Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015

Séance 2

Séance 2

Questions d’entropologie et de néguanthropologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 2 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2015/seance2.html.
version 0, 20/12/2025
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Je vais d’abord faire un petit résumé de la séance précédente. J’essaye de penser dans le contexte de ce que j’appelle l’entropocène – la semaine dernière je l’écrivais avec un a et un h comme il s’écrit normalement - et je pense que dans le contexte de cet entropocène il nous faut faire une entropologie dans ce sens-là. J’emploie un terme que Claude Lévi-Strauss avait utilisé en 1955 dans les toutes dernières pages de Tristes tropiques. Cette entropologie que j’essaye de penser dans le cadre de ce que j’appelle une néguanthropologie avec un a et un h – ce qu’on pourrait être tenté d’appeler une anthropologie négative - c’est une étude de l’anthropocène au sens classique avec un a et un h du point de vue de la théorie de la néguentropie et de l’entropie et il faut à cet anthropocène (voilà ma thèse) lui opposer une néguanthropologie. Je dis « lui opposer » car l’anthropocène c’est l’ère géologique dans laquelle il est inconcevable de rester. Nous l’avons créée, nous les êtres humains, et j’ajoute (à la différence de Bonneuil et Fressoz) que cette ère géologique ne doit pas durer parce qu’elle est invivable et donc je lui oppose une néguanthropologie qui est aussi et nécessairement une noologie parce que le savoir, que je vais de plus en plus distinguer de l’information (je m’éloigne de ce point de vue-là de plus en plus de Simondon), est néguanthropique au sens où il est conçu – le savoir qui est le fruit d’une conception, « le travail du concept » comme l’aurait dit Hegel – pour que sa valeur ne se dégrade pas avec le temps. Ce qui fait qu’un savoir est un savoir c’est qu’il ne perd pas sa valeur. Ça c’est absolument fondamental. Ce sont des questions qui ont des conséquences énormes d’un côté en économie et de l’autre en physique – je dirais même en cosmologie dans la mesure où la physique depuis la thermodynamique est réputée décrire un processus de dégradation inéluctable. Je pense que le savoir, au sens noétique du mot, c’est ce qui instaure une résistance à la dégradation, une consistance par-delà la dégradation (de l’existence et de la subsistance) qui le constitue comme savoir. Je pense que c’est cela l’enjeu de l’anamnésis chez Socrate, c’est aussi ça l’enjeu de ce que j’appelle moi-même les circuits infiniment longs de transindividuation. C’est pour ça qu’on ne peut pas s’en tenir aux propos de Gilbert Simondon sur ces questions (j’y reviens dans le deuxième tome de La société automatique. Et on peut encore moins se contenter des propos d’Henri Atlan, Edgar Morin sur ces questions.

Tout cela nécessite de fonder une épistémologie néguanthropique, une épistémologie générale, c'est-à-dire de refonder l’épistémologie en totalité sur la base des questions que nous pose l’anthropocène et bien avant l’anthropocène, Sadi Carnot 1824. Nous verrons aussi qu’une néguanthropologie et une entropologie sont nécessairement étayées sur les Digital studies en tant qu’elles constituent la question de l’organologie générale à notre époque, dans la mesure où cette époque, notre époque, celle des Big datas, révèle la question de l’organologie générale via la crise digitale des savoirs, car il y a une énorme crise digitale des savoirs qui n’est pas encore clairement non seulement assumée mais même pensée comme telle mais qui est colossale et dont Chris Anderson et les conneries sur la « fin de la théorie » sont le symptôme le plus caricatural. Qu’ont-elles d’important les Digital studies ? ce qui caractérise les Digital studies et si on veut étudier le numérique, Il faut commencer par se pencher sur les supports du savoir sous toutes leurs formes comme l’a d’ailleurs un tout petit peu entr’ouvert Husserl, pas seulement dans L’origine de la géométrie dont je parle tout le temps, mais aussi dans ce qu’on a traduit en français Les recherches pour la constitution, qui sont les Ideen 3, je crois, dans lesquelles Husserl dit : « pour penser le savoir, il faut penser en quoi une cuillère est porteuse de signification » et donc constitue in horizon d’intentionnalité. Voilà, Husserl c’est beaucoup moins idéaliste que ça n’en a l’air quand on écoute certains professeurs de phénoménologie. Il y a chez Husserl des questions très « matériales » comme lui-même le disait quasiment ; il n’utilisait pas ce mot mais il parlait d’ontologie matérielle dans laquelle il était question du « matérial ».

Le but de ce séminaire, c’est d’explorer les conditions de la bifurcation néguanthropique qui doit absolument s’opérer à brève échéance (il reste 35 ans pour que cela se produise) si on prend un tout petit peu au sérieux ce rapport des experts du GIEC, si on ne produit pas une bifurcation – ça c’est moi qui le dis, le mot « bifurcation » - dans les 25 ans qui viennent c’est cuit ! il faudra subir les conséquences d’une augmentation de 4,8 degrés de température sur la planète. Si nous prenons au sérieux le mot d’entropocène, alors il faut aussi prendre au sérieux le mot d’entropologie de Lévi-Strauss. Pour cela, il faut appréhender d’une part le rapport entropie (au sens de Clausius) – néguentropie(au sens de Schrödinger c'est-à-dire au sens usuel) du point de vue d’une organologie – c’est la chose spécifique que je vais introduire dans ce séminaire, c’est la proposition épistémologique que j’inscris moi dans la filiation de Gaston Bachelard, de la phénoménotechnique de Bachelard, même si là aussi je trouve que Bachelard ne dit pas grand-chose sur cette question d’entropie et tout ça, je suis très surpris du silence de Bachelard, de Simondon et de bien d’autres sur ces questions-là, je trouve ça étonnant ; que Nietzsche n’en ait pas parlé, il ne pouvait pas parce qu’il était trop tôt, je veux introduire dans ce séminaire pour vous proposer une réinterprétation du rapport entropie / néguentropie de ce point de vue-là qui n’est pas réductible à la néguentropie de Schrödinger – c’est la chose spécifique que je vais introduite dans ce séminaire, c’est la proposition épistémologique que j’inscris moi dans la filiation de Gaston Bachelard en fait, de la « phénoménotechnique »Première thèse : les instruments scientifiques sont des « théories matérialisées » (c'est la « phénoménotechnique »). Et donc toute théorie est une pratique.↩︎ de Bachelard, même si là aussi je trouve que Bachelard ne dit pas grand-chose sur les questions d’entropie. Je suis très surpris du silence de Bachelard, de Simondon, de bien d’autres, sur ces questions. Que Nietzsche n’en ait pas parlé, il était trop tôt ; que Heidegger n’en ait pas parlé, il ne pouvait pas parce que c’était tellement dérangeant pour son ontologie fondamentale que cela se comprend très bien qu’il ait refoulé la question mais que tous ces grands penseurs n’en aient pas parlé c’est tout de même étonnant.

Il faut appréhender le rapport anthropie/néguanthropie, du point de vue d’une organologie, disais-je, pour proposer une réinterprétation de ce rapport qui n’est pas réductible à la néguentropie de Schrödinger en particulier d’autre part il faut FAIRE la différence entre le devenir et l’avenir – le devenir c’est l’entropie, l’avenir c’est la néguentropie. Nous n’avons aucun avenir dans l’entropie. Dans le devenir « tout redeviendra poussière ». L’organologie théorique ne suffit pas, il faut faire de l’organologie pratique : il faut inventer des instruments, mener des opérations, inscrire ce séminaire dans l’optique de COP 21 qui commence le 30 novembre qui se termine le 12 décembre et qui se continuera les 14 et 15 décembre ici au Centre Pompidou – en beaucoup mieux. Ce sera dédié à l’avenir du Web, comment on crée un Web néguentropique et comment derrière ce Web néguentropique on conçoit les 35 ans à venir comme un changement de cap radical, ce que Gilles Deleuze appelait « produire une bifurcation », le seul philosophe qui ait vraiment parlé des questions dont je vous parle aujourd’hui. Mais j’essayerai de vous montrer que Derrida aurait dû en parler (la différance avec un a est un processus néguentropique) bien qu’il n’ait jamais utilisé le terme d’entropie ou de néguentropie.

Prendre le verbe FAIRE à la lettre, comme se retrousser les manches, c’est la question que ni Ilya Prigogine ni I. Stengers, ni Henri Atlan, ni Edgar Morin, ne semblent capables de traiter parce qu’ils ignorent la condition organologique et donc pharmacologique de la science elle-même. A un moment ils disent : la néguentropie c’est la production de savoir sauf qu’ils ne voient pas que le savoir est une question organologique (le savoir n’est pas produit sans artefacts), du coup ils ne traitent pas la question organologique et pharmacologique et du coup ils confondent la question du savoir et la question de l’information qui, elle-même, est une question très compliquée puisque dans la théorie de Shannon l’information est néguentropique et dans celle de Wiener ça se renverse.

J’avais conclu la séance précédente que le savoir rationnel est ce qui consiste à redresser les faits cosmiques en me référant à Whitehead et en montrant un redresseur en électronique, ou encore une diode (redresser un courant alternatif en électronique c’est mettre une diode pour polariser le courant) ou un semi-conducteur et je soutiens que c’est ça la néguentropie. C’est ce qui produit une polarisation et je dis que le savoir rationnel c’est toujours ce qui redresse les fait cosmiques (ils sont unilatéraux, ils vont vers la dégradation de l’univers) et 15. Et ça cela s’appelle constituer un droit. Et si on parle de lois en biologie, en physique, c’est parce que ce sont des problèmes de droit qui sont produits par-delà les faits. Les faits sont les faits de ce qu’on appelle la loi du devenir, les droits ce sont les droits qui constituent ce que j’appellerais l’avenir des savoirs.

Je n’ignore pas que ce je dis là est énorme en termes d’épistémologie. Ce sont des très très grandes polémiques potentiellement que j’ouvre là avec beaucoup de scientifiques mais je persiste et je signe en disant que, bien sûr, c’est très polémique mais c’est ça le sujet de l’entropie. Si on prend un tout petit peu le sujet au sérieux. Mais comment ne pas le prendre au sérieux puisque que depuis Hubble, la cosmologie a inscrit cette évolution de l’univers vers le désordre en son cœur. Hubble c’est l’astrophysique contemporaine. Deuxièmement j’avais conclu que le caractère temporaire de la remontée que constitue le redressement des faits cosmiques (quand je constitue un savoir, je remonte aux sources ce qui est une manière de requalifier ce que Socrate appelle l’anamnésis, je produis de la néguentropie, je lutte contre le courant qui s’écoule, comme le saumon qui remonte à la source. Je ne vais pas dans le sens du devenir, je vais dans le sens d’une remontée aux sources qui est en même temps l’avenir. Le saumon remonte à la source pour pondre, pour renouveler l’avenir de l’espèce. J’avais aussi insisté sur le fait que cette remontée, qui peut être aussi un saut (poisson volant) c’est toujours une intermittence. Ça retombe toujours. Emporté à nouveau par le processus entropique. « Tout redeviendra poussière ». Il faut le savoir et l’accepter. Il faut savoir que le savoir n’est que par intermittence. Du coup, quand il ne comprend pas son caractère intermittent il devient un dogme, un anti-savoir, et dès qu’il devient un anti-savoir, il devient entropique. C’est pour cette raison qu’il y a des centaines de savants qui deviennent des acteurs de l’entropie parce qu’ils ont un rapport au savoir dégradé. Ils se complaisent dans la fange du résultat scientifique ; ça n’a aucun intérêt le résultat scientifique, Hegel l’a toujours dit : ce qui est intéressant c’est l’inquiétude scientifique.

Tout ça, ça constitue la temporalité, au sens phénoménologique du terme. Prigogine essaye d’articuler dans la Fin des certitudes temporalité de l’univers, temporalité du vivant, temporalité phénoménologique etc. et cela émerge de ce que j’ai appelé la différentiation de l’avenir dans le devenir. Donc la temporalité émerge par cette différantiation avec un a. Donc la différance avec un a de Derrida produit de la différantiation qui n’est pas simplement de la différentiation avec un e, c’est plus riche que cela. C’est toute la logique du supplément qui est derrière cela, la différance étant fondamentalement une temporalité qui se produit dans le devenir, une temporalité qui n’est pas simplement la temporalité noétique ou phénoménologique des étants que nous sommes nous-mêmes, nous les êtres noétiques. Il y a une temporalité qui n’est pas noétique mais qui n’est pas non plus le devenir physique de la dégradation, c’est la temporalité de la vie. Et cette temporalité de la vie, Derrida nous dit très clairement dans De la grammatologie que c’est ça que désigne la différance et que du coup ce qu’il appelle la différance ce n’est pas anthropologique, ni même néguanthropologique c’est le vivant sous toutes ses formes. C’est tout ce qui produit de la mémoire. Donc le moindre protozoaire, et même en dessous, la moindre cellule est un processus de différance avec un a et une temporalité. Il dit : une cellule, c’est un processus de rétentions et de protentions donc il généralise, il étend les concepts de la phénoménologie husserlienne aux concepts de la biologie.

La condition d’accessibilité à la différance de Derrida c’est la rétention tertiaire. Si je n’ai pas la rétention tertiaire, je ne peux pas comprendre le concept de différance avec un a. Du coup, ce concept, même lorsqu’il désigne la cellule, emporte avec lui le concept de rétention tertiaire puisque c’est sa condition de possibilité de constitution.

Il se passe quelque chose de fondamental à peu près au début de l’anthropocène : c’est l’apparition de la machine à vapeur. C’est parce que la machine à vapeur apparaît que l’anthropocène est l’anthropocène. C’est ça l’anthropocène. Et outre qu’elle va produire énormément de CO2, de transformations de territoires etc. mais c’est aussi ce qui va conduire Sadi Carnot à formuler le deuxième principe de la thermodynamique avant qu’on ait formulé le premier. L’évènement anthropocène, c’est l’évènement thermodynamique tel que le décrivent Bonneuil et Fressoz en particulier. On appelle ça la première révolution industrielle ; ce n’est pas simplement une révolution industrielle, c’est une révolution épistémologique. La thermodynamique est une énorme révolution épistémologique et d’autre part, c’est une révolution qui tient aussi à la grammatisation des gestes ; la machine à vapeur va animer des machines qui elles-mêmes vont être dotées de programmes dont les premiers métiers à tisser Jacquard et ensuite toute sorte d’autres choses, les machines-outils qui vont progressivement doubler, dupliquer les savoir-faire des ouvriers, des producteurs manuels et du coup entropiser ces savoir c'est-à-dire les transformer en information. Ce ne sont plus des savoirs, c’est de l’information et produite par ce que j’appelle maintenant la rétention tertiaire mécanique qui conduit à la liquidation des savoir-faire, c'est-à-dire à l’entropie. La destruction de savoirs c’est évidemment un phénomène d’entropie. D’autre part, avec la deuxième révolution industrielle, la grammatisation des comportements va conduire au marketing et aux industries culturelles et cela commence dès Au bonheur des dames, le premier à décrire cela c’est Emile Zola. C’est la deuxième révolution industrielle, celle de la fée électricité. Ça c’est l’entropie comme liquidation des savoirs vivre avec la naissance du consumérisme par le marketing (Bernays 1891-1995) aux Etats-Unis. Enfin on arrive, aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années à peu près à la grammatisation des systèmes sociaux et donc des processus de transindividuation à travers les industries culturelles, mais surtout maintenant les réseaux sociaux qui consistent à algorithmiser les relations sociales à un point tel que ces relations sont créées par les algorithmes, elles ne sont plus simplement analysées. C’est le business model d’Amazon. Et à partir de là, les processus de certification – un système social repose sur la certification ; un chaman certifie des choses, un avocat certifie des choses, un curé certifie des choses, un homme politique certifie des choses, une mère certifie des choses, tous les gens qui, à ces différents niveaux de systèmes sociaux ont un rôle d’établissement du caractère systématique du système social – je m’occupe systématiquement de mon enfant que je protège, je m’occupe systématiquement de la santé que je peux garantir en tant que médecin qui n’est pas assermenté mais qui a produit le serment d’Hippocrate qui est une forme d’assermentation - tous ces gens certifient quoi ? des régimes de vérité (ce que Michel Foucault appelait des régimes de vérité, ce que notre amie Antoinette Rouvroy a repris à son compte ; j’y reviendrai dans le deuxième tome de La société automatique parce que je pense que ce concept de régime de vérité de Foucault largement sous développé et mérite de grandes investigations pour le compléter à l’époque où par ailleurs nous vivons la prolétarisation des savoirs puisque ce que décrit Chris Anderson, c’est la prolétarisation du savant et du savoir en général ; comment toutes ces technologies sont en train de se substituer au travail au travail scientifique et de le ruiner d’une certaine manière. Je ne dis pas ça contre ces technologies mais contre la façon irresponsable et entropique dont elles sont utilisées pour le business et pas du tout pensées par ceux qui sont là pour ça, à savoir les penseurs. Ici, je lance une généralité mais qui un effet rétroactif intéressant : toute prolétarisation constitue une régression entropique. Le mot même de prolétarisation (définition de Marx 1848) peut être remplacé purement et simplement par le mot entropisation (le devenir entropique de l’homme). La prolétarisation de l’homme c’est son devenir entropique. Une perte de savoir c’est une perte de néguentropie donc c’est une régression entropique de l’être humain. Et bien entendu, réciproquement tout savoir est une capacité néguentropique. C’est dans ce sens-là d’ailleurs que, ce qu’il faut dire à partir de ce que dit Amartya Sen, ce qui sauve les habitants du Bengladesh finalement c’est leur savoir, leur capacitation comme il l’appelle, leur capabilité : c’est leur potentiel néguentropique que les habitants de Harlem ont perdu. C’est comme ça qu’il faut interpréter la théorie du prix Nobel d’économie qu’est Amartya Sen et c’est comme ça que nous allons essayer de mettre en place sur Plaine Commune à partir de la rentrée prochaine un programme de néguentropisation d’un territoire.

L’événement anthropocène, tel que l’appellent Bonneuil et Fressoz, procède également d’un nouveau rapport entre science et technique qui commence à la fin du XVIIIe siècle. La machine de Watt – James Watt lui-même, c’est celui incarne la figure du scientifique, mais c’est un ingénieur, pas un savant : il réalise des machines, il produit des artefacts. Un savant ne produit pas des artefacts, en principe, ou alors, s’il en produit, ce sont des artefacts archi-théorisés, ce sont des théorèmes ou du coup ce sont des artefacts encadrés par un protocole d’expérimentation (un programme de recherche). Donc l’évènement anthropocène, c’est aussi une transformation du rapport entre l’otium et le negotium ce dont j’avais parlé dans Mécréance et discrédit: faire se rencontrer la science et la technique, c’est faire se rencontrer l’otium (le monde du symbolique : les clercs, curés, évêque, les nobles) et le negotium (les gens du monde des affaires, les bourgeois, les ouvriers, les serfs, les esclaves – ceux qui ont besoin de se battre pour leur subsistance). Ces deux sphères étaient totalement séparées, la première sphère étant évidemment un peu comme la reine dans une ruche, la puissance néguentropique, le reste étant entièrement de l’entropie au service de cette puissance néguentropique : la reine quand elle se reproduit renouvelle la capacité néguentropique de l’essaim. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en France comme dans tout l’Europe, il y avait une séparation structurelle entre les deux sphères, comme il y a une reine dans une ruche et des ouvrières sans aucun potentiel néguentropique puisqu’elles ne se reproduisent pas, elles ne font que servir le potentiel néguentropique de la reine mais elles-mêmes ne le sont pas. A l’époque de la noblesse et de l’Ancien Régimes, il y avait ceux qui étaient porteurs de la néguentropie (comme les guerriers qui étaient prêts à mourir, le sacrifice etc.) et les autres.

A la fin du XVIIIe – début du XIXe, avec la révolution industrielle, ces deux sphères se rejoignent. Donc une confusion de l’otium et du negotium et qui constitue ce qu’on appelle aujourd’hui la technoscience et cela crée quelque chose de tout à fait neuf et très difficile à penser, au moment même où la machine à vapeur fait apparaître la question de l’entropie comme telle, tout au début de l’anthropocène. Il faut bien comprendre que ce rapprochement entre science et technique c’est un agencement entre entropie et néguentropie, un agencement très complexe et hautement pharmacologique et évidemment totalement organologique. Ce n’est pas un hasard si entre Condorcet et Quételet (1796-1874), les mathématiques sociales apparaissent à ce moment-là, et tout ça conduit aux Big Datas (Alain Derosières, Antoinette Rouvroy). Nous sommes aujourd’hui à l’époque des questions d’entropie et de néguentropie à un stade la grammatisation qui est devenu le problème des Big datas et un nouvel agencement entropie / néguentropie via la confusion de l’otium et du negotium, la technoscience etc. ; c’est ce que nous devons penser dans quelque chose qui est l’entropocène et ça, c’est très compliqué.

Je voudrais résumer un petit peu ce que certains d’entre vous connaissent s’ils ont lu La société automatique en entier, c’est mon commentaire de Claude Lévi-Strauss que j’ai proposé dans le dernier chapitre de La société automatique commentaire de ce texte où Claude Lévi-Strauss dit que

plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire entropologie au nom d’une discipline vouée à étudier, dans ses manifestations les plus hautes, le processus de désintégration que constituerait l’être humain 

je vous resitue le contexte : dans sa conclusion de Tristes tropiques, Lévi-Strauss, qui a écrit ce grand livre d’anthropologie, de littérature aussi parce que c’est un véritable texte très littéraire , de la grand littérature des savants français, termine son texte de manière poignante : «le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elle ne possède aucun sens, sinon peut-être de jouer celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné - soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine… »  le monde a commencé sans l’homme et d’achèvera sans lui, dit Lévi-Strauss, l’homme travaille à la désagrégation d’un ordre originel et ce faisant, il précipite une matière puissamment organisée (les végétaux, les fleurs, les animaux, tout le vivant) vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. L’homme est un destructeur de la néguentropie ; depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires - on est 10 ans après Hiroshima quand il écrit tout ça – en passant par la découverte du feu et sauf quand il se reproduit lui-même que l’homme est néguentropique – mais sinon l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration ». L’homme n’a rien fait d’autre que…etc. J’ai essayé de montrer dans La société automatique que c’est la même rhétorique que j’avais mis en évidence dans Prendre soin du « N’aura été que… ». Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard ont dit « L’école n’aura été qu’une machine disciplinaire », « La métaphysique n’aura été que… » etc. Cela a un nom chez Nietzche : cela s’appelle le nihilisme. Qui est nécessaire - Nietzche dit qu’il faut passer par là - mais si on y reste, c’est une catastrophe. Et là je mets en accusation Lévi-Strauss qui est le père du structuralisme et le poststructuralisme de nous y avoir introduit mais de nous empêcher d’en sortir avec un discours déceptif que je trouve proprement scandaleux. Ce que nous dit ici Lévi-Strauss et d’une manière admirable et fascinante, c’est que nous sommes dans le devenir sans être, qu’il faut définitivement renoncer à l’être. Je dis, c’est qu’il nous dit « d’une certaine manière » parce que ce n’est pas ce qu’il dit. C’est comme ça qu’on peut le lire, que je le lis. Mais lui ne le pense pas comme ça. En revanche, ce qu’il décrit, c’est un caractère absolument éphémère du cosmos en totalité – mais c’est que l’on sait de puis Clausius et surtout depuis Hubble – aussi bien que des localités qui s’y forment. Ce mot de localité est absolument fondamental. Ce que j’appelle l’idiotexte, c’est quelque chose qui essaye de penser ce que c’est qu’une localité. Or la néguentropie est toujours une localité. Ce qui caractérise la néguentropie, c’est qu’elle a des frontières et qu’en dehors d’elle il y a des processus entropiques, à l’intérieur d’elle il y a un ordre qui se constitue ; cet ordre que par exemple Claude Bernard distingue sous les noms de milieu intérieur et milieu extérieur, établi par une membrane - ce que sur le plan politique on appelle une frontière – et constitue un dedans et un dehors. C’est fondamental : sans différentiation entre entropie et néguentropie il ne peut pas y avoir de différence entre dedans et dehors. C’est la question centrale de De la grammatologie mais Derrida ne dit pas un mot de ces questions.

Lévi-Strauss ne parle pas de néguentropie ; c’est en arrière-plan de ce qu’il dit mais il n’utilise pas le mot et finalement il ne problématise pas ce truc-là et c’est tout le problème. Parce que du coup il oublie que l’homme produit de la néguentropie et pas seulement quand il copule, justement, à la différence des animaux. L’homme produit de la néguentropie en permanence. Comme Rousseau le disait : il ne pense qu’à ça, à copuler en permanence, et quand il ne peut pas copuler il fait des œuvres d’art, des prières, il sublime, comme le dit Freud. Mais en sublimant, il néguentropise et ça c’est tout ce pan que Lévi-Strauss efface littéralement de son anthropologie et ça c’est un très gros problème. Dans mon livre, je rappelle à ceux qui l’ont déjà lu, et je le dis à ceux qui ne l’ont pas lu, que je renvoie tout cela à Georges Bataille parce que Georges Bataille dans son économie générale, dans sa question du somptuaire, du potlatch, pose le problème d’une néguentropie d’un autre ordre que l’entropie négative du vivant de Schrödinger. C’est moi qui interprète Bataille comme ça, ce n’est pas Bataille lui-même qui se décrit comme ça. Même si je pense qu’il l’a en tête parce qu’il se réfère à Vernadsky, au concept de biosphère et que tout ça va être extrêmement présent par exemple chez un économiste comme Georgescu-Rögen, qui lui-même se réfère à Bataille etc. et je sais qu’ils ont communiqué et que Georges Bataille était tout à fait au fait de ces questions.

Je vous demande pardon de me citer et si je me cite dans La société automatique c’est pour résumer ces propos parce qu’ils sont essentiels pour la suite de ce séminaire ; je suis obligé de vous les rappeler. Je disais ceci : « Si l’on prenait au pied de la lettre ce que Lévi-Strauss écrit ici, on serait obligés de tenir pour tout à fait négligeable le temps qui nous sépare de la fin des temps. On serait obligés de réduire ce temps à néant, de l’annihiler, donc d’annihiler la néguentropie présente au simple motif qu’elle est seulement éphémère ». Si je puis ajouter maintenant – ce qui n’est pas écrit dans La société automatique – « c'est-à-dire intermittente ». Je me permets de vous rappelle que l’intermittence de la noèse, c’est Socrate qui la pose pour la première fois dans Protagoras et ensuite Aristote la reprend dans la Métaphysique et ailleurs. Et donc ce qui est derrière tout cela c’est une interprétation de la noèse même. Est-ce que la noèse doit être en permanence et maintenue à jamais ou est-ce qu’elle peut être noèse en n’étant qu’intermittente ? Et même, est-ce qu’elle ne peut être noèse qu’en n’étant intermittente ? Vous avez bien compris que c’est mon point de vue et que ce point de vue ne peut être que pharmacologique. La noèse est pharmacologique. Dès lors qu’elle est pharmacologique, elle produit de la néguentropie, c’est la pharmacologie positive mais inévitablement à tourne la pharmacologie négative, c'est-à-dire à l’entropie. Et donc savoir, ce n’est pas simplement détenir un savoir, c’est en permanence maintenir ce savoir toujours dans son potentiel néguentropique pour l’empêcher de se dégrader en entropie.

A partir de là, je me définis en tant que néguanthropologue. Et à ce titre, j’objecte à Lévi-Strauss d’une part que la question de la raison quasi causale (Deleuze) c’est d’être toujours dignes de ce qui nous arrive. Et qu’est-ce qui nous arrive avec Clausius ? c’est l’entropie. Clausius nous dit, et les autres derrières, oui en effet tout est voué à disparaître, absolument tout, même l’univers en tant que tel, tout est voué au désordre et à l’entropie ; et Deleuze dit : eh bien oui, c’est justement cela la logique stoïcienne : devenir la quasi causalité de ce tout qui devient entropique et en devenir la néguentropie, temporairement, de toute façon tout retournera à la poussière (ça c’est la pensée du judaïsme). La question, du coup, c’est la quasi causalité. Comment penser la quasi causalité du point de vue d’une néguanthropologie (que j’écris avec un a autant qu’avec un e).

Deuxième remarque, la vie technique est une forme amplifiée et hyperbolique de la néguentropie. La machine à vapeur, bien loin d’être simplement une machine entropique, c’est aussi une machine néguentropique ; c’est extrêmement différentié, c’est un ordre qui se produit là. C’est évidemment néguentropique et entropique ; c’est les deux ; c’est un pharmakon ! Et du coup, penser l’être humain, c’est penser l’être en tant qu’il est capable de produire ces œuvres que sont les esclaves de Michel-Ange, la machine à vapeur de James Watt, Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss comme étant – oui ça produit de la désintégration, Tristes tropique ça a permis à l’Occident de conquérir encore plus l’Amazonie et de réduire les indiens à moins que rien ( c’est ça qui rend malade Lévi-Strauss et je le comprends très bien) mais ça n’est pas que ça – ce qui nous permet maintenant de produire un peu de néguentropie face à l’anthropocène ; c’est aussi ce qui nous permet de dire oui nous sommes dans l’anthropocène, le premier à l’avoir dit c’est pas Paul Crutzen, c’est Claude Lévi-Strauss quand il dit entropologie (avec un e et sans h), il décrit l’anthropocène avec un e et sans h. Donc il va beaucoup plus vite que ce chimiste néerlandais, bien avant lui, 50 ans plus tôt. Mais ce que nous pouvons faire avec ça, grâce à Lévi-Strauss et tous les autres, c’est produire de la néguentropologie, c'est-à-dire, oui, eh bien maintenant sortons de l’anthropocène ! de toute façon c’est temporaire.

La technique, pour le dire autrement, c’est une production hyperbolique de néguentropie et d’entropie. Tout le problème de l’anthropocène est là. Evidemment dans l’anthropocène, on produit énormément de néguentropie. Quand cette héroïne d’Emile Zola, devant les vitrines des grands magasins Au bonheur des dames, voit cette diversité de soieries, la tête lui tourne. C’est la néguentropie qui lui tourne la tête. Mais en même temps c’est énormément d’entropie, c’est le début d’une entropisation du monde, c’est le début de la société de consommation. C’est ce qui va conduire à l’océan de plastique, aux débris en orbite, à tout cela. C’est hyperboliquement entropique et néguentropique. Et du coup il faut hyperboliser la néguentropie autant que possible sachant que le prix de cette hyperbole, c’est l’accélération des vitesses de différentiation et d’indifférenciation. En fait ce qui caractérise la néguentropie dans la vie, c’est l’augmentation de la vitesse, c’est l’accélération des processus de production entropiques et néguentropiques. C’est donc l’accélération d’une manière ou d’une autre de la dégradation.

Si j’en ai le temps, j’essayerai de vous dire pourquoi il faut dépasser le concept physique de la vitesse, en particulier le concept, tel que depuis Einstein on le pose comme la grande constante de l’univers, à savoir à savoir 300 000 km/s comme vitesse maximale de la lumière dans le cosmos et je reviendrai vers ce que j’ai dit quelques fois : il y a une autre vitesse, c’est la vitesse noétique ; c’est une vitesse infinie qui va beaucoup plus vite que 300 000 km/s. C’est la vitesse qui est capable de produire une bifurcation. La vitesse à 300 000 km/s ne produit pas de bifurcation par contre elle crée des conditions de production de bifurcation puisque c’est la lumière, et c’est cette lumière qui permet la synthèse, la photosynthèse etc. c'est-à-dire la néguentropie. Mais c’est par une transformation de cette lumière en autre chose que la lumière que c’est possible, et ce que je soutiens, c’est que lorsque la néguentropie devient noétique, c’est une transformation qui produit une bifurcation en allant plus vite que la lumière. Alors ça, je sais que Jean-Marc Lévy-Leblond hurlerait de rage en m’entendant dire quelque chose comme ça parce qu’il avait déjà rugi quand il avait lu que je parlais de la vitesse dans le tome 1 de La technique et le temps. J’en disais pourtant beaucoup moins que ce que j’en dis là. Ces deux physiciens vont me tomber sur le « rab » s’ils m’entendent, on verra bien…

Ce que je suis en train de dire là c’est que la vitesse infinie, c’est le désir bien entendu. Et que le désir n’est pas réductible au calcul. Même le calcul de 300 000 km/s on peut dépasser ce calcul c'est-à-dire dépasser cette vitesse selon moi, pas en termes de physique bien entendu mais en termes de consistance et donc de néguentropie. Tout cela permet ce qu’on va appeler des détours. Le détour c’est ce en quoi consiste la vie technique : elle détourne, fait des détours par des artefacts, des artifices et ces détours sont des cas de ce que Derrida appelait la différance avec un a. Et ces détours, ce n’est pas simplement Derrida qui les pense, Blanchot aussi – il y a un texte très important dans L’entretien infini qui s’appelle … je ne sais plus quoi et le détour – mais le premier à penser le détour d’une manière absolument incontournable si j’ose dire, qui nous oblige à passer par le détour, à faire le détour c’est Sigmund Freud lorsqu’il se met à penser le désir à partir de la pulsion et comme ce qui détourne la pulsion. La définition du désir dans Au-delà du principe de plaisir c’est ce qui permet de détourner la pulsion. Le désir est la capacité néguentropique et néguanthropologique par excellence en cela qu’il est constitué par ce détournement qui est donc bien une différance avec un a – c’est d’ailleurs ce que Derrida dit lui-même dans la Carte postale mais cette différance n’est pas seulement organique, elle est organologique et ça c’est que ne voit pas Derrida (Freud non plus d’ailleurs). Cette différance avec un a est conditionnée par l’amovibilité des pulsions que Freud identifie dès 1895 lorsqu’il dit que la pulsion peut quitter un objet pour se fixer sur un autre objet – plutôt que le pied de la dame, la chaussure dans laquelle la dame met son pied – cela s’appelle le fétichisme – et toute la théorie du fétichisme c’est une théorie de la pulsion en tant que capacité de se fixer sur ses objets, qui ne sont pas du tout des objets spontanés à la différence de l’instinct (à ne pas confondre avec la pulsion). Il ne faut absolument pas traduire Trieb par instinct comme on l’a fait. Et évidemment ces objets de la pulsion sont des organes artificiels à commencer par le doudou et l’objet transitionnel et constituent des rétentions tertiaires et donc constituent la mémoire comme accumulation de potentiels néguentropiques. C’est ça la noèse. C’est ce qui produit, par un détournement des pulsions constituant des objets de désir, une accumulation d’objets néguentropiques. Ce sont des fétiches, que l’on trouve, par exemple, dans les musées. Si vous allez voir dans les musées d’anthropologie, c’est bourré de fétiches et les œuvres d’art qui sont au Centre Pompidou sont aussi des fétiches, c’est pour cela que vous n’avez pas le droit de les toucher. (Même les pissotières du Centre Pompidou nous n’avons pas le droit de les toucher).

Ce qu’on peut retenir de tout cela, c’est que c’est la fonction des savoirs, derrière tout ça, qui se met en œuvre comme circuit de transindividuation et qui, comme savoirs, maintiennent actives les possibilités néguentropiques et qui permettent aux savoirs de se maintenir comme savoirs et de lutter contre leur devenir pharmacologiquement inscient, c'est-à-dire non savant. Qu’est-ce qu’un savoir inscient (qui a perdu la science autrement dit), c’est un savoir devenu efficace. L’efficience conduit à l’inscience. Ce n’est pas pour rien qu’Aristote distinguait la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle et la cause finale. Et la cause efficiente ce n’est pas du tout la cause formelle. Et la science, le savoir, c’est d’abord la cause formelle. Et la cause formelle n’est vivante, c'est-à-dire néguentropique, qu’à la condition de projeter sa cause finale. Et on retourne à Whitehead, lecteur de Kant c'est-à-dire au règne des fins. Et par ailleurs, cette causalité n’est pas possible sans une causalité matérielle, et nous nous disons qu’elle est organologique, elle n’est pas seulement organique ni thermodynamique. Les savoirs par ailleurs, sont des équilibres métastables. Cela pour conséquence très importante qu’ils portent en eux la possibilité toujours imminente de leur dégradation et de leur régression au stade entropique. Qu’est-ce que ça veut qu’ils soient métastables ? Ça veut dire qu’il y a en eux des forces qui s’opposent – un peu comme Philotès et Naikos chez Empédocle –, il y a des forces de synchronisation, qui sont entropiques (vues de l’intérieur elles sont entropiques) et il y a des forces de diachronisation qui sont néguentropiques. Mais de l’extérieur, les forces synchroniques paraissent néguentropiques et les forces diachroniques paraissent entropiques. Si on regarde un savoir de l’extérieur, son pourvoir de synchronisation, c’est son pourvoir d’organisation comme de la néguentropie et les disparités internes apparaissent comme du désordre. Si maintenant on se met à l’intérieur du savoir, ces disparités internes ne sont pas du désordre mais des singularités qui rendent leur dynamisme au savoir et la synchronie, c’est la rigidité institutionnelle, les commissions d’expert etc., c’est l’entropie. Et vous voyez que c’est très compliqué de penser en termes d’entropie et de néguentropie parce qu’on doit toujours localiser ce que l’on est en train de penser sinon est plus dans la pensée.

Tout ça nous reconduit à un truc que j’ai dit sans arrêt depuis au moins 15 ans, c’est qu’un savoir c’est une figure du désir et on retrouve l’enjeu du Banquet et de la figure de Diotima – c’est important de réinscrire tout ça dans la vieille question du premier Platon. Conséquence de tout cela, il est trompeur de donner à croire comme le fait Claude Lévi-Strauss que l’homme serait d’essence entropique et qu’il détruirait une création qui serait d’essence néguentropique – ce qu’il appelle la création, c’est la nature vivante, profuse, féconde, diversifiée, végétale et animal etc. C’est ce qu’il dit dans les derniers mots de Tristes tropiques. C’est magnifique, vous verrez : « … pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société ; dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».

Je voudrais dans ce séminaire, développer et politiser, dans ce qui va suivre, ce que je disais à la fin de La société automatique tome 1, donc dans le commentaire de ce texte de Lévi-Strauss, à savoir que les végétaux (le lys) et les animaux (le chat) sont des ordonnancements organiques et hautement improbables comme l’est toute néguentropie – et là j’insiste sur cet énoncé qui peut paraitre anodin - toute néguentropie est improbable au sens où Maurice Blanchot, dans L’improbable, dit : « L’improbable, c’est ce que jamais aucun calcul de probabilité ne pourra cerner »  et, par ailleurs, il faudrait regarder de très près ce que dit Taleb sur le Cygne noir et tout ce que cela pose comme problèmes en termes de catégorisation. Et je reviendrai sur cette question en parlant de la singularité en tant qu’elle est par nature improbable. Les végétaux et les animaux sont donc ordonnancements et des agencements hautement improbables de matière inerte, de minéraux, d’atomes et ces ordonnancements organiques de l’inorganique ne se déploient qu’en participant eux-mêmes au processus entropique – leur déploiement se fait au prix d’une transformation entropique, d’une dégradation de l’ordonnancement de la matière c'est-à-dire d’un détour, tout comme le désir de l’être humain que décrit Freud ou la différance avec un a que décrit Derrida en général, un détour dans le devenir qui est tout aussi provisoire et vain que le détour humain. Le lys va faner tout comme les œuvres humaines vont se dégrader etc. Donc tout ce que décrit Claude Lévi-Strauss comme étant ce que l’homme produirait sur la terre ce n’est pas lui qui le produit, c’est l’entropie que produit toute néguentropie. Ce qui est vrai en revanche, c’est que l’homme accélère semble-t-il de manière hyper-exponentielle – je reprends une expression de René Passet dans L’économique et le vivant – l’intermittence quasi cosmique que serait donc la vie en général dans l’inertie de l’univers en général qui est lui-même en expansion. La question serait alors celle du sens de cette accélération et de ce qu’il en est de la vitesse – il faut soulever ici la possibilité d’une vitesse infinie comme condition de la production de bifurcation.

A la différence des êtres purement organiques, les êtres dits humains sont néguentropiques à deux niveaux, à la fois comme êtres vivants (comme êtres organiques) et qui en se reproduisant induisent de petites différences à l’origine de l’évolution et de ce que Schrödinger appelle l’entropie négative, en reprenant la problématique darwinienne sur un autre plan et d’autre part, comme êtres artificiels, c'est-à-dire organologiques. Ces artifices sont d’autres détours, eux-mêmes plus ou moins éphémères (la vie est toujours extrêmement éphémère). L’éphémère et son pourquoi ? Je dis cela parce que vous connaissez peut-être ce texte d’Angelus Silésius, qui est cité par Heidegger méditant le principe de raison de Leibnitz qu’il présente comme la base de la métaphysique moderne : « Toute chose à son pourquoi », sa raison, ce que Leibnitz appelle le principe de raison. A cela, Heidegger oppose une citation d’Angélus Silésius qui dit « La rose est sans pourquoi ». Marcel Proust aussi est sans pourquoi, le Potlatch aussi est sans pourquoi. C’est-à-dire qu’il est au-delà du calcul, au-delà du principe de raison ou … la raison est au-delà du principe de raison, la raison est au-delà y compris du calcul infinitésimal, de la caractéristique universelle que Leibnitz pense, génialement d’ailleurs.

Tout cela signifie qu’il y a plusieurs niveaux de localité néguentropique et que la forme technique de la vie telle que Georges Canguilhem la conçoit, constitue son potentiel néguentropique non seulement quand elle se reproduit comme le dit Lévi-Strauss mais quand elle poursuit et reproduit sa différentiation exosomatique, comme dit Georgescu-Rögen. Cette exosomatisation pouvant toujours précipiter ce que j’appellerai ici l’entropo-dégénérescence dès lors que l’organologie – qu’engendre l’exosomatisation, laquelle commence il y a 2 à 3 millions d’année - ne conduit pas à cultiver un nouveau soin. Si une production exosomatique, par exemple des algorithmes permettant par le calcul intensif permettant de traiter 100 milliard de données simultanément – c’est ça les Big datas – si ça ne produit pas en même temps que ça se met en œuvre, un soin, qui est une doublure néguentropique qu’on va appeler un savoir qui va permettre de mettre cette augmentation de néguentropie, parce ce que c’est une augmentation de néguentropie puisque c’est un produit de la différance (c’est ça la néguentropie), si on ne produit pas un soin de cette potentialité, ça va produire de l’entropodégénérescence, c’est ce que sont en train de produire les Big datas aujourd’hui. Et c’est pour ça que nous essayons de penser ici à l’IRI, à Ars Industrialis et que nous ferons dans les Entretiens du nouveau monde industriel à la fin de cette année, le thème de la question du rapport entre automatisation et désautomatisation, c'est-à-dire exosomatisation et endosomatisation en quelque sorte de l’exosomatique, c'est-à-dire réintériorisation et production de néguentropie. Un nouveau soin c’est un nouveau savoir qui doit être capable de produire la pharmacologie positive de ce qui constitue sinon nécessairement un facteur entropique. Si on ne produit pas la pharmacologie positive d’un pharmakon, il devient il devient inéluctablement un pharmakon négatif. Et c’est cela l’enjeu de l’anthropocène. Ce que nous devons arriver à décliner sur tous les niveaux, en particulier de l’économie, que j’appelle maintenant générale, qu’est l’économie contributive, cette question ne sortira pas de l’anthropocène.

On m’objecte souvent que les grands singes choisissent des plantes pour se soigner et en m’objectant cela et encore d’autres choses comme le fait qu’ils ont des manières différentes de manger des pommes de terre selon les endroits de la côte en Côte d’Ivoire, on conteste que ceci constituerait, la question de la pharmacologie et du soin, le propre de l’homme. Et moi je répète que la question du propre de l’homme, je m’en fous ! Ce qui m’intéresse, c’est l’impropre de l’homme. c'est-à-dire que c’est justement ce qui ne lui est pas propre mais qui le constitue néanmoins dans son impropriété. Ce qui m’intéresse, c’est que l’exosomatisation commence avec les grands singes justement, ce dont la consommation des plantes médicinales n’est qu’un cas particulier – parce que les plantes c’est de l’exosomatisation bien entendu : je substitue des molécules que sécrétait mon corps et je bouffe à la place telle plante qui est bénéfique si je suis maladeUn objet est classé dans la catégorie des orthèses, soit un dispositif compensant une fonction absente ou déficitaire, au contraire de la prothèse, qui se substitue à une fonction.↩︎. Ce que consomment les grands singes, ce sont on peut dire des plantes médicinales. Ils ont d’une certaine manière un savoir. Alors est-ce qu’ils se transmettent ce savoir ? sans doute, mais pas par voie génétique mais par apprentissage. Les grands singes ça fait partie de l’homme ou plutôt de la néguentropologie. Cela confirme mon point de vue qui consiste à poser que la pharmacologie poursuit la vie comme néguentropie par d’autres moyens que la vie. Donc par autre chose (un savoir ?) que ce que Schrödinger appelle l’entropie négative, par autre chose que ce que Atlan et Morin décrivent à partir de là etc. Et que maintenant tout cela est pharmacologique parce que cette néguentropie produit aussi de l’entropie, un nouveau genre d’entropie, pas simplement l’entropie que produisent les formes de la vie elle-même. Les manifestations les plus hautes que Lévi-Strauss appréhende avant tout comme un processus de désintégration (l’homme) sont d’abord des occurrences d’une intermittence néguentropique que dit par exemple cet énoncé qu’on appelle un poème et plus précisément un sonnet. Il est intéressant de relire ce poème de Mallarmé du point de vue de l’entropie et de la néguentropie. Vous remarquerez que le « vierge », puisque le sonnet s’appelle « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », le vierge ici c’est le stérile hiver. Ce que décrit ce sonnet c’est une stérilité et le prix de cette stérilité c’est l’exil inutile. La stérilité c’est une allégorie du cygne dont les ailes sont coincées dans l’eau gelée – ce n’est pas L’albatros de Baudelaire, mais c’est une reprise - il essaye de se dégager, il ne peut pas. Et qui est ce cygne ? C’est Mallarmé confronté à la stérilité, à sa stérilité. Et finalement ça parle de Lévi-Strauss mais tellement mieux que Lévi-Strauss. Parce que là ce qu’on voit c’est que les plus hautes œuvres (« les manifestations les plus hautes de l’homme » disait Lévi-Strauss) de l’humanité, Mallarmé le dit : le prix de la poésie, c’est cette entropie qui m’accable. La virginité, le lys, la beauté, le cygne c’est l’entropie. Donc tout ça c’est absolument pharmacologique, tragique – c’est l’époque où Nietzsche devient fou. Il meurt là au moment où Mallarmé écrit ça. Et ce que ça nous dit c’est l’intermittence. Le grand poète de l’intermittence c’est Stéphane Mallarmé. La néguentropie, l’intermittence néguentropique de Mallarmé qu’est-ce que c’est ? c’est sa souffrance sublimée ; car finalement que donne cette stérilité ? ce poème qui est un des plus beaux poèmes qu’on puisse imaginer. Et d’ailleurs cette question de Mallarmé, que j’appelle organologique, elle s’appelle chez lui « la question du livre, quant aux livres ». La prose de Mallarmé est absolument saisissante ; avec un siècle de recul sa lucidité est stupéfiante.Tout cela et la question de l’organon qui se tient derrière, c’est l’organologie qui génère les occurrences pharmacologiques d’un néguanthropos dont Lévi-Strauss n’aura pas cessé d’ignorer la question et après lui Maurice Godelier.

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