Séance 3 : L’exosomatisation comme sélection artificielle
L’exosomatisation comme sélection artificielle. Transvaluer Nietzsche : de la volonté de puissance au courage de vivre et de panser
Bernard Stiegler,
« Séance 3 : L’exosomatisation comme sélection
artificielle »,
dans
Michel Blanchut,
Victor Chaix (dir.),
Le séminaire Pharmakon en hypertexte :
2016 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures
numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2016/seance3.html.
version 0, 20/12/2025
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La séance s’appelle l’exosomatisation artificielle : le titre introduit une notion nietzschéenne, la sélection artificielle, qu’on trouve dans de très nombreux fragments mais ce que faire dans ce séminaire, c’est introduire Nietzsche par Georgescu-Rögen ce qui est très paradoxal puisqu’il ne parle jamais de Nietzsche à ma connaissance, peut-être même qu’il ne le connaît pas et évidemment Nietzsche ne peut pas connaître Georgescu-Rögen non plus. Ce que j’ai essayé de faire, c’est une lecture anachronique un peu au sens benjaminien.
En fait dans cette séance-là, je vais revenir sur la séance précédente ; je fais toujours un peu ça mais je vais le faire un peu plus que d’habitude et avant ça je voudrais vous inviter à lire ce document que je trouve intéressant parce c’est le contexte de ce séminaire ; ce séminaire porte sur l’exosomatisation et la sélection artificielle et cet article rend public une chose que j’affirme depuis pas mal de temps qui est que la Chine s’apprête à un grand mouvement d’automatisation ; c’est officiel maintenant, un rapport de l’Etat chinois annonce 100 millions de robots pour remplacer les ouvrier des usines et des manufactures, un énorme pourcentage de la production manufacturière. Et c’est pour ça que j’enseigne en Chine parce que les chinois se préoccupent beaucoup de ces évolutions ; j’en parle parce que le contexte de ce séminaire où l’on parle de la transvaluation de Nietzsche, c’est ça.
Nous avons lu, la semaine passée, que selon un texte collectif signé par les universitaires Cédric Durand et Frédéric Lordon, que Nuit debout constitue, selon les signataires, un intellectuel collectif ; et à ce moment-là, nous nous sommes demandés quelle fonction le savoir a-t-il ici dans cette idée d’intellectuel collectif, premièrement, et deuxièmement, quel intellect est-il attribué aux habitants des « quartiers populaires » ce qui était une manière de souligner que l’opposition entre manuel et intellectuel est toujours active parce qu’elle constitue la métaphysique, en tout cas pour moi, la base de la métaphysique c’est cela et que ce texte aurait mérité d’être lu sous cet angle-là : comment chercher à échapper à la métaphysique tout en y restant sans le vouloir et sans même sans apercevoir. Quant à nous, je rappelle que nous récusons toute opposition – non pas toute distinction bien entendu – entre savoir-vivre, savoir-faire et savoir théoriser ; et un savoir qui n’est pas capable de parler du savoir-vivre et du savoir-faire n’est pas un savoir. Ici je fais une remarque en passant, qui est très lourde, que j’assume mais dont je suis bien conscient qu’elle mériterait de longs développements : c’est parce qu’Emmanuel Kant pose que le savoir du canonnier peut être remplacé par la théorie de la balistique et que sa pratique de canonnier peut être éliminée – c’est ce qu’il dit dans Théorie pratique – c’est pour ça que la transformation des savoir-faire en capital fixe, que Marx décrit dans le Capital, est possible. Kant à évidemment raison, un savoir de canonnier peut se transformer en savoir mathématique pour calculer la trajectoire d’un obus. Qu’a-t-on dit quand on a dit ça ? peut-être rien d’essentiel ; parce qu’on n’a pas dit que ça implique l’apparition de ce que Marx appelle le capital fixe et que le capital fixe va apporter de nouvelles questions qui, peut-être, amèneraient à remettre un peu en cause l’idée de Kant, à savoir que la technique est soluble dans les formalismes mathématiques, ce qui, selon moi, est absolument faux et c’est ce que Kant n’arrive pas à penser et c’est pour ça qu’il n’arrive pas à comprendre que le schématisme, les schèmes dont il parle sont conditionnés par le savoir technique et par la technique tout court, en tant qu’elle n’est pas seulement du savoir mais aussi par exemple du capital fixe. Je ne suis pas sûr que Nuit debout, ni les signataires du papier, se posent ce genre de question.
Derrière ça, il y a pour nous une méta-question de la fonction de la raison, pas simplement des questions des fonctions de la raison au sens de Whitehead, mais une méta-question c’est-à-dire qu’il y a une question sur la fonction de la question et sur les conditions de la fonction de la raison elle-même, conditions qui sont la mise en question par la techniqueCf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue de Donald Winnicott↩︎. Il y a par ailleurs derrière cette question une controverse que j’oppose à une conception de l’universel qui est celle de Kant. Sur ce fond-là, je dirais que pour faire un pas au-delà de la métaphysique kantienne il faudrait, non pas comme faisait Deleuze dire la vraie question c’est pas l’universel, c’est le singulier – ça c’est une question du XXème siècle - mais dire la vraie question c’est pas l’universel mais le controversel – il y a l’universalité et il y a la controversalité - c’est-à-dire que cette controversalité, qui a quelque chose à voir avec ce que j’appelais dans la première séance, le diable (ou le diabolique), elle est fondée sur un autre couple, qui n’est pas une opposition non plus mais un couple transductif, qui est le couple universel / diversel que j’avais avancé il y a quelques années. Je ne veux pas dire que le canonnier ne peut pas être remplacé parle calcul automatisé de la trajectoire c’est-à-dire aujourd’hui par le missile à tête chercheuse – car c’est ça la réalité ; ce que je veux dire c’est que la fonction de la raison ce serait de ne pas éliminer la question organologique qui se tient derrière la possibilité de remplacer le canonnier par un missile à tête chercheuse. C’est ça la fonction de la raison ; ce n’est pas de dire que tout est soluble dans le calcul, on a pas besoin de la raison pour ça ; l’entendement est suffisant pour ça ; par contre, la raison, c’est de dire oui mais il y a une question organologique et cette organologie peut poser des problèmes tout à fait nouveaux qui sont des problèmes de pharmacologie ; pourquoi ? parce que l’exosomatisation, c’est ce qui impose une fonction à la raison qui est d’opérer des arbitrages pharmacologiques ; la raison, c’est ce qui arbitre la pharmacologie de telle ou telle arme par exemple, tel ou tel instrument, métier à tisser, capital fixe, instrumentalisation d’un poste qu’on a à l’université pour faire passer ses petits copains (tout est instrumentalisable) etc. Je me suis référé au Manuscrits de 1844 de Marx et en particulier au troisième, à travers le commentaire de Hegel sur le savoir absolu, Marx pose la question du destin du savoir qui est en fait la fonction du savoir et je rappelais que le Manifeste communiste décrit le capitalisme comme un processus de destruction du savoir vivant à travers son absorption mortificatrice par le capital fixe.
J’essaye de remettre en perspectives des choses déjà dites parce que ce que vise le jeune Marx à travers ces textes de 44 c’est l’abstraction (supposant la grammatisation, ce que Marx ne pense pas) et je soutiens moi qu’il faut faire une pharmacologie de l’abstraction et que c’est ça la fonction du nihilisme. Il est évidement possible et même indispensable d’articuler la critique du savoir absolu et la critique de cette critique parce que je soutiens que le savoir absolu de Hegel se réalise négativement ; tout ce que dit Hegel se réalise et c’est une catastrophe que cette réalisation du savoir absolu ; et cette réalisation du savoir absolu catastrophique s’appelle le nihilisme chez Nietzsche et qui est l’accomplissement purement computationnel du savoir absolu, c’est-à-dire algorithmique et c’est l’accomplissement de ce que dit Kant dans Théorie pratique : tout sera transformable en nombre (et en algorithmes). Et si nous sommes aujourd’hui confrontés à la convergence et du savoir absolu et du nihilisme c’est parce que nous sommes en train de vivre un stade très spécial de l’exosomatisation que j’appelle la disruption. La disruption ce n’est pas l’exosomatisation en général, c’est un stade totalement nouveau qui pose des problèmes totalement nouveaux et qui requiert des décisions totalement nouvelles, ces décisions relevant de ce que j’appelle après Nietzsche la transvaluation de toutes les valeurs.
Pour réfléchir à ces questions, il faut en appréhender l’histoire à partir de l’analyse des fonctions du savoir et de leur genèse dans et par l’exosomatisation. Tout au long des 3 millions d’années de l’exosomatisation, il y a une transformation des fonctions du savoir et il est absolument fondamental de faire une histoire du savoir, que j’appelle l’histoire, pas seulement matérialiste comme disaient déjà les marxistes, mais hypermatérialiste parce que ce qui est en jeu ce n’est pas la matière c’est l’hypermatière ; la matière c’est un concept daté, qui n’est plus pertinent, en physique par exemple, parce que aujourd’hui, à l’échelle quantique, on sait très bien qu’on a pas affaire à des questions de matière. On sait très bien à partir de Simondon que l’opposition forme / matière ne fonctionne plus, ni dans la physique ni dans la théorie de l’individuation de Simondon ; et cette hypermatière, ce n’est pas simplement la matière organique qui n’est jamais réductible à la matière parce qu’elle est traversée par ce que Bergson appelait un élan, qui s’appelle la vie, c’est aussi la matière organologique c’est-à-dire la matière mortifiée, la matière comme trace du vivant mortifié (c’est le capital fixe de Marx) et de ce point de vue-là, cette matière, il faut la dire non seulement être une hypermatière mais une matière abstraite c’est-à-dire une matière qui n’est ce qu’elle est comme matière c’est-à-dire hypermatière qu’à travers tout un appareillage abstrait, computationnel de grammatisation et c’est ça qui produit le savoir mort dont parle Marx dans les Manuscrits de 44 aussi bien que dans Le Capital tout en passant par les Grundrisse.
L’exosomatisation, c’est donc l’organogenèse hypermatérielle de l’âme noétique, de ce qu’Aristote appelait l’âme noétique et le nous, l’esprit, ou l’intellect, est la condition du savoir en puissance que son exosomatisation fait passer à l’acte ; autrement dit ce que je suis d’affirmer là, ce qui évidemment ferait rugir Heidegger, par exemple, mais pas seulement c’est que le passage à l’acte de l’âme noétique c’est la production exosomatique ; autrement dit je défends là un point de vue marxien, c’est-à-dire que c’est à partir de la production qu’il faut penser l’histoire de l’être ; c’est ce que Marx lui-même a souligné dans la Lettre sur l’humanisme si je me souviens bien et c’est également le point de vue de Heidegger disant que Marx est le premier à déconstruire la métaphysique ; Heidegger ne regardait pas Marx comme ça de loin d’un air méprisant ; il le prenait pour un philosophe fondamental puisque un des premiers à déconstruire la métaphysique.
J’avais parlé de mouvement diagonal ou oblique en disant que tout ça se produisait dans un processus qui est une différance avec un a qui produit un mouvement diagonal, oblique, et cette oblique, elle est gauche, elle est torve, elle est diabolique de ce point de vue-là, et si elle est ainsi c’est parce qu’elle est la manifestation et l’attestation de l’hubris c’est-à-dire du fait tout est au départ, c’est la parole d’Anaximandre, telle que l’interprète non pas Heidegger seulement mais Nietzsche précisément – Nietzsche a commencé par interpréter les présocratique et en particulier Anaximandre – tout commence par un crime ; dans le texte c’est hubris et hubris veut dire crime , folie, démesure, technique, chimère etc.; ça veut dire plein de choses ; hubris est un terme grec intraduisible. J’avais précisé ensuite que, dans la pharmacologie historique que décrit cette histoire de l’exosomatisation, tout pouvant être mis au service de son contraire, ça ressemble énormément à la dialectique de Hegel, puisque la dialectique de Hegel c’est ça ; Hegel appelle ça non pas l’exosomatisation de l’esprit mais la phénoménologie de l’esprit, et ce que je soutiens moi c’est que la phénoménologie de l’esprit en fait c’est une exosomatisation de l’esprit – c’est d’ailleurs ce que dit Hegel lui-même : pour l’esprit, dit-il, puisse apparaître à lui-même il doit s’extérioriser ; la seule différence, c’est tout le sujet du Manuscrit de 44 et en particulier le troisième Manuscrit de Marx, c’est que pour Hegel cette extériorisation peut se réintérioriser en totalité ; c’est ça qu’il appelle le Savoir absolu ; et comme Marx, je crois que c’est absolument impossible et que précisément il n’y a pas de Savoir absolu, mais que du coup, absolu pouvant aussi se traduire par dissous, absoudre c’est une manière de dissoudre – on pourrait dire le savoir dissous et non pas absous ; absous de quoi ? de ses péchés ? du péché d’être extériorisé ? oui, d’ailleurs un peu comme ça ; ce n’est pas pour rien que Hegel dit que c’est le christianisme réalisé, le Savoir absolu ; c’est le christianisme accompli qui n’est plus religion mais savoir précisément ; mais sauf que c’est une dissolution dans le sens c’est une liquidation du savoir, la fin du savoir ; c’est ce que je soutiens et ce que soutiens Marx. Mais ce que ne voit pas Marx, c’est que tout ça fait qu’on doit sortir de la dialectique ; Marx reste un dialecticien et je soutiens qu’on ne peut pas rester dans la dialectique pour une raison bien précise, c’est que la dialectique suppose une solution, que ce soit une solution de l’absolution ou de la dissolution c’est une solution ; or il n’y a pas de solution à la tragédie de l’exosomatisation, nous resterons toujours confrontés au négatif du pharmakon.
Une fois qu’on a dit cela, et c’est très important, on va s’en apercevoir au XXIème siècle, au moment où le transhumanisme est en train de se concrétiser, nous nous apercevons que – je vous disais l’autrefois que la raison doit produire des critères de sélection dans l’exosomatisation parce que l’exosomatisation produit de la sélection artificielle et que ses critères ne sont pas donnés par la biologie mais par la raison en tant qu’elle fonctionne à travers des savoirs, mais en fait il y a une méta-critériologie de sélection qui sont les rétentions tertiaires hypomnésiques. Tout ce que je dis-là qui est en apparence abstrait et formel, ce sont les enjeux du projet que nous menons à Plaine Commune ; si nous ne savons prendre en charge ces questions et les faire partager par une communauté de 400 000 habitants, le projet ne marchera pas et c’est pour ça que ce séminaire, qui est à la fois celui de l’Ecole de philosophie pharmakon et des Digital Studies Network c’est aussi le démarrage de la Chaire de recherches contributiveshttps://www.mshparisnord.fr/programmes/recherche-contributive/↩︎ et de Plaine commune.
J’avais aussi souligné en passant que on pouvait se demander si les fonctions de Dumézil, la théorie des trois fonctions, devaient être intégrées dans cette théorie des fonctions que seraient les savoirs et en particulier la raison comme fonction. J’ajoute un point ici qui est un point absolument fondamental c’est essentiellement pour ça que j’avais décidé de faire cette relecture rapide du séminaire de la semaine dernière. J’ai déjà essayé de dire dans un livre qui s’appelle Etat de choc que cette dialectique maître /esclave, qui est tellement citée – quand les gens savent un truc sur Hegel c’est la dialectique du maître et de l’esclave parce qu’en effet c’est le cœur de la phénoménologie de l’esprit car comme Kojève l’a très bien (ou pas très bien) montré – le marxisme l’a totalement mésinterprété – je rappelle rapidement ce que je disais dans État de choc : le Knecht ce n’est l’esclave mais le serviteur qui, dans la phénoménologie de l’esprit, n’est pas le prolétaire mais l’artisan qui va devenir bourgeois, autrement dit, qui va devenir capitaliste et le Herrschaft, ce n’est pas du tout le bourgeois ou le capitaliste, c’est le seigneur ; donc il y a une mésinterprétation totale de Marx cette fois-ci ; à mon avis c’est dialectique, mais cette dialectique – rappelons ce que dit Hegel : le seigneur impose au serviteur de le servir parce que le serviteur préfère garder sa vie sauve plutôt que de la perdre au combat, c’est comme ça qu’on fait des esclaves, mais, ajoute Hegel, quand le serviteur se met à travailler pour son seigneur, en travaillant il produit de la connaissance, il développe ses fonctions cognitives, il développe sa raison ; par exemple il engendre la révolution de quoi ? la philosophie des Lumières qui est constituée essentiellement de bourgeois – pas seulement, il y a aussi des nobles bien entendu ; Condorcet était un noble par exemple – comme Diderot, qui est un marchand ; ils constituent de la valetaille, par exemple des précepteurs de la noblesse – Rousseau et pas mal d’autres – et ce sont eux qui vont renverser l’Ancien régime ; et c’est de ça dont il s’agit – pas seulement dans cette figure historique du passage de l’Ancien régime à la révolution bien entendu - Hegel a été absolument fasciné par Napoléon, comme vous le savez, et par la Révolution française, comme Emmanuel Kant d’ailleurs ; mais ce qui est fondamental dans ce qu’il dit, c’est que cette dialectique du maître et de l’esclave, c’est la matrice du savoir ; c’est ça la phénoménologie de l’esprit ; c’est, premièrement, je suis prêt à me battre à mort comme le seigneur, mais ce qu’engendre ce « être prêt à se battre jusqu’à la mort » c’est quelqu’un qui, lui, n’est pas prêt à se battre jusqu’à la mort c’est-à-dire qui va différer sa mort – c’est la différance avec un a – et qui du coup va se trouver en position de produire du savoir et qui va renverser le seigneur. Et ça c’est que Marx va reprendre chez Hegel en disant : ça il faut le sauver ; tout le reste c’est de l’idéalisme mais ça il faut le sauver ; parce que ça c’est la base du matérialisme historique de Marx, matérialisme dialectique évidemment. Mais moi, ce que je soutiens, c’est que Marx se plante premièrement parce qu’il interprète manière erronée cette dialectique mais en plus parce qu’il n’en voit pas les vrais enjeux qui sont ceux-là : derrière cette dialectique du maître et de l’esclave, il y a une logique quasi-causale et pas du tout une dialectique ; le Knecht, qui est devenu le travailleur fait de sa condition d’asservissement la condition de sa libération ; il ne s’oppose pas à son aliénation, il tire parti de son aliénation pour en devenir, comme dit Gilles Deleuze, sa quasi-cause ; et c’est pour ça que je dis que la relation Herrschaft / Knechtschaft n’est pas une dialectique, c’est une logique quasi-causale qu’il faut explorer ; ce n’est pas la logique pure du Savoir absolu de Hegel, c’est la matrice organologique de l’exosomatisation ; et à partir de là il faut faire une logique que Derrida appelait du supplément mais sans rien voir de l’exosomatisation ; donc Derrida c’est très intéressant mais si on en reste à Derrida, ça ne sert absolument à rien ; il faut passer au-delà de Derrida tout autant que de Kant, de Hegel et de Heidegger. Et pour le faire il faut d’autre part comprendre qu’il y a des époques de l’exosomatisation – je vous ai dit tout à l’heure que nous entrons dans l’exosomatisation du transhumanisme, qui est une nouvelle époque, avec de nouveaux critères de sélection ; il y a une autre époque qui est apparue au paléolithique supérieur qui est l’apparition des hypomnémata c’est-à-dire de ce qui permettre l’extériorisation de la vie de l’esprit et avant cela, il y a l’extériorisation du geste dans le geste fabricateur mais ça ce n’est encore la vie de l’esprit au sens où en parle Aristote ou Marx par exemple, selon moi ; pour Marx ce n’est pas du tout clair et pour Aristote encore moins puisque pour lui de telles questions ne peuvent même pas se poser, il ne sait pas ce que c’est que la préhistoire ; Marx et Engels savent ce que c’est que la préhistoire ; mais c’est en fonction de la préhistoire et des spéculations de Herder qu’ils ont élaboré leur théorie de l’Idéologie allemande.
A partir de là, j’ai essayé de montrer que si Marx ne prend pas en compte les rétentions tertiaires hypomnésiques, ça a pour conséquence qu’il se remet à parler de la conscience de l’architecte comme un idéaliste ; que ça pour conséquence pour Heidegger qu’il n’est pas capable de comprendre que l’exosomatisation hypomnésique à la lettre rend possible la fonction analytique de l’entendement et donc la division par Kant entre la raison d’un côté et l’entendement de l’autre, c’est-à-dire synthèse de la raison et analyse de l’entendement, ce que Kant ne peut pas comprendre parce que le schème suppose la rétention tertiaire.
Je disais par ailleurs que cela fonctionne seulement parce que ça dysfonctionne - ça c’est que disent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux – pour que ça fonctionne il faut que ça dysfonctionne ; c’est le problème de la bifurcation, du fait que le système dont nous parlons est un système ouvert qui va être capable de bifurquer parce qu’il est capable de dysfonctionner et de supporter son propre dysfonctionnement. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce que disait David Bates dans ce séminaire il y a deux ans à savoir que Von Neumann ou Ashby a démontré que le problème des robots c’est qu’ils ne dysfonctionnent pas ; comme ils ne commettent pas d’erreur ils ne peuvent rien apprendre. Cette question qui est aussi celle de l’hubris, c’est ce que Simondon appelle le déphasage ; Simondon dit : l’individuation ne marche que parce que le processus d’individuation repose sur un déphasage qui est un dysfonctionnement ; c’est ce que Socrate appelle le délire ; il dit : on ne peut apprendre que dans le délire, la connaissance est délirante – c’est le sujet du Le banquet et du Phèdre c’est ce que dit Deleuze à propos de la bêtise ; il dit : c’est parce qu’on fait des bêtise qu’on est obligé de penser, que quasi-causalement on doit devenir la noèse de sa propre bêtise ou de la bêtise des autres mais sans qu’il n’y ait aucune solution, aucune synthèse finale, aucune téléologie, aucune unité à tout cela ; c’est ce que Derrida dit être pharmacologique et c’est ce que j’essaye de dire moi ici en posant qu’il y a un défaut qu’il faut et qui est ce que les grecs appellent l’hubris, celle-ci requérant une pharmacologie positive.
Le défaut qu’il faut (falloir) c’est ce dont nous parlait Georges Canguilhem dans la première session qui se rapportait au devoir et au pouvoir parce que Georges Canguilhem conçoit la biologie aussi comme porteuse de devoir et pas seulement de pouvoir ; le rapport savoir / pouvoir on l’a toujours problématisé depuis les sophistes et avant les sophistes – en tout cas depuis Socrate critiquant les sophistes ; Socrate accuse les sophistes de vouloir utiliser le savoir pour conquérir le pouvoir ; et à partir de là, la philosophie a toujours critiqué le détournement du savoir par le pouvoir – ce que Canguilhem ajoute c’est que oui, mais c’est aussi le devoir et aussi le falloir c’est-à-dire la faille – s’il y a du falloir c’est parce que ça faille, ça échoue ; il y a de la faute, il y a de l’erreur – et toutes ces erreurs qui sont rectifiées, corrigées par la fonction de la raison, elle produisent des accumulations de rétentions et de protentions qui constituent des fonds préindividuels (représentés par les petites spirales qui se fondent dans la grande spirale) qui sont constitués par des rétentions secondaires collectives et des protentions secondaires collectives dont nous héritons à travers les objets transitionnels, les comportements de nos parents, les livres que nous lisons et toutes sortes de choses et ces agencements que j’appelle des traumatypes engendrent des anamnèses au sens de Socrate, anamnèses qui sont transmises à travers des stéréotypes qui les dissimulent et qui les empêchent de s’exprimer ; le véhicule du traumatype est aussi ce qui empêche le traumatype d’apparaître, tout en le portant, tout en le dissimulant ; ça c’est Freud bien évidemment. C’est aussi la dialectique de Socrate, qui n’est ni hégélienne ni marxienne, qui est une dialectique au sens de dialogos et c’est dans ce contexte-là que Whitehead peut poser la question de la fonction de la raison c’est-à-dire de ce qui agence le vivre, le bien vivre et le mieux vivre, dit Whitehead, mais je soutiens qu’il faut ajouter à ces considérations de la Whitehead la question organologique qui est à l’origine de ces défaillances et que Whitehead lui-même ne pense pas vraiment.
Ayant dit cela, dont je viens de tirer quelques conséquences, en prolongeant en fait des tendances dans l’exosomatisation (il n faut jamais oublier que des tendances connaissances des bifurcations et qu’il y a des écarts par rapport aux tendances dans l’histoire ; c’est ça qui fait l’exosomatisation précisément) j’ai ensuite introduit la question de l’entropie de Georgescu-Rögen et qu’il aura tenté de penser avec l’exosomatisation ; et c’est ça qui n’intéresse chez lui ; il aura tenté de penser l’économie, premièrement, comme comment différer l’entropie, autrement dit, comment diminuer le taux d’entropie et aller vers ce qu’il appelle une entropie basse (low entropy) et, deuxièmement, il ajoute : c’est comme ça parce que nous sommes des êtres exosomatiques et que, à la différence des êtres endosomatiques, qui n’ont qu’à vivre, la biologie leur imposant ses « lois » si on peut dire ; en tout cas, ce que dit Georgescu-Rögen, c’est que l’économie prolonge la biologie mais n’est pas la biologie.
Parmi les conséquences que j’ai soulignées l’autre jour et sur lesquelles je vais revenir, de toutes ces analyses, je soutiens que, arrivés au stade des 100 millions de robots que les chinois sont en train de programmer, l’avenir passe par la déprolétarisation, parce que s’il y a 100 millions de robots qui viennent remplacer les ouvriers chinois pour commencer, c’est la disparition du prolétariat en Chine, ce pays communiste qui se réfère toujours à la dictature du prolétariat et qui légitime l’autorité du parti communiste chinois au nom de la dictature du prolétariat ; c’est ce qu’on a dit il y a trois semaines en Chine et donc ce que je raconte pose quand même un problème. Il faut aujourd’hui lire Marx en se passant du prolétariat et en allant vers la déprolétarisation. C’est pour ça que j’avais souligné qu’en 1844, Marx avait décrit le prolétaire comme un barbare inculte, invivable quasiment ; et ensuite ça a un peu changé quand il est allé à Manchester pour travailler avec les prolétaires ; il a cessé de les traiter de barbares, il les a traités de « classe révolutionnaire » ; mais en 1844, les prolétaires ne sont pas une classe révolutionnaire, ce sont des barbares. La bonne nouvelle c’est que les prolétaires disparaissant, peut-être les barbares aussi ! Ce n’est pas si sûr parce qu’il y a des tas de manières d’être barbares sans être prolétaires malheureusement. Je dirais même que la plupart des barbares ne sont pas des prolétaires. Ce devenir barbare qu’était le prolétariat en 1844 pour Marx, c’était le résultat de l’abstraction du travail c’est-à-dire de la grammatisation qui remplace le travail par ce que nous appelons à Ars Industrialis, l’emploi et tout ça se produisant par un stade de l’exosomatisation des rétentions tertiaires hypomnésiques qui s’appellent les algorithmes. C’est ça que nous sommes en train de décrire.
Dans cette histoire de l’exosomatisation qui est aussi une pharmacologie historique, tout est rationnel et irrationnel dans la démesure de ce que je décris, démesure qu’il faut rapporter non seulement à l’hubris mais au polemos ; pourquoi ? tout le monde connaît l’énoncé de Héraclite : « la guerre, le polemos, est père de toutes choses » mais j’essayerai de dire pourquoi, en fait on peut réinterpréter le polemos d’Héraclite avec Georgescu-Rögen justement et ce qu’il appelle la « lutte entropique » - Georgescu-Rögen parle non pas de la lutte contre l’entropie mais de la lutte avec l’entropie – et cette lutte entropique qui est évidemment, dans son contexte à lui, la lutte dans l’exosomatisation pour limiter l’augmentation du taux d’entropie par l’apparition des artefacts et augmenter autant que possible la néguentropie si on accepte ce terme qui commence bien avant l’exosomatisation, parce que ça c’est le vivant, elle est déjà présente dans le cosmos en général puisque le cosmos en général est une tension dans une diversité de taux d’entropie en réalité, qui crée la dynamique du cosmos lui-même, du cosmos comme processus ; et c’est dans ce contexte que Whitehead peut penser une cosmologie spéculative ; parce que ça c’est que Whitehead pense et il parle de cosmologie spéculative dans ce sens-là.
Bientôt nous lirons Nietzsche et nous verrons qu’il commence par poser, dans ce qui sera non pas une approche organologique de la raison mais une approche organique de la raison ; nous verrons que Nietzsche définit la raison comme étant la vie en général – il attribue même à un moment donné une conscience aux cellules – mais qu’est-ce que commence à dire Nietzsche en faisant ce travail ? il commence à dire que les catégories, sur lesquelles nous travaillons ici à l’IRI, sont produites pas du tout par l’esprit ou par le transcendantal mais par une histoire biologique, c’est le vivant qui engendre les catégories et évidemment aujourd’hui on a toute une théorie des catégories en psychologie animale qui est tout à fait homogène avec ce que dit Nietzsche ici.
Quoi qu’il en soit, cette question des catégories, il faut la rapporter à l’histoire de la division du savoir et à l’histoire de la diversification de ses fonctions ; ce que je disais l’autre fois en commentant Heidegger, commentant lui-même le livre 7 de la République de Platon, c’est qu’il y a une histoire de la division des fonctions du savoir ; c’est à partir d’un certain moment de l’exosomatisation qu’il est possible de séparer raison et entendement, dans les faits, c’est ce qui se produit déjà avec Socrate et Platon, et en droit, c’est ce qui se produit avec Kant, 2000 ans après Socrate et Platon. Donc il y a une histoire de la division du travail de la raison et des fonctions de la raison et cette histoire c’est ce que Hegel appelait la phénoménologie de l’esprit, sauf que Hegel ne la présente pas du tout comme telle. Cette histoire c’est aussi la vérité tragique de la division du travail, qui n’est pas simplement la division du travail manuel mais du travail intellectuel et si je le redis, c’est parce que cala nous nous ramène à la question des intellectuels qui essaient de penser « l’intellectuel collectif » que serait Nuit debout et je crois que quelque chose les empêche de penser ce qui serait à côté de Nuit debout et au-delà de Nuit debout du côté des prolétarisés, que les intellectuels sont eux-mêmes aujourd’hui, c’est précisément qu’ils ne pensent pas suffisamment cette division des fonctions du savoir, entre eux, les intellectuels, comme sciences humaines, comme épistémologie, comme physique, comme biologie etc. et ça c’est un énorme problème ; il est impossible de faire de la biologie sans faire des mathématiques, de la philosophie, de l’épistémologie etc. et c’est comme ça qu’est organisé aujourd’hui le pouvoir académique et à partir de là nous sommes dans l’impossibilité de panser avec un a c’est-à-dire nous pensons pour être instrumentalisés en vue d’un certain truc qui ne prend pas soin, qui ne panse pas dans ce sens-là le monde dans lequel il est et je crois que ce que Nuit debout veut c’est que l’on panse avec un a – je ne veux pas parler pour Nuit debout mais c’est comme ça que j’interprète ce que je vois de Nuit debout et que là il y a du boulot et que ce boulot est un grand travail de philosophie, d’interprétation, d’épistémologie et d’histoire etc., ça ne va pas se passer comme ça du jour au lendemain.
C’est dans ce devenir du savoir, tel que la division industrielle du savoir va en fait le décomposer en savoir mort, c’est dans ce contexte que s’impose ce que Heidegger appelle le Gestell dont il dit que c’est l’absence d’époque de l’être – enfin il ne ledit pas, c’est moi qui le dit, mais il dit par contre que le Gestell c’est l’Etre, l’Etre est devenu le Gestell et le Gestell c’est la technique - dans ce contexte-là, Heidegger ajoute que l’Ereigniss serait la promesse d’une bifurcation qui celle que moi j’appelle aussi quand je dis : nous devons de passer de l’anthropocène, qui est l’époque de l’accomplissement du Gestell au néguanthropocène, je dis que ce Gestell doit engendrer une bifurcation néguanthropique qui n’est pas la théorie de l’entropie et de la néguentropie telle qu’on la connaît mais qui est une néguanthropologie qui est entièrement à construire, qui n’existe pas encore et ce que j’essaye de faire ici, c’est ça, c’est de construire cette théorie de la néguanthropologie basée sur l’exosomatisation. Autrement dit, je pense que la théorie de Georgescu-Rögen que je vais présenter maintenant plus précisément, il lui manque quelque chose et c’est pour ça que Georgescu-Rögen n’est pas parfaitement assimilable par notre époque et par notre savoir.
Si j’avais eu le temps, je vous aurais un petit peu parler ce livre très important, Au-delà du principe de plaisir de Freud qui pour la première fois introduit la question de l’entropie en psychologie. Comment apparaît-elle ? à travers la pulsion de mort. Freud décrit l’appareil psychique comme un dispositif en quelque sorte qui est écartelé entre une tendance entropique, qu’il appelle le principe de nirvana et une tendance néguentropique, qu’il appelle la pulsion de vie mais aussi l’Eros, la libido quant à elle va lier les pulsions de vie et pulsions de mort c’est-à-dire créer un déséquilibre métastable entre les deux.
Juste pour terminer sur ce rappel – j’en suis toujours sur ce rappel qui est en fait un commentaire – ce que j’essaye de faire dans ce séminaire-là, c’est de produire des valeurs négueanthropiques ou néguanthropologiques avec un a et un h qui ont pour but de surmonter ce que Nietzsche appelait le dernier homme, autrement dit, j’essaye de transvaluer Nietzsche parce que Nietzsche n’a pas pu penser ces choses parce qu’il a refusé la théorie de l’entropie. La pensée politique doit se mettre à penser l’exosomatisation c’est-à-dire la technologie ; il s’agit d’ouvrir un discussion en passant par Georgescu-Rögen qui lui-même passe par Lotka qui, comme Georgescu-Rögen, est au départ un mathématicien qui a appliqué les mathématiques à la dynamique des populations ; tandis que Georgescu-Rögen travaillait dans l’économie avec Schumpeter, Lotka travaillait lui en biologie et c’est lui qui a posé le caractère endosomatique des populations sur lesquelles il travaillait et qui a fait l’opposition entre endosomatique et exosomatique ; donc cette expression vient de Lotka, en tout cas lorsque Georgescu-Rögen s’y réfère. Je rappelle que Georgescu-Rögen nous dit que à partir du moment où se produit l’exosomatisation, une question de vitesse se pose parce que la première caractéristique qui saute aux yeux dans l’exosomatisation c’est que l’homme produit des organes artificiels, l’organogenèse accélère à toute vitesse c’est-à-dire que là où il fallait 200 000 ans pour que la genèse organique dans tel domaine apparaisse chez le vivant, il faut 2000 ans, et puis après 200 ans, puis 20 ans et puis aujourd’hui, c’est 2 jours ; l’innovation actuelle dans la disruption se produit presque en temps réel et elle produit un immense malaise. J’y insiste parce que la question de vitesse ici est absolument capitale pour arriver à penser l’articulation entre entropie haute et entropie basse et le différentiel entre les deux qui permet l’accélération de l’organogénèse : j’y reviendrai plus tard.
Revenons maintenant au texte de Georgescu-Rögen que nous avions commenté, nous avons vu que l’exosomatisation c’est ce qui permet à l’homme de lutter avec et contre l’entropie – c’est mon interprétation ; ce n’est pas ce que dit Georgescu-Rögen ; il dit de mener la lutte entropique ; il ne dit pas de lutter avec l’entropie ; parce que justement ce que ne veux pas faire Georgescu-Rögen c’est substantifier l’entropie ; l’entropie ce n’est pas une substance ; c’est un rapport différentiel dans le temps c’est-à-dire l’augmentation du taux d’entropie c’est un état de l’énergie à un moment donné comparé à un état mesuré plus tard et de l’énergie s’est dissipée ; c’est ça qu’on appelle l’entropie ; c’est un processus ; et c’est pour cela qu’il ne veut pas parler de néguentropie parce que cela substantifierait l’entropie ; il veut parler d’un taux d’entropie qui est haute ou basse et j’avais dit, vous vous en souvenez, qu’il faut lire Derrida parce que le concept de différance est un concept qui permet de penser l’entropie basse qui permet de différer l’augmentation de l’entropie. C’est ce que Georgescu-Rögen dit être l’activité du vivant en général et en particulier du vivant artificiel, exosomatique. Il ajoutait, ce qui est un point de vue très pharmacologique mais il ne le définit pas comme tel, lutter contre l’augmentation du taux d’entropie c’est nécessairement accélérer l’augmentation du taux d’entropie, avec une différentialité c’est-à-dire que j’accélère à cet endroit-là et je ralentis à tel autre endroit mais dans tous les cas cela aboutit à une accélération et ça revient sur le dispositif local qui par exemple limité l’accélération ; autrement dit, il y a toujours un contre-coup, un prix à payer dans cette lutte. Ça m’intéresse fondamentalement parce que c’est une manière, en utilisant les concepts qui viennent de la thermodynamique en passant par la biologie dans l’économie de poser les problèmes de pharmacologie qui deviennent quantifiables. Pourquoi est-ce que ça m’intéresse ? c’est parce que, je reviens à Plaine commune, si nous voulons développer une économie contributive à Plaine commune et que cette économie contributive est là pour valoriser la néguentropie, une entropie basse, le problème est de savoir comment on calcule une entropie basse. Alors peut-être qu’on ne peut pas la calculer mais en tout cas on peut la certifier – il y a des choses qui ne se calculent pas ; par exemple Kant vous expliquera que vous ne pourrez jamais certifier en tant qu’expert en peinture que c’est bien un tableau de Vermeer mais vous pourrez dire : peut-être bien que ce n’est pas un tableau de Vermeer mais moi en tant qu’expert je lui attribue telle valeur, cette valeur vous ne pourrez jamais la calculer parce que ce qui permet ce jugement, ce n’est pas l’entendement et ce n’est pas un processus de subsomption sous un concept d’un objet ; c’est un jugement qu’il appelle réfléchissant autrement dit c’est une activité réflexive de la raison. Alors ce qui est vrai de ce que dit Kant à propos des œuvres d’art c’est la troisième critique du jugement ; c’est vrai d’autres domaines à mon avis et ce sont des domaines des savoir-faire et des savoir-vivre en particulier qui ont toujours une dimension comme celle-là autrement dit qui ont toujours une dimension esthétique ou réflexive au sens de jugement réfléchissant.
J’avais aussi souligné que dans ce texte, Georgescu-Rögen nous dit aussi que ces organes sont détachables, il dit « ce sont des membres détachables », j’ajoute moi amovibles ; vous allez dire c’est la même chose mais amovible c’est le mot qu’emploient et Leroi-Gourhan et Freud pour décrire le régime des instruments qu’on peut s’échanger, les outils – c’est ce que dit Leroi-Gourhan dans le Geste et la parole – et c’est ce que décrit Freud à propos des pulsions ; il dit qu’elles sont amovibles c’est-à-dire qu’elles peuvent se déplacer ; elles fixent sur un objet puis sur un autre objet et en particulier sur un objet exosomatique par exemple une chaussure, un chapeau, une canne etc. Cette question de l’amovibilité est très importante parce que c’est ça qui caractérise l’économie c’est-à-dire l’échange ; on va voir que les êtres exosomatisés passent leur vie à produire des organes qu’ils échangent contre d’autres organes ; c’est ça la vie de l’exosomatisation et ça s’appelle le marché ; au départ ce n’est pas un marché, c’est un troc, une économie de don mais qui est un échange ; donc c’est l’économie telle que la décrit Marcel Mauss dans l’Essai sur le don. Pour que ceci soit possible, il faut que la main change de fonction – la main qui au début était une patte, qui était motrice ; la main qui était aussi préhensible au sens où elle pouvait attraper un bout de bois pour produire ce que Ernst Kapp appelle le prolongement organique, à un moment donné, elle se met à fabriquer c’est-à-dire qu’elle ne se contente pas d’utiliser un bout de bois pour prolonger son bras, elle transforme le bout de bois, elle sculpte, elle transforme la pierre, elle fabrique ; donc ça c’est une défonctionnalisation de la main qui est refonctionnalisée et je rappelle ce que dit Leroi-Gourhan, il appelle pas ça comme ça mais c’est ce qu’il décrit dans Le geste et la parole tome I et c’est aussi ce que dit Freud dans les Lettres à Fliess de 1898 « le désir a été rendu possible la conquête de la bipédie » et toute la deuxième partie du tome II de la Misère symbolique est consacrée à analyser cette organogenèse de l’esthétique à partir de cette lettre de Sigmund Freud. Donc il y a une fonction fabricatrice de la main qui du coup pose des problèmes que va traiter non pas la main mais l’organologie telle qu’elle est capable de produire du savoir et ça passe évidemment aussi par un organe qu’on appelle le cerveau mais pas seulement ; ça passe par des relations entre la main, les outils et le cerveau mais aussi le cœur, le diaphragme et plein d’autres choses, tout ce qui constitue les agencements organologiques qui sont analysées ici très sommairement mais de manière très intéressante par Georgescu-Rögen comme étant l’agencement organologique de la main et du couteau. Par ailleurs, Georgescu-Rögen dit, je le cite,
les mains sont des organes avec lesquels l’homme peut réaliser certaines opérations
on pourrait parler aussi ici de l’allagmatique de Gilbert Simondon qui est la science des opérations. En fait, l’exosomatisation pose immédiatement un problème d’allagmatique ; étudier l’organologie de l’exosomatisation c’est forcément développer une allagmatique et effectivement, le premier àavoir proposé cette démarche, c’est Gilbert Simondon.
Ici je vous voudrais souligner quelques points importants à mes yeux ; lorsque Georgescu-Rögen dit que la main et le couteau – ensemble ; et c’est la transduction des deux qui rend ça possible - sont des organes avec les quels l’homme peut réaliser certaines opérations, il faudrait se demander ce que signifie ici « réaliser » ; il faudrait se demander comme on pense le réel en physique à partir de cette capacité de réaliser des choses ; est-ce que les physiciens ont conscience – c’est pour ça que Sein und Zeit de Heidegger est très important ; parce que Heidegger a dit : il faut partir de la main pour pouvoir penser la physique et non pas partir de la physique pour essayer de comprendre ce que fait la main ; il a absolument raison ; il faut partir de cette opération que la main met en œuvre avec le couteau – qui est une opération organologique - qui permet de réaliser et d’opérer, c’est-à-dire d’œuvrer, de trans-former le monde c’est-à-dire de travailler. Il faudrait reprendre tout cela, comment ce couple transductif ouvre ces possibilités : réaliser (au sens où les physiciens vont étudier le réel), opérer (au sens de l’allagmatique), œuvrer (au sens où les artistes produisent des œuvres), transformer (au sens où Marx dit l’histoire de l’économie c’est l’histoire de la transformation du monde et c’est une lutte, un polemos entre le monde du travail et le capital à l’époque où écrivent Marx et Engels).
Georgescu-Rögen souligne, je relis des choses qu’on avait déjà vues mais je pense c’est important de bien prendre la mesure de ce qu’il y a là-dedans, « les multiples affinités qui existent entre le processus économique et les processus vitaux d’un organisme (c’est-à-dire la biologie ou la physiologie) viennent de ce que le processus économique n’est qu’une extension de l’évolution endosomatique » ; c’est pas un économiste parmi d’autres, c’est l’assistant de Joseph Schumpeter qui lui-même est théoricien de l’innovation et présente l’innovation comme une production exosomatique en analysant le travail de Henry Ford au départ ; c’est la base de tout le néo-libéralisme qui est derrière cela ; avec Schumpeter on a pu dépasser la théorie marxiste des limites du capital et de la baisse tendancielle du taux de profit parce que l’innovation, c’est-à-dire l’exosomatisation capitaliste, va permettre de sans arrêt recréer des capacités de faire du profit ; c’est ce que dit Schumpeter contre Marx ; ca commence dans La théorie de l’évolution économique de 1911 et Georgescu-Rögen, c’est à partir des enseignements de Schumpeter qu’il nous dit ce que l’ai cité plus haut. Qu’est-ce que cela signifie ? Que veut dire « extension » ? Je dirais pour ma part que dans la mesure et la démesure c’est-à-dire dans l’hubris où cette exosomatisation, qui est aussi une détachabilité de l’organe artificiel, rend possible à la fois, d’une part, des échanges organologiques c’est-à-dire tu me donnes ta fille je te donne un canoé , c’est ça les échanges organologiques qui se passent avec les indiens par exemple (qui sont commentés par les amérindiens sur l’économie du don dans les tribus indiennes) ou une baguette contre une leçon de violon et d’autre part les agencements organologiques qui eux ne sont pas des échanges organologiques mais qui sont des agencements entre mon corps, mes bras, mes abdominaux, ma tête, mes rames et mon canoé etc. et qui me font obtenir mon savoir-faire de conduire un canoé sur un rapide en Amérique et être capable d’attraper en même temps des saumons à l’arc etc. et c’est très compliqué ; ce sont des agencements organologiques qui s’opèrent déjà dans le cerveau infantile et si on n’a pas construit des bases de circuits synaptiques quand on est jeune, on n’y arrivera jamais ; ce sont des agencements organologiques qui sont très peu étudiés. Ces agencements organologiques comme ces échanges organologiques ont pour but de diminuer l’entropie ; ça c’est ce que nous dit Georgescu-Rögen et il a raison ; qu’est-ce que ça veut dire diminuer l’entropie ? ça veut dire par exemple attraper un saumon ; et ça veut dire produire une différance organologique c’est-à-dire produire une différance noétique ; celle-ci étant selon Whitehead la raison qui a pour fonction de transformer le milieu (« to attack environement ») et cette transformation du milieu produit une mesure (au sens où en grec on dit metron) qui est aussi une démesure (en grec on dit hubris) et ces deux dimensions de la mesure et de la démesure, Nietzsche les pense comme étant Apollon d’une part et Dionysos d’autre part.
Si je vous dit tout cela c’est parce que cela nous introduit à Nietzsche ; le premier couple auquel Nietzsche réfléchit et à partir duquel il avance vraiment la thèse nietzschéenne fondamentale, c’est le couple Apollon / Dionysos (mesure et démesure) et qui est l’hubris qu’il faut apprendre à mesurer, ce qui est impossible, la mesure étant toujours dépassée par la démesure – c’est ça que nous dit Nietzsche – et en même temps cela ne veut pas dire qu’il faille se passer de la mesure – il faut passer par la mesure pour faire l’expérience de cette démesure – c’est ça le processus d’exosomatisation mais évidemment ce n’est pas du tout comme ça que Nietzsche le pense ; Nietzsche, à ma connaissance, n’a jamais posé ce type de questions.
Donc le problème c’est que les agencements organologiques qui vont se faire ou les échanges organologiques ne sont pas prescrits à l’avance par aucune biologie, par aucune régulation par ce qu’on appelait autrefois la nature mais par contre c’est bien quelque chose qui se joue dans un différentiel de taux d’entropie et c’est cela la question fondamentale ; c’est dans cette démesure où j’attrape un saumon pour différer ma disparition, c’st dans cette démesure à la fois dionysiaque et apollinienne que la prescription néguentropique appelle la fonction des savoirs qui sont eux-mêmes des accumulations d’intentions secondaires collectives ; les savoirs, qu’est-ce que c’est ? ce sont des leçons de l’expérience, transmis de génération en génération, basés sur des rétentions secondaires collectives elles-mêmes basées sur des rétentions tertiaires mais le problème est que ces rétentions tertiaires sont elles-mêmes des pharmaka et que ce savoir peut se transformer exactement en son contraire ; il peut totalement se dénaturer, de trahir, dans toutes sortes de circonstances qui vont des sophistes que combat Socrate au Dr Mengele qui officie dans les camps de concentration en tant que médecin. Tout ça c’est ce que rendent possible les organes exosomatiques.
Bien sûr que tout ce que je viens de dire et tout ce dont nous parle Georgescu-Rögen y compris quand il cite Alfred Marshall qui dit «la biologie et non la dynamique est la véritable mère de l’économie », tout cela est porteur d’innombrables malentendus qu’on va trouver chez Nietzsche justement comme étant non pas le vitalisme mais le biologisme de Nietzsche et qui va le conduire à tenir des discours pas très loin, à fin, avant qu’il ne devienne fou, de l’eugénisme nazi (c’est ce que montre Barbara Stiegler) ; nous sommes donc en train de manipuler de la matière hautement explosive ; il faut donc aller prudemment, patiemment parce que nous avons affaire à une question qui est le déplacement du problème de la low entropy ou ce que Schrödinger appelle l’entropie négative, du champ de la biologie au champ de l’exosomatisation c’est-à-dire de la technologie. Ce que veut nous dire Georgescu-Rögen, qui est évidemment très conscient de ces problèmes-là, enfin je crois, c’est que ce sont ces questions qui relient la biologie à l’économie et qu’on ne peut pas faire d’économie si on ne tient pas compte des enseignements de la biologie et ce qu’il veut nous dire surtout, c’est qu’il faut partir, pour faire de l’économie, non pas d’un paradigme mécanique ou mécaniciste, soit celui de la thermodynamique, qui est la théorie physique de l’entropie, soit, encore pire, le mécanicisme classique qui ne connaît même pas la thermodynamique c’est-à-dire les modèles de Newton qui inspirent en réalité, c’est ce qu’il montre très bien, les Jean-Baptiste Say et tous les économistes du XIXème siècle, mais encore du XXème siècle ; il s’en prend (1979) à toute l’école économique de son époque ; on est au XXème siècle ; ils n’ont même pas compris, dit-il, que la physique n’est plus la physique de Newton alors leur demander de penser au-delà de la physique, c’est impossible. Ce que Georgescu-Rögen essaye de faire c’est d’introduire un paradigme thermodynamique et au-delà, pour produire ce que j’appelle des aménagements différantiels locaux[ ; ce sont par exemple ce que les géographes appellent des milieux anthropisés (des milieux fortement transformés par la main de l’homme) où les paysages sont devenus organologiques eux-mêmes, par exemple une ville entièrement exosomatique ou les cultures de thé en espalier en Chine, ça ressemble presque à une maison, c’est quand même une montagne etc.
Ces aménagements différantiels locaux – et le mot local m’intéresse – posent des problèmes de penser le local et je pense que la pensée du local c’est le grand problème épistémologique du XXème et du XXIème siècle ; je crois qu’on a toujours pas bien réussi à penser le local ; le problème que les écologistes posent c’est d’abord le local ; ils sont d’abord des spécialistes des milieux clos ; la mare, par exemple, l’histoire de l’écologie c’est d’abord l’histoire de ce qu’il y a dans une mare ; pourquoi ? parce que dans une mare vous pouvez contrôler, pas tout, mais observer de très près l’apparition des larves de moustiques, les espèces de poissons ou de batraciens etc. et c’est de là que part l’écologie ; c’est de l’étude des milieux fermés, non pas hermétiquement, il y a des échanges avec l’air, mais en partie fermés, des milieux locaux ; c’est évidemment une grand question en physique avec la localité de l’observateur posée par Einstein en terme de relativité ; le problème de la relativité c’est aussi un problème de la localité ; c’est aussi des problèmes qui se posent aujourd’hui en mathématique et en fait dans toutes sortes de domaines ; c’est aussi un problème qui se pose dans la mondialisation et dans ce que Montebourg appelle la démondialisation et que nous posons nous à Plaine commune, non pas pour faire de la démondialisation au sens de Montebourg mais en en disant que c’est à l’échelle des territoires que l’on peut créer une économie contributive; c’est pas avec l’OMC en disant on va faire des accords internationaux pour créer de l’économie contributive, je n’y crois pas du tout ; par contre, nous pensons que si l’on crée des territoires contributifs, à Plaine commune, du côté du nord de l’Angleterre, en Chine et ailleurs, et que, ensuite, on fait des échanges entre eux, ça aura peut-être des effets transformateurs à plus grande échelle.
Je rappelle que ces questions-là je les avais introduites il y a deux ans en parlant de Claude Lévi-Strauss qui accusait l’homme d’être entropique et d’être un destructeur d’espèces c’est-à-dire un prédateur et il déniait ce que j’appelle moi sa dimension néguanthropologique ; ce qu’on peut comprendre car si on regarde des images de pays primitifs ou en voie de développement, la dimension pharmacologique de l’exosomatisation est terrifiante (rue inondée et remplies de déchets en Asie, érosion de la banquise etc. Ce que j’essaie de poser ici c’est que nous devons entrer dans une économie qui repose sur ce que j’appelle une néguanthropologie pour aller au-delà de ce que disait Lévi-Strauss; il faut sortir de l’anthropologie Lévi-Straussienne pour entrer dans la néguanthropologie qui est l’anthropologie qui prend au sérieux l’analyse de l’exosomatisation par Karl Marx et Georgescu-Rögen et considère que en effet les organes exosomatiques produisent des comportements et des dynamiques tout à fait nouvelles par rapport aux dynamiques que produisaient simplement les êtres vivants et ça c’est ce que Lévi-Strauss écrivait en disant à la fin de Tristes tropiques que ça fait de l’homme un agent essentiellement entropique mais moi je dis que ça aussi de l’homme un agent néguanthropologique et que c’est en partant de cela qu’on est capable, si on en est capable, d’une part de combattre la nouvelle critériologie de l’exosomatisation que le transhumanisme veut nous imposer et d’autre part de passer d’une économie entropique à une économie contributive.
Georgescu-Rögen nous propose quelques développements que je trouve très intéressants ; il nous donne des aperçus du caractère pharmacologique de l’exosomatisation par exemple dans ce texte-là : il appelle ça les « vicissitudes » de l’exosomatisation ; il dit que l’exosomatisation, c’est ça qui fait la force, la puissance de l’être humain, mais cette exosomatisation produit des vicissitudes, la première d’entre elles découlant de « notre attachement pathologique au confort » ; là on pourrait se demander s’il ne parle pas de ces questions d’un point de vue contemporain qui est celui de 1979 à Strasbourg ; est-ce que le confort a toujours été si développé que ça ; l’ordre dans lequel il présente tout ça mériterait des discussions ; il est en train de faire une conférence où il résume tout ça etc. je ne suis pas en train de lui faire un procès. Par contre ce que je veux souligner c’est qu’il dit « il y a crise de manque », « l’homme exosomatique entre dans des crises de manque si l’usage des organes détachables nous est soudain complètement interdit » ; alors observez ce qui vous arrive lorsque vous perdez vote téléphone portable ou je ne sais quoi d’autre ; vous constatez immédiatement qu’il a absolument raison et que tout le marketing repose là-dessus ; le marketing actuel ; le rapport au manque était bien entendu très différent dans des périodes antérieures mais il y a toujours eu des chefs ou des caïds concernés par l’accumulation et le pouvoir. Cette dimension addictive de l’exosomatisation peut se rapporter à la volonté de puissance de Nietzsche ; on peut lire Nietzche tout à fait autrement à travers Georgescu-Rögen.
C’est à partir de là que Georgescu-Rögen dit : « l’homme devient un agent géologique » ; à cause de la première vicissitude, le manque, « la jouissance exosomatique et le risque exosomatique nous amène à être des agents géologiques » c’est-à-dire qu’il nous faut toujours plus de ressources minérales, d’extraction ; ce que décrit Georgescu-Rögen ici ce sont les problèmes que posent les gens qui théorisent l’anthropocène ; on retrouve ici toutes les questions que Fressoz, Bonneuil et beaucoup d’autres soulèvent depuis plus ou moins longtemps, un peu précédés par lui, et on retrouve des questions que René Passet pose en 1979 dans L’économique et le vivant qui entre en discussion assez polémique avec Georgescu-Rögen . En tout cas ce que nous dit Georgescu-Rögen c’est que l’exosomatisation produit ce qu’il appelle des « espèces exosomatiques » ; c’est un groupe humain où le système technique et les systèmes sociaux – j’emploie là les catégories de Bertrand Gilles et de André Leroi-Gourhan (cellule ethnique) – ont constitué une localité homogène qui est incompatible avec une autre localité ; par exemple, quand le général Mc Arthur et les Etats-Unis ont déclenché le plan Marshall, nous dit Georgescu-Rögen, après la deuxième guerre mondiale, ça a très bien marché avec le Japon parce que « l’espèce exosomatique » japonaise était pratiquement la même que l’espèce exosomatique américaine ; ça n’a pas du tout marché avec un certain nombre d’autres pays parce que ce n’était pas assimilable. Je suis assez critique sur le discours que tient ici Georgescu-Rögen mais en même le temps je le trouve très intéressant si on le croise avec ce que dit Frédéric Lordon sur la manière dont se constituent les groupes dans les processus qu’il décrit dans Imperium en utilisant Spinoza. Georgescu-Rögen conclut que à cause de ces réalités-là, ce qui n’existe pas chez les animaux, au niveau intraspécifique, existe chez les hommes et c’est ce qu’il appelle le conflit. Je vous avais parlé l’année dernière de l’Idéologie allemande ; Marx et Engels commencent en disant : l’homme, à la différence des autres espèces, produit ses organes par lui-même et il a des organes pour produire d’autres types d’organes ; donc il faut distingue deux types d’organes, les organes qui servent à produire des organes et les organes qu’on échange pour eux-mêmes et ils ajoutent que tout ça produit des conflits et ces conflits engendrent le conflit entre le capital et le travail ; je pense que ce conflit qui renvoie au polemos, lui-même étant le résultat d’une hubris (démesure) et qui est à l’origine de la pensée de ce que Hegel appelle la dialectique doit être repensé depuis l’exosomatisation ; et à ce moment-là, nous ne parlons pas d’une dialectique mais d’une organologie qui nous amène à développer des savoirs qui sont au cœur de l’économie et qui sont les savoirs mortifiés dont parlait Marx dans les Grundrisse qu’il présentait comme l’avenir du capitalisme dans peut-être 100 ou 200 ans, c’est ce que nous vivons nous maintenant ; à partir du moment où le gouvernement chinois, sou la houlette du parti communiste chinois, annonce 100 millions de robots pour remplacer les ouvriers, ça veut dire que le savoir est totalement mortifié ; il est devenu algorithmique, c’est de la machinerie et à partir de là, la question qui se pose c’est l’entrée dans cette nouvelle époque, qui est aussi celle du transhumanisme – quand je dis cela, ce n’est pour donner du crédit au transhumanisme mais plus tôt que la stratégie du capitalisme est de développer le transhumanisme pour maintenir son pouvoir, ses profits, ses extractions de valeur et que nous – IRI et Ars Industrialis – essayons de nous battre pour une autre vision de l’économie, un alternative qui consiste à dire qu’il va falloir réincarner le savoir , recommencer à produire du savoir vivant, du savoir-vivre, du savoir-faire, du savoir théorique, vraiment vivant c’est-à-dire synthétique, c’est-à-dire réactivant la raison au sens de Whitehead, la bifurcation et la possibilité de produire, dans un monde qui semble absolument perdu, parce que totalement soumis à une augmentation illimitée de l’entropie, parce que le marché est illimité, de recommencer à produire de la localité, de la limite et finalement des possibilités néguanthropologiques.
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