Séance 2 : Economie et biologie dans l’exosomatisation
L’exosomatisation comme sélection artificielle. Transvaluer Nietzsche : de la volonté de puissance au courage de vivre et de panser
Bernard Stiegler,
« Séance 2 : Economie et biologie dans
l’exosomatisation »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2016 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2016/seance2.html.
version 0, 20/12/2025
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On va commencer à parler un peu de Nicolas Georgescu-Rögen ; j’expédie le cas Georgescu-Rögen au cours de cette séance-là et on n’y arrivera pas : il faudra y revenir à la séance prochaine. Avant de vous parler de ce sujet-là, qui sera donc le cœur de cette séance, où on va parler de biologie et d’économie dans l’exosomatisation, je voudrais un peu parler d’une tribune qui est parue dans le journal Le Monde qui est consacrée au mouvement Nuit debout, qui a été publiée le 4 mai 2016, essentiellement par des universitaires, dont deux que nous connaissons, un que nous allons inviter la semaine prochaine au Théâtre Gérard Philippe qui s’appelle Frédéric Lordon et un autre, qui est un économiste, qui s’appelle Cédric Durand avec lequel nous allons travailler dans le cadre du projet de Plaine Commune qui est en train de se mettre en place ; dans cette tribune qui d’ailleurs a une contre-tribune, vous le verrez tout à l’heure, publiée le même jour, sur la même page par Le Monde, ses signataires, ils sont à peu près une dizaine, parlent de Nuit debout comme d’un « intellectuel collectif ».
Nuit debout n’a nul besoin d’intellectuels pour réfléchir. La production d’idées est immanente au mouvement dont chaque membre est un intellectuel et l’ensemble un intellectuel collectif. Nous qui exerçons professionnellement la « fonction d’intellectuels, nous voulons dire à ce mouvement notre admiration.
Evidemment un tel article ne pouvait pas me laisser indifférent du fait que la fonction de ce séminaire c’est « la fonction du savoir », des savoirs ; la question est de savoir de quelle fonction du savoir on parle ici sous le nom d’« intellectuels ». « Nous sommes, les signataires, tous des intellectuels (tous les hommes, je suis d’accord, on appelle ça des âmes noétiques) mais nous n’exerçons pas tous la fonction d’intellectuel ; il y a donc une « fonction » d’intellectuel c’est pour ça qu’il y a ce qu’on appelle des fonctionnaires ; les fonctionnaires assument une fonction.
*Le capitalisme a créé une classe d’individus qui fait profession de lire et écrire. En tant qu’universitaires, nous appartenons à cette classe même si nous sommes aussi des militant(e)s.
Là je discuterais un peu de savoir si on peut parler de classe.
Avec le dépassement du capitalisme, cette classe disparaîtra, et l’élaboration intellectuelle cessera alors d’être un privilège social.*
Tout ça mériterait des commentaires très précis que je ne vais pas faire maintenant. Ce que je voudrais souligner, c’est que ces questions qui sont assez centrales dans le thème de ce séminaire, où il s’agit de transvaluer Nietzsche, viennent, dans la tribune, après qu’il ait été dit par les signataires, que ce mouvement… beaucoup de critiques lui ont été adressées, par exemple sur France Culture, dans la presse de gauche etc. en particulier quant au « fort capital intellectuel » dont seraient dotés ses acteurs (comparés aux habitants des quartiers et c’est ce que reprennent à leur compte les signataires du papier). Ils disent :
les critiques du mouvement n’ont pas manqué de lui reprocher sa composition sociale, la surreprésentation, réelle ou supposée, de personnes à « fort capital culturel », ces mêmes critiques ont pointé l’absence des habitants des quartiers populaires, et notamment des immigrés postcoloniaux. »
je trouve qu’il y a une certaine contradiction entre la reprise de discours qui ont été adressés contre ce mouvement par, pas forcément des adversaires, des gens qui en tout cas ne coïncident pas forcément avec le point de vue de ce mouvement en lui-même apparemment et qui, cette reprise, semble accréditer ce discours et qui semble dire que l’intellect ne serait pas également partagé puisqu’il y a des gens « à fort capital intellectuel » et puis il y a les immigrés et les habitants des quartiers à faible capital intellectuel voire privés d’intellect ; je ne dis pas que c’est ce que veulent dire les signataires, bien entendu, mais ce que je veux dire c’est qu’il y aurait, d’après cet article, des gens mieux dotés que d’autres en terme de capital intellectuel, ce qui, disons-le clairement, est une évidence, mais que veut dire « capital intellectuel » ? que veut dire la « fonction » de l’intellectuel ? veut dire « l’intellect » ? tout cela mériterait qu’on en discute un peu à fond ; quand on dit « fort capital culturel », ça me fait un peu rire parce que je n’ai pas ressenti un « fort capital culturel » et quand on dit « des habitants des quartiers populaires » sous dotés intellectuellement, ça me donne pas envie de rire ; ça me donne envie de pleurer ; je pense qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce discours en fait. Je ne dis pas ça dans le discours lui-même dans son ensemble, mais je pense que ça va trop vite.
J’avais essayé moi-même dans un article qui a été publié dans le journal l’Humanité de traiter ces questions un tout petit peu en réponse à deux écrivains dont vous avez certainement entendu parler, surtout un d’entre eux, Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis qui avaient publié un Manifeste Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique Le Monde des 27 et 28 septembre 2015↩︎dans lequel ils se présentaient comme des intellectuels de gauche et contre ce qu’ils appelaient les intellectuels de droite, tout en insinuant dans leur truc qu’on ne pouvait pas être à la fois un intellectuel et de droite, ce qui m’avait profondément choqué. Autant dire que dans les quartiers populaires, le capital intellectuel est moins important qu’ailleurs, je trouve ça triste, autant je trouve très triste de dire qu’on ne peut pas être de droite et intellectuel. J’ai essayé de rappeler dans cet article que cette division entre l’intellectuel et le manuel, car c’est ça qui est en arrière-plan, c’est l’origine même de la métaphysique, c’est le cœur de tout ce qui constitue ce que Heidegger, Derrida, Foucault, Deleuze et avant eux-mêmes Emmanuel Kant déjà, d’une certaine manière appellent la métaphysique ; que tout ça renvoie à un jeu d’opposition que Derrida a essayé de déconstruire entre, par exemple, l’âme immortelle d’un côté, de l’autre le corps mortel, la vie d’un côté, la mort de l’autre, la pensée d’un côté, le travail de l’autre, l’esprit d’un côté, la matière, l’intellect d’un côté, la technique de l’autre etc. ; et tout ça ce sont des effets de ce que j’appelle le déni de l’exosomatisation, le déni du fait que en réalité tout travail est un travail intellectuel, premièrement, sinon ce n’est pas un travail ; deuxièmement, tout travail intellectuel est un processus d’extériorisation qui passe par la technique, donc par la main et tous les intellectuels ont des mains et s’en servent et tous les gens qui ont des mains ont un intellect parce que se servir de ses mains c’est produire du noétique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille ignorer et balayer toute une histoire sociale, d’organisation de classes sociales, par exemple avec des maîtres et des esclaves, des seigneurs et des manants et qui vont opérer, pourrait-on dire, en paraphrasant Jacques Rancière, non pas un « partage du sensible » mais un partage de l’intellect – ou a un non-partage de l’intellect – et tout ça renvoie à ce que disent les signataires du papier qui parlent de classe intellectuelle et tout ça ; mais ça va beaucoup trop vite et c’est le cœur du sujet dont la Nuit debout devrait s’emparer mais peut-être pas aussi hâtivement, parce que si je crois qu’il y a quelque chose d’urgent, c’est de ne pas se hâter de répéter les clichés qui dominent la scène publique.
Je rappelle et je souligne ces faits, ces textes, ces discussions, ces débats publics parce que ce sont les enjeux mêmes du séminaire. J’ajoute que nous ne cessons ici à l’IRI aussi bien qu’à Ars Industrialis et à avec pharmakon.fr de récuser une opposition entre d’un côté le savoir intellectuel, ce qu’on appelle aussi le savoir théorique, le savoir conceptuel et de l’autre côté les savoir-vivre et les savoir-faire ; pour nous le savoir c’est le savoir ; ce que je veux dire par là c’est que toute forme de savoir appartient à l’intellect et même s’il y a ce qu’on appelle un savoir conceptuel, le savoir non-conceptuel est intellectuel parce qu’il est noétique, et c’est ça que veut dire noétique. Dans la métaphysique, seul le savoir conceptuel ou théorique est considéré comme un véritable savoir et on considère que les autres formes de savoir, par exemple le savoir-faire du travailleur manuel est soluble dans le savoir théorique et que le savoir théorique est capable d’intégralement décrire les autres formes de savoir. Emmanuel Kant lui-même, qui est pourtant l’un des philosophes les plus vigilants sur toutes ces questions et qui, par ailleurs, énonce les limites de la raison bref, qui est en plein dans les problématiques que j’essaye de rouvrir ici, dit, dans Théorie et pratique, que toutes les questions techniques seront résolues à un moment donné par la science ou les mathématiques et ça c’est évidemment un énorme bourde métaphysique dans laquelle tout ce que Kant a essayé de montrer, qu’il fallait limiter les ambitions de la raison, qu’elle était obligée de composer avec ses propres limites, efface d’un coup tout ce qu’il avait gagné par sa critique de la raison pure et de la raison pratique. Mais ce qui est derrière tout cela, c’est le calcul, le statut du calcul ; parce que ce que prétendent les théoriciens qui ont des visions métaphysiques, c’est que tout est descriptible par un calcul ; et moi, j’ai beaucoup d’amis mathématiciens qui me disent : « tu as raison avec tout ça, mais en même temps, tout est toujours descriptible par un calcul » ; ils ajoutent ça parce qu’ils sont convaincus qu’en dernier ressort, on peut tout décrire par un calcul ; et moi je dis que non ; je dis qu’on peut mettre en place des descriptions mathématiques de fonctions mais où il y a de l’incalculable ; et je pense que la mathesis pour le XXIe siècle, celle qui sera capable de réadresser la question de l’incalculable, ce sera une mathématique qui dépassera le calcul et retrouvera les questions de la géométrie et d’une géométrie qui ne sera ni la géométrie euclidienne ni la géométrie riemannienne, et je pense que c’est ça qui anime Giuseppe Longo par exemple avec lequel nous allons travailler maintenant dans le cadre d’un projet, les Digital Studies Network.
Si nous affirmons qu’il y a mille problèmes quant au statut du savoir aujourd’hui, de la connaissance, de la science et si j’affirme aussi, moi, qu’il y a aussi mille problèmes quant à ce statut du savoir, de la connaissance et de la science dans les textes de Engels et de Marx qui montrent en fait que le capitalisme c’est une appropriation du savoir et de la science comme un pouvoir et une fonction de production, et non seulement de production mais de production de plus-value, pas simplement de valeur d’usage et de valeur d’échange, ces problèmes qui se posent chez Engels et Marx n’ont jamais été portés et conceptualisés, à mon point de vue, en tant que tels. C’est une discussion que je voudrais ouvrir avec Toni Negri parce que je pense qu’il a ouvert beaucoup de sujets sur lesquels nous travaillons ici, mais je pense que ce problème-là, il ne l’a pas adressé. Quelqu’un a par contre essayé de les ouvrir mais n’est pas allé au bout, à mon avis, c’est André Gorz, qui a d’ailleurs beaucoup inspiré Negri et réciproquement ; et je voudrais dir qu’à la fin de ce séminaire ou pendant l’académie d’été, nous essayerons de venir vers Marx et Engels sur ces questions ; nous essayerons de le faire en nous appropriant les thèses de Whitehead et de Canguilhem sur les fonctions et de la raison (pour Whitehead) et de la biologie (pour Canguilhem – mais la biologie c’est pas seulement la biologie pour Canguilhem, c’est toutes les formes de savoir positif).
Revisiter toutes ces questions c’est revenir aux fondements mêmes de la philosophie ; c’est repartir de tout ce qui fait le point de départ et vous le savez bien, j’y ai beaucoup insisté dans Prendre soin et dans un autre livre Etat de choc, ce qui ouvre la philosophie en tant que telle, non pas la pensée présocratique, mais ce qu’on appelle ce qu’on appelle la philosophie, et qui va constituer une académie, une institution qui s’appelle l’Académie de Platon, c’est la lutte de Socrate contre la fonction que les sophistes assignent au savoir à savoir gagner de l’argent (selon Socrate, en tout cas selon Platon) et Socrate dit : non, la fonction du savoir ça n’est pas cela. Depuis le point de départ de la philosophie la question est : quelle est la fonction du savoir, pourquoi faut-il savoir et comment le savoir fonctionne-t-il càd à quelles conditions peut-on savoir etc. Pour tout cela, il sera essentiel de revenir aux Manuscrits de 1844 de Marx, et en particulier au troisième manuscrit où pour Marx, et pour nous lisant Marx, l’enjeu est de qualifier le destin du savoir, et j’emploie le mont « destin » au sens à la fois de Nietzsche et de Heidegger. Un destin qui ne peut plus aujourd’hui ignorer le destin entropique de l’univers et du cosmos ; et ça, c’est ce que par contre ni Derrida, ni Nietzsche ni Heidegger n’ont articulé, n’ont absolument pas pris en charge cette problématique du destin entropique et je pense que Marx et Engels non plus ; et ce que je vous propose c’est nous nous confrontions à cette question du destin du savoir où le savoir est inscrit dans une processualité, celle dont parle Whitehead, qui se transforme historiquement et cela nous ramène à Marx et Engels bien entendu, mais aussi à Hegel et à Nietzsche. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels diront que la destruction du savoir vivant, c’est le capitalisme, qui mortifie le savoir en l’implémentant dans les machines sous une forme que d’abord les Grundrisse ensuite Le Capital appelleront le capital fixe ; la grande théorie de Marx c’est que le capitalisme, c’est d’abord du capital fixe et le capital fixe c’est du savoir mortifié, qui n’est plus du savoir vivant ; et le problème de la société communiste, chez le jeune Marx comme chez le dernier Marx d’ailleurs, c’est de rendre vie au savoir et il le fait à partir de Hegel et de la dialectique càd à partir d’une critique de la synthèse du Savoir absolu ; cependant, j’ai fait l’hypothèse au cours du séminaire précédent que la possible concrétisation de ce que Hegel décrit comme le Savoir absolu serait non pas une erreur de Hegel mais la négativité du Savoir absolu de Hegel serait en fait l’accomplissement du Savoir absolu sous une forme purement et simplement computationnelle ; càd que le Savoir absolu de Hegel se serait effectivement réalisé mais pas comme Hegel l’imaginait à savoir comme un savoir spéculatif, mais comme un savoir computationnel, qui spécule, oui, mais qui spécule sur les marchés financiers et non pas dans la philosophie, non pas dans le savoir ; donc Hegel aurait eu une intuition absolument géniale en fait de ce qui va se produire tout en ne comprenant pas sa propre intuition et en la mésinterprétant.
Je disais cela l’autrefois et puis, à la fin de la séance, Paolo m’a posé une question ; il m’a demandé en quelle mesure un tel discours est compatible avec l’hypothèse que je soutiens depuis une quinzaine d’années maintenant qui est que le capitalisme c’est l’accomplissement du nihilisme et que ce que nous vivons avec l’ultra-capitalisme, que moi j’appelle le capitalisme absolument et purement computationnel, c’est l’absolue réalisation du nihilisme qui arrive cinquante ans plus rapidement que ce que Nietzsche pensait ; pour moi, et là je réponds à Paolo, il n’y a aucune contradiction entre ces deux façons de décrire le capitalisme ; le Savoir absolu càd absolument computationnel - ça c’est que ne prévoyait pas Hegel mais dont il a eu l’intuition selon moi, et qui est du coup un savoir formel, ça c’est ce que dit Marx à la fin du troisième Manuscrit et un savoir, c’est aussi ce que dit Marx, autoréférentiel, ça c’est que décrivent Baudrillard, Derrida etc. càd un savoir qui en fait élimine toute extériorité – c’est une réalisation du Savoir absolu, mais négative, en creux, et qu’il faut interpréter pharmacologiquement, ce que ni Hegel, ni Nietzsche, ni aucun de ces penseurs, pas même Derrida, n’a été capable de faire. Derrida fait dans Glas une interprétation de tout ça, mais ce n’est pas une interprétation pharmacologique ; c’est une déconstruction de la métaphysique ; mais je pense qu’à un moment donné, la déconstruction de la métaphysique, si on ne déconstruit pas la déconstruction elle-même, devient elle-même autoréférentielle et elle devient la réalisation de ce qu’elle décrit. Et donc je pense qu’on ne peut pas, par exemple à l’époque de la Nuit debout, en rester à cette position-là.
Ce faisant, si ce je viens de dire, le Savoir absolu c’est l’absolue concrétisation computationnelle du Savoir absolu comme ultra-capitalisme, concrétisant négatif par ce qu’on appellera avec Antoinette Rouvroy, l’algorithmique, la gouvernementalité algorithmique, alors cela, c’est l’accomplissement du nihilisme. Ce n’est pas incompatible avec ce que dit Nietzsche, au contraire, c’est une extension de ce que dit Nietzsche, c’est plus précis que ce qu’il dit ; parce que Nietzsche à lu tous les penseurs fondamentaux à l’exception de Marx ; et Nietzsche et Marx se seraient-ils rencontrés, ça aurait été magnifique… pas sûr, ils se seraient peut-être tapés dessus (rires) ; mais c’est pas sûr, parce que c’étaient vraiment des philosophes, pas des crétins qui défendent leur petite position ; c’étaient des vrais penseurs ; parce que je ne crois pas du tout, parce que quand Nietzsche critique le socialisme, Marx aussi critique le socialisme, très proche de Nietzsche ; Marx s’en prend aux socialistes en permanence, disant que ce sont des idéalistes, qu’ils ne sont pas cohérents etc.
Tout ceci est l’enjeu de ce séminaire et c’est aussi l’enjeu de dire qu’est-ce qu’on va faire demain ? pas simplement avec le travail, le statut du travail, un revenu contributif ou pas, notre rapport au capitalisme ou au marché mais qu’est-ce qu’on va faires des universités ? comment faut-il penser l’avenir des universités ? c’est très important et c’est un très grand sujet pour Plaine commune et donc je pense que tout cela renvoie à la fonction du savoir dans le monde du travail, du savoir-faire, dans le monde de la vie quotidienne, du savoir-vivre et dans le monde de ce que nos amis de la Nuit debout appellent la « classe intellectuelle » càd le monde académique ; il faut que nous repensions tout ça et les relations entre toutes ces dimensions des savoirs et leur fonction pour que cela fonctionne – parce que s’il faut agir sur les fonctions, c’est pour que cela fonctionne. Mais aussi, comme disaient Deleuze et Guattari, il faut que ça dysfonctionne parce que c’est quand ça dysfonctionne que ça produit de la néguentropie. Vaste sujet donc ; nous réactivons de nombreuses questions du XXe siècle et aussi du XIXe siècle.
Je reviens très rapidement sur la tribune du journal Le Monde ; « intellectuel collectif » disent-ils à un moment donné, c’est un pléonasme ; intellectuel, ça vient d’intellect, en grec nous, que l’on traduit en latin parfois par intellectus (en angl. mind en tant que capacité analytique) ou spiritus (en angl. Spirit, càd ce qui revient, la hantise) – et ça désigne les deux chez Aristote ; il y a ces deux dimensions déjà – qui est toujours collectif parce que c’est un processus de transindividuation, c’est ça qui constitue le nous comme nous ; c’est le processus, et c’est ce que Hegel a montré très bien, qui se développe dans ce qu’il a appelé une phénoménologie de l’esprit, historiquement, en s’extériorisant et comme une collectivité ; c’est d’ailleurs ce que reprendra Heidegger dans la question du Dasein, même si Heidegger ne le dit jamais. Et nous, nous lisons Simondon dans ce sens-là ; et ce qui est très important, aussi bien pour Simondon et Whitehead, que pour Hegel, c’est un processus tout cela ; ce processus de transindividuation, c’est ce que Derrida appelle la différance avec un a ; et donc nous relisons Derrida en relisant Nietzsche, Marx etc. La transindividuation, c’est en outre ce qui procède d’un double mouvement, qui est un mouvement horizontal (càd faisant venir du plan bottom-up et s’élevant) et vertical (un mouvement to-down qui descend du « ciel » comme l’esprit) – j’utilise des images qui sont quasi théologiques parce que ce sont elles qui ont dominé pratiquement jusqu’au XIXe siècle ces discours-là ; mais aujourd’hui, ils se posent à nous dans des termes tout à fait nouveaux ; ce sont les enjeux de Imperium que pose Lordon dans sa relecture du Traité politique de Spinoza mais je pense qu’on ne peut plus poser ces questions comme à l’époque de Spinoza au XXIe siècle ; il faut évidemment les faire avec Spinoza, en relisant Spinoza mais il faut introduire un tout petit peu aussi de questions qui sont liées à des technologies de grammatisation qui horizontalisent (top-downisent), diagonalisent, verticalisent etc. et précisément là, je voudrais juste souligner un point c’est qu’un approche dia-gonale et pas simplement horizontale ou verticale, qui est une résultante de ces deux dimensions, elle fait fonctionner le dia de la dialectique de Socrate, càd de la dialogique en fait, qui est aussi celle de Bakhtine et du dia-chronique de Saussure et aussi du dia-ble qui habite tout symbolique (tout symbolique est habité par du diabolique càd par de l’hubris sinon ça ne fonctionne pas, il n’y a rien à dire ; s’il n’y a pas de l’hubris pour menacer le symbolique, le symbolique ne fonctionne pas (c’est ce que j’appelais tout à l’heure le dysfonctionnement).
Toutes ces considérations sont évidemment très abstraites et très générales, beaucoup trop formelles ; il faut les rapporter à des processus historiques, processus qui n’est pas pour moi une dialectique hégélienne càd aussi marxienne parce que Marx est hégélien de ce point de vue-là, il revendique toujours la dialectique ; on ne peut pas penser le devenir organologique et pharmacologique de l’esprit qu’est l’exosomatisation avec la dialectique ; pourquoi ? parce que la dialectique, c’est que Marx montre lui-même dans le troisième Manuscrit précisément, c’est qui consiste à dissoudre l’extériorité dans la réintériorisation ; c’est ça que Hegel appelle l’esprit du Savoir absolu et ce que montre le jeune Marx (1844) c’est que c’est absolument impossible, et que précisément, ce qui reste, c’est une extériorité qu’il appellera le capital fixe, sauf que ce qu’il ne voit pas c’est que s’il garde le modèle de la résolution dialectique, celle-ci dissout les contradictions et à ce moment-là il mène vers quelque chose qui menace le marxisme, le totalitarisme, à savoir que tout est relevable, tout est soluble et qu’on peut totaliser (la totalisation c’est un terme hégélien) les contradictions pour les résoudre en une synthèse et cette synthèse, nous pensons nous qu’elle est toujours métaphysique en un sens terrible qui se traduit par des réalités politiques et économiques etc.
Ce qui n’est pas bien pensé dans cette affaire c’est l’exosomatisation et les fonctions d’exosomatisation dans l’exosomatisation qu’exerce le savoir ; c’est le cœur du problème ; Marx et Engels écrivent l’Idéologie allemande, qui est pour moi le premier grand texte marxiste à en parler, parce que les Manuscrits de 44, ce ne sont pas encore des textes marxistes, mais ils reprennent en 1845, càd juste après le troisième Manuscrit, ils reprennent cette question du Savoir absolu avec le problème de l’exosomatisation en disant « l’homme commence par produire ses organes, ses moyens de production etc. » mais en fait, je crois qu’ils n’assument pas complètement les conséquences de ce mouvement parce qu’ils ne relisent pas comme il faudrait le faire Hegel à mon avis.
Comme capacité de l’âme noétique, le savoir qui, je le répète est noétique aussi bien quand elle fait « bien » la cuisine que quand elle pratique l’hygiène domestique ou qu’elle résout une équation – tout ça pour moi c’est du savoir – càd quand elle se soucie de ce que Whitehead appelle, pas simplement le vivre, le bien vivre mais le mieux vivre – c’est ça qui constitue la fonction de la raison pour Whitehead et je trouve ça fantastique, tout cela, qu’elle peut faire automatiquement, sans y penser, par exemple résoudre une équation comme une machine, faire la bouffe sans y penser, ça fonctionne encore mais ce n’est plus la même fonction qui fonctionne, ça fonctionne toujours, il y a quelque chose qui fonctionne mais ce n’est plus la fonction du savoir, ça ne produit plus de néguentropie ; ça ne fait que fait que faire fonctionner ce qui a été néguentropique mais sur un mode qui peut devenir entropique ; et ça c’est ce qu’exploite le capitalisme, précisément, la répétition, la standardisation, la reproduction, la grammatisation au service de la production de plus-value qui empêche la production d’innovation – on dit le capitalisme ça innove, c’est archi-faux ; le capitalisme est anti-innovation ; il produit de l’innovation fausse pour faire croire qu’il produit de la diversité ; mais ce n’est pas du tout le cas ; il ne produit que de la répétition.
Cette fonction, qui est une fonction de l’exosomatisation, comme capacité de l’âme noétique, ne peut être que collective ; elle ne peut être une capacité qu’au sens où, pour Amartya Senn, les capabilities, qu’il décrit dans son livre analysant les raisons pour lesquelles le Bengladesh se porte mieux moralement et physiquement que les habitants de Harlem, et bien c’est parce que ça produit du savoir collectif et ce que Durkheim appelait de la « solidarité organique ». Senn n’emploie pas du tout ces mots-là, ce n’est pas du tout son vocabulaire mais c’est cela que ça veut dire et c’est cela que voulons investir à Plaine Commune.
Ici, il s’agit, dans le contexte du capitalisme purement et absolument computationnel càd réalisant négativement à la fois le Savoir absolu de Hegel (ce qui conduit, je l’ai développé un tout petit peu dans Dans la Disruption, au capitalisme psychotique et je pense le capitalisme devient réellement psychotique) et l’accomplissement du nihilisme de Nietzsche. Il s’agira à travers tout cela, dans un contexte qui est celui aussi de la disruption et du délire transhumaniste, de revisiter les fonctions de calcul dans l’optique d’un renouveau de la fonction herméneutique de la raison, ce qui se tiendrait entre Whitehead et Canguilhem et en revenant vers Nietzsche et Marx et aussi dans le but d’élaborer une pratique organologique et une organologie pratique càd de développer des instruments, j’y tiens énormément ; je pense qu’il est fondamental que ce type d’ambition passe fondamentalement par une reconception de l’instrument ; on ne peut pas se contenter de dire par exemple ce que disent les Accélérationnistes : il faut reprendre les plateformes, reprendre les technologies qui ont été produites par le capital, oui bien sûr, mais ça ne suffit pas ; et ça ils ne le voient pas clairement à mon avis et il faudra en discuter clairement avec eux.
Pour pouvoir faire une telle organologie pratique, il faut élaborer une histoire de l’exosomatisation ; il y a une histoire ; il ne suffit pas d’affirmer des principes – le savoir s’extériorise, il faut que l’réintériorisation aboutisse toujours à une rééxtériorisation etc. – il y a une histoire et c’est celle de la rétention tertiaire et à travers l’évolution des rétentions tertiaires, les conditions de l’exosomatisation et les fonctions du savoir (entendre : des savoirs) changent à chaque fois – ça c’est ce que Hegel ne peut pas comprendre, typiquement ; j’avais essayé de dire pourquoi dans Etat de choc ; il n’arrive pas à comprendre que l’extériorisation produit quelque chose qui échappe toujours à ce qu’il appelle la proposition spéculative ; qui la stimule mais toujours la déborde ; parce que c’est un idéaliste, comme le dit Marx ; et Marx lui-même va finalement intérioriser cet idéalisme. Ce qu’il n’arrive pas à penser c’est le fait que l’organogenèse exosomatique, du point de vue d’une organologie générale, c’est aussi une pharmacologie historique où rien n’est substantiel, càd où rien n’est bon ou mauvais, ce n’est pas une substance, c’est un rapport de force comme disent Marx et Engels ; et dans le jeu de ces rapports de force, qui est une processualité relationnelle, tout peut être mis au service de son contraire. Alors ça c’est que dit d’une certaine manière déjà Hegel ; dans la dialectique, il dit que tout ce qui est positif peut devenir négatif, tout ce qui est négatif peut devenir positif, sauf que lui, il pense que l’on peut dissoudre cette inversion permanente et qu’à un moment donné, on peut substantialiser l’esprit, càd arriver à le rendre positif définitivement ; et nous, nous disons : pas du tout ; étant donné que tout cela est constitué par l’extériorisation qui est une rétention tertiaire et que celle-ci est forcément un pharmakon, il y a aura toujours des problèmes de pharmacologie, il y aura toujours une négativité, et comme il n’y a pas de solution à cette négativité, il ne peut pas y avoir de dialectique. Par contre, il doit y avoir une herméneutique, une interprétation constante ; c’est le rôle du savoir d’interpréter les dimensions curatives et toxiques du savoir et de ses organes, de ses rétentions tertiaires.
Tout cela nous conduit non pas à une dialectique mais à une épistémè tragique et à la question de l’hubris ; ce qui est au cœur de tout cela, c’est l’hubris et quant à l’hubris, je propose un commentaire de ce qu’en dit (ou de ce qu’en dit pas) Michel Foucault dans sa préface à l’Histoire de la folie à l’âge classique ainsi que du commentaire qu’en propose Derrida puisque c’est là-dessus que se sont affrontés Foucault et Derrida en 1963 dans Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou et où je renvoie à quelque chose dont ni Foucault ni Derrida ne parlent, c’est les Rêves pour la direction de l’esprit de Descartes parce que, lui, pose le problème de la rétention tertiaire et de l’hubris de rétention tertiaire – qu’il ne pose pas en ces termes mais il décrit exactement ce que Socrate appelait le pharmakon et si on a lu Socrate, on se dit que forcément, c’est ce que décrit Descartes, à savoir qu’on peut extérioriser la vie de l’esprit, qu’on peut faire des traitements sur la spatialisation que permettent l’écriture et la géométrisation ; forcément ça pose le problème que Socrate posait ; Socrate disait : dès que l’on extériorise le temps sous forme d’espace, on rend cela appropriable, par qui ? pour Socrate par les sophistes et pour Marx par le capital ; et donc ce que j’essaye de montrer dans ce livre, c’est que Descartes ouvre véritablement la métaphysique du capitalisme et ce qu’on appellera ensuite l’Anthropocène. L’enjeu de l’exosomatisation c’est cela.
Ici, je pense utile de donner un exemple d’élaboration pratique, les règles 15 et 16 des Regulae de Descartes étant d’ailleurs elles-mêmes des règles extrêmement pratiques : on pourrait requalifier, ce faisant implémenter le concept d’idées régulatrices (l’idée régulatrice c’est ce qui constitue la raison chez Kant) qui se trouvent dans la dialectique transcendantale de Kant et qui constituent l’enjeu de la raison, on pourrait imaginer de la retraiter du point de vue d’une exosomatisation, d’un matérialisme – ou d’un hypermatérialisme – qui prenne en compte ces questions d’organologie et de pharmacologie pour concevoir une nouvelle épistémologie des réseaux sociaux ; que sont des réseaux sociaux fondés sur une épistémologie, une néguanthropologie, si je puis dire, des idées régulatrices ? en fait, c’est ce qui est derrière la mise en place de notre plateforme Ligne des temps d’annotations contributives où on fait travailler des étudiants ensemble pour qu’ensuite ils s’écharpent dans une espèce de dialectique qui n’est pas transcendantale mais qui est assistée par ordinateur, pourquoi ? pour produire des idées régulatrices. En fait c’est la fonction de n’importe quel savoir spéculatif (au sens de Whitehead) et c’est aussi cela qu’on va essayer de mettre en place à Plaine Commune, non seulement à travers un revenu contributif, mais à travers une recherche contributive qui va s’appuyer sur des instruments contributifs qui sont spéculatifs dans ce sens-là.
Cela étant, faire une histoire de l’exosomatisation, cela suppose de repenser l’histoire de la vie comme une histoire des milieux vivants et la bascule dans l’exosomatisation comme dans un nouveau type de milieu qui est une sorte de milieu intérieur au sens de Claude Bernard. Pourquoi ? parce que l’exosomatisation crée un milieu organologique, par exemple cette salle où nous sommes et où la caméra ne voulait pas marcher et c’était comme une sorte de maladie du milieu en raison de laquelle il a fallu demander à un ingénieur du son d’intervenir etc. Et ce milieu, qui est dans le langage de Claude Bernard, le milieu extérieur de l’être vivant, pour nous ce n’est plus un milieu extérieur, ce n’est pas mon plus un milieu intérieur à proprement parler même si Leroi-Gourhan a décrit cela comme un milieu intérieur ; il a dit : c’est le milieu intérieur de la cellule ethnique. Evidemment cela mériterait d’être critiqué avec Canguilhem, avec Claude Bernard - critiqué au bon sens du terme càd que c’est extrêmement riche, Leroi-Gourhan étant ici notre point de départ en quelque manière ; mais il faut revisiter car Leroi-Gourhan a beaucoup lu Claude Bernard, il l’a beaucoup cité sans le citer si je puis dire, il l’a beaucoup paraphrasé, mais en même temps ça pose problème ; est-ce qu’on peut parler de milieu extérieur ? non ; est-ce qu’on peut parler de milieu intérieur ? oui mais ce n’est plus un monde intérieur au sens de Claude Bernard parce qu’on est plus dans un monde darwinien ou disons strictement biologique et d’autre part il faut y introduire la question que pose Canguilhem de manière génialissime de ce qu’il appelle l’infidélité des milieux de vie pour les vivants, pas simplement pour les vivants en tant qu’organologiques, mais pour toutes les formes de vivant, il dit : le milieu est toujours infidèle aux formes du vivant mais cela se pose dans des termes très particuliers lorsqu’il s’agit d’un milieu exosomatisé ; à ce moment-là, cette infidélité ça n’est plus simplement la mutation du milieu selon les aléas du climat ou je ne sais pas quoi de la nature, c’est la stratégie du capital. Et cette stratégie du capital qui s’appelle aujourd’hui la disruption, c’est une infidélité du milieu pour prendre le contrôle de l’évolution des individus qui vivent dans ce milieu. Et donc là, il y a quelque chose d’extrêmement important qu’il faut opposer premièrement au socio-biologisme qui existe toujours chez le néo-libéraux – ils ne l’emploie pas parce qu’ils savent que c’est diabolique et que personne ne veut en entendre parler mais c’est comme ça qu’ils pensent en réalité : la guerre de tous contre tous c’est ce qui produit le meilleur résultat en terme d’innovation, et d’autre part il faut l’instruire de très près parce que c’est l’enjeu du transhumanisme qui est un nouveau stade dans toutes ces questions et ça pose le problème dont on commencera à parler la semaine prochaine : c’est le problème de sélection artificielle dont Nietzsche essaye de penser les conditions mais en dehors du problème de l’exosomatisation et c’est pour cela que je vous dirai qu’on peut et qu’on doit transvaluer Nietzsche qui ne pose pas le problème correctement à mon avis, même s’il le pose génialement néanmoins.
Alors il faut faire en fait, avec cette histoire de l’exosomatisation, en tant qu’elle est un processus artificiel de sélection, une histoire de la sélection puisque dans chaque époque de l’exosomatisation, et les grandes civilisations sont des époques de l’exosomatisation, des critères de sélection se produisent qui sont nouveaux ; il y a des époques où les critères de sélection sont fondés sur la scholè, de l’ariston, càd du meilleur, que portent les nobles de la Grèce antique etc. Puis ensuite, ce sont les critères du monothéisme, de la chrétienté ; puis ensuite, ce sont les critères des Lumières etc. ; et à chaque fois, ces critères sont rendus possibles, configurés même, par des rétentions tertiaires ; à chaque fois, les individus croient produire ces critères, en réalité ils sont produits eux-mêmes en tant qu’individus comme sélecteurs de ces critères-là parce que les matrices de rétentions tertiaires rendent possibles ces sélections-là.
A travers cela, il s’agit de revisiter tout le processus d’hominisation comme étant une histoire de fourniture de critères de sélection dont les rétentions tertiaires hypomnésiques en particulier sont les supports (tout objet technique est une rétention tertiaire mais les rétentions tertiaires productrices de critères de sélection sont les rétentions tertiaires hypomnésiques ; depuis le néolithique supérieur, avec les premières pratiques d’extériorisation des contenus mentaux jusqu’à aujourd’hui avec les Big Datas etc. en passant évidemment par la question de l’écriture en Chine et de l’écriture dans le bassin méditerranéen etc. et en passant par les règles 15 et 16 des Règles pour la direction de l’esprit de Descartes – puisque là Descartes prépare ce que Leibnitz va concrétiser càd la Caractéristique universelle comme la méthode de sélection qu’il ne présente pas comme une méthode de sélection mais comme une méthode de calcul mais il ne se rend pas compte qu’il met le calcul au service d’un processus de sélection) tout cela supposant des règles puisque pour produire des critères il faut des règles et ces règles s’appellent les savoirs ; le savoirs fournissent des règles, des règles qui peuvent être théologico-politiques, mais aussi des règles (recettes) pour faire une bonne cuisineEt de telles règles sont intériorisées, ce qui fait que le Chinois apprécie la cuisine chinoise, ce qui n’est pas évident pour un occidental↩︎. Ce que je veux dire c’est qu’il y a des critères de sélection absolument en permanence dans tout ce que nous faisons et que toute l’histoire de l’exosomatisation a consisté à sélectionner des critères de sélection, à faire de la méta-sélection - c’est ce qu’on appelle des cultures ; aujourd’hui cette sélection elle se fait par des appareils qui s’appellent les cabinets de marketingPlus récemment encore les assistants numériques (voir Le Temps du 18 septembre 2018 Les assistants numériques vont s’immiscer dans nos vies)↩︎ et évidemment cela change un certain nombre de choses.
Cette histoire de l’exosomatisation, je pense que c’est à travers elle qu’il faudrait refaire une histoire hypermatérialiste de la métaphysique. Qu’est-ce que je veux dire par là ? je veux dire que l’histoire de la métaphysique ou ce que les philosophes appellent comme cela, c’est l’histoire d’une série de grandes bifurcations : par exemple Socrate bifurque par rapport à ce qui n’est pas encore la philosophie, à savoir le monde présocratique disons grosso modo Héraclite et Parménide pour aller vite, Platon bifurque immédiatement sur Socrate, Aristote bifurque sur Platon etc. Là-dedans, il y a de très grandes bifurcations qui sont typiquement des résultats de processus organologiques selon moi, et qui permettent de faire une genèse des fonctions épistémiques des savoirs ; je pense en particulier à cet enjeu dans La République avec ce concept d’orthothès que commente longuement Heidegger dans [Platon et son concept de la vérité]{.texte idsp=“Platon et son concept de la vérité”}Dans Questions 2↩︎. Heidegger dit : la métaphysique c’est ce qui se fonde sur un changement du concept de vérité, aléthéia, qui devient synonyme avec Platon de homoiosis et orthothès, la vérité c’est le semblable et le semblable en tant qu’il est exactement semblable càd à dire qu’il permet d’accéder à l’orthothès comme exactitude ; quelle est cette fonction qui permet d’accéder à l’exactitude dans la vérité ? C’est la fonction de la détermination et c’est ce que Kant appellera la fonction analytique de l’entendement. Heidegger condamne cette évolution et je suis largement en accord avec Heidegger dans ce commentaire qu’il fait de la République sauf que ce qu’il ne voit pas c’est qu’à travers ce développement orthothétique de la compréhension de l’aléthéia, Platon acte la dimension orthothétique de l’écriture alphabétique que j’ai essayé de théoriser dans le volume 2 de La Technique et le temps et que cette fonction analytique que rend possible l’écriture alphabétique, qui n’est pas accessible sous cette forme-là en Chine par exemple – l’écriture chinoise n’est pas une écriture analytique - , c’est un acquis exosomatique et organologique de la fonction de la vérité. Quand je dis la fonction de la vérité, je suis très proche des fonctions de vérité au sens des tables logiques, je suis proche, mais je ne suis pas dans ce discours-là ; ce que je suis en train de dire c’est que, ce qu’Emmanuel Kant en 1781 - et avant puisqu’il y a eu un certain nombre d’esquisses de cette analyse – dans la Critique de la raison pure a affirmé souverainement à savoir qu’il faut distinguer dans la faculté de connaître d’un côté la faculté analytique de l’entendement, de l’autre côté la faculté synthétique de la raison, c’est ce qui est rendu possible par une opération que fait Platon en ouvrant – et il le dit d’ailleurs dans Phèdre – la dialectique, dit-il, est analytique et synthétique ; c’est d’ailleurs pour cela que Kant dans La critique de la raison pure dit : on va faire une dialectique transcendantale pour reconstruire ce discours sur l’analyse et la synthèse ; là en fait il critique Leibnitz mais en réalité il est en train de relire toute l’histoire de la métaphysique ; ce qu’il ne fait pas, et c’est ce que j’ai essayé de montrer dans le tome 3 de La technique et le temps, c’est de comprendre que cette analytique et cette synthétique sont rendues possibles par un schématisme qui est, lui, rendu possible par les rétentions tertiaires et qui n’est pas celui de l’imagination transcendantale mais de l’imagination, je dirais simondonienne, de la production de schèmes par une activité d’extériorisation (mais Simondon lui-même n’est pas très clair là-dessus). Tout cela est rendu possible par ce que nous appelons dans le séminaire consacré à la catégorisation c’est ce qui est rendu possible par un processus de pré-catégorisation par la grammatisation ; l’exosomatisation, en tant que c’est une histoire de l’extériorisation de l’esprit, au sens où Hegel avait montré dans La phénoménologie de l’esprit que la phénoménologie de l’esprit c’est une extériorisation, eh bien c’est une exosomatisation qui produit des phénomènes analytiques et synthétiques de pré-catégorisation, de pré-herméneutique si je puis dire qui destinent (Geschick = destin / Geschick de l’Etre) l’esprit à un certain nombre d’évolutions et ça c’est ce que Heidegger ne voit pas, pas plus que Kant d’ailleurs ; Kant le fait fonctionner mais il ne voit pas ce qu’il fait fonctionner et c’est pourquoi Heidegger va pouvoir sombrer dans ce qu’il appelle « la catastrophe de la Glassenheit », ce chemin de campagne que vous voyez-là, c’est un chemin qui mène à un endroit, un village où Heidegger a commémoré l’anniversaire d’un musicien, un village où il a fait une espèce de concélébration d’une certaine conception de l’esprit qui est assez redoutablement ultra-réactionnaire, on pourrait dire post-nazie parce que c’est en 1955, c’est dix ans après la fin de la deuxième guerre mondiale où il célèbre les valeurs traditionnelles de la localité dans un texteLes « Cahiers noirs »↩︎ anti-calcul, anti-déterritorialisation, qui sonne vraiment antisémite. On sait maintenant avec les Cahiers noirs Heidegger a tenu des propos antisémites. Je crois qu’il ne suffit pas de se délecter de façon morbide comme le font un certain nombre de gens, non, je pense qu’il faut se demander le pourquoi de cette énigme Heidegger. Il faut essayer de comprendre le problème. Je crois que le problème il est d’abord dans une incapacité chez Heidegger à penser et le calcul et la déterritorialisation càd la spatialisation de l’esprit, incapacité qui fait qu’il condamne le calcul et ce faisant il condamne, dans une vieille tradition catholique, le judaïsme comme un peuple qui calcule et qui est déterritorialisé (la diaspora liée à l’accumulation d’argent) ; c’était ça l’antisémitisme qui est d’ailleurs extrêmement répandu en France avant la deuxième guerre mondiale, largement autant qu’en Allemagne même si ça n’a pas produit les nazis, heureusement pour nous mais ça pourrait venir. On peut en effet condamner Heidegger mais ce qui est très important de comprendre, c’est que derrière tout cela, il y a un processus, dans l’exosomatisation actuelle, de dénéotisation qui se met en place qui correspond avec ce que j’avais appelé dans d’autres séances, la prolétarisation généralisée.
Le but de tout ce que je vous raconte ici, et en particulier dans cette histoire des fonctions de la raison et de la faculté de connaître, ces fonctions sont entendues en deux sens : d’une part ce à quoi servent et ce que servent dans une dialectique de la maîtrise et de la servitude la raison, la faculté de connaître et les fonctions qui la composent ; comment est-ce qu’elle sert ? ce que nous disent Marx et Engels, réinterprétant Hegel, c’est qu’elle sert, dans une dialectique du maître et de l’esclave, qui est une réalité sociale et pas seulement épistémologique et que ce sont des rapports sociaux qui constituent cela ; dans tous les cas, dans ce processus, il y a les fonctions de la faculté de connaître et elles composent, parfois la raison a servi l’entendement, parfois l’entendement a servi la raison ; je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal mais ce sont de réalités historiques, il va falloir y entrer organologiquement parce que ça passe toujours par des machines, des dispositifs, des institutions et c’est tout ça qu’il faut analyser. D’autre part, ces fonctions sont des sous-parties de la fonction de la raison qui peuvent précisément en cela dysfonctionner ; le but de tout cela c’est d’en tirer les conséquences en termes d’organologie instrumentale pour la recherche contributive. Ce que j’énonce ici comme principes, ce sont des principes pour faire de l’organologie pratique.
Bientôt nous verrons pourquoi pour penser le dysfonctionnement des parties, il est nécessaire de passer par Nietzsche ; donc je récapitule : ce qui constitue la faculté de connaître c’est la raison, ce que Kant appelle la raison pure qui est elle-même constituée par des sous-parties fonctionnelles, l’entendement, l’intuition etc. et ces sous-parties peuvent se décomposer et dysfonctionner, par exemple l’entendement peut se mettre à dominer la raison, autrement dit à perdre la raison, c’est ce qu’on est en train de vivre en ce moment. Et tout cela, il faut l’approcher de manière organologique càd, pas dans la panique, mais en disant on va essayer de prendre soin du milieu intérieur ou extérieur qui dysfonctionne et essayer de comprendre aussi pourquoi le dysfonctionnement est nécessaire ; c’est ce qu’on verra chez Nietzche ; il y a une nécessité du dysfonctionnement des parties.
Je vais aborder les propositions de Nicolas Georgescu-Rögen quant à l’exosomatisation et ce qu’il appelle la low entropy. Il ne parle pas de néguentropie mais de low entropy. Je crois qu’il pratique ce vocabulaire par grande prudence de physicien ou de mathématicien pour éviter de rentrer dans les grandes polémiques qui ont traversé les années 60-70, au moment où il écrit The Entropy Law and Economic Process. Avant d’y venir, je voudrais rappeler que je considère que Marx et Engels ont les tout premiers posé la question de l’exosomatisation, bien avant Georgescu-Rögen, et la question de ses conséquences quant à la vie comme économie ; ça va être la question de Georgescu-Rögen mais déjà Marx et Engels raisonnent comme cela mais ils l’ont fait en se référant précisément à la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel ; et ils l’ont fait d’abord sans voir, j’avais essayé de monter cela dans Etat de choc, que la dialectique du maître et de l’esclave ne correspond pas du tout à ce qu’ils décrivent du rapport entre le capital et le travail comme prolétarisation, puisque l’esclave développe du savoir alors que le prolétaire perd son savoir ; donc il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette convocation de Hegel par Marx ; elle n’est pas légitime et c’est un très gros problème pour le marxisme à mon avis et d’autre part, ils l’on fait sans intégrer la fonction de l’entropie et donc sans penser la prolétarisation, càd la perte du savoir par les individus, comme un processus d’entropie et c’est pour ça qu’ils n’ont pas réussi à penser, je crois, ce qui pour nous est la question fondamentale : il s’agit de dépasser cette situation, non pas par la puissance du négatif qu’est le prolétariat mais par la déprolétarisation et ça c’est aussi un très grand enjeu de Plaine Commune. Cet enjeu, il faudra quand même que nous en discutions avec Toni Negri mais aussi avec Yann Moulier-Boutang sur ce que j’appelle l’idéalisme résiduel de Marx puisque cela le conduit à poser que l’abeille n’a pas de conscience comme l’architecte et que l’architecte arrive avec sa conscience toute faite, ce qui est archi-faux, il le disait déjà lui-même en 1845 et il l’a complètement oublié en 1861 ou 62.
Cette question de la conscience et de la validité de la notion même de conscience qu’affirmait Marx contre Hegel, revient dans la tribune adverse – je reviens un peu sur Nuit debout - qui a été publiée par le journal Le Monde pour contredire le discours de nos amis Lordon et Cédric Durand et c’est Miguel Benasayag qui exprime un point de vue opposé, il s’oppose un peu au discours de la Nuit debout et il dit en particulier : « ces personnages, plus dangereux que les CRS et leurs matraques, se manifestent sous la figure du militant triste », le militant qui croit qu’on peut « prendre conscience » de sa position historique ; il ajoute un peu plus loin « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie ». Je ne suis pas d’accord avec ce que dit Benasayag mais je souligne un point c’est que d’une certaine manière il tient un discours marxiste ; bien entendu, Marx a parlé d’une prise de conscience mais c’est une conscience de classe qui passe par une critique du concept de conscience hégélien, du concept idéaliste de conscience ; je pense que Benasayag, comme les personnes auxquelles il répond, s’il a lu leur Tribune, mais en tout cas par rapport auxquels il donne un point de vue complétement différent, mobilise là aussi un concept très important mais sans redéfinir cette question de la conscience dans une véritable vision matérialiste que je crois qu’il ne porte pas ; il porte un discours de psychanalyste en fait.
La conscience c’est ce qui constitue chez Marx le travail du concept et à ce travail du concept Marx oppose le travail des mains càd le travail matérialisé du travailleur dans des rapports sociaux ; ce que je voudrais simplement souligner, c’est que les fonctions de la raison et du savoir sont à interpréter dans le sens de ce que Marx objecte au savoir absolu de Hegel dans le Troisième Manuscrit de 1844 où il est vraiment question de la fonction du savoir qui est ce que Hegel appelle le travail du concept et le moins qu’on puisse dire c’est qu’ici Marx n’accorde pas beaucoup de chance au potentiel intellectuel et noétique de l’ouvrier prolétarisé, car si vous lisez ce qu’il dit de l’ouvrier : « plus l’ouvrier produit, moins il a à consommer ; plus il crée de valeur, plus il se déprécie et perd en dignité ; plus son produit a de forme, plus l’ouvrier est difforme ; plus son objet est civilisé, plus l’ouvrier est barbare ; plus le travail est puissant, plus l’ouvrier est impuissant ; plus l’ouvrier s’est abruti et est devenu un esclave de la nature ». Tout ce qu’il décrit là est une exténuation de ce qu’il appellera plus tard la puissance du négatif, la négativité du prolétariat comme puissance révolutionnaire ; mais ce qu’il décrit là est plutôt une impuissance ; il emploie d’ailleurs le mot : l’ouvrier est impuissant. C’est le sujet qui a amené Althusser à dire : ne lisez pas ce Marx-là, ce n’est pas Marx encore, mais ne lisez pas non plus l’l’Idéologie allemande ; je crois, moi, qu’il faut absolument les lire parce que ce ne sont pas des problèmes qui sont résolus avec Le Capital mais qui sont enfouis et ne sont pas traités. Surtout, commentant cela, Marx dit que ce qu’il reproche à Hegel de pratiquer mais qu’il décrit comme étant la réalité du capitalisme càd comme une réalité historique, c’est que le travail dans le capitalisme, et chez Hegel aussi, est abstrait ; la question fondamentale ça devient celle de l’abstraction ; ce qui fait que le travail, pour l’ouvrier, « existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui », c’est tout ce qu’on appelle l’exosomatisationCe que Heidegger appelle le Gestell, c’est la question de l’exosomatisation mais que Heidegger pose mal. Google devient une énorme entreprise de lancement d’objets dans le ciel parce qu’il s’agit de construire autour de la terre un lieu exosomatisé qui enserre tous les milieux exosomatisés terrestres et derrière cela il y a une réflexion de Heidegger sur le Gestell qu’il faut lire parce qu’il faut requalifier toute la question du Gestell dans une optique qui est celle de l’exosomatisation.↩︎ qui prolétarise le travail, qui fait que l’ouvrier ne « travaille » plus en réalité ; c’est un travail abstrait càd ce n’est plus un travail au sens où il produit véritablement du travail, ce n’est qu’une soumission de sa force de travail à un processus qui celui du capital fixe càd de ce que les Grundrisse appelleront « la machinerie ».
J’insiste sur point parce que, tout ça qui est au cœur de la question du maître et de l’esclave, cela renvoie au problème de la grammatisation ; tout ce que Hegel va appeler l’abstraction, tout ce que Marx et Engels vont reprendre sous le concept d’abstraction qui est au cœur du livre Le Capital et qui est au cœur de l’analyse de ce qu’est le capitalisme, ce sont des résultats du processus de grammatisation et c’est pour cela qu’il est absolument fondamental de penser ce processus de grammatisation très précisément.
Je vais rentrer dans la question de ce que Georgescu-Rögen pose dans d’une part dans The Entropy Law and Economic Process et dans un autre texte que je vais commenter et qui a été écrit en français mais en préalable, je voudrais que nous relisions le texte d’un séminaire que donne Michel Foucault en 1976 – il est au Collège de France où il enseigne depuis quelques années - qui s’appelle Il faut défendre la société, et où Michel Foucault – et dans ce texte, qui est célèbre, il s’agit de « L’insurrection des savoirs », dit-il ; il s’agit, dans ce qu’il fait, à travers l’archéologie, la généalogie, expression qu’il reprend à Nietzsche, toute son approche qui s’était appelée à un moment donné, l’archi-biologie, l’étude de l’épistémè etc., il s’agit pour Foucault de susciter une insurrection des savoirs « contre les effets de pouvoirs centralisateurs qui sont liés à l’institution et au fonctionnement d’un discours scientifique organisé à l’intérieur d’une société comme la nôtre. Et, que cette institutionnalisation du discours prenne corps dans une université, (… ou) dans un réseau théorico- commercial comme la psychanalyse, (…) un appareil politique, (…) un marxisme (il pense en l’occurrence à Louis Althusser là) », tout cela génère des « effets de pouvoir », dit-il etc. et la généalogie qu’il propose, doit combattre ces effets de pouvoir qui sont liés à une centralisation du pouvoir par l’Etat. C’est très intéressant ce discours et je ne vais pas ne pas en parler dans un séminaire qui est dédié à a fonction du savoir ; parce que c’est ça l’enjeu : quelle est la fonction du savoir ? entre les mains de qui ? quel pouvoir ? parce s’il y a une fonction du savoir, c’est que le savoir donne un pouvoir ; il fonctionne donc il donne du pouvoir, sinon il ne fonctionnerait pas ; il a une fonction, et sans être un utilitariste à la façon de James, on doit poser le sens de la fonction au sens de Whitehead, de Canguilhem et de Foucault qui était un élève de Canguilhem. Je pense que Foucault est aveugle dans ce texte ; je ne dirais pas que ce discours est daté mais il faut le lire de manière critique en soulignant l’aveuglement de cette époque de la philosophie de Foucault et de Louis Althusser – à cette époque-là Althusser enseigne toujours – qui ne voit rien premièrement de ce qui se joue avec la fonctionnalisation du savoir par le capital et que en fait les universités ne travaillent pas pour l’Etat ; elles sont déjà à cette époque en train de travailler pour le capital et que ce capital va exercer une hégémonie à travers cette conquête du savoir, non seulement à travers les universités mais à travers les think tanks qui va concrétiser par exemple le colloque Lippmann qui se tiendra à Paris et la Société du Mont-Pèlerin à travers laquelle les néo-libéraux vont développer ce que Gramsci appelle « une hégémonie culturelle ». Et aujourd’hui, nous sommes dans cette hégémonie culturelle ; 1976, l’hégémonie culturelle c’est celle du marxisme, du moins c’est ce que croient Foucault et Althusser mais en réalité ce n’est pas vrai et ils sont en train de perdre complètement ce processus et ils sont totalement illusionnés, leurrés par ce qui se produit à travers l’exosomatisation, ce qui est très important. Et précisément, deuxième point, ni Foucault, ni Althusser ni personne à cette époque-là n’a une idée des enjeux de l’exosomatisation ; c’est un tout petit peu problématique quand on parle de biopolitique et de technologies de pouvoir, parce que c’est sur la biopolitique et les technologies de pouvoir que Foucault fonde son discours sur l’insurrection des savoirs. Troisièmement, il n’y a aucune notion des dimensions organologique et pharmacologique qui commandent les rapports entre savoir, pouvoir, devoir et vouloir ; et je le dis avec Georges Canguilhem ; vous vous souvenez de ce qu’il disait : le savoir ça produit du devoir et du vouloir ; du vouloir pas au sens de Descartes, du vouloir comme maîtrise et possession de la nature mais du vouloir au sens de la volonté de puissance de Nietzsche ; et Canguilhem, c’est un lecteur de Nietzsche et le discours sur la volonté de puissance de Nietzsche reste inachevé, inexploré et énigmatique, largement autant que l’énigme Heidegger dans son rapport à l’antisémitisme et au nazisme ; il faut déterrer tous ces trucs-là ; on ne peut plus de permettre aujourd’hui de laisser ces choses dans l’ombre, il faut sortir les cadavres des placards ; il faut aussi terminer avec le fait que, comme Canguilhem le disait : « la vie cherche à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d’abord au sens où le gain est ce qui est acquis par le jeu » (j’avais cité déjà ça l’année dernière pour faire un rapprochement entre Canguilhem et Georges Bataille). Et il ajoute : « La vie joue contre l’entropie croissante » ; ni Foucault, ni Althusser ne parlent d’entropie, pas plus que Derrida ou Heidegger etc. Et je crois qu’il est temps maintenant d’en parler. Il faudrait aussi confronter Michel Foucault à Karl Polanyi qui a publié en 1944 un texte absolument fondamental et qui, dans ce texte qui s’appelle La grande transformation montre qu’il y a un désencastrement du marché qui s’est mis en œuvre dès le XIXème siècle et qui est en train de s’accélérer avec le néo-libéralisme et qui est extrêmement menaçant pour la société, Foucault n’en dit pas un mot et c’est quand même extrêmement problématique parce que, si on lit aujourd’hui Karl Polanyi, près de 70 ans plus tard, il décrit ce qui va nous arriver et il est quand même sidérant que Foucault n’en dise rien et que les foucaldiens, aujourd’hui, ignorent tout cela. Je ne dis pas ça du tout qu’il faut abandonner Foucault pour lire Polanyi, je pense que Foucault est beaucoup plus riche que Polanyi, seulement il faut lire Foucault avec Polanyi ; Pourquoi ? parce qu’il faut poser les problèmes d’organologie et de pharmacologie que Foucault ne pose jamais et pour cela, il faut passer par Georgescu-Rögen.
De Georgescu-Rögen, je vous présente la page 307 de son grand ouvrage, La loi de l’entropie et les processus économiques qui n’est pas traduit en français dans lequel il cite Lotka et il dit : l’homme produit des organes artificiels dans sa lutte contre l’entropie (entropic struggle) et il dit que pour ça il a besoin de dépasser ce qui permet aux êtres vivants de mener eux-mêmes leur lutte contre l’entropie avec leurs organes biologiques (biological organs) ; l’homme a besoin de développer des instruments exosomatiques pour développer sa lutte contre l’entropie ; ce qui est assez étonnant c’est que dans la reprise qui sera faite et présentée par …. (celui qui a fait connaître Georgescu-Rögen), il ne reprend pas ces choses comme cela ; il a tendance à effacer je crois le fait que l’homme développe ce processus (l’exosomatisation) pour lutter contre l’entropie (Georgescu-Rögen est clair sur ce sujet) ; par ailleurs il dit aussi que cette lutte devient chez les êtres humains le conflit social (c’est très important) et aussi la lutte avec l’environnement ce qui nous ramènerait à ce que Whitehead appelle « l’attaque du milieu » ; il va nous falloir interpréter Marx, Nietzsche, Freud mais aussi Whitehead et Canguilhem avec Georgescu-Rögen et réciproquement.
Alors que dit Georgescu-Rögen ? Il dit que nous sommes des êtres vivants mais nous sommes très différents des autres espèces biologiques en cela que toutes les espèces arrivent à se maintenir en vie avec des organes endosomatiques dont elles sont dotées à la naissance donc elle ne produisent pas elles-mêmes leurs organes ; c’est exactement ce que disent Marx et Engels au début de l’l’Idéologie allemande ; tandis que l’humanité, je le cite, « a transcendé la lente amélioration endosomatique » par quoi ? par une exosomatisation. En passant, notons ici que d’une part nous retrouvons le mythe du dialogue de Protagoras - c’est ce que décrit Protagoras dans le mythe de Prométhée et d’Epiméthée et que ce mythe aura été rejeté jusqu’au XIXème siècle, Marx et Engels non inclus dans ce jusque - et d’autre part nous soulignons que Georgescu-Rögen souligne la lenteur de l’endosomatisation – c’est ce que fait aussi d’ailleurs Leroi-Gourhan – par rapport à la vitesse relative et toujours croissante de l’exosomatisation ; c’est extrêmement important parce que ce à quoi nous sommes confrontés au XXIème siècle c’est la question de la vitesse. Dans cette page que je représentais tout à l’heure, Georgescu-Rögen fait apparaitre la lutte entropique comme la cause de la lutte pour la vie (struggle for life) tout en soulignant que la lutte entropique càd la low entropy, la lutte pour la low entropy, càd pour faire diminuer l’entropie, pour une entropie basse càd ce que moi j’appelle avec Derrida la différance avec un a devient à la fois conflit social qui est lui-même une excroissance de la lutte de l’homme avec son milieu qui est sa transformation – c’est extrêmement proche de l’l’Idéologie allemande. Ici il faut souligner que Whitehead définit la fonction de la raison comme « attaque du milieu (attack on the environnement) ». Notons que dans l’introduction à The Entropy Law and Economic Process, d’une part l’évolution exosomatique fait son chemin à travers, dit Georgescu-Rögen, la tradition culturelle et non seulement le savoir technologique – c’est très important, c’est ce qui constitue la base de ce que nous appelons ici l’organologie générale ; quand on étudie l’organologie, ce n’est pas simplement la technologie que l’on étudie, ce sont toutes les règles produites par les systèmes sociaux et l’organologie générale c’est l’étude de l’ensemble des systèmes qui se construisent autour de l’hubris technologique et pour contrôler la toxicité pharmacologique de cet hubris et au sein de ces systèmes, les individus eux-mêmes, les individus psychiques et d’autre part, il dit, toujours dans ce même texte, que la loi de l’entropie est ce qui s’impose inéluctablement à travers ces luttes contre l’entropie càd que chaque fois que l’homme, à travers ses économies, ses organisations sociales etc. développe des stratégies pour diminuer l’entropie il produit finalement les conditions pour l’augmenter à long terme. Et au cours de ces luttes qu’il produit contre l’entropie se forment les cultures, les savoirs, les géographies humaines etc. qui finalement vont créer des nouvelles conditions pour que les effets de la loi de l’entropie se fassent sentir à long terme. Il en donne un exemple qui est la dévastation de la steppe par l’élevage artificiel qui va conduire à ruiner toute une région et la rendre inhabitable aujourd’hui – il donne un exemple qui vient de l’agriculture et pas du tout de la grande industrie. Il montre aussi qu’il y a des effets de seuil qui se produisent par des combinaisons d’éléments qui sont par exemple l’augmentation de la démographie etc. Ça ressemble d’ailleurs à des choses que Bertrand Gille disait aussi sur un registre complètement différent dans son Histoire des techniques.
On voit que l’exosomatisation est la voie organogénétique par laquelle l’homme avec et contre l’entropie dont il s’agit de différer les effets ; c’est pour ça que je parle de la différance avec un a de Derrida et accomplit la loi de l’entropie càd intensifie l’accomplissement par cette différance de l’entropie. On est en pleine pharmacologie, une sorte d’insolubilité de la situation. Nous pouvons en conclure que l’exosomatisation comme régime organologique de l’organogenèse - que je distingue d’une organogénèse du vivant qui n’est pas organologique mais est organique ; là on rentre dans un régime organologique, qui n’est pas simplement technique d’ailleurs mais qui est social, juridique etc. avec des fonctions de savoirs - constitue un régime pharmacologique de la différance avec un a entre entropie haute et entropie basse. La différance avec un a qui se produit dans l’exosomatisation c’est un nouveau régime de la différance avec un a ; comme vous le savez, je l’ai souvent dit dans ce séminaire, chez Derrida, la différance avec un a ne désigne pas du tout l’humanité mais la vie en général ; la vie, disait Derrida – et il répète Nietzsche sur ce plan là – c’est ce qui a de la mémoire, un être vivant a de la mémoire, cette mémoire retient quelque chose de son expérience, soit au niveau de l’individu quand c’est la mémoire nerveuse, soit au niveau de l’espèce quand c’est la mémoire spécifique et elle produit un diffèrement dans le temps – Derrida n’a jamais décrit cela comme de la lutte contre l’entropie, mais moi je le fais – et ce que j’ajoute c’est que l’exosomatisation est ce que j’appelle la différance noétique en tant qu’elle lutte contre l’entropie haute et pour l’entropie basse par des moyens organologique qui ne sont plus biologiques ni organiques.
Je voudrais terminer en soulignant un certain nombre de points qui sont que, premièrement, Georgescu-Rögen souligne que les organes exosomatiques sont des membres détachables ; ça c’est extrêmement important ; pourquoi ? d’abord parce que le fait que les membres soient détachables, fait qu’ils peuvent se détacher du corps, comme les pulsions. Chez Freud, la pulsion c’est l’instinct qui est devenu détachable, qui n’est donc plus un instinct parce que l’instinct est automatique comme l’a très bien décrit John Bowlby tandis que la pulsion n’est pas automatique ; elle peut se fétichiser comme disait Freud dès 1898 et moi, je fais une relation dans le fait que la pulsion peut se déplacer, par exemple de l’objet de la passion sexuelle vers un objet exosomatique l’objet de la passion sexuelle (une dame et la chaussure de la dame, je transfère du corps endosomatique du corps de la femme vers la chaussure qui est exosomatique) , c’est ça la condition de la pulsion, c’est ce que décrit Freud dès la théorie de la sexualité, très précisément. Et j’avais souligné que cette détachabilité qui est soulignée également par Leroi-Gourhan – et je me demande si Georgescu-Rögen a lu Leroi-Gourhan mais je ne l’ai jamais vu le citer - c’est aussi ce qui rend possible, et c’est pour cette raison que Georgescu-Rögen insiste là-dessus, l’économie. Dans les sociétés claniques il y a des échanges de femmes et d’enfants contre des technologies et cet échange c’est ce qui va rendre possible, à un moment donné, ce qui va devenir une économie de marché par une technologie que Marx et Engels vont appeler l’équivalent général et qui va être la méta-exosomatisation de la monnaie, qui pose elle-même des problèmes très spécifiques : quel genre d’exosomatisation constitue la monnaie.
Cette détachabilité des organes du corps somatique vers un corps exosomatique (qui est le corps social) et qui peut lui-même se détacher ou détacher du corps social un organe qu’on va envoyer ailleurs (un scooter des neiges chez les esquimaux, un puits artésien chez les indiens etc.) ; ce processus de détachement organologique, Georgescu-Rögen le fait remonter à 20 millions d’années en nous montrant que l’espèce proconsul est identifiée comme le premier singe qui systématiquement pratique le prolongement organique ; ce qui est important là c’est que Georgescu-Rögen nous dit que l’exorganisation commence bien avant l’hominisation, 17 millions d’années avant l’hominisation ; le singe proconsul n’est pas un bipède, il court à quatre pattes, il se dresse sûrement sur ses pattes comme un macaque. C’est vraiment à partir de bipédie, càd de la défonctionnalisation de la motricité de la patte avant qu’apparaît l’exosomatisation et donc l’exosomatisation c’est vraiment un processus de défonctionnalisation organique par une fonctionnalisation organologique, c’est ça le début de l’exosomatisation ; le proconsul c’est aussi l’ancêtre commun aux chimpanzés et aux hominidés. A partir de cette exosomatisation qui, avec la bipédie, libère la main et crée des fonctions nouvelles – d’abord la fonction fabricatrice – le moment exosomatique est engagé et se pose d’emblée, déjà à cette époque, la fonction du savoir ; pourquoi ? parce qu’à partir du moment où des organes exosomatiques apparaissent et qui n’ont pas de règles biologiques de pratiques puisqu’ils ne sont pas organiques – l’organe organique a des règles biologiques de fonctionnement, il appartient endosomatiquement à un organisme qui lui impose des règles de fonctionnement – ils ne sont pas soumis à ce genre de choses. Et c’est pour ça que peut se poser le problème du meurtre et que pose Totem et tabouhttps://en.wikipedia.org/wiki/William_Robertson_Smith?oldid=527581864 La religion des sémites↩︎ ; avec le silex taillé je peux tuer mon père ; et c’est comme ça que commence le problème de la loi. J’en ai déjà donné deux ou trois interprétations, c’est Robertson Smith, qui ne connaît à peu près rien à la préhistoire etc. mais simplement il parle d’avant, il appelle ça la horde primitive des hommes préhistoriques : à un moment, dit-il, les fils se sont ligués contre le père à l’occasion de l’invention d’une nouvelle arme et ils ont tué le père, c’est ça qui fait qu’ils se sont autorisés à tuer le père ; moi j’ai toujours dit que ce n’est pas à l’occasion de l’invention d’une nouvelle arme mais avec l’apparition de l’arme, avec l’apparition de l’exosomatisation ; l’exosomatisation pose le problème d’un dysfonctionnement du corps social qui repose sur le meurtre càd ce qui se dit en grec hubris ; et ça c’est le problème du droit, de la culpabilité , de la honte, du tragique etc.
On va réfléchir sur le rapport entre la main et couteau, et ça nous fera peut-être nous tourner vers Abraham, le sacrifice etc. et on va essayer de comprendre comment les savoirs de toute nature, chamaniques, sacrificiels, religieux etc. vont intervenir dans tout cela pour aboutir finalement à la constitution d’une question économique où on verra que Georgescu-Rögen nous dit que, en fait, l’économie c’est ce qui prolonge la biologie parce que les organes ont besoin pour fonctionner d’avoir des règles de fonctionnement qui doivent être compatibles entre les différents organes et l’économie, c’est ce qui va organiser la compatibilité des organes artificiels en prolongeant la biologie ; il ne dit évidemment pas que l’économie c’est de la biologie – c’est pas de la sociobiologie, c’est exactement le contraire – mais il dit en revanche qu’il faut comprendre qu’on doit développer maintenant une bioéconomie càd une économie qui est au service de la néguentropie, ce qu’il appelle lui la low entropy càd la préservation des possibilités du vivant et pas simplement du vivant humain, du vivant sous toutes ses formes.
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