Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015

Séance 4

Séance 4

Questions d’entropologie et de néguanthropologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 4 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2015/seance4.html.
version 0, 20/12/2025
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La séance précédente, je l’avais conclue en affirmant qu’il nous faudra tenter de cerner ce qui pourra constituer les traits majeurs de ce que j’appelle une organologie de la volonté C'est-à-dire une organologie des protentions qui constitue aussi ce que j’avais appelé une entropologie de la décision. Je pense ici à ce que Derrida disait toujours c’est que les décisions ne mesurent jamais leurs conséquences et ne sont du coup jamais vraiment des décisions, ne sont pas maîtresses d’elles-mêmes si je puis dire. Qu’est-ce que c’est qu’une décision ? C’est le moment par où se concrétise la volonté comme bifurcation dans le champ de la volition. Je vais préciser tout à l’heure pourquoi je distingue la volonté de la volition. C’est une bifurcation que provoque la volonté dans le champ de la volition, la volition étant elle-même constituée par l’habitude. Cette protention qu’est toujours la volonté s’inscrit dans un compte à rebours des quelques décennies qui viennent. A la séance précédente, j’avais proposé de lire quelques passages de Heidegger dans une perspective qui appréhende l’être-pour-la-mort, C'est-à-dire le concept central de Être et temps comme étant la protention de l’entropie donc d’avoir un regard sur la philosophie existentiale de Heidegger, qui dit que tout Dasein, l’être-là, C'est-à-dire vous et moi, est constitué par l’anticipation de sa propre mort (ce que j’appelle moi une archi-protention) mais dans le langage de la biologie, c’est le retour à l’entropie, et dans le langage de Freud, la pulsion de mort). Je proposais donc de relire Heidegger à partir de la question de l’entropie et de la néguentropie, ce que lui-même n’a évidemment jamais fait. Ce que dit Heidegger dans Sein und Zeit c’est que l’être pour la mort, celui qui anticipe sa propre mort, peut, il ne dit pas vouloir, se résoudre à Entschlossenheit adopter une résolution, qui est une façon précise de désigner la décision, et cette résolution du Dasein face à sa mort, qui consiste non pas à la fuir mais à l’adopter, si je puis dire, dans son indétermination (cf. mes commentaires de Sein und Zeit dans la Faute d’Epiméthée La technique et le temps). Le pendant de l’Entschlossenheit, c’est l’Erschlossenheit, C'est-à-dire l’ouverture du Dasein, le fait qu’il est ouvert. C’est intéressant le mot « ouvert » parce qu’on parle aussi des systèmes ouverts. Dans la théorie de von Bertalanffy (ou Prigogine et Atlan), nous sommes des systèmes ouverts. Un être vivant est un système ouvert, mais nous ne sommes pas ouverts en tant qu’êtres vivants seulement, nous sommes ouverts en tant qu’êtres noétiques et nous avons la capacité de prendre des décisions. J’essayais aussi de vous dire que dans ces textes tardifs, Heidegger développe un point de vue pharmacologique du Gestell, de l’Ereignis (traduit parfois comme co-propriation de l’Homme et de la technique). L’homme est l’être qui attend, dit-il, l’être protentionnel, qui est dans une attente.

L’article de Libération (Nicolas Haeringer répondant au physicien Jacques Treiner) est tout à fait caractéristique de la façon dont nous anticipons notre avenir : C’est la première fois que l’espèce humaine, non pas au nom d’une apocalypse religieuse ou d’une perspective millénariste, mais au nom d’un discours scientifique, pose la question de sa survie à l’échéance des deux ou trois prochaines générations et c’est dans ce contexte là que j’avais posé que c’est protentionnalité tout à fait nouvelle et epokhale ( qui constitue une toute nouvelle époque de l’Humanité) dans laquelle jamais l’humanité n’a su vivre, à savoir l’imminence de sa propre fin et non pas simplement de la fin du Dasein. J’avais dit que c’est cela qui constituait le discours de Florian. Je voudrais m’appesantir un peu sur ce qui dit Florian. A partir de ses 15 ans, Florian nous dit à nous que nous ne nous rendons pas compte du fait que sa génération ne rêve plus du tout des mêmes choses que nous, les générations qui l’ont précédé. Et peut-être ne rêvent plus du tout en tout cas pour ce qui concerne les rêves diurnes (Freud). Faire des rêves éveillés, c’est dire par exemple, je rêve d’aller passer des vacances en Grèce, ou je rêve de fabriquer un avion – c’est ce que fait le héros de Miyazaki dans Le vent se lève. Le héros n’arrête pas de rêver. Florian, lui, dit « nous ne rêvons plus », en tout pas de fonder une famille, ce genre de truc. Ce qu’affirme Florian, c’est qu’il n’y a pas de protentions positives qui constitueraient sa génération comme une génération. On pourrait dire que les gens de ma génération ont eu des protentions collectives positives : le mouvement hippie, mai 68 etc. Mais Florian dit « nous on n’a pas ça ». Bien sûr tous ne pensent pas forcément comme lui. Mais je pense comme Max Weber qui dirait que Florian est un idéal type. Il représente ce qui constitue un caractère spécifique de cette génération. Florian nous dit en tout cas qu’il n’y a pas de protentions collectives positives de même type que celle dont nous avons-nous-même hérité à savoir celles de nos parents qui avaient hérité – tout en les transformant - de celles de leurs parents. Florian nous dit que quelque chose de fondamental change dans l’horizon protentionnel, comme d’un blocage protentionnel qui fait que l’horizon se trouve bouché par la constitution de rétentions secondaires collectives dont le capitalisme aura été fondamentalement la génération ; je veux dire que le capitalisme c’est avant tout un contrôle des rétentions secondaires collectives et des protentions. Et c’est ce qui produit des retentions secondaires collectives entropiques, dénuées de protentions, asséchées en quelque sorte parce qu’elles sont constituées de telle manière qu’elles éliminent les bifurcations potentielles que recèlent toutes les protentions noétiques en général sous la forme de ce que j’appelle les traumatypes.

Tout ça va nous conduire à la question de l’habitude. Je voudrais faire un peu de comparatisme historique. Après la seconde guerre mondiale, on se disait qu’il faire des enfants parce que ça ne peut que faire de la « chair à canons ». On craignait le retour des guerres. ON était hanté par la barbarie des deux guerres mondiales précédentes. C’était compliqué parce qu’on croyait encore à cette époque-là au « Grand soir » pour certains et au « progrès » pour la plupart, que la probable amélioration des conditions de vie sur terre était le destin de l’humanité. Autrement dit, la protention fondamentale qui organisait tous les horizons d’anticipation, en tout cas dans le monde occidental et aux Etats-Unis, c’était le progrès. Le progrès fut donc un âge de la protention. Mais avant cet âge de la protention du progrès, il y eut d’autres âges de la protention, en particulier un qui est très important et qui a organisé les horizons protentionnels pendant 2000 ans, y compris ceux de Martin Heidegger – il se promettait à la théologie d’abord, il était catholique - qui est la vie éternelle promise par St Jean l’Evangéliste. Et j’attire votre attention sur le fait que l’apôtre Jean, auquel on rapporte l’Apocalypse, serait aussi celui qui annonce la vie éternelle (bien que cela soit contesté par certains exégètes). Je vous rappelle qu’apocalypse en grec veut dire découverte, révélation (mais révélation au sens de l’ultime révélation du jugement dernier. Il y eut bien d’autres types de protentions collectives dans l’histoire de l’humanité, et bien avant le monothéisme, et je crois que ces grandes protentions collectives qui ont constitué les époques historiques étaient toujours des horizons de promesses. Cette promesse dont Derrida a beaucoup parlé à la fin de sa vie, jusques dans les dernières minutes de sa vie, sur son lit de mort, Derrida a écrit ceci : « Choisissez toujours la vie ». Lui qui a beaucoup pensé à la mort, c’est évident ; je veux dire à se donner la mort.

Cette promesse est aussi celle dont parle Frédéric Nietzsche dans cette fameuse deuxième dissertation de La généalogie de la morale. Et il commence par ceci « Elever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses, n’est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ». Aujourd’hui ça ne promet plus et d’ailleurs il faudrait demander au Président de la République française ce qu’il pense de la promesse. Et cette vie qui ne promet plus, c’est cela dont témoigne Florian. Et c’est cela qu’annonçait Nietzche quand il parlait de l’accomplissement du nihilisme : nous sommes dans la parole de Florian face au nihilisme accompli. C’est aussi ce dont témoignent toutes sortes d’autres jeunes gens qui parfois commettent des crimes, y compris contre eux-mêmes, puisque dans l’horizon de la vie éternelle, le suicide est un crime contre soi. Florian témoigne de la disparition de toute promesse et donc de l’accomplissement du nihilisme dans l’anticipation des 35 (selon l’article de Libé) prochaines années. On va y revenir immédiatement puisque cette question-là, dont parlais Libération, cet article de Science publié en 2012 par un aréopage de savants californiens qui explique que nous sommes au bord de ce qu’on appelle une bifurcation dans un système, mais une bifurcation qui peut faire que le système se mette é fonctionner de manière complètement chaotique, totalement imprévisible et que c’est très probable que nous sommes entrés dans la zone temporelle où l’avènement d’une telle transformation, un shift comme ils appellent ça, est très vraisemblable et plus que probable. Il n’y a pas que Florian qui énonce des propos comme ça accablants. Les scientifiques ne disent pas la même chose que Florian mais accréditent l’absence de rêve de Florian, C'est-à-dire de promesses. Je soutiens que face aux questions posées par l’écologiste Nicolas Haeringer, et plus généralement sur le débat planétaire qui s’ouvre sur l’avenir du climat, qui en soi est un évènement tout à fait extraordinaire et qui aurait été inconcevable il a y 30 ou 40 ans, par exemple après la parution du rapport Meadows. Dans ce contexte, il faut poser la question de l’organologie de la volonté C'est-à-dire la production des rétentions et des protentions tertiaires au service de la fabrique d’une volonté collective aussi bien que d’une destruction collective de la volonté. Et là encore on est très proche de Nietzsche, parce qu’il ne parle que de cela. Il faut parler d’un concept que Yuk Hui a développé dans son livre à paraître à la fin de cette année, à savoir le concept de protentions tertiaire, concept que j’avais commencé à esquisser dans Pour une nouvelle critique de l’économie politique (Galilée) et pour lequel j’ai trouvé ensuite, assez récemment, dans le livre de Clarisse Herrenschmidt qui s’appelle Les trois écritures (Gallimard) - une extraordinaire description de l’avènement de la monnaie – où l’apparition de la monnaie telle qu’elle est devenue quelque chose « dans les poches des gens » sous forme de sous, de ducats a totalement transformé l’horizon rétentionnel et protentionnel des gens. Cela a aussi généralisé la pratique de l’arithmétique parce qu’il fallait savoir compter sa monnaie et a constitué une nouvelle époque protentionnelle par cette protention tertiaire. Il faudrait étudier en détail les conditions qui permettent de produire et de fabriquer de la protention dont une des derniers en date est le concept produit par Christian Salmon est le storytelling, mais, vieille question qui revient dans le marketing etc., on n’est pas suffisamment attentif aux objets protentionnels eux-mêmes. Il faut décrire les conditions de formation de la volonté. Pourquoi ? Parce dans notre société, que s’il est vrai qu’il doit se passer quelque chose de radicalement d’ici à 35 ans (si l’on retient ce chiffre), alors cela devient une question de volonté. Nous pouvons toujours ironiser avec la déconstruction, avec la critique du sujet moderne, avec la postmodernité, tout ce que l’on voudra, ou argumenter même très sérieusement en disant que la volonté, qui est la facture du sujet moderne, le sujet cartésien est un sujet volontaire, le sujet rousseauiste est encore un sujet volontaire – le contrat social c’est une volonté du peuple – nous nous retrouvons, quoi qu’il en soit, face à une question de la volonté. Si nous avons vraiment envie de répondre quelque chose à Florian, nous devons nous remettre à travailler sur la question de la volonté. Il faut décrire les conditions de formation de la volonté tout comme il faut décrire les conditions de formation de l’attention. Car finalement, l’attention, qui est un agencement de rétentions et de protentions, c’est ce qui conduit à la production de formes de volonté. Et l’attention c’est ce qui est rendu possible pour quelqu’un qui attend, comme le disait Heidegger, l’homme est celui qui attend. La question de la volonté qui nous saisit ici (à la gorge) ça n’est pas d’abord la question de la liberté. En règle générale, et en particulier dans la philosophie du droit naturel, on a posé la question de la volonté comme étant le prolongement ou le développement de la question de la liberté, en particulier la liberté des sujets de droit et les principes constitutifs à partir du droit naturel. Je parlais de Rousseau à l’instant, Hobbes, Locke etc. Locke est d’ailleurs un grand penseur de l’attention et de la volition. En général, la question de la volonté se présente dans la pensée philosophique comme une faculté de l’homme qui est en fait issue de la liberté de l’homme. Là, elle se présente à nous, avec cette façon de nous prendre à la gorge, pas tellement comme la question de la liberté mais comme celle précisément de la décision dans la nécessité. Nous devons prendre une décision. Elle ne se présente pas à nous comme la liberté que nous aurions d’accepter ou de ne pas accepter la dégradation entropique de la vie sur terre. Non, elle se présente comme la nécessité et par ailleurs dans un contexte d’immense dénégation – ou de déni. Pourquoi dis-je : dans un contexte de dénégation ? C’est parce que tout cela se produit dans ce que l’on va appeler l’industrie des protentions tertiaires laquelle organise un important processus de dénégation et de déni quant à la situation contemporaine, processus proprement scandaleux, criminel, qui devrait conduire un jour à juger les personnes qui se sont livrés à tout cela parce qu’ils menacent la vie en tant que telle. Quand je dis juger, je ne dis pas punir, pendre, condamner, emprisonner. On peut très bien juger sans aucune condamnation de ce type. Simplement juger et faire une énonciation collective qui permette de de dire à quelqu’un : nous avons jugé que vous êtes un sale con. Et c’est une décision de notre temps : vous faites partie des cons de cette époque.

Je pense que c’est très important de poser ces questions-là et de constituer une scène du jugement dans contexte qui est un contexte vital. Lutter contre une telle industrie des protentions tertiaires de la dénégation, cela requiert d’abord d’en analyser en profondeur le fonctionnement et les conditions organologiques et pharmacologiques de possibilité. Car si une telle industrie existe, c’est parce que nous sommes ainsi structurés bien entendu, sinon une telle industrie n’existerait pas (ou ne pourrait pas nous affecter). Ses conditions de possibilité sont aussi les conditions de la formation de l’habitude. Donc je parle de 3 types de formations : formation de l’habitude, formation de l’attention et formation de la volonté. La formation de l’habitude, c’est évidemment une organologie de formation de l’habitude (que Sloterdijk appelle le dressage). Ici il faudrait reparler du rêve comme source sinon comme origine de la volonté en tant qu’elle n’est pas seulement la volition et des couches et des types de la volonté. Le pouvoir de rêver, en tant qu’il serait la source de la volonté serait par là-même une source de néguentropie et c’est aussi sous cet angle qu’il faudrait appréhender le dreaming tel que le pratiquent les Australiens.

Je formule ces hypothèses telles qu’elles devraient nourrir la plus grande question du néguanthropocène, à savoir la volonté comme bifurcation néguentropique ; la volonté aussi comme constituant un tournant néguanthropologique.

Revenons un instant sur la question de l’habitude. Le capitalisme et surtout le consumer capitalism tel qu’il a fait du marketing son bras armé et tel qu’il a été capable de conduire Maurice Godelier à ses positions capitalo-centristes (Godelier le marxiste est devenu un défenseur du storytelling du capital), est avant tout une technologie et une organologie des habitudes. Le capitalisme hyperconsumériste, qui caractérise l’époque actuelle qui est la période de ce qu’on appelle les Big Datas et les réseaux sociaux, la période actuelle de l’anthropocène, moins d’une décennie (je vous signale que dans leur livre, Fressoz et Bonneuil distinguent des périodes dans l’anthropocène et là je propose d’en rajouter une – période de l’hyper consumérisme) est en outre une pharmacologie et une organologie des habitudes artificielles imposées par la grammatisation parvenue au stade d’une automatisation intégrale et désintégrante et au prix des stades successifs de la prolétarisation qui a conduit à la prolétarisation totale et la désintégration totale (ce que j’appelle prolétarisation étant le fait que lorsqu’Allan Greenspan explique devant le Sénat américain qu’il n’y pouvait rien, il dit qu’il ne pouvait protentionnaliser rien du tout face à ce qui se passait, qu’il n’était plus capable de produire aucune bifurcation, il était pris pieds et poings liés dans un système de rétentions et de protentions automatiques lui ayant totalement échappé – ce qui était le cas du système financier alors et ce qui est devenu maintenant le cas des situations de pilotage par les Datas, la captation par les Datas et la constitution des comportements de masse par les Big Datas cf. La société automatique). A présent se concrétise avec les Big Datas et comme gouvernementalité algorithmique quelque chose qui cependant commence à l’époque de Socrate, à savoir la prise de contrôle des esprits à travers des rétentions et des protentions tertiaires et c’est bien en effet ce que décrit Socrate dans Phèdre. Toutes ces questions relèvent de ce que le groupe Néotechnics a appelé une noologie (j’avais consacré un cours en 2012 à une interprétation de Phèdre où j’avais montré comment Socrate décrivait ce qui allait ensuite devenir la théorie du conditionnement psychologique telle que l’expérience de Milgram a permis de la mettre en évidence : comment on peut manipuler les gens et les amener à tuer quelqu’un en toute innocence si j’ose dire. C’est une très longue histoire dont je vous parle ici qui date de bien avant Socrate mais c’est à partir de Socrate qu’on en parle en tant que tel. Le Nous, on parle de noologie, l’esprit, cependant, qui est pharmacologique, c’est ce qui déshabitue, c’est ce qui est capable de tuer ses habitudes mais toujours pour produire d’autres habitudes parce que pour combattre ses habitudes il faut produire une nouvelle liaison qui est une transindividuation et qui devient nécessairement une habitude. La transindividuation c’et un devenir habituel de ce qui, grâce à la transindividuation, est devenu habitable. La désindividuation c’est ce qui fait qu’on quitte une habitude devenue inhabitée si je puis dire, déserte, sans promesses, sans protentions et que l’on est capable de migrer vers une nouvelle habitude plus habitable, vers ce que l’on va considérer comme de bonnes habitudes. Ce processus est donc celui de la transindividuation et c’est aussi ce qui constitue une économie des protentions collectives, car ce que je décrivais tout à l’heure comme des horizons protentionnels sont des protentions collectives. Dans une société chamanique, tout le monde s’attend à ce que le chamane produise telle ou telle chose et de fait il le produit (il soigne les gens, il réalise tel processus totalement incompréhensible p.ex. avoir son âme qui sort de sort de son corps et s’en aller ailleurs etc. – il y a des états neurochimiques qui produisent des phénomènes de ce type très particuliers et c’est ça qui constitue la vie des chamanes et la société chamanique est basée sur ces états neurochimiques très particuliers. Certains consistent à s’enfoncer des clous dans les pieds, boire de l’eau bouillante etc. J’a vu des gens comme ça au sud du Maroc chez les Naouis. Il y a des sociétés mythologiques avec des horizons protentionnels et protentions collectives constitués par un panthéon (je parle ici de la mythologie grecque), il y a des horizons monothéistes – j’en parlais tout à l’heure – qui affirment sinon la vie éternelle (ça c’est vraiment le christianisme) du mois l’unité divine, il y a l’anticipation du progrès et puis il y a la protention négative apocalyptique – dans laquelle nous sommes – dont il faudra bien un jour se demander quels sont ses rapports avec l’Apocalypse de St-Jean et avec les cavaliers de l’Apocalypse (c’est très intéressant de noter qu’on appelle aux USA les Big four les 4 cavaliers de l’Apocalypse).

En toute époque de l’esprit, ou de ce que Paul Valéry voit déjà se profiler comme une baisse de la valeur esprit, comme ce qui conduit à l’esprit perdu du capitalisme, un capitalise qui, en perdant son esprit ne tardera pas à perdre la raison – c’est pour ça qu’il ne faut pas confondre, l’esprit, l’entendement, la raison, ce sont des dimensions bien différentes les unes des autres. Un capitalisme qui perd la raison c’est un capitalisme qui engendre un devenir fou du monde et on peut avoir le sentiment aujourd’hui que l’on est plus seulement dans la bêtise systémique, nous sommes dans le règne de la folie et je considère que prendre les manettes d’un pays sans savoir où l’on va c’est déjà une sorte de folie. En toute époque de l’esprit, pharmacologique en diable, c’est le cas de le dire, la question est toujours de savoir au bénéfice de qui ces nouvelles habitudes, – qui sont issues d’une déshabituation préalable, c’est en ce sens-là que Simondon utilise le mot de désindividuation - qu’il s’agit d’acquérir en abandonnant ses mauvaises habitudes, ces nouvelles habitudes donc, acquises par cette faculté organologique et pharmacologique qu’est l’esprit et qui produit une formation de l’attention et de la volonté , sont-elles produites, par qui, à quel prix et en vue de quoi. Telles sont les questions qui se posent dans ce que j’ai appelé une formation de l’esprit. Nous sommes actuellement en pleine pharmacologie de l’esprit. Le contexte de ces questions aujourd’hui, c’est ce que synthétise le livre de Naomi Klein Tout peut changer. Intéressant comme titre ! Oui, mais à quelles conditions ? N. Klein semble contourner les questions que nous soulevons ici. Si nous sommes en train de nous précipiter dans ce mur, c’est parce qu’il y a une organisation du renoncement, y compris à l’intérieur de ceux qui organisent cette organisation. Ils pratiquent de la dénégation, du déni, mais avec des moyens qu’il faut étudier et que je crois, jamais, à part Nietzsche, on a interrogé, à savoir les protentions tertiaires comme condition d’élaboration de la volonté. Je dis Nietzsche, parce qu’il parle de la gravure dans le corps - cette scène dont beaucoup on dit qu’elle inspire Kafka dans La colonie pénitentiaire, où on grave sur le corps la mémoire de celui qui doit apprendre à promettre avec la torture. C’est un texte terrible La généalogie de la mémoire. Mais il va falloir le relire d’un point de vue organologique et pharmacologique, ça c’est que N. Klein sous-estime beaucoup.

Habitudes et protentions sont donc les questions du jour de ce séminaire. Les habitudes ce sont les rétentions secondaires psychiques telles qu’elles se consolident en constituant des idiosyncrasies qui sont le propre des idiotextes, ce que j’ai appelé des stéréotypes qui sont les supports de nos traumatypes. Un stéréotype n’est pas forcément un truc idiot (ce sont les automatismes qui nous permettent de régler notre vie quotidienne). On appelle ça des habitudes. Nous avons des habitudes personnelles et des habitudes collectives et certaines de ces habitudes s’appellent la politesse ou même parler français (c’est une habitude). Les habitudes collectives deviennent des comportements collectifs ; elles sont ce qui relie, dans la grande spirale – p. ex. tous ceux qui parlent français - les petites spirales entre elles (idiotexte). Cela constitue l’individuation collective et la transindividuation. Les rétentions secondaires psychiques et collectives telles qu’elles constituent des stéréotypes et des habitudes constituent les matériaux de la volition, telle qu’on en trouve le concept chez Locke par exemple. Ce qui est très important c’est de bien comprendre que la volonté ce n’est pas la volition. La volonté c’est ce qu’Eugène Minkowski pense d’un point de vue cosmologique. La volonté c’est ce qui rencontre des obstacles et c’est ce qui est constitué par la confrontation à l’obstacle. Autrement dit, la volonté c’est quelque chose de très proche de la quasi-causalité, qui est capable de faire de cet obstacle, qui est une nécessité, sa vertu, C'est-à-dire sa capacitation à surmonter l’obstacle. Si nous raisonnons comme cela, nous nous orientons vers une question de la vertu.

Notons ici que les catégories (séminaire sur la catégorisation) dont nous avons montré qu’elles sont les fruits d’un processus de trans individuation, on peut les voir comme des habitudes, mais ce sont des habitudes certifiées, qui ont un statut de légitimité et de contrainte tout à fait exceptionnel. Parce que ce sont des habitudes qui nous contraignent que nous pouvons dire : « il a été totalement catégorique ». Catégorique veut dire ça ne supporte pas la discussion, c’est comme ça ! Chez les philosophes jusqu’à Emmanuel Kant, le catégorique c’est ce qui appartient au transcendantal C'est-à-dire au jugement synthétique a priori (Kant) ou aux formes du jugement logique chez Aristote et Heidegger explique que dans la langue grecque ancienne, categorein veut dire accuser. Le processus de catégorisation c’est le processus d’établissement d’habitudes partagées par exemple entre darwiniens – il y a quelque chose de catégorique, certifié, c’est la lutte pour la vie. Ce sont les concepts de base. Les catégories forment les concepts. Catégories et habitudes ont évidemment beaucoup à voir.

Nous tous savons, plus ou moins, que tout s’écroule mais nous habituons à l’idée que nous n’y pouvons rien, donc nous faisons de la dénégation et nous cultivons nos petits territoires de professeurs spécialisés de je ne sais pas quoi, de militant défendeur de je ne sais pas quoi etc. en essayant de penser à autre chose. C’est ça que nous dit l’article de Libération, c’est ça l’enjeu. Cette lâcheté internationale, à l’échelle planétaire, et je ne dis pas cela du point de vue d’un jugement moral mais comme je dirais « sa ceinture est lâche, elle ne tient pas son pantalon ». Cette Lâcheté est beaucoup plus complexe que ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire » et elle est beaucoup plus monstrueuse. Il faut nous réveiller de nos sommeils dogmatiques qui ne sont tellement dépasser la métaphysique leibnizienne de Wolff - ça c’était le projet de Kant – mais vraiment pratiquer la question nietzschéenne du nihilisme, la volonté, la critique de tout cela aussi dans le contexte de l’anthropocène qui doit nous amener à rêver du néguanthropocène et non seulement à en rêver, et en soi ce n’est pas rien de rêver, mais à réaliser ses rêves comme le héros du Vent se lève tout en sachant que cette réalisation de rêve sera de toute façon un pharmakon qui de toute façon reproduira de l’entropie etc. Les sommeils dogmatiques dont je vous parle, si nous voulons nous réveiller, il ne suffit pas d’aller comme Chomsky dénoncer la fabrique du consentement – il fait le faire bien entendu – mais c’est très insuffisant. Cela suppose par exemple d’aller critiquer le point de vue cognitiviste de Chomsky qui sert à fabriquer aussi ce consentement.

35 ans, notre temps C'est-à-dire le temps de Florian serait ainsi compté à l’aune de l’anthropocène lui-même balisé par cette échéance qui constituerait un point de bascule, qui serait son aboutissement catastrophique – il faut prendre le mot catastrophique au sens strict, C'est-à-dire au sens qu’il a pris chez René Thom, le théoricien des catastrophes comme processus massivement entropique qui conduirait à une transformation massive du climat sur la terre et, avec le climat, des conditions de vie insoutenables sous la pression et comme la conséquence de forme de vie technique qui n’aurait pas pris soin de l’avenir et qui l’aurait précipité dans le devenir, avenir et devenir qu’il faut absolument distinguer. C’est ce que raconte cette prospective démographique à l’horizon de 35 ans « … selon les estimations actuelles, notamment de l’Organisation mondiale des migrations (OIM) de 200 millions à 1 milliard d’individus pourraient devoir quitter leur foyer sous l’effet des conditions climatiques d’ici à 2050 ». Ça commence à faire beaucoup 1 milliard d’individus. Tout ça a fait l’objet du texte de la revue Science dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui parle de seuils critiques et de transitions critiques en disant que nous sommes entrés dans la proximité de ces seuils critiques et transitions critiques et tout ça peut être formalisé par toutes sortes de modèles dont le formalisme de la théorie des catastrophes de René Thom par exemple, ou d’autres modèles, les structures dissipatives dont je parlais au début de ce séminaire et sur lesquelles je vais revenir bientôt. IL y a tout un débat scientifique auquel nous ne pouvons qu’assister en amateur sur les bifurcations telles qu’elles peuvent se produire soit du point de vue de René Thom soit du point des vue de la théorie des système ouverts et des systèmes fermés, théorie que René Thom combattait beaucoup. Il a écrit Halte au désordre, silence au bruit ; il détestait cette théorie ; ou selon d’autres modèles sur lesquels je ne vais pas m’appesantir, par exemples ceux de la complexité d’Edgar Morin. Mais pour ce qui nous concerne, nous, qui ne sommes pas des scientifiques, mais qui nous intéressons à la philosophie, essayons de philosopher un peu. Nous nous intéressons à des bifurcations telles qu’elles possèdent du temps phénoménologique ; ce ne sont pas des bifurcations de structures dissipatives, ce ne sont pas des bifurcations des catastrophes étudiées par René Thom, ce ne sont pas des bifurcations des systèmes de Bertalanffy, nous n’avons pas les formalismes pour analyser tout cela dans ces termes là, mais par contre nous nous intéressons à une bifurcation qui s’appelle la volonté et qui appartient au temps – je ne veux pas dire phénoménologique, mais je vais dire, même si je déteste ce mot - post-phénoménologique au sens où Husserl à partir de 1936 devient post-phénoménologique, C'est-à-dire qu’il introduit justement la rétention tertiaire dans L’origine de la géométrie et où nous posons que le temps et les bifurcations qui s’y produisent par exemple comme étant le temps de l’être dans Être et temps, autrement dit, le temps de Heidegger, ces bifurcations procèdent toujours du jeu entre rétentions et protentions primaires, secondaires et tertiaires et qu’il est possible de les appréhender de manière absolument rigoureuse à travers une organologie qui constitue toujours aussi une pharmacologie, C'est-à-dire qui n’apporte jamais de solutions aux problèmes qu’elle aborde mais qui les diffère au sens où, oui en effet, Lévi-Strauss avait raison de dire qu’on ne fait jamais que différer, on a toujours fait ça toute la vie, tout comme l’escargot diffère sa disparition, tous les vivants font ça et là, dans la situation organologique, cette différence qui est aussi une différance avec un a (à la façon de Derrida) elle produit toujours un pharmakon qui vient toujours à un moment donné faire le contraire de ce pour quoi il a été fait. Mais ça ne veut pas dire que du coup il ne faut pas faire de pharmaka mais il faut savoir qu’il y aura un moment où ils poseront un problème pharmacologique qui supposera d’autres inventions pharmacologiques, d’autres thérapeutiques etc. C’est dans l’optique de cette organologie, telle qu’il faut la faire aujourd’hui, au XXIe siècle, C'est-à-dire à l’époque de ce que j’appelle la société automatique et l’économie des datas, que nous avons constitué avec l’IRI de Digital Studies Network et que nous avons invité David Bates Giuseppe Longo, Jean Lassègue à dialoguer avec nous et à participer à ce réseau par rapport à ce type de questions. Cela étant dit, il est hallucinant que les moyens et les programmes de recherche ne soient pas mobilisés massivement et en priorité à de telles questions. Et ça en dit très long sur la déformation de la volonté collective, sur sa destruction systématique par des voies qu’il faudrait analyser et décrire très méticuleusement. Ce qui se passe dans les journaux, les institutions, les ministères etc. et qui aboutit à cette démission généralisée devant le pire. IL est essentiel de souligner ici que l’approche cognitiviste est ce qui tend à éliminer la volonté en la rabattant sur la volition dans la mesure où elle fait de l’individu un atome social préformé C'est-à-dire qui est constitué avant sa socialisation. Paul Jorion rappelait que l’individualisme méthodologique qui est à la base du cognitivisme californien, c’est en fait chez Hayek qu’il se développe comme un point de vue économico-politique qui consiste à dire : seul l’individu sert le développement de la société et l’individu est la source de la société. Cela est vrai du cognitivisme computationnel, plus vulgaire, celui des années 50, début 60, comme des formes les plus raffinées qui viennent de nos jours des neurosciences et qui continuent à croire qu’on va trouve dans les neurones, dans les agencements de neurones, des préformations d’individus ou de préconditions de formation d’individus, ce qui revient au même. Les Big Datas en sont une nouvelle phase qui consistent à performativement éliminer la possibilité même de la protention psychique en la court-circuitant pas des protentions automatiquement et algorithmiquement engendrées - c’est ce que j’ai essayé de montrer dans La société automatique - par ce qui constitue aux yeux de Google la nouvelle intelligence artificielle. Car pour Google, l’intelligence n’est plus une intelligence représentationaliste basée sur ce qu’on appelait autrefois des memory organisation patterns (?) à la base des systèmes experts mais elle est algorithmique, stochastique et relationniste. Elle repose sur les très grands nombres et les probabilités. Elle n’est plus du tout une intelligence artificielle à la façon dont on l’envisageait autrefois.

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