Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015

Séance 5

Séance 5

Questions d’entropologie et de néguanthropologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 5 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2015/seance5.html.
version 0, 20/12/2025
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Je vais parler de ce livre, L’évènement anthropocène de Bonneuil et Fressoz qui est très important, documenté et précis. Il y a beaucoup d’éléments dans l’actualité qui nous concernent, l’ubérisation par exemple. On parlait ce matin dans le journal Libération de l’ubérisation. Les vrais problèmes commencent à se manifester en France, et pas seulement. Ces thèmes d’actualité sont en fait le contexte de notre propos. Fressoz et Bonneuil en parlent page 124 de leur ouvrage : ils font une histoire de l’anthropocène, c’est-à-dire une histoire du capitalisme. C’est très important. Ils ont périodisé l’anthropocène en différentes périodes ou sous-époques géologiques et il y en a une qui s’appelle le thermocène, c’est l’apparition de la machine à vapeur : «l’histoire du thermocène devant devra dénaturaliser l’histoire de l’énergie, celle-ci n’était pas écrite à l’avance ; les transitions/additions n’obéissent pas à une logique de progrès technique (les premières machines à vapeur étaient très coûteuses et inefficaces), ni à une logique de pénurie ou de substitution (les Etats-Unis qui possèdent d’immenses forêts recourent massivement au charbon au XIXe siècle), ni même à une logique qui serait simplement économique ». Qu’est-ce qu’ils sont en train de dire là : le contraire de ce que je dis. Parce que depuis très longtemps, depuis la Technique et le temps, je dis – ce n’est pas moi qui le dis, c’est Leroi-Gourhan – il y a des tendances techniques, il y a des logiques internes à l’évolution de la vie sur terre. Et eux, ils récusent totalement cette thèse. En réalité, je pense qu’ils commettent une erreur. Bien entendu, quand on regarde l’analyse des faits – ce sont des historiens, ils analysent des faits techniques très précis – ils ont tout à fait raison que les faits techniques sont absurdes d’une certaine façon : on investit dans la machine à vapeur qui n’est pas rentable du tout ou bien on empêche de se développer des choses extrêmement rationnelles et rentables pour maintenir d’autres choses. C’est vrai ils ont raison à écouter Fressoz lors de son intervention durant l’académie d’été 2015, les choix politiques qui ont engendré ces faits techniques ne sont pas absurdes mais ont été dictés par la volonté de pouvoir ou de profits de quelques hommes. Depuis 1943 Leroi-Gourhan dit qu’il y a des tendances techniques et il y a des faits techniques. Les faits techniques ne correspondent que très rarement aux tendances mais néanmoins il y a des tendances et l’évolution dynamique des systèmes techniques est gouvernée par les tendances. La concrétisation des faits techniques est imposée par des contre-tendances la plupart du temps. C’est ce que Fressoz et Bonneuil décrivent en fait. Mais pour qu’il y ait une contre tendance, on le sait au moins depuis Nietzsche, il faut qu’il y ait une tendance. Et donc ce qui fait la réalité de l’évolution technique, ce sont bien des tendances techniques, mais elles sont cachées par les faits techniques. J’espère cet été avec Jean-Baptiste Fressoz ouvrir une discussion sur ce point, je vais lui envoyer quelques textes de Leroi-Gourhan pour qu’on en discute. C’est extrêmement important. Interpréter l’avenir de la batterie au lithium c’est en tenant compte des tendances techniques et des faits techniques Cela veut dire que la résultante des tendances techniques et des faits techniques s’appelle la politique. Et donc cela veut dire qu’il faut développer des politiques pour faire que les tendances techniques se développent sans forcément tout flinguer, sans forcément détruire un type qui a mis 100 000 euros dans une licences de taxi – ça c’est le sujet Uber et les taxis. Il y a bien sûr des gens qui vont dire : c’est une dénaturation les licences de taxi. Quelqu’un me disait ce matin : mais en fait c’est un common, les taxis. Ils ont privatisé les commons. Ça ce sont des questions à venir. Les 20 ans qui viennent, ce seront les 20 années au bout desquels d’après Oxford, il n’y aura plus que 50% des emplois actuels, ce sont les années durant lesquelles toutes ces questions vont se poser, se systématiser, se dramatiser et peut-être y aura-t-il un peu (ou beaucoup) de casse. Le problème que me pose la position de Bonneuil et Fressoz sur ce sujet particulièrement à des conséquences très très importantes. Pourquoi ? Ce que je viens de vous dire est mon premier point de résistance à leur analyse. La conséquence, qui est annoncée dès la page 39, c’est la suivante : « Le terme de crise désigne un état transitoire, or l’anthropocène est un point de non-retour ». Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Ça veut dire qu’on ne reviendra pas à une période d’avant l’anthropocène. Je suis entièrement d’accord là-dessus – mais ça veut dire aussi que l’anthropocène ne va pas accoucher de quelque chose d’autre que l’anthropocène – ça je ne suis pas du tout d’accord. Et c’est pour ça que je suis du tout d’accord avec l’idée qu’il n’y a pas de crise. Je pense que le mot crise a été approprié par l’économie de manière tout à fait sauvage comme le mot énergie d’ailleurs, qui a été approprié d’abord par la physique. Le mot physique ne vient de l’économie ni de la physique. C’est la métaphysique d’Aristote, l’énergie énergeia. De même le mot crise ne vient pas de l’économie, il vient de la médecine et du soin, de la therapeia, et la krisis c’est le moment d’une décision. C’est comme ça que le définit Hippocrate. Et ça fait partie du vocabulaire technique, consacré de la médecine grecque. C’est à partir de là que critical vient de crise, j’ai un grand point de désaccord avec Deleuze, c’est son passage à la trappe de la critique, je ne crois pas que la clinique remplace la critique. Bref il faut revoir toutes ces questions, c’est mon désaccord avec le poststructuralisme en général d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, nous vivons une Krisis, cette Krisis est en train d’enfanter d’une énorme bifurcation c’est-à-dire d’un franchissement au-delà de ce que Bonneuil et Fressoz appellent l’anthropocène. Ils annoncent cela très honnêtement dès la page 39, nous nous mettons dans une optique : on ne peut pas dépasser l’anthropocène ou pages 268- 269 où ils écrivent ceci : « Penser l’anthropocène, c’est abandonner l’espoir d’une sortie de crise ». Alors oui, c’est abandonner l’espoir de sortie de crise de la croissance sauf qu’ils vont beaucoup plus loin que cela. Ils disent plus loin : « l’anthropocène est un point de non-retour, il faut donc apprendre à y survivre ». Ça je ne suis pas du tout d’accord. Pas question d’apprendre à survivre dans l’anthropocène. « Et aussi à y vivre » disent-ils. Il faudrait intérioriser l’état de fait de l’anthropocène ! – terme qui mériterait par ailleurs d’être défini ; ils en donnent de très bonnes mais elles ne sont pas suffisantes, elles ne sont pas systémiques – l’anthropocène c’est la domination de l’entropie c’est-à-dire une production où l’on valorise systématiquement la production d’entropie et où on réprime la néguentropie par ce que c’est un modèle qui repose sur la prolétarisation et la prolétarisation ça détruit les savoirs. Or ce sont les savoirs qui produisent de la néguentropie. Et à partir de là on est dans un modèle qui ne prend plus soin de ses prothèses et qui produit de l’entropie en masse. J’ajoute encore à la page suivant page 269 « l’entrée dans l’anthropocène est intrinsèquement liée au capitalisme » cela veut dire que quand ils disent que l’on ne peut pas sortir de l’anthropocène, cela veut dire que l’on ne peut pas sortir du capitalisme. Donc il faut assumer tout cela jusqu’au bout. Alors moi je dis souvent qu’aujourd’hui on ne peut pas sortir du capitalisme dans les 10 ans qui viennent, mais on peut en sortir et on en sortira inévitablement. Parce que le capitalisme industriel est né il y a 250 ans, il disparaîtra assez vite d’ailleurs. Ce que dit Evgeny Morozov - Morozov est un homme de gauche qui a écrit Contre le solutionnisme technologique Pour tout résoudre, cliquez ici - c’est qu’une politique de gauche de la technique, c’est ce qui manque et que, d’une certaine manière, si la gauche est naze, c’est qu’elle ne comprend rien à la question d’une politique de la technique. Ça c’est typiquement l’affirmation d’Ars Industrialis depuis le début. Nous posons qu’il faut fonder la politique d’aujourd’hui sur une compréhension de la technique.

Alors ce L’évènement anthropocène appelle l’anthropocène, dont on ne pourrait pas sortir et où il faudrait apprendre à vivre et à survivre. Je vais vous envoyer un texte dans lequel je parle « d’absence d’époque », plus précisément de l’époque de l’absence d’époque. Cette expression a été en partie suscitée par Maurice Blanchot, utilisée par Derrida et je pense qu’elle est en filigrane du discours de Heidegger. Ce que je crois c’est que ce que décrivent Bonneuil et Fressoz c’est l’époque de l’absence d’époque. Ce qu’ils appellent l’anthropocène, c’est cela et moi-même, je pense qu’il ne faut pas accepter de vivre dans une époque de l’absence d’époque. Je pense que le discours de Florian dont je vous parle souvent, c’est ce que veut dire époque de l’absence d’époque et c’est quelque chose que l’on ne peut pas accepter, de n’avoir rien à répondre à Florian. Si j’apprécie beaucoup l’encyclique du pape c’est que c’est de cela dont ça parle et si je tourne souvent autour de questions qui ont à faire avec le langage de la théologie c’est aussi à cause de ça. Ça ne veut pas dire du tout que je m’achemine vers la théologie en tant que telle.

Dans la séance précédente, j’ai parlé d’une organologie de la volonté c’est-à-dire une organologie des protentions et que ceci devrait être interrogé dans le contexte de ce que j’avais appelé la nativité technologique où la question qui se pose – et c’était ça répondre en partie à Florian – c’est comment agencer des cerveaux de nativité diverses c’est-à-dire imprégnés par des rétentions et des protentions différentes et constituant en cela des générations différentes. Je pense que c’est ça la question qui se pose aujourd’hui et c’est pour ça que c’est intéressant de lire la deuxième page de Libération d’aujourd’hui sur l’uberisation parce que ce que dit le ou la journaliste qui a écrit ce papier c’est que la technique va beaucoup trop vite aujourd’hui et que c’est ça l’ubérisation.

Je viens de parler de rétentions et de protentions tertiaires. Je vous rappelle que Gabriel Tarde parle de l’économie comme étant une question de relations entre cerveaux, qu’il appelle connexion entre cerveaux, que Maurizio Lazzarato a beaucoup spéculé là-dessus. Il a écrit un livre et en même temps j’y suis un peu rétif à ces analyses parce que, oui c’est vrai c’est la coordination entre cerveaux qui se pose comme question, mais d’abord ça se fait entre cerveaux contemporains mais aussi entre cerveaux morts. Evidemment je n’interagis pas avec le cerveau de Socrate quand je lis un dialogue de Platon mais j’interagis avec quelque chose qui a eu à faire avec le cerveau de Socrate et c’est très important cette question. Je veux dire par là que la coopération ne se fait pas seulement avec des contemporains mais aussi avec des non contemporains. Elle est dans le diachronique. Et tout cela se fait sur des couches (en spirale) qui constituent une boule de neige (la boule de neige de Bergson lequel dit dans Matière et mémoire dit ce que c’est la mémoire, comment ça fonctionne etc.). Par ce processus, qui ne constitue pas que la mémoire d’un individu (animal ou humain) car effectivement nous fonctionnons comme ces boules de neige c’est-à-dire que nous augmentons notre mémoire en permanence et c’est ce qui fait qui nous sommes. Or dans cette boule de neige, il y a un tas de relations entre les couches, ce n’est pas statique comme une boule de neige (ce n’est qu’une image). Quoi qu’il en soit, la boule de neige ce n’est pas que la boule de neige que constitue un cerveau mais ce sont des boules de neiges qui s’agencent les uns dans les autres qui accueillent des boules de neige qui ont d’autres formes (c’est fractal). Il s’y forme des rétentions secondaires collectives, des protentions secondaires collectives qui sont constituées par des protentions et des rétentions tertiaires. Ce qui est important, c’est ce qui passe aux endroits d’intersection et qui donnent une dynamique transgénérationnelle. Et dans cette dynamique transgénérationnelle, se produisent des bifurcations. Ce qui est important toutefois ce sont des saillances qui se mettent à avancer très loin en avant, elles se projettent vers une « promesse », vers une consistance et elle se projette très loin en arrière, elle va ramasser, draguer très profondément dans les « entrailles » psychiques et collectives primaire, secondaire, tertiaires etc. C’est ça le travail de production du transgénérationnel, c’est là-dedans que se constitue la transindividuation, que se forment des stéréotypes, des traumatypes. Pourquoi est-ce que j’insiste sur cette question d’étudier de près les connections aux intersections des différentes couches dont je vous parle ? c’est parce tout cela est une traduction concrète, sur pièce d’ailleurs, puisqu’on ne peut l’étudier que dans une histoire du supplément, en situant ça historiquement, géographiquement – ce qui se passe actuellement au Japon n’est pas du même ordre que ce qui se passe ici parce que ce n’est pas la même culture, ce n’est pas le même fond rétentionnel etc. Par contre ça se passe en ce moment avec les mêmes rétentions tertiaires. Il faut étudier tout ça sur pièces, et cette étude sur pièces c’est ce que j’appelle un schématisme pratique. J’emploie le terme « schématisme » au sens d’Emmanuel Kant et au sens où j’ai proposé, il y a 15 ans, d’analyser la question de l’imagination transcendantale à partir de la rétention tertiaire et donc de réviser totalement la question de la genèse des catégories chez Kant et dans toute l’histoire de la philosophie transcendantale – ce qui est colossal évidemment comme sujet. C’est ça qui nous a conduit à la catégorisation dans l’autre séminaire que nous organisons ici à l’IRI dont je soutiens qu’ils sont – les processus de catégorisation y compris les catégories des concepts purs de l’entendement, qui ne sont pas purs en réalité, et les processus de schématisation (Kant) – épiphylogénétiques.

C’est ce qu’ignore le livre de Catherine Malabou dont tu m’as parlé l’autre fois qui s’appelle Avant demain, tout comme d’ailleurs bien d’autres livres qu’elle a écrits et c’est ce sur quoi elle fait totalement l’impasse et c’est ce qui fait que tout ce qu’elle raconte sur le cerveau est parfaitement sophistique parce qu’elle ne prend absolument pas les questions qui se posent vraiment, c’est-à-dire ce qui se passe entre les cerveaux et non pas dans les cerveaux et du coup cela la conduit à une naturalisation du kantisme qui est extrêmement dangereuse.

Tout cela c’est ce qui se passe dans la grande spirale – je devrais dire les grandes spirales (fractal) – Qu’est-ce qui s’y produit ? C’est le foyer bouillonnant des relations intergénérationnelles et transgénérationnelles. Et c’est cela qui ne marche absolument pas aujourd’hui et ça ne marche pas parce que nous sommes dans une rupture de rétentions tertiaires absolument colossale qui fait totalement exploser ces rapports. Il est fondamental d’y faire face de manière très rigoureuse et résolue.

J’insiste aussi sur ces points parce que à la séance précédente j’ai parlé de ce que j’ai appelé les grandes époques protentionnelles : je disais par exemple qu’il y a eu une époque où toutes les protentions collectives sont vectorisées par l’idée du progrès y compris quand on est opposé au progrès (on se représente l’avenir en se disant : je vais empêcher l’expression du progrès). Cette question des grandes époques protentionnelles, c’est aussi cela que dit Florian. Il dit : je n’appartiens à aucune protention collective, nous ne sommes plus dans une époque protentionnelle. C’est que Blanchot, Derrida, Heidegger appellent l’absence d’époque. Nous sommes dedans.

La séance précédente je posais aussi qu’il faut appréhender la question de la volonté à partir du concept de bifurcation et que, ce que nous appelons la volonté, en particulier si on l’entend avec Eugène Minkowski, le psychiatre, il faut la considérer comme une bifurcation dans un système de volitions. Très longtemps on a confondu volonté et volition. La volition ce n’est absolument pas volontaire. La volonté est constituée par des habitudes alors que la volonté, c’est ce qui est capable de casser les habitudes, dépasser les habitudes. Mais pour pouvoir produire ce genre de bifurcations, il faut que cette capacité s’inscrive dans une époque protentionnelle : l’idée de progrès depuis le XIX e siècle, avant la vie éternelle, disais-je, la vie éternelle promise par St-Jean de l’Apocalypse, c’est vraiment une archi-protention, une manière de se projeter. Aujourd’hui, il n’y a pas de telles grandes protentions – qui sont peut-être ce Jean-François Léotard croyait pourvoir appeler des grands récits. Peut-être ! Il disait « la condition postmoderne c’est la fin des grand récits ». On pourrait dire : c’est peut-être la fin des protentions collectives. Oui, sauf que l’époque de la fin des protentions, c’est ce qui fait que Florian ne peut pas rêver. C’est ce qu’il dit : je ne rêve pas (en tout cas éveillé). Ici je fais une petite remarque : la référence que je fais avec Florian en fait, c’est la suite de la discussion avec Jonathan Crary, ouverte l’année dernière, sur le rêve et l’absence de rêve, l’impossibilité de rêver. L’époque de l’absence d’époque, c’est l’époque de l’absence de rêve. Or je soutiens que le rêve, c’est une forme très spéciale de néguentropie, qui est documentée par Freud, l’interprétation des rêves où il dit : on va analyser les rêves, c’est la que se passent les grandes bifurcations de l’inconscient, c’est-à-dire le désir. Donc nous sommes au cœur des très grandes questions du XXe siècle.

L’époque de l’absence d’époque, c’est aussi la protention que nous partageons, plus ou moins dans la dénégation, d’une entropie sans appel, c’est-à-dire d’une entropie qui n’aurait pas d’issue. C’est ce disaient Bonneuil et Fressoz dans ce je citais au début : on ne sort pas de l’anthropocène. Sans appel, dans mon langage personnel, signifie sans redoublement épokhal possible. Donc vous voyez bien que le sujet de discussion avec Bonneuil et Fressoz : Si ! il y a du double redoublement épokhal, il y en a toujours eu et il y en aura encore. Vous avez raison de dire que nous sommes dans une époque d’absence d’époque, parce que c’est effectivement dans quoi nous sommes, mais nous ne pouvons pas y rester. Vous avez tort de dire que nous ne pouvons pas en sortir car si vous le dites, c’est que vous n’avez pas compris que les époques précédentes étaient produites par des doubles redoublements épokhal et que votre analyse historique n’est pas suffisamment philosophique. Or ils disent souvent Bonneuil et Fressoz : nous, les historiens, allons border le délire philosophique. Nous allons étudier vraiment ce qui s’est passé, analyser les données, par exemple de la politique énergétique des Etats-Unis etc. pour ne pas nous laisser embarquer par la spéculation philosophique sur ces sujets. Et ils ont raison ! c’est indispensable de faire cela. Mais néanmoins, ils ne peuvent pas se passer de la philosophie. Ils le disent eux-mêmes d’ailleurs. Et ce qui leur manque dans leur discours d’historiens c’est le discours philosophique sur l’épochè. Sachant que l’épochè est « l’interruption, la suspension », qui est un mot que l’on trouve surtout dans la philosophie stoïcienne grecque, c’est une bifurcation. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas qu’on y reste, parce qu’après moi, je veux qu’il y ait de la vie. Mais mourir pour rien… Et c’est ce que dit Florian : je fais partie de la dernière génération… Ce n’est pas acceptable. Je ne peux pas vivre, ni mourir, dans une telle perspective. Donc je vais faire un miracle. Et je parle très sérieusement. Pour moi, les miracles ça existe. Cela s’appelle des bifurcations. Toute bifurcation au sens fort est un miracle. Ca veut dire que le système qui engendre la bifurcation ne pouvait absolument pas anticiper la bifurcation. Donc la bifurcation ne peut que lui apparaître comme quelque chose d’improbable, c’est-à-dire un miracle. Je combats donc tous ceux qui renforcent l’intériorisation du fait que la situation est sans appel c’est-à-dire tous ceux qui contribuent à installer la démoralisation, le découragement généralisé. Ce sont des adversaires. Je ne dirais pas mes ennemis, ce sont mes adversaires.

Le contexte dans lequel ce combat doit être mené est terrible. Il est extrêmement complexe. Mais le combat est lancé maintenant, le débat est parti que ce soit à travers Uber et les taxis, l’encyclique du pape, la pile au lithium de Tesla et toutes sortes d’autres choses. IL donc absolument prendre en charge tout cela au niveau requis : c’est-à-dire la question de l’entropie. Et nous, qui vivons dans l’anthropocène, nous sommes pris en tenaille : d’un côté, il y a l’augmentation de l’entropie physique, c’est-à-dire la création du désordre, la perturbation des grands équilibres biosphériques, la pollution atmosphérique, toutes ces choses… Tout ça c’est de l’entropie. Typiquement les nanoparticules qui peuvent pénétrer les barrières biologiques, c’est de l’entropie, l’entropie physique. De l’autre côté, il y a l’augmentations de l’entropie anthropique laquelle est très complexe parce qu’elle est constituée aussi par une entropie sociale. Je veux dire par là qu’il y a des couches là-dedans qui relève de de la physique de la biologie, de la géographie, de l’économie – dans le champ économique, on a beaucoup développé de formalismes etc., en particulier avec Nicolas Georgescu-Rögen, Missemer et aussi Passet, mais à mon avis sur des bases pas suffisantes, pas satisfaisantes parce qu’elles supposeraient une critique de la néguentropie dans le champ humain (anthropologique) – parce que cela de devrait prendre en charge le caractère néguentropique et entropique des artefacts, donc de l’organologie – et d’autre part, cela supposerait de relire Durkheim sur le concept d’anomie. Vous savez que Durkheim, dans sa théorie de la division du travail, dit que le développement de la technologie industrielle peut conduire à l’anomie, c’est-à-dire à l’absence de lois. C’est ce que nous sommes en train de vivre. L’uberisation, toutes ces grandes perturbations dont nous parlons ici, ce sont des processus d’anomie. Et ce concept a été élaboré par Durkheim mais il ne se donne pas les moyens, à mon avis, de le penser véritablement face aux questions qui nous occupent c’est-à-dire les questions de l’anthropocène, les questions de technologie etc.

Il y a un horizon protentionnel dans toute société, ce qui fait une époque c’est qu’elle partage un horizon protentionnel – mais pas seulement, elle partage aussi un héritage rétentionnel – et j’ai essayé de monter il y a deux semaines, que cet horizon protentionnel était altéré, en partie détruit, parce qu’il y a des systèmes rétentionnels automatisés, en particulier ceux que l’on appelle la Data économie qui assèchent les protentions (La société automatique) par le fait que les rétentions que nous produisons, lorsque nous interagissons sur elles sur des plateformes électroniques, elles engendrent des protentions qui ne sont pas les nôtres, qui précèdent les nôtres, les court-circuitent, les vident. Du coup, il y a un vide protentionnel au niveau des individus qui fait que l’horizon protentionnel collectif est d’autant plus asséché. Il est en fait remplacé par exemple par des systèmes qui relèvent de ce Berns et Rouvroy appellent la gouvernementalité algorithmique. Du coup ils éliminent les bifurcations potentielles aussi bien des individus, des groupes d’individus que de la société toute entière ou de la planète toute entière. Ils liquident tout ce que Nietzsche appelait l’horizon de la promesse – lorsque Nietzsche définissait l’homme comme l’animal capable de promettre. Dans l’entretien qu’Edgar Morin donne aux journalistes de La Croix, il dit que le texte de l’encyclique est une prophétie, que c’est un texte prophétique, mais il ajoute : je ne suis pas du tout religieux. Il y a un autre sens du mot prophétie que le mot religieux. La prophétie est de l’ordre du performatif, champ qu’il faudrait revisiter en profondeur.

Le champ performatif, et plus généralement protentionnel, c’est-à-dire d’une manière ou d’une autre prophétique, est totalement envahi et parasité par la production des industries tertiaires, c’est cela le sujet de l’anthropocène pour moi, plus précisément le sujet d’une question de l’organologie de la volonté dans l’anthropocène. Car la question qui se pose dans l’anthropocène, c’est bien la question de la volonté. J’avais posé que le capitalisme hyper-consumériste – celui des GAFA, de l’ubérisation, de l’économie des Datas etc. - c’est-à-dire le capitalisme actuel - le capitalisme consumériste c’est celui du XXe siècle – c’est un capitalisme qui repose plus que jamais sur une organologie et une pharmacologie des habitudes. Bien entendu, quand vous êtes confronté à un user profiling sur Amazone, vous êtres confronté à vos habitudes, aux habitudes de vos amis ou de vos relations, de ceux qui vous ressemblent, et dans lesquelles on vous enferme. C’est un système entropique de l’habitude, un renforcement industriel des habitudes qui est absolument catastrophique. L’habitude, c’est ce qui rend débile. Aujourd’hui, nous vivons cela à l’échelle industrielle. C’est une fabrication industrielle de cet enfermement et c’est une destruction de l’esprit que j’ai défini l’autre fois comme étant ce qui se déshabitue et je soutenais que le capitalisme contemporain fondé sur la destruction de cette capacité à se déshabituer qui ne conduit pas seulement à la bêtise systémique mais au devenir fou.

Je voudrais revenir au point de départ de ce séminaire. Dans la première séance de cette année – comme à la fin de La société automatique, j’ai très vivement critiqué Claude Lévi-Strauss, accusé d’être un nihiliste, d’être le dernier homme, d’être dans ce qu’il y a de plus exécrable dans le nihilisme, mais je dois vous avouer que je suis un peu fasciné par le pessimisme de Lévi-Strauss, que je suis happé par son pessimisme, car je suis très profondément pessimiste. J’y ai fait écho dans un livre – le livre sur l’Europe - de l’émission de télé où Lévi-Strauss devant les caméras avait dit : « je m’apprête à quitter un monde que je n’aime pas ». Je m’étais appesanti sur ce discours d’un plus que centenaire, anthropologue, disant à la télé, aux êtres humains : je m’apprête à quitter cette terre et je ne vous aime pas, je n’aime pas le monde que nous formons (que nous ne formons pas justement). Et moi, je comprends très bien Lévi-Strauss disant cela. Mais je considère que le pessimisme ou l’optimisme c’est de l’anti-philosophie. C’est peut-être un peu ce que disait Voltaire quand il parlait du fatalisme. C’est très compliqué. On ne peut pas échapper au pessimisme ou à l’optimisme, on est tous un peu cyclothymiques, bipolaires mais, philosophiquement parlant, ce sont des questions qu’il faut neutraliser. Pessimisme et optimisme sont des états d’âme. On ne pense pas avec des états d’âme, la pensée ce n’est pas des états d’âme. C’est l’âme même, et non pas les états qu’elle subit, et ses processus d’individuation. Et par rapport à ça, la question ce n’est pas d’être pessimiste ou optimiste, c’est d’être courageux ou lâche face au destin. Et là aussi comme le dit très bien Gilles Deleuze, être dignes de ce qui nous arrive. Et ce qui nous arrive, c’est toujours un fatum et aujourd’hui, depuis l’époque de l’absence d’époque, le fatum c’est l’entropie. Pendant très longtemps le fatum c’est : nous sommes tous mortels, nous finirons tous au cimetière mais il y a la vie éternelle ou s’il n’y a pas la vie éternelle, il y aura d’autres vivants après moi et tout ça se poursuivra d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui non, on ne peut plus ça. C’est ce qu’on appelle la mort de Dieu. Il y a l’entropie, il y a une butée inéluctable. Et face à l’entropie, le problème n’est pas de savoir si l’on est optimiste ou pessimiste. On ne peut pas être optimiste devant l’entropie et du coup on ne peut pas être pessimiste non plus. Qu’est-ce que j’appelle être courageux, c’est être capable de tirer une différance néguentropique, là je parle la langue de Derrida et de Deleuze. Tirer une différence c’est Deleuze, différance avec un a c’est Derrida. Vous savez que dans Différence et répétition, Deleuze dit : il faut soutirer une différence à la répétition. Nous devons, nous, dans le contexte de l’anthropocène prendre ces sujets extrêmement au sérieux : qu’est-ce qu’une différence dans la répétition ? c’est une néguentropie dans l’entropie. La différance avec un a de Derrida, (La différance dans Marges de la philosophie), c’est un texte sur la néguentropie bien entendu même si le mot n’est jamais utilisé. Qu’est-ce que la différance ? C’est ce qui permet de différer une échéance. Or c’est cela la néguentropie - ce qui organise le fait de différer une échéance et en différant cette échéance, de produire des différences c’est-à-dire de différencier l’être qui diffère. Il se différencie dans le temps, il se différencie dans l’espace, c’est-à-dire qu’il s’organise. C’est vraiment un discours sur la néguentropie. Et la différance de Derrida, elle n’est pas anthropologique, c’est la vie. Ce qu’il décrit c’est Schrödinger formulé à la sauce post-phénoménologique. Ce que j’essaye de montrer c’est qu’il y a une différance néguanthropologique c’est-à-dire pharmacologique et que cela, Derrida ne permet pas de le penser et qu’il faut absolument le penser. La polarité courage – lâcheté c’est ce qui s’ouvre dans cette différance. Aujourd’hui nous sommes tous confrontés, que nous voulions l’admettre ou pas, à la question du découragement. Le problème ce n’est pas d’être optimiste ou pessimiste, c’est d’être courageux ou découragé. Vous pouvez être pessimiste et courageux ou optimiste et découragé. Je vous signale que le courage c’est un mot hautement organologique car ça vient du cœur. Ça aussi c’est une thématique théologique et al question qui se pose ici c’est aussi la question de la tentation, la tentation de l’abandon. Nous sommes sans arrêt confrontés à la tentation d’abandonner, de nous abandonner aux vertiges et aux délices de l’abandon.

Derrière tout ça se posent des questions qui relèvent de la croyance et rapidement, je vais vous dire quelques mots de ce livre de Michel Guérin La croyance de A à Z un des plus grands mystères de la philosophie et dans ce livre, Michel Guérin pose des problèmes qu’il faut confronter à une organologie et une pharmacologie de la mélancolie. Et face à la mélancolie, dans l’anthropocène, que faire ?

La question de la protention en général, pour la projeter correctement et rigoureusement il faut passer par Etre et temps de Heidegger qui pose que toute protention s’inscrit dans un être-pour-la-mort, c’est-à-dire l’anticipation de sa mort à soi. Toute protention est inscrite sur un fond mélancolique. C’est la mort qui constitue la protention chez Heidegger à la différence de Husserl qui ne parle pas de ces aspects existentiaux. Chez Heidegger, c’est le point de départ. Nous sommes dans un contexte extrêmement mélancolique face à quoi – en plus lorsque Bonneuil et Fressoz nous disent que c’est indépassable, c’est vraiment de l’archi-mélancolie : on est là-dedans et on ne peut pas en sortir – face à quoi Michel Guerin écrit ceci (4e de couv.) : « il faut se retirer ». Il s’est retiré et il réfléchit à la croyance. Je crois que le retrait est une tentation dangereuse. Il faut « se retirer » bien sûr mais à la condition de se replonger dans ce à quoi l’on se retire. C’est ce que j’appelle l’intermittence. Je crois à la philosophie expérimentale, c’est-à-dire à la philosophie qui se confronte au temps, à l’air du temps, à l’absence de temps, l’absence d’époque et à l’accident qui le constitue. Il est fondamental de se soumettre à l’intermittence et à l’expérience de la tentation qui est en intermittence car cette question que pose Michel Guérin : se retirer pour penser à la croyance, c’est ce qui tente énormément de monde aujourd’hui et je pense que c’est une tentation a-théologique, qui nous hante tous et qui fait système avec le processus industriel de contrôle des protentions qui, par ailleurs, nous incite à abandonner toute protention, donc à accepter de vivre et de survivre dans l’anthropocène. Je pense qu’il faut absolument combattre tout cela qui sont des fantasmes parfois extrêmement puissants et fascinants même – ça concerne des gens comme Claude Lévy. Strauss et beaucoup d’autres. Il ne pas question de traiter tout ça par le mépris mais il faut être bien conscients que tout ça ce ne sont que des rationalisations de la pulsion de destruction que nous impose l’anthropocène. Dire « je vais me retirer », c’est de la pulsion de destruction. C’est de la pulsion de destruction qui en fait observe la destruction, qui se contente de la regarder plutôt que de se détruire soi-même, mais c’est encore de la destruction, peut-être même à un niveau encore plus élevé, plus dangereux. Et je pense qu’il faut absolument lutter contre toute tentation d’observer la destruction du monde par pure curiosité, qui serait une manière, cette fois je me tourne vers St-Augustin de jouir de la libido sciendi, jouissance de la curiosité pour la curiosité.

Non, la question d’aujourd’hui c’est de pratiquer la quasi-causalité qui n’est pas une jouissance de la pulsion de destruction, c’est l’engagement dans la possibilité néguentropique ignorée, qui par nature ignorée, sinon elle ne serait pas néguentropique. Un système ne peut pas produire une bifurcation néguentropique délibérément, par calcul et donc nous sommes dans quelque chose qui relève de la quasi-causalité dans ce sens-là et la quasi-causalité a à voir avec la question du miracle.

La question de la néguanthropie s’appelle chez Nietzsche la question de la nouvelle croyance. C’est Nietzsche qui dit que le nihilisme devra engendrer une nouvelle croyance. Et c’est ça l’enjeu du néguanthropocène. Et cela suppose d’aller au-delà de ce que Michel Guérin au sujet de la croyance. Ce que je lui réponds c’est qu’il faut faire une organologie de la volonté derrière (ou devant) son organologie de la croyance et qu’on ne peut pas séparer ces deux questions et que cela nous amènerait à lire Pascal, c’est-à-dire à nous tourner vers le vide du ciel de Pascal.

Je voudrais terminer une conversation avec Jean-Hugues Barthélémy. Nous sommes à la veille du centième anniversaire du mouvement dada (au café Voltaire) qui cherchait à ébranler la bourgeoisie zurichoise et au même moment, le jeune Paul Valéry, lui, fait des vers, s’intéressant plus que tout autre avant lui, à la métrique. C’est lui qui a écrit le fameux cimetière marin dont nous avons parlé. Si je vous en parle, c’est pour plusieurs raisons : d’abord pour redire qu’il n’existe pas de formes artistiques caduques et que les formes artistiques peuvent sans arrêt revenir. Cela ne s’épuise pas. L’entropie ne fonctionne pas dans le monde artistique. D’une certaine manière, on pourrait le dire de toutes les formes de savoir. Par exemple, on ne pourrait pas dire qu’un énoncé scientifique est caduc (Einstein ne rend pas la physique newtonienne caduque). La question de la néguentropie se pose de manière très particulière dans le champ des savoirs scientifiques et artistique, et peut-être dans le champ des savoirs en général.

L’autre raison pour laquelle je parle de Valéry, c’est que je pense que les questions dont nous parlons ici d’anthropocène, de néguanthropologie etc. elles nécessitent de s’investir dans le champ poétique et pas seulement dans le champ poétique, mais dans la poïétique, ce qui n’est pas la même chose, qu’il y a un paradoxe de la poïétique (La poïétique a pour objet l'étude des potentialités inscrites dans une situation donnée qui débouche sur une création nouvelle. Chez Platon la poïèsis se définit comme « La cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l'être » (Le Banquet, 205 b) : « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter » Paul Claudel. Ça c’est extraordinaire, c’est de la pharmacologie ou je ne m’y connais pas ! Ça c’est de la néguanthropologie, de la bifurcation. Et c’est cela que font les poètes. Les poètes, ce sont des gens qui mesurent, qui calculent, qui nombrent ; la métrique. Mais qui excèdent la métrique par la métrique.

J’en viens à cela parce que Paul Valéry, qui était un ami, un admirateur de Stéphane Mallarmé. Mallarmé a écrit un texte fabuleux qui s’appelle Crises de vers. Je pense que c’est un très grand texte d’économie politique. Les proses de Mallarmé sont absolument formidables et n’oubliez jamais qu’il les écrit, ces textes, au moment où le jeune Proust est en train d’affuter ses talents pour écrire La recherche du temps perdu et au moment où Tristan Tzara est en train de préparer dada. C’est à dire que tout ça c’est la même époque, le début du 20e siècle. C’est aussi l’époque de la première guerre mondiale, d’une énorme crise du capitalisme dans laquelle Stéphane Mallarmé pense tout cela face à une question du livre tout à fait radicale. Nous devons nous intéresser à cette crise de vers, à tout ce que Paul Valéry en a fait, il a transformé tout cela et en a fait des questions d’économie politique au sens strict, ce qu’il a appelé une économie politique de l’esprit dans ces textes que j’ai commenté dans Mécréance et discrédit et nous sommes nous toujours face à cette crise de vers qui dure toujours, à cette poïétique dont je vous parle, eh bien nous avons des crises de nerfs. Et ça n’a rien d’étonnant. A partir du moment où les prolongations organologiques de nos nerfs, et les fibres optiques en particulier, vont 4 moi de fois plus vite que nos nerfs, nos nerfs sont à vif. IL n’y a pas que les chauffeurs de taxi que ça met les nerfs à vif, il y a aussi Jean-Hugues Barthélémy. Ces prolongements organologiques se retournent vers nous et nous font péter les plombs. Je dis cela parce que J.-H. Barthélémy m’a envoyé un mail, il y a 15 jours, après avoir écouté la séance précédente. Il m’a fait tout un cirque en m’accusant de brutalité, d’injustice, de méchanceté et de violence. Il n’a peut-être pas tout à fait tort. Dans ce message, Jean-Hugues me reproche d’avoir dénoncé l’humanisme, de m’être référé à lui en parlant de l’humanisme, son humanisme. Je dois vous dire que je n’ai pas très bien compris ce que veut dire humanisme dans le langage de Jean-Hugues, que ce soit décentré, puisqu’il nous dit que c’est un humanisme décentré. Je ne comprends pas pourquoi on a besoin de ce mot d’humanisme. Mais si j’en parle maintenant, ce n’est pas seulement pour répondre à Jean-Hugues, enfin essayer de répondre, mais c’est aussi pour répondre à un texte de Benoît Dillet. Je pense que le texte de Benoît présente un peu en miroir inversé la crise de nerfs de Jean-Hugues qui pour moi est un symptôme en fait de la crise poïétique dans laquelle nous sommes. La crise poïétique c’est la crise de l’absence d’époque et ça nous fait tous souffrir. Nous ne sommes plus à l’époque de Mallarmé et des Verdurin mais ça fait souffrir les Verdurin. Nous souffrons d’autre chose mais ça procède un peu de la même chose. Les Verdurin c’est une des premières occurrences de l’anthropocène, si j’ose dire, de ce qui caractérise la destruction d’un monde dont je pense que Valéry, Mallarmé et d’autres sont les témoins, témoignent poïétiquement. Si je vous parle de Benoît Dillet, c’est que derrière la question de Benoît, il y a une question du rapport à l’idéologie et donc à l’idéologie allemande qui, pour moi, répond à la question de Jean-Hugues Barthélémy. De fait, la réponse que je vais donner à Benoît c’est aussi une réponse pour Jean-Hugues Benoît me dit que son texte répond à ce que je dis dans Etat de choc et dans Pharmacologie du Front national pour ce qui concerne les rapports en Deleuze et l’idéologie. Qu’est-ce que j’ai essayé de montrer dans Etat de choc ? Que Gilles Deleuze et pas seulement lui, Foucault également, récuse le terme d’idéologie et j’ai essayé de montrer que cette récusation s’opère sur une base que je crois mauvaise et fausse. Je veux dire par là qu’ils récusent l’idéologie telle que Louis Althusser définit l’idéologie. Or pour moi, Louis Althusser c’est exactement la mécompréhension de ce que veut dire idéologie chez Marx. Ce que récuse Deleuze ce n’est pas l’idéologie au sens de Marx et Engels, telle qu’ils l’ont définie dans L’idéologie allemande c’est l’idéologie au sens où les althussériens essayent de faire du discours de Marx et Engels sur l’idéologie une science. Ils opposent l’idéologie et la science. Jamais Marx, je crois, a défini son travail comme une science qui s’opposerait à l’idéologie, en tout cas jusqu’en 1857 à la Critique des fondements de l’économie politique, ils ne définissent absolument pas leur travail comme une science. Ce que Deleuze et Guattari récusent dans l’idéologie, c’est l’opposition entre objectif et subjectif, entre science et opinion etc. Je suis tout à fait d’accord avec cette récusation mais l’idéologie de Marx ce n’est absolument pas ça. Je ne crois pas du tout que Marx ait défini sa pensée comme une science. Je pense cependant que la question de l’idéologie est la première qu’a posée Marx et que c’est toujours notre question. C’est une récusation de l’idéalisme et tout à fait autre chose qu’une science qui s’opposerait à une opinion et que ce que produit Marx c’est une organologie inachevée, qui n’est jamais allée au bout de sa concrétisation parce qu’elle n’a jamais donné parce qu’elle n’a jamais donné sa traduction pharmacologique. Pourquoi est-ce que j’insiste sur ce point et que prends ces questions à cœur comme on dit, c’est parce que derrière tout cela, pour Benoît en tout cas, il y a une question de ce qu’ils appellent noologie. Ils reprennent le terme qui a été mis en œuvre par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. A plusieurs reprises dans le livre ils parlent de noologie et ils opposent la noologie à l’idéologie. Depuis quelques années, je m’intéresse aux psycho-technologies qui ne sont évidemment pas tout à fait les mêmes choses que les éléments de noologie mais qui ont quand même un rapport avec ce que le groupe Nootchnics appelle nootechnique. Et ce que je crois c’est que la noologie de Deleuze et Guattari, ce qui lui manque c’est une nootechnique, c’est une organologie autrement dit. Ce que j’objecte à Deleuze et Guattari c’est qu’ils n’ont pas lu sérieusement L’idéologie allemande et qu’en fait sous le nom d’idéologie ils s’adressent à Althusser qui peut être un saint du marxisme mais, je préfère le bon Dieu comme on dit, il faut lire le texte lui-même. Dans L’idéologie allemande, la question fondamentale c’est que les représentations ou les idées – que Platon par exemple présente comme la cause du monde – ne sont que des effets inversés de l’organologie si vous êtes d’accord avec moi que ce qu’ils décrivent comme la production des organes de l’homme par l’homme lui-même, c’est de l’organologie, ce n’est pas de la biologie. C’est le passage de l’organique à l’organologique. Et à partir de là, ce qu’ils défendent ce n’est pas un matérialisme vulgaire contre l’idéalisme historique de la philosophie mais c’est une matériologie que moi-même j’essaye de penser comme une hyper-matériologie.

Pour le dire encore plus précisément, ce que Marx et Engels mettent en évidence dans L’idéologie allemande – et c’est parfaitement clair, ce sont les 50 premières pages – c’est que la situation organologique crée des inversions de causalité et qu’à partir de là, faire une critique de l’idéologie, ce n’est pas critiquer les contenus représentationnels de tel ou tel discours idéologique – ce qu’on peut faire par ailleurs – mais la question fondamentale c’est de décrire les processus d’inversion de causalité qui sont engendrés par la dimension organologique, dont je vous rappelle ce que disent Marx et Engels : quand l’homme produit des outils, il se passe à travers ces outils un renversement de la causalité tout comme dans la rétine de l’œil, il y a un renversement d’image et que c’est une condition de fonctionnement de l’œil. Que veulent-ils dire en disant cela : ils veulent dire que quand on réfléchit à une technique – par exemple quand on regarde l’homme préhistorique fabriquer un outil, on se dit c’est l’homme qui crée l’outil mais eux ils disent : si on prend un petit peu de champ, c’est l’outil qui crée l’homme ou plus exactement c’est une relation transductive. Ca veut dire que le problème ce n’est ni l’homme ni l’outil, c’est la relation entre les deux. Et c’est ça que l’idéologie rend impensable. C’est ça le problème du marxisme et c’est que nous ici appelons l’organologie. Et la pharmacologie c’est ce qui est engendré par ça : une inversion de causalité qui, à un moment donné, font perdre de vue cette dimension et que fait que, tout à coup, on rentre dans une relation toxique à cette relation, par exemple qui produit beaucoup d’entropie, si on traduit la toxicité dans ces termes-là. Derrière tout cela, il y a une question de prolétarisation et que la question de l’extériorisation technique des organes, c’est ce qui se traduit à l’époque de Marx par le fait que le savoir extériorisé est un savoir qui peut du coup se détacher du sachant et finalement conduire à ce que les Grundrisse décrivent c’est-à-dire une prolétarisation totale et à une concrétisation de savoir dans des systèmes organologiques qui deviennent extrêmement toxiques et qui s’appellent le capitalisme. On ne peut pas balayer toutes ces questions fondamentales d’un revers de main en disant on va substituer la noologie à l’idéologie parce que ce n’est pas du tout la même chose. L’idéologie allemande décrit une situation organologique et la noologie ne fait pas droit à ces questions, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas droit à la rétention tertiaire. L’apparition de l’organologie telle que la décrivent Marx et Engels, c’est la naissance de la rétention tertiaire épiphylogénétiques et la noologie ne peut pas faire l’impasse sur la rétention tertiaire. C’est la rétention tertiaire qui constitue le Noos en tant que tel c’est-à-dire ce que j’appelais tout à l’heure l’esprit, la capacité à dépasser ses habitudes et à se déshabituer à travers des habitudes etc.

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