en mathématique, des règles de réécriture.

Notre entendement est donc défonctionnalisé et je crois qu’il entre en désuétude, en tout cas dans une partie de la population hautement prolétarisée ; parce que dans une autre partie de la population qui essaye de ne pas se faire prolétariser, y compris ces fameux enfants de la Silicon Valley que les patrons des GAFA envoient dans des écoles Steiner pour qu’ils apprennent à compter, à écrire etc. - et surtout pas d’ordinateurs, de télévision comme d’ailleurs à Canterbury dans l’Ecole royale, 8 élèves par classe, tableau, craie etc. avec le côté un peu bêtement conservateur de la noblesse anglaise ; en Californie, il se passe la même chose, mais là c’est l’oligarchie des nouveaux riches qui sont en général de très bons mathématiciens ou physiciens ; ils sortent de Stanford en général. Tout cela qui produit de nouveaux types de fonctions – je vous rappelle que le grand sujet de ce séminaire c’est la fonction (la fonction de l’entendement, la fonction de la raison, la fonction de l’intuition, la fonction des boîtes de conserve etc., les fonctions, le fonctionnement – qu’en informatique on appelle des fonctions primitives puisqu’un logiciel, ça met en œuvre des primitives ; c’est très important, y compris pour Plaine Commune puisque ce que nous proposons à Plaine Commune c’est de mettre en place un nouveau jeu de primitives ; notre projet, avec Orange, c’est de développer un WEB néguentropiqueQui favorise à la fois la diversification et la rigueur des points de vue [Proust et le calamar]{.texte idsp=“Proust et le calamar”} Maryanne Wolf p. 340↩︎ qui repose sur des primitives qu’on ne trouve pas sur le WEB actuel notamment parce que le langage HTML, HTML5 etc. ne permet pas aujourd’hui de faire fonctionner ce type de primitives (les questions théoriques ne m’intéressent que dans leur implémentation c’est-à-dire dans leur praxis qui ne se réduit pas d’ailleurs à la raison pratique de Kant et il faudra lire La raison pratique de Kant, si on en fait la nouvelle critique, avec le concept de praxis de Marx et pour essayer de voir jusqu’à quel point on peut continuer à suivre Kant tout en ayant la critique de la bourgeoisie et de sa morale par Marx et par tant d’autres.

Je vous rappelle que ces fonctions organologiques nouvelles qu’on appelle algorithmiques, les fonctions primitives de l’informatique, peuvent aller 4 millions de fois plus vite que nos systèmes nerveux - Nietzsche dit ceci : « le système nerveux et le cerveau sont un système de transmission et un appareil de centralisation d’innombrables esprits individuels de rang variable ». Voilà un exemple typique d’organologie nietzschéenne ; il essaye de penser l’esprit, la noèse et comment est-ce qu’il fait ? il va voir comment fonctionnent les nerfs et là il dit que les corps sont habités par plein d’esprits, les cellules sont des esprits, les organes sont des esprits etc. ça m’intéresse beaucoup parce que ça prépare la structure en spirale de l’idiotexte qui est une structure holographique, ou comme on dit avec Mandelbrot, fractale, où dans la partie vous retrouvez l’image du tout même si la partie n'est pas le tout et réciproquement. Ce que Nietzsche dit du système nerveux et du cerveau ne tient pas compte de ce que je viens de dire ; il ne peut pas en tenir compte puisqu’il ne sait pas ce qu’est une rétention tertiaire numérique mais je suis certain que si Nietzsche était au XXIème siècle, il parlerait de ça. Il peut se permettre au XIXème siècle de ne pas parler de ça – au lieu de s’en prendre au bélinographe (ancêtre du fax ; permet de transmettre des images par un réseau télégraphique, remplacé aujourd’hui par le mail, le smartphone etc.) qui n’existe pas encore au moment où il écrit mais qui va bientôt exister. A l’époque de Nietzsche, ce qui existe c’est les agences de presse, les clichés (l’agence Havas a créé un système de production d’articles tout faits en fonte et découpables à la lime pour y insérer quelque chose ; c’était les premières dépêches d’agence de presse) ; et ça travaille beaucoup Nietzsche ; dans le livre qui s’appelle L’avenir de nos établissements d’enseignement, il parle de ça ; il dit comment le journalisme d’agence est en train de détruire le savoir et là il s’intéresse au téléphone, au télégraphe ; il vit ça ; et il s’en préoccupe ; par contre il n’est pas capable d’imaginer un système qui irait 4 millions de fois plus vite que le système nerveux et pas simplement pour la transmission des informations mais pour le calcul, pour les fonctions de l’entendement, pour l’analyse ; Je crois que si Nietzsche était vivant aujourd’hui, il s’intéresserait à ces questions ; en fait je crois que Nietzsche ferait aujourd’hui de l’organologie générale mais à l’époque, il ne fait pas de l’organologie générale mais il fait quand même de l’organologie puisqu’il essaye de penser, appelons ça l’âme noétique, à partir des organes (le cerveau, le foie, les pieds etc.). Une nouvelle critique de l’économie politique aussi bien que des facultés de connaître, de désirer et de juger, tout aussi bien que de la doctrine des facultés en général mais là il faudrait relire Kant et Deleuze ensemble puisque Deleuze a écrit un livre important sur la doctrine des facultés de Kant, c’est ce dont j’avais essayé d’ébaucher le projet général en 2000 dans la Critique de la raison pure et puis ensuite que j’avais repris dans Mécréance et discrédit en y ajoutant une dimension qui était la dimension de la critique de l’économie politique c’est-à-dire en me tournant vers Marx mais aussi Nietzsche et Freud principalement.

J’avais essayé de montrer en critiquant Adorno que le schématisme devait être pensé du point de vue d’une fonctionnalité exosomatique du savoir, à partir de ce que je disais sur Canguilhem, sur Whitehead etc. Le savoir a une fonction dans l’exosomatisation et il est fondé par l’exosomatisation ; et c’est ça la question du schématisme. Dans la fonctionnalité exosomatique du savoir, les rétentions tertiaires, via les rêves noétiques, nocturnes et diurnes, agencent les appareils psychiques et les organisations sociales ; le rôle que jouent les rétentions tertiaires c’est d’une part de faire des agencements entre rétentions primaires et rétentions secondaires et d’autre part de faire des agencements entre individus psychiques et individu collectif ; ce sont les deux plans ; et il n’y a qu’un plan chez Kant ; il ne parle pas de rétentions tertiaires bien entendu, mais il parle d’agencements de rétentions primaires et secondaires et de protentions; la déduction des catégories à partir des trois synthèses de l’imagination, ça ne parle que de ça, Si vous réfléchissez à ce qu’est la rétention primaire, ce que Husserl appelle la rétention primaire, c’est la manière dont les données de l’intuition se présentent à moi dans leur diversité, ce qui se présente à moi dans le temps de la perception; c’est la première synthèse d’appréhension que décrit Kant tout au début de la Critique de la raison pure. Qu’est-ce que la rétention secondaire ? c’est la manière dont les concepts de l’entendement c’est-à-dire tout ce qui est capable de métastabiliser un concept c’est-à-dire ma mémoire en général ; ce ne sont pas simplement les concepts purs a priori (qui sont la base de cette élaboration de la mémoire qui va produire ces convergences, ces compatibilités, ces similitudes que Hume a décrites dans L’enquête sur l’entendement humain ; c’est très important de voir que Kant et Husserl se réfèrent très explicitement à Hume pour penser tout ça) ; et la manière dont la rétention secondaire attrape la rétention primaire en y faisant une sélection primaire – ça c’est que je dis, ce n’est pas ce que dit Husserl ni Kant évidemment – c’est le travail de l’entendement. La troisième synthèse que Kant appelle la synthèse de recognition va agencer tout cela, les rétentions primaires qui viennent d’arriver avec les rétentions secondaires qui étaient déjà là pour en faire une expérience passée cohérente, l’unité du sujet qui renvoie au paralogisme du sujet, paralogisme du fait que le sujet n’a pas d’identité et qu’il est obligé d’en produire une fictionnelle ce que reprendra Nietzsche dans les fragments que nous lirons ; cette troisième synthèse est produite par ce que j’appelle la synthèse de repro-duction et non pas de re-production comme l’appelle Kant ; il dit : c’est la manière dont - et Heidegger a très bien montré que cette synthèse re-production est une synthèse d’anticipation c’est-à-dire que je dois rejeter dans l’avenir la cohérence de tout ça pour je puisse, à l’avenir, maintenir l’unité du sujet ; et moi, ce que j’ai essayé de montrer dans La technique et le temps, que ça c’est rendu possible par la rétention tertiaire à commencer par le fait que Kant écrit un livre et qu’il se contrôle tertiairement, contrôle ses rétentions, à travers le manuscrit qu’il critique, qu’il change etc. Si j’insiste sur ces questions, c’est qu’il y a une extrême correspondance, que le livre de Heidegger Kant et le problème de la métaphysique rend très sensible, entre les trois synthèses de l’imagination et la déduction des catégories d’une part et les rétentions primaires, secondaires et les protentions chez Husserl d’autre part mais pour le comprendre il faut ajouter selon moi la rétention tertiaire.

Ce que j’ai essayé de montrer c’est que les rapports entre rétention primaire et rétention secondaire qui produisent les protentions sont surdéterminées par les rétentions tertiaires qui sont les schèmes ; les rétentions primaires c’est l’intuition, les rétentions secondaires c’est l’entendement, ce qui met en rapport les rétentions primaires et les rétentions secondaires ce sont les schèmes c’est-à-dire les rétentions tertiaires, celles-ci n’étant pas forcément les livre qu’écrit Emmanuel Kant, les ordinateurs que je suis en tain d’utiliser là, c’est la cuillère, c’est le marteau, c’est toute l’exosomatisation dans son ensemble, c’est tous les organes artificiels qui permettent de métastabiliser dans le divers fluant, chaotique de l’intuition, de maintenir des structures. Dans ce processus-là, il faut bien comprendre que l’entendement n’arrive pas après l’intuition etc. ; non, tout ça c’est un ensemble transductif, multifonctionnel et ses fonctions sont transductives, ce sont des fonctions qui transductivement constituées les unes par les autres et évidemment ce que je soutiens c’est que ce qui articule ces transductions, c’est la technique comme exosomatisation et comme fonction.

Dans Mécréance et discrédit j’ai essayé de montrer qu’il faut concevoir le capitalisme comme une déséconomie libidinale, celle-ci n’étant elle-même pensable qu’à partir d’une nouvelle critique de Freud parce que Freud, comme Kant ne peut pas penser les schèmes ; enfin, ne peut pas penser les rétentions tertiaires qui pour lui ne sont pas des schèmes mais des fétiches, des dispositifs qui rendent possible l’investissement pulsionnel transformable en libido ; il ne parle que de ça pour moi, mais il n’arrive pas à le désigner ; et ce que j’essaye de montrer c’est qu’une nouvelle critique de l’économie politique c’est ce qui doit faire fonctionner ça, et la question de la fonction du fétiche dans l’économie libidinale freudienne, avec les fonctions de la raison, de l’entendement, de l’intuition etc. et les rétentions tertiaires chez Kant.

C’est par là qu’on peut entamer une fondation d’une critique – pour reprendre le mot Grundrisse – de la Data économie, pas simplement de l’économie politique, la Data-économie étant, c’est ce qu’a montré Antoinette Rouvroy, ce qui ne voudrait plus être une économie politique mais une économie antipolitique, qui liquide le politique véritablement, qui automatise le politique ; c’est ça le projet de la gouvernementalité algorithmique ; et tout cela, ça conduit aujourd’hui au discours du transhumanisme – qui est à mon avis un délire mais les délires, ça peut être historiquement très important ; Adolph Hitler c’est un délire, et il n’y a rien de plus pauvre intellectuellement, de plus incohérent que le délire du nazisme, mais ce délire a eu des effets extrêmement concret ; ce n’est pas parce qu’un délire est un délire qu’il n’est pas capable de se réaliser ; c’est ça le problème de la pharmacologie : le délire peut se réaliser ; il se payera dans la différance avec a c’est-à-dire à un moment donné il se payera par une perte de néguentropie, par une augmentation terrible de l’entropie c’est-à-dire par une destruction de la diversité mais évidemment il peut tout à fait advenir mais évidemment nous verrons aussi que dans la lecture de Nietzsche que c’est quand même un problème qui se pose c’est-à-dire que si les nazis ont pu s’emparer de Nietzsche, c’est ce que montre Barbara, c’est pas pour rien ; parce qu’il y a quelque chose dans Nietzsche qui le permet ce qui ne veut pas dire que Nietzsche est un pré-nazi.

Qu’est-ce donc que le programme du transhumanisme – qui est donc un délire - c’est ce qui a pour but de produire une économie antipolitique c’est-à-dire qui détruit le politique en éliminant toute question politique de la sélection, c’est aussi ce que montre Antoinette Rouvroy, c’est-à-dire comment je choisis quelque chose etc. pour la remplacer par un calcul qui sélectionne automatiquement, uniquement par les statistiques ou par les chaînes de Markov c’est-à-dire les probabilités. C’est ça l’enjeu du transhumanisme et il n’y a que comme cela, selon moi, qu’on va pouvoir le combattre parce que je crois que le « grand combat » (Henri Michaux) qui vient, le grand polemos qui vient c’est le transhumanisme ; la Data économie, c’est derrière nous ; ça ne veut pas dire que c’est fini, ça ne fait que commencer mais ce qui va débarquer ce n’est pas les questions de la Data économie, c’est les questions du transhumanisme c’est-à-dire d’une nouvelle époque de l’exosomatisation organique et organologique et il faut s’y préparer. Dans cette question-là, le cœur de la question, c’est la sélection ; c’est pour ça aussi que nous allons lire Nietzsche parce qu’il va parler de la sélection tout en ne voyant pas que l’exosomatisation pose une toute nouvelle question de la sélection, qui est la sélection artificielle, non pas au sens où lui emploie le mot de sélection artificielle contre Darwin mais toujours en restant dans le champ du vivant biologique mais la sélection artificielle au sens où Darwin s’en sera servi par exemple pour s’inspirer des pratiques des éleveurs de pigeons pour comprendre la sélection qu’il appelle, lui, naturelle ; c’est ce que nous allons essayer de creuser maintenant.

Avant de faire cela, il est intéressant de faire une remarque très importante à mon point de vue et c’est pour ça que je voulais vous citer La volonté de savoir de Michel Foucault. Qu’est-ce que dit Foucault page 188 ? il dit que « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » ; c’est ça la biopolitique ; c’est ce qui pose que la fonction de la biopolitique, en tout cas chez Michel Foucault, pour l’homme moderne (chez Foucault, ça signifie l’homme du XVIIème siècle, l’homme qui apparaît avec Descartes) la fonction de la politique dans les Temps modernes c’est de faire de sa vie une question et de cette question une pratique, cette pratique étant exercée par ce que Foucault appelle un biopouvoir, ce biopouvoir ayant une histoire que Foucault s’attache à faire – tout le travail de Foucault depuis 1970 jusqu’à sa mort pratiquement c’est l’histoire de ce biopouvoir ; c’est pas seulement ça cela dit, c’est aussi l’histoire de la volonté de savoir et c’est pas réductible au biopouvoir – et ce biopouvoir suppose, comme le dit Foucault, des technologies de pouvoir ; or un tel pouvoir ne peut s’exercer, comme biopouvoir, biopolitique, que comme pouvoir de sélectionner ; il sélectionne qui va devenir baron, qui a le droit de vivre etc. Le pouvoir de sélectionner, comme dira Foucault dans Surveiller et punir, par les examens à l’école ; tout ça c’est le pouvoir de sélection ; or, pour autant que je sache (et c’est là une objection) une telle sélection n’est concevable que parce que, comme le dit Nicolas Georgescu-Rögen, elle ne s’accomplit pas d’elle-même mais comme jeu de l’économie qui aurait pour fonction d’agencer les organes entre eux (l’économie a pour but, dit-il, se substituant à la biologie, en prolongeant les fonctions de la biologie, de faire que les organes tiennent les uns avec les autres) ; la biologie c’est qui fait que mon cerveau, mon corps, ma peau, mon foie, tous ces machins, arrivent à travailler ensembles ; ce qui n’est pas du tout une évidence et d’ailleurs quand vous avez des problèmes de pathologie fonctionnelle, par exemple des problèmes d’estomac, vous pouvez soigner votre estomac au détriment de votre intestin ; dès que vous tombez malade, vous découvrez que votre corps est un espace polémique où les organes sont en guerre les uns avec les autres ; ce que nous dit Georgescu-Rögen, c’est que l’économie c’est ce qui consiste à essayer de compatibiliser les organes et qui sont des organes artificiels, exosomatiques, pour lesquels la biologie ne peut rien et pour lesquels des règles de l’économie doivent pourvoir quelque chose ; l’économie politique ou pas politique d’ailleurs, sachant que derrière tout cela il y a une grande question du statut des organes de reproduction (ce ne sont pas des organes parmi d’autres évidemment) et les organes de reproduction endosomatiques ; qu’est-ce qu’ils deviennent dans l’organisation exosomatique ? intéressant ça ; on peut dire, par exemple, les organes de reproduction exosomatiques, Marx et Engels en parlent au début de l’Idéologie allemande, c’est les outils de production des outils, disent-ils ; ce sont des organes qui permettent de produire des organes ; mais aujourd’hui, c’est la mère porteuse, le clonage ; c’est tout ça ; c’est la prolétarisation des ventre comme j’ai appelé ça comme ça dans un de mes livres et qui fait que l’on va prolétariser la maternité elle-même c’est-à-dire la matrice; on n’a plus seulement stérilisé la matrice du Herrschaft c’est-à-dire du producteur de connaissance et de savoir, mais la matrice de la vie elle-même, pas simplement la matrice des mères porteuses mais la matrice du mais, bref de tout ce qui est des organismes génétiquement modifiés.

Chez Foucault comme chez Georgescu-Rögen, et comme chez Nietzsche, nous allons le voir dans la prochaine séance, il y a un grand flottement quant à savoir ce qui différencie la politique de l’économie et quant à la question de savoir, en réalité, ce qui différencie le vivant noétique du vivant prénoétique (pour ne pas l’appeler animal parce que je ne veux pas faire jouer ces catégories qui prêtent tellement à confusion) ; et s’il n’y a pas de position claire là-dessus c’est parce que, à mon avis, ni Foucault ni Nietzsche ne pensent l’exosomatisation ; Georgescu-Rögen pense, quant à lui, l’exosomatisation mais je pense qu’il n’arrive pas à penser la question de la sélection. J’ai souligné, quant à moi, que la sélection semble ne plus s’opérer aujourd’hui, au XXIème siècle, que par le marché, exclusivement par le marché – ça c’est ce que veut l’ultralibéralisme; le programme de l’école de Chicago c’est ça ; seul le marché est légitime dans la sélection ; et ce qu’a montré Antoinette Rouvroy c’est que l’algorithmique porte ce programme à une possibilité de concrétisation par l’automatisation extraordinairement efficace ; efficace, mais totalement irrationnelle parce que, vous le savez, ce qui est efficace n’est pas forcément rationnel (par exemple, Auschwitz c’est vachement efficace, c’est pas du tout rationnel; et par exemple le nouveau marketing est très efficace mais il est totalement irrationnel parce qu’il détruit la différance avec un a c’est-à-dire la durabilité, la néguentropie etc. Si je dis qu’il faut relire Polanyi avec Foucault et réciproquement c’est à cause de ça parce je pense que Foucault ne l’a pas vu ; et à partir de là, il faut lire Georgescu-Rögen à partir de la relecture de Polanyi – Foucault et réciproquement pour poser cette question : biopolitique ou bioéconomie ? parce que Foucault nous dit penser aujourd’hui, c’est penser la biopolitique du biopouvoir et Georgescu-Rögen nous dit penser aujourd’hui c’est penser la bioéconomie du biopouvoir ; quelle est la différence entre les deux ? voilà une question qui m’intéresse beaucoup ; ce qui m’intéresse c’est que Foucault s’en prend à travers la pensée du biopouvoir à l’Etat ; il ne s’en prend jamais au marché ; il s’en fout ; Polanyi, lui, ne parle pas de biopouvoir ni de bioéconomie mais il parle de désencastrement du marché c’est-à-dire de la destruction du pouvoir politique de sélectionner ; et Georgescu-Rögen nous dit toute politique est une bioéconomie ; alors je me dit qu’entre Foucault, Polanyi et Georgescu-Rögen, on devrait arriver à produire quelque chose d’intéressant , en relisant en particulier Nietzsche parce que c’est celui qui va poser le problème de la sélection d’une manière absolument radicale mais en ratant la question de l’exosomatisation. Dans de telles perspectives, qui sont à la fois biopolitiques et bioéconomiques, et aussi anti-politiques, je dirais bio-politico-économiques et bio-économico-antipolitiques, premièrement, il faut requalifier l’histoire des questions d’ajustement entre une offre exosomatique, l’innovation technologique, la production industrielle etc. et un marché, qui en constitue la socialisation – plutôt la désocialisation c’est-à-dire ce qu’on appelle la déséconomie – d’une part et d’autre part, il faut investiguer une autre voie – c’est ce qui donne son titre à la séance d’aujourd’hui – une autre voie dans laquelle je voudrais penser un marché qui serait basé non pas sur le pouvoir d’achat mais sur le savoir d’achat . Je dis cela parce que je ne crois qu’il faille raconter des salades à la Nuit debout ou à Plaine Commune en disant on va sortir du marché ; c’est pas vrai du tout ; donc ne commençons pas à produire des déceptions qui augmenteront les rangs du Front national en France, de l’Alternative germanique en Allemagne et de tous les fascismes du monde entier; le marché ne disparaîtra pas, le capitalisme non plus par contre on pourrait essayer de construire un marché critique ; c’est un marché qui est « limité » par le savoir des acheteurs; je vous rappelle que l’enjeu de la critique, en tout cas depuis Kant, c’est la limite ; critiquer la raison, c’est limiter la raison, c’est énoncer les limites de la raison. A l’époque de Kant, els limites sont newtoniennes, à notre époque elles sont entropiques ; il faut donc absolument inscrire cela dans une bio-économie, c’est pour ça que Georgescu-Rögen est très intéressant (en même temps, il ne pose pas du tout les questions comme je le fais).

Deuxièmement, il faut d’un tribunal de la raison (ce tribunal étant la fonction de la raison pour Kant ; la fonction de la raison c’est ce qui juge et dont les organes sont l’intuition, l’imagination et l’entendement) qui n’est plus celui qui garantit la cohérence ontologique dans le cosmos de Newton, un cosmos éternel et sable ; non, il faut parler de l’universelle différance polémique, diverselle et controverselle, entre devenir et avenir dans ce tribunal de la raison ; le tribunal de la raison dont je vous parle, de la raison néguentropique, de la raison diférancielle, c’est un tribunal qui garantit la capacité de faire la différence entre devenir et avenir (je vous rappelle que la raison, dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Kant nous dit que c’est ce qui suppose un principe subjectif de différenciation, qui repose d’abord sur la capacité de différencier la droite de la gauche c’est-à-dire la capacité d’orientation, elle est le modèle, pour Kant, de l’orientation dans la pensée ; ce que je dis, moi, c’est que c’est une différanciation (de la différance de la noèse comme différance néguentropique et comme processus) avec un a et où là le problème c’est pas séparer l’être c’est-à-dire la cohérence ontologique du cosmos du devenir c’est-à-dire des accidents qui se produisent dans ce cosmos c’est de distinguer le devenir qu’est le cosmos, fondamentalement en tant qu’entropique de l’avenir de la noèse ; le programme de la raison, où elle doit garantir l’universelle différance polémique, diverselle et controverselle entre devenir et avenir, c’est de devenir un tribunal de la raison comme fonction archi-protentionnelle ; pourquoi ? parce que la raison doit garantir qu’on n’oublie jamais qu’il y a une fin à tout, y compris à l’espèce humaine et qu’il faut différer cette fin et que cette différanciation de ces fins est une différance avec un a, une différance noétique, doit produire une noo-diversité, non pas une bio-diversité seulement, mais une diversification néguentropique de la faculté de connaître, la faculté de désirer et la faculté de juger.

Ce tribunal de la raison, que je vais appeler protentionnel, est confronté à ce que ne pouvait pas connaître Emmanuel Kant qui est l’état d’urgence noétique et qui est provoqué par l’anthropocène et c’est ce qui donne aujourd’hui l’état d’urgence politique décrété par Manuel Valls et François Hollande – mais l’état d’urgence règne partout dans le monde et il règne de plus en plus (je parle de l’état d’urgence politique provoqué par l’état d’urgence noétique qui lui-même se traduit par un état d’urgence climatique, environnemental etc. Cet état d’urgence va produire dans les années à venir de plus en plus de passages à l’acte anoétiques parce que c’est un état d’urgence qui détruit la noèse et donc quand les gens perdent la noèse – perdent la raison pour parler clairement – ils passent à l’acte (mais ce n’est pas l’entelecheiaLe terme « acte » reprend le latin actus, qui traduit deux termes d'Aristote : energeia (« qui est en plein travail ») et entelecheia (« qui séjourne dans sa fin »).↩︎ dont parle Aristote, de passer de l’âme noétique en puissance à l’âme noétique en acte , qui produit un acte noètique c’est-à-dire un acte « vrai ») non, c’est le passage à l’acte anoétique, de la folie destructrice, criminelle, suicidaire etc. Mais ça ne doit pas nous décourager ; tout au contraire, nous devons considérer le courage comme la vertu cardinale de la raison, aujourd’hui, et comme le courage de la vérité (la vérité étant ce aime à se cacher, dit Héraclite ; il ne dit pas la vérité, il dit la physis et la physis, comme l’a bien démontré Heidegger, c’est l’être en tant qu’il passe à l’acte c’est-à-dire l’être vrai ); c’est ça l’enjeu du bouquin de Miche Foucault, même si lui ne le voit pas comme ça, lui qui est en train de mourir quand il fait ce séminaire ; le courage, c’est ce que nous apprend Foucault, c’est ce qu’il faut penser à partir de la vérité et réciproquement ; autrement dit, ce que nous dit Foucault, c’est que la vérité c’est d’abord – mais Nietzsche aussi dit ça – une affaire morale ; c’est aussi une question de ce qu’Heidegger appelle la Stimmung, l’humeur et cette humeur elle est configurée par la mélancolie de Prométhée – ce qui nous plonge tous dans la bonne ou la mauvaise humeur, c’est la facticité, l’artificialité de l’art, de la fête, du carnaval, qui est absolument factice, qui peut nous mettre de très bonne humeur mais aussi de très mauvaise humeur. Il faut donc que nous recommencions à poser la question de la mélancolie pour y produire une organologie et une pharmacologie de la mélancolie, celle-ci étant, vous le savez certainement, pour le Pseudo-Aristote (la mélancolie est la condition de la pensée, c’est aussi ce que dit Montaigne à la Renaissance) l’origine de la noèse elle-même. Ce que je veux dire à travers tout ça, c’est qu’il faut penser la volonté d’un point de vue fonctionnel, comme la raison ; quelle est la fonction de la volonté ? ça c’est ce que Nietzsche est en train d’introduire ; ça s’appelle chez Nietzsche la volonté de puissance ; parce que pour avoir du courage, il faut de la volonté ; le courage de la vérité suppose la volonté de ce courage de la vérité ; et c’est ça la question de la volonté ; quelle est la fonction de la volonté qui me donne du courage (et du courage qui me donne de la volonté) ? vous avez bien compris que je ne développe pas ici un point de vue fonctionnaliste, encore moins behaviouriste, parce que ce qu’on appelle le fonctionnalisme en psychologie, ça existe mais pas seulement ; il y a aussi un fonctionnalisme en urbanisme ; le modèle fonctionnaliste est extrêmement répandu ; le cognitivisme est un fonctionnalisme etc. mais ce n’est pas du tout de ça dont je vous parle; par contre, ce que je dis ; c’est qu’il ne faut pas laisser le fonctionnalisme entre les mains du behaviourisme ou du cognitivisme ; parce que le fonctionnalisme ça fonctionne ; les organes ont des fonctions ; et l’organologie ne peut pas ne pas étudier les fonctions et essayer de comprendre de ce que c’est que le fonctionnement et le dysfonctionnement y compris au sens de Deleuze et de Guattari; sans dysfonctionnement, ça ne fonctionnerait pas. Donc il faut que nous essayions de poser ces problèmes tout à fait autrement si nous voulons vraiment combattre le transhumanisme, si nous voulons vraiment cultiver le courage de la vérité contre le transhumanisme et ça suppose de rouvrir la question de la fonction de la raison au sens de Whitehead, mais cela ne suffit pas, la fonction de la raison étant d’ailleurs liée  à l’aporie qu’est l’exosomatisation; parce que l’exosomatisation que ce tableau de Rubens (l’aigle dévorant le foie de Prométhée enchaîné) représente c’est l’origine de l’exosomatisation ; Prométhée c’est le dieu qui a accompli le geste, le passage à l’acte, la transgression, le vol (du feu) qui est à l’origine de l’exosomatisation ; et cette situation est aporétique c’est-à-dire interminable (c’est ce que représente le tableau) ; c’est pas l’immortalité là ; c’est le caractère incessant de la mortalité et c’est ça que nous promet le transhumanisme : de ne même pas pouvoir mourir, non pas de devenir immortels mais d’être condamnés à souffrir pendant des centaines d’années dans l’insensé de l’aporie.

La fonction de la raison c’est de prendre soin du pharmakon, voilà ce que j’affirme depuis longtemps et pour ça il faut le vouloir et en avoir le courage ; c’est pour ça que nous devons nous tourner vers la volonté de puissance et le courage de la vérité ; il faut savoir que Foucault se définissait comme nietzschéen, du début jusqu’à la fin, il n’a jamais lâché ce truc-là ; qu’est-ce que ça veut dire être nietzschéen ?

Le tribunal de la raison, de cette raison qui cultive le courage de la vérité c’est-à-dire la noèse en tant que faculté de s’orienter, de prendre une décision, de cultiver une volonté etc. c’est le tribunal du polemos (parce que cette guerre n’en finira jamais, on ne pourra jamais surmonter le conflit).

Je voudrais rappeler que la question de la sélection (le courage de sélectionner, la volonté de sélectionner, la vérité, la sélection du vrai : tout ça c’est la sélection), c’est ça l’enjeu. Je voudrais donc rappeler que, pour moi, en partant de Husserl et de Derrida lisant Husserl, elle est au cœur de la temporalisation psychique que de la temporalisation collective parce qu’elle est conditionnée par l’exosomatisation c’est-à-dire par les rétentions tertiaires de cette manière : A (attention voulant dire ici noésis) = R3 (rétention tertiaire qui factorise les retentions secondaires R2 qui elle-même factorise les rétentions primaires R1 en tant qu’elle sont des sélections primaires ; donc la sélection est au tout début, à la racine, et la condition de possibilité de la noèse dans un tel point de vue. La sélection c’est d’abord la sélection des rétentions primaires qui les transforme en rétentions secondaires en limitant le flux (Ça c’est ce que dit Barbara dans sa thèse sur Dionysos, La critique de la chair ; elle montre que l’obsession de Nietzsche c’est comment il est possible d’accueillir le flux en le limitant – le flux c’est Dionysos et la limitation, c’est Apollon - c’est ça le problème de Nietzsche – qui va le conduire quand même à la folie.

Revenons à Georgescu-Rögen ; j’avais montré comment une lecture post-déconstructionniste, si on peut dire, et non seulement post-phénoménologique ou post-structuraliste, une telle lecture (qui est la mienne, je suis un post-décontructionniste, ce qui ne veut pas dire que sois un reconstructionniste – ça rappelle les rénovateurs du parti communiste, la reconstruction ça ne marche pas – nécessite de panser, en tant qu’elle est toujours une individuation psychique, collective et technique, l’individuation d’aménagements différantiels locaux, locaux parce que nous sommes dans la théorie de la néguentropie et que la néguentropie est toujours locale ; je ne dis pas ça pour faire de l’anti-mondialisation ou de la démondialisation à la façon de Montebourg, je parle d’autre chose là ; quand je parle de localité, c’est au sens physico-biologique, au sens où Claude Bernard dit : un organisme ça a des limites, c’est local ; il y a une membrane et sans elle, il n’y a pas d’organisme ; en organologie générale, c’est aussi vrai ; la terre, la biosphère a une limite ; idem pour le système solaire, lui-même englobé dans une localité plus grande etc. C’est ça la philosophie : on doit s’occuper de la rétention primaire comme sélection primaire et de l’infiniment grand ; l’astrophysique, c’est pour moi ce qui pose le problème du flux entropique à l’intérieur duquel se produisent des flux néguentropiques c’est-à-dire des inversions de sens, locales et temporaires, intermittentes.

Il faut penser cela parce qu’il faut panser la néguanthropie ; ces localités qui doivent panser (c’est-à-dire prendre soin de) la néguanthropie, ce sont des localités noétiques et ces localités noétiques, ce que nous apprend ce texte très important de DerridaSchibboleth pour Paul Celan Derrida↩︎, ce sont des localités idiomatiques (i.e. la dimension néguanthropique de la langue) ; l’idiome, c’est ce qui produit du singulier dans le bain noétique qu’est la langue ; et pas seulement la langue, mais tout bain néguanthropique et ça, c’est ce que détruit le transhumanisme, c’est ce que détruit la Data économie, c’est ce que détruit le capitalisme en tant qu’il est un calcul absolu qui réalise le Savoir absolu de Hegel en le renversant (en un non-savoir absolu) c’est-à-dire en l’accomplissant comme nihilisme au sens de Nietzsche. Qu’est-ce que la localité idiomatique ? c’est ce qui en-deçà ou au-delà de l’universalité cosmique comme localité ; la localité ouvrant des lieux qu’on peut être tenté de concevoir comme des espèces de clairières bien entendu (comme vous le savez, la Lichtung, c’est le concept du dernier Heidegger) et ça mérite d’être lu comme cela ; pas avec Heidegger ; parce que moi je lis tout ça avec l’entropie et la néguentropie ; j’ai toujours essayé de montrer que Heidegger ne veut pas penser cela, ça ne l’intéresse pas ; ça intéresse Lévi-Strauss mais il n’arrive pas à le penser ; ça l’empêche de panser avec un a, il dit d’ailleurs à la fin de sa vie : allez vous faire foutre (sic), j’en ai rien à faire, vous me faites chier, je vous déteste, vous les hommes, vous êtes minables, vous êtes des antropoï .

Nous ne sommes ni Heidegger ni Lévi-Strauss, nous ne voulons ni l’un ni l’autre ; nous pensons en revanche qu’il y a des localités qui ne sont pas forcément dans des forêts où se livrent des luttes singulières, par où l’universel – je ne dirais par disparaît parce que je crois pas qu’il faille abandonner la question de l’universel même si je crois qu’avec Deleuze l’universel c’est avant tout le marché mais il faut penser le diversel comme ce qui donne lieu (au sens de cora, l’espace, la matrice dans le Timée, qui n’a pas d’odeur, pas de couleur, pas de tenue, qui est une pure disposition - est le lieu qui accueille le controversel c’est-à-dire le polemos, le roi de ce monde fini parce que le cosmos c’est un monde fini ; c’est ce que disaient les grecs, c’est ce que nous rappelle Koyré, on passe du monde clos des grecs, le cosmos, à l’univers infini de Newton mais avec l’entropie on revient, non pas à un monde clos, mais à un univers indéfini, qui n’est pas simplement un univers infini, qui est indéfiniment en train de se désorganiser, de se répandre, de s’étendre et tout ça doit nous amener à penser le Gestell; le Gestell travaille à l’échelle des particules, de l’infiniment petit, par exemple l’accélérateur de particules du CERN à Genève et à l’échelle de l’univers.

Revenons à Georgescu-Rögen ; lorsqu’il nous dit, je le cite :

Joseph Schumpeter a montré que les innovations, c’est-à-dire les mutations exosomatiques (qui conduisent au Gestell) sont aussi l’objet d’une sélection et seules sont avantageuses, celles qui se diffusent

Il introduit le problème de la sélection, comme Darwin, - mais là elle n’est pas naturelle mais économique. Vous verrez que Nietzsche dit la même chose des organes ; que veux dire avantageuse ? c’est ce que je demandais il y a deux semaines, et je soulignais qu’il manque ici une pharmacologie bien que Georgescu-Rögen nous parle des vicissitudes de l’exosomatisation ; néanmoins il ne fait de pas de pharmacologie à mon avis ; voilà les désavantages de l’exosomatisation, dit-il, et il en fait une liste ; je vous rappelle que la première des vicissitudes de l’exosomatisation c’est le caractère addictif de la vie exosomatisée c’est-à-dire que nous devons dépendants de nos prothèses : une fois qu’on les a adoptées on ne plus s’en passer ; ce propos est très important. Il y a une autre vicissitude, c’est que l’exosomatisation fait apparaître des espèces exosomatiques c’est-à-dire des cultures et des grands bassins culturels ; il dit par exemple : l’Afrique ne pas s’articuler sur le plan Marshall qui consiste pour les Etats-Unis à construire un marché mondial, alors que le Japon est tout à fait compatible ; ce pays va devenir une espèce d’hyper-Amérique en fait ; le Japon est beaucoup plus moderne que l’Amérique et la Chine est en train de devenir beaucoup plus moderne encore que le Japon : tout ça peut faire froid dans le dos, il y a de quoi ; mais il ne faut pas se décourager ; il faut affronter tout ça avec le courage et la volonté de la vérité.

Pourquoi est-ce que l’apparition d’espèces exosomatiques est un problème ? parce qu’elle limite les échanges entre les nations, entre les cultures donc l’économie et il ajoute, de même que la plume d’un oiseau ne peut pas devenir une meilleure nageoire pour un poisson, on ne peut pas transférer un ordinateur en Afrique comme ça ; tout ça pose des problèmes d’ajustement et de désajustement avec Bertrand Gille ; ce qui est frappant c’est que de toute évidence Georgescu-Rögen ne connaît pas Bertrand Gille et Bertrand Gille ne connaît Georgescu-Rögen, ce qui est incroyable parce que Bertrand Gille connaissait très bien Schumpeter ; il aurait dû savoir que Schumpeter avait un assistant qui s’appelait Georgescu-Rögen. Il résulte de tout cela qu’il y a du conflit social qui surgit, dit Georgescu-Rögen, « parce que l’espèce humaine en est arrivée à vivre en société par évolution exosomatique et non endosomatique » ; donc ce n’est pas la biologie qui décide des agencements organiques, ce sont les sociétés et elles entrent en conflit les unes avec les autres.

Remarquons en passant, qu’à l’époque de l’esclavage, dit Georgescu-Rögen, un humain était capable d’utiliser les organes endosomatiques d’un autre être humain ; c’est-à-dire qu’il était capable de faire fonctionner cet être humain comme un animal (de fait l’animal a remplacé l’esclave ; c’est ce que nous expliquait Bertrand Gille ; l’attelage des chevaux a contribué fortement à l’abolition de l’esclavage). Ici Georgescu-Rögen devrait ajouter ce que remarque Marx dans les Grundrisse mais aussi d’une certaine manière avant c’est-à-dire en 1844, à savoir que l’usine, à travers les travaux d’Andrew UreAndrew Ure a écrit The Philosophy of Manufacturers 1835 ; il inspire le Capital de Marx, les Grundrisse aussi ; Marx cite Ure déjà dans les Grundrisse↩︎, est décrite comme un grand organisme exosomatique où il montre que les ouvriers vont devenir un élément de cet organisme et Marx reprend tout ça dans le chapitre qui s’intitule La grande industrie dans le Le Capital et dans les Grundrisse, en particulier le fragment sur les machines et c’est extrêmement important. Les ouvriers en question deviennent à ce moment-là des prolétaires c’est-à-dire des auxiliaires des organes exosomatique. Ils ont perdu toute fonction autre que faciliter le travail des machines ; c’est ce que reprend Simondon dans Du mode d’existence des objets techniques tout à fait au début lorsqu’il montre que la division industrielle du travail, l’industrialisation, ouvre un conflit entre l’homme et la machine parce que l’homme a perdu le privilège de l’individuation, c’est la machine qui individue maintenant ; ça mériterait discussion tout ça parce que je ne suis pas totalement simondonnien sur ces registres là mais ce que je viens de dire sur Simondon, je le reprends à mon compte. Il faudrait lire Ure, Georgescu-Rögen avec Durkheim et ses analyses sur la division du travail et la fonction de la solidarité organique parce que ce que décrit Durkheim sous le titre de solidarité organique – dans la société, la division du travail crée des liens par exemple entre le cordonnier (qui ne sait pas fabriquer du pain) et le boulanger (qui ne sait pas fabriquer des chaussures), ça va beaucoup plus loin que ça évidemment, c’est ce qui rend possible l’organisation sociale depuis l’exosomatisation. Evidemment, Durkheim lui-même ne voit pas l’exosomatisation, il n’en parle pas du tout, et c’est la limite de ce qu’il raconte. La division du travail qui est en jeu ici induit la question de la propriété des organes exosomatiques tels qu’il permettent de constituer des agencements qui sont des corps au sens de corporates, limited corporations, des corps qui sont ce qu’on appelle en France des personnes morales, qui font corps selon de règles d’agencement ; une société anonyme par exemple ou une société à responsabilité limitée fait corps d’une telle manière, des associations comme l’IRI ou Ars Industrialis font corps autrement ; il y a une droit qui définit toutes ces choses-là, des définitions de responsabilité et de propriété. Georgescu-Rögen pose le problème de la propriété, par exemple les mouches ont la propriété d’avoir des ailes c’est-à-dire de voler, les ailes ont une fonction c’est de permettre de voler ; que devient la propriété dans l’exosomatisation ?  c’est une propriété artificielle nous dit Georgescu-Rögen et en tant qu’elle est artificielle, elle diffère de la propriété naturelle ; ça veut dire qu’elle peut faire l’objet d’un conflit et c’est le problème que Marx soulève à travers ce qu’il appelle « la propriété des moyens de production » ; ce que je suis en train de vous dire signifie qu’il faut relire Foucault, Polanyi, Georgescu-Rögen, Durkheim avec l’Idéologie allemande de Marx et de Engels sachant que ce dit Georgescu-Rögen contre les staliniens et contre le marxisme plus généralement, il y a toujours une tête à ce corps et qu’on aura beau supprimer les CEO, les Pdg, tout ce qu’on veut, il y aura toujours un commissaire de la république des Soviets qui prendra la place parce qu’il faut une tête, parce que c’est une fonction une tête, on a besoin d’une tête. C’est un sujet en grande discussion, les ultra-libertariens disent qu’il n’y a besoin de tête, tout doit être réticulé, horizontalisé mais en réalité, ils manipulent totalement les gens parce que ça ne fonctionnerait pas, par exemple Facebook, s’il n’y avait pas un logiciel dont Facebook est propriétaire, qui constitue la tête du réseau en réalité c’est-à-dire ce qui organise tous les échanges etc. Il faut un CEO, une tête, des pieds, une fonction motrice, il faut des mains, une fonction fabricatrice, bref il faut des choses complexes. C’est ce que nous disait Frédéric Lordon, mais pas du tout sur ce registre-là, il faut quelque chose de plus complexe que le Léviathan de Hobbes ; si je vous le dis c’est parce que le Léviathan parle beaucoup de questions de ce type, il parle de l’incorporation, de l’organisme etc. il essaye de penser le politique comme d’un organisme mais c’est aussi parce que j’ai essayé de faire une lecture du Léviathan à la fin de La société automatique pour essayer de penser le léviathan électronique qu’est la gouvernementalité algorithmique qui est une espèce de Léviathan parfait, Léviathan dans lequel Hobbes se réfère à Aristote pour parler des abeilles et des fourmis, des insectes sociaux, et évidemment Georgescu-Rögen parle aussi des insectes sociaux parce que à chaque fois qu’on parle de ces questions, on parle toujours des sociétés d’insectes ; j’ai moi-même parlé des sociétés d’insectes en disant que nous sommes condamnés à devenir des sociétés d’insectes si on commence à suivre le modèle du transhumanisme et des réseaux sociaux etc.

La conclusion que tire Georgescu-Rögen de tout ça c’est que, je le cite

rien dans le soma ne détermine son rôle futur »

en gros il dit à la biologie « allez vous faire f… » parce qu’avec tous ces généticiens qui nous cassent les oreilles et qui nous disent que tout est déterminé par les gènes ou par le cerveau, en fait c’est le contraire nous dit-il : tout ce qui nous arrive d’important est hors soma, est exosomatique, et que ce sont les fonctions exosomatiques qu’un corps noétique fait corps avec d’autres corps noétique et produit une noèse c’est-à-dire une transindividuation qui constitue un organisme, cet organisme pouvant être public ou privé au sens moderne du mot ; organismes qu’il faudrait essayer de penser avec Georgescu-Rögen, Durkheim, l’Idéologie allemande etc. et André Leroi-Gourhan dans Milieu et techniques là où Leroi-Gourhan, bien à l’écart des questions de Lévi-Strauss, pense la cellule ethnique et la pense sur le modèle d’un organisme qui s’inspire de Claude Bernard, du mileu intérieur et du milieu extérieur, de la membrane etc. et essaye de concevoir l’ethnie comme une cellule avec des fonctions qui des analogues du vivant, de l’organisation vivante.

C’est de toutes ces questions, nous dit Georgescu-Rögen, que naissent les conflits, que l’Idéologie allemande appellera la lutte des classes ; et pourquoi l’Idéologie allemande appelle ça la lutte des classes et non pas la diversité des conflits par exemple les techniciens et tous les autres dans la société ethnique – ça c’est ce que dit Leroi-Gourhan -, le pharaon et se esclaves dans l’Egypte ? pourquoi est-ce que finalement Marx et Engels ramènent toute cette diversité des conflits à la lutte des classes ? parce que, eux, Marx et Engels, ils rapportent tous ces conflits à un principe historial – je le dis au sens de Heidegger geschichtlich (historiquement originaire) - à une sorte de duel qui est le conflit Herrschaft / Knechtschaft. Pour eux, ce conflit conduit, par l’abstraction de la valeur, par ce qu’on appelle le travail abstrait, la monnaie, le capital, au conflit capital / travail et c’est ce que conteste Georgescu-Rögen : rien ne changera, dit-il, avec la lutte du travail contre le capital ; il y aura toujours une tête, des pieds, une force motrice etc. rien ne changera dans le fait qu’un corps exosomatique est toujours constitué par des fonctions, que ces fonctions sont différentiées et que ces fonctions sont exercées par des organes vivants. Il y a une diversité organologique primordiale et inégalitaire qui est à l’origine de la dynamique spécifiquement néguentropique par laquelle s’opère une distribution fonctionnelle capable de mettre en œuvre la complexité que je j’appelle néguanthropologique et c’est ce que décrit ici Georgescu-Rögen où il commence à critiquer, c’est le cœur de son propos, et où il dit qu’il faut sortir de l’économie standard qui est basée sur le mécanisme newtonien.

Ce que je soutiens c’est que « il faut maintenir à feu-doux le conflit latent qui constitue la néguanthropologie (Georgescu-Rögen dirait dans l’exosomatisation) ». Dans l’exosomatisation, dit-il, il y a toujours un conflit latent, il faut le maintenir à feu-doux pour éviter que tout cela conduise à la guerre, à la destruction exosomatique (parce que la guerre c’est d’abord de la destruction exosomatique ; on détruit beaucoup de constructions pour anéantir l’adversaire et on détruit l’adversaire lui-même bien entendu). Pour pouvoir passer à une conflictualité appelons-la un peu civilisée, pour ne pas sombrer dans la barbarie qu’est toujours la guerre, il nous fait passer d’un modèle de l’économie mécaniste à un modèle biologique, une bioéconomie ou plus exactement, à un modèle que Georgescu-Rögen dit tout d’abord thermodynamique, qui prend en compte les questions d’entropie et ensuite à un modèle qui inscrit la question de la néguentropie au cœur de l’économie. Un des éléments centraux de cette économie-là dont nous parle Georgescu-Rögen, c’est l’irréversibilité c’est-à-dire que les dépenses accomplies ne sont pas récupérables et que par conséquent les ressources sont finies ; ça c’est ce qui distingue radicalement l’économie de Georgescu-Rögen de l’économie classique, y compris marxienne, d’après lui en tout cas ; je dis d’apprès lui en tout cas parce que c’est pas totalement vrai ; Fressoz l’a souligné dans L’apocalypse joyeuse : Marx a des propos dans le Capital où il souligne l’aspect destructeur du capital sur les environnements naturels et Engels tient des propos très clairs sur les fonctions écologiques, la dialectique de la nature. Nous sommes confrontés à l’irréversibilité c’est-à-dire que nous sommes des êtres temporels , c’est ce qu’a mis en évidence Sein und Zeit, l’être-pour-la-fin, nous protentionnalisons la fin, l’archi-protention de notre propre fin, nous savons l’irréversibilité sur un mode insigne qui est un savoir refoulé, oublié comme dit Heidegger, et c’est sur cette base que se produit l’exosomatisation et que se produisent des rétentions tertiaires qui elles-mêmes engendrent ce que nous appelons des protentions tertiaires.

Ça c’est ce qu’a ignoré l’économie standard dit Georgescu-Rögen et c’est ce qu’a ignoré la physique jusqu’à ce qu’apparaisse la machine à vapeur et celle-ci change tout, dit-il, d’une part parce que elle ouvre en physique une perspective totalement révolutionnaire et qu’elle met complétement à bas les axiomes de la physique newtonienne et c’est à partir de là que Whitehead va commencer à penser la nature comme processus, c’est la nature thermodynamique, et d’autre part, elle constitue le début de l’anthropocène. C’est à partir de la machine qui apparaît vers 1780 qu’apparaît l’anthropocène comme subite augmentation de production de CO2 et subite force tellurique que devient l’humanité exosomatisée en tant qu’elle change les grands équilibres ainsi que de son déni.

Tout cela pose à nouveau frais la question cosmique de la fonction du feu ; je vous rappelle que le feu c’est ce que Prométhée va voler dans l’Olympe sans la forge d’Héphaïstos – mais c’est aussi l’attribut de Zeus – et c’est le symbole de la technique ; ce qui se joue à travers la thermodynamique, la machine à vapeur, en tant qu’elle est à l’origine du modèle thermodynamique de la physique, en tant qu’elle est à l’origine de l’anthropocène, et l’astrophysique, qui va aboutir à concevoir le cosmos essentiellement comme une combustion thermonucléaire, ca met le feu au cœur de tous les grands problèmes, de toutes les questions : le feu, c’est ce dont la prise en compte comme chaleur, comme énergie, comme puissance calorique etc. ne permet pas de se tenir dans une conception mécanique de l’univers, voilà ce que nous dit Georgescu-Rögen ; et c’est ce qui introduit ce que j’appellerais moi une controversalité c’est-à-dire une dynamique d’une genre nouveau où le temps, Chronos, abrite la lutte entropique, ce que Georgescu-Rögen appelle la lutte entropique, c’est-à-dire la vie à l’intérieur du cosmos, ce qu’Héraclite désigne comme étant le polemos, père de tout dans le cosmos. Cette question est absolument au cœur de la culture présocratique et au cœur de la culture tragique des grecs, c’est la question de l’hubris, c’est ça le feu, c’est l’hubris, et c’est ce dont prend soin Hestia puisqu’Hestia est là pour contenir l’hubris, la colère – la colère d’Achille c’est une forme de l’hubris, c’est le feu. Vous le trouvez dans les pièces de Corneille, le feu exprime la colère, mais aussi le courage, aussi l’amour etc. Et tout ça c’est ce qui organise très concrètement la vie des hommes ; le foyer, par exemple, est une localité différante avec un a, là où se cultivent des mômes qui sont pas comme les autres – les mômes Untel ne sont les autres mômes et pourvu que ça dure, parce que ça s’appelle non pas simplement la biodiversité mais la noodiversité : il y a une base de biodiversité (génétique) mais à quoi s’ajoute une base exosomatique (pas seulement le fer à repasser ou la machine à laver mais les livres, la musique, les tableaux que l’on met aux murs, les mots que l’on utilise etc.).

De tout cela, Georgescu-Rögen conclut que la machine à vapeur, je le cite, est aussi importante que l’invention du feu et ce n’est pas rien de dire ça. L’invention du feu a été à l’origine d’une transformation radicale de l’hominisation ; il le savait ça Georgescu-Rögen ; dire que la machine à vapeur est de même importance que l’apparition du feu ce n’est pas rien ; et il dit : c’est ce que n’a toujours pas compris l’économie. C’est ce qui doit devenir, la question de la thermodynamique, un principe d’évaluation en économie et ici nous trouvons une question de l’évaluation qui est évidemment au cœur de la transvaluation de Nietzsche. Georgescu-Rögen nous dit que l’économie doit devenir une science, un savoir ou une fonction capable de fournir des échelles de valeurs qualitatives et quantitatives à l’économie diminuer la haute entropie et augmenter la basse entropie pour produire ce que j’appelle de la néguentropie. C’est le projet de Plaine Commune qui est un territoire apprenant contributif où le but est de créer une économie contributive qui rémunère un revenu contributif sur la base d’une production de néguentropie. La thermodynamique, nous dit Georgescu-Rögen, est une physique de la valeur économique (moi je dirais, la thermodynamique, mais surtout la théorie de la néguentropie).

C’est à partir de ce fait colossal qu’il faut transvaluer Nietzsche et avec Nietzsche, c’est la question du nihilisme qui est posée ici : comment le nihilisme est un processus entropique qu’il faut dépasser, surmonter comme dit Nietzsche, pour entrer dans ce que je soutiens être le néguanthropocène ; cela suppose de mobiliser la biologie comme modèle de l’économie, mais nous avons vu que ce modèle est totalement décentré ; il ne s’agit pas de faire que l’économie devienne un biologisme au sens où il y a un darwinisme social en économie qui s’appelle le néolibéralisme ; ce n’est pas du tout ce que dit Georgescu-Rögen ; c’est exactement le contraire ; mais ça veut dire par contre qu’il faut poser les problèmes d’organologie c’est-à-dire d’exosomatisation et il faut repenser la bioéconomie et la biopolitique (ça c’est moi qui le dit) à partir de la question de l’exosomatisation, en passant dans cette science économique, par les descriptions sur la fonction de l’herbe par exemple ; il nous explique que l’herbe a une fonction de photosynthèse sur la planète et que sans l’herbe il n’y aurait rien d’autre et que c’est extrêmement important parce l’herbe – Bergson parle de ça – c’est un condensateur de lumière et c’est ce qui permet de garder de la lumière quand il y en a plus, y compris sous forme de foin ; c’est à partir de ces questions-là, dit-il, qu’il faut repenser l’économie; c’est vraiment génial mais je pense qu’il faut aller plus loin que ce qu’il dit sur les structures dissipatives de Prigogine etc. Le point faible, à mon avis, de Georgescu-Rögen - mais c’est pas son point faible à lui, c’est le point faible du problème que j’essaye de soulever ; c’est donc mon point faible aussi – c’est que ces questions d’entropie et de néguentropie, de thermodynamique et, comme il le dira lui-même, de structures dissipatives ; il dit « tout organisme vivant est une structure dissipative et c’est à partir de Prigogine qu’il va falloir penser la bioéconomie » en tant qu’elle doit maintenir la structure métastable d’une structure dissipative. Je pense que c’est faible parce que je crois que Prigogine commet une erreur, avec Stengers d’ailleurs, qui consiste à dire qu’une structure dissipative est un analogue de la néguentropie et je ne le crois pas du tout, ce n’est pas un processus de différance avec un a ; c’est un phénomène de production locale d’ordre dans du désordre (par exemple le tourbillon qui se produit dans la Seine) ; évidemment que ça permet de penser les possibilités et les conditions d’apparition du vivant, c’est-à-dire de la néguentropie, dans le processus entropique, ça permet de produire des chainons manquants si je puis dire, mais en aucun cas c’est une néguentropie ; je répète ce que j’ai déjà dit dans ce séminaire : il y a une espèce de bordel conceptuel entre les structures dissipatives, la théorie de l’information utilisées en biologie par Henri Atlan et tous ces machins là qui fait qu’on est dans une espèce de marécage scientifique qui fait que tous les scientifiques aujourd’hui fuient ces sujets, même les astrophysiciens, mais nous devrons, nous, nous y collerhttps://www.youtube.com/watch?v=S8cO0FPTtUg Présages Entretien avec Gael Giraud Le portrait du monde qui vient↩︎.

Georgescu-Rögen nous dit que le processus économique est une structure dissipativeCe qui veut dire, selon Georgescu-Rögen, qu’il (l’organisme vivant) peut contrecarrer la dégradation entropique en absorbant de la matière-énergie disponible de l’environnement et en y rejetant la matière-énergie dégradée par le processus entropique.↩︎ (dans la terminologie de Prigogine 1974) qui maintient en bon fonctionnement le capital humain et le capital propre, les organes endosomatiques des hommes (les corps) et les organes exosomatiques. Je pense que c’est très court ; aujourd’hui, il faut sortir Georgescu-Rögen de cette impasse ; il faut aussi répondre aux questions à propos de la décroissance ; Georgescu-Rögen ce n’est pas la décroissance ; c’est Grinevald qui a traduit un texte de Georgescu-Rögen sous le titre La décroissance et Antoine Missemer dans une revue qu’il a consacré à l’ENS de Lyon à Georgescu-Rögen dit qu’il n’est pas un décroissant ; il n’a jamais parlé de décroissance et c’est tout à fait vrai; Jacques Grinevald parle de la technique comme étant la cause de l’irrationalité de l’économie ; c’est absolument le contraire de ce que dit Georgescu-Rögen ; il dit que c’est l’exosomatisation, c’est-à-dire la technique, qui nécessite l’économie ; Grinevald parle d’une impasse de la technique occidentale ; ce n’est pas ça que dit Georgescu-Rögen ; il dit que c’est l’économie – c’est l’économie qu’il critique, ce n’est pas la technique - n’est pas capable de penser dans un modèle qui n’est pas newtonien.

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