Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015

Séance 1

Séance 1

Questions d’entropologie et de néguanthropologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 1 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2015/seance1.html.
version 0, 20/12/2025
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En tout cas, bienvenue à tous et merci d’être fidèles au poste pour ce nouveau séminaire qui durera donc six semaines, enfin qui aura six sessions, plus exactement, qui termineront en dernière semaine de juin, je crois, et qui va être vraiment un séminaire préparatoire de... Ah, je vois aussi Axel. Bonjour Axel. Ça va être un séminaire préparatoire de l'Académie de l’été qui aura lieu au mois d’août, où d’ailleurs Patrick Braouezec va peut-être venir parler de cette mission de l’ONU dans le contexte de l’anthropocène. J’ai bien entendu le mot, donc, anthropocène. C’est dans le contexte de l’anthropocène qu’on se met à travailler maintenant dans le pharmakon. Le problème de l’anthropocène étant essentiellement un problème de pharmacologie. Alors, avant de rentrer dans la matière du séminaire, je voudrais rappeler des choses que j’ai déjà dites dans deux autres séminaires, mais pas dans celui-ci. Dans deux autres séminaires, dont celui qui s’est tenu depuis le mois d’octobre, septembre ou octobre dernier, ici, dans cette salle, qui est le séminaire du réseau Etudes digitales, Digital Studies Network et le deuxième séminaire, qui est le séminaire catégorisation que nous faisons à l’IRI depuis trois ans maintenant. En fait, depuis cette année, nous avons, pas fusionné, mais disons, apparenté ces trois séminaires qui nourrissent maintenant, tous les trois, et tous les trois sur un registre un peu différent, le groupe qu’on appelle le réseau d’Etudes digitales. Je dis Etudes digitales, d’ailleurs, j’ai adopté le point de vue de Franck Cormerais, disons, il vaut mieux traduire par digital que par numérique, parce que les Etude digitale, c’est les études du rôle des doigts dans l’histoire de l’humanité, dont le numérique est la phase ultime. Oui, la dernière phase, il y en aura d’autres, bien entendu. En tout cas, on suppose qu’il y en aura d’autres, on espère un peu même. Quoi qu’il en soit, j’ai proposé maintenant cette convention avec Franck Cormerais, qui, je le signale, lance cette revue Etudes digitales, qui je crois va être une très bonne revue, d’ailleurs. Voilà, je traduis réseau Etudes digitales ou Digital Studies Network. Donc, dans le cadre du séminaire de ce réseau, nous avons accueilli beaucoup de monde, de très bonnes séances entre octobre et janvier parmi lesquelles, en particulier, je signale celle-ci plus spécifiquement parce que je pense qu'elle est très liée à ce que je vais essayer dans les semaines qui viennent de creuser moi-même. La séance qui fut animée par Jean Lassègue et David Bates autour de ce que vous voyez là, Lire Turing aujourd’huihttps://digital-studies.org/wp/wp-content/uploads/2015/02/Compte-rendu-13-janvier-2015.pdf↩︎, puisque nous avons proposé, mais ça, ça n’est pas tout à fait nouveau, on avait déjà invité Guiseppe Longo et David Bates, on a fait plusieurs séances depuis, effectivement, à revisiter d’une façon générale la cybernétique, de Lire Turing aujourd’hui, disais-je et plus généralement parler de la cybernétique, avec David Bates, notamment qu’on a écouté en fait trois ou quatre fois déjà, même cinq fois si on compte les Entretiens du nouveau monde industriel sur ce sujet. Nous sommes dans cette démarche et de mon propre point de vue, ce qui était en jeu notamment dans ces séances-là, et aussi dans ce que je vais essayer de faire maintenant, c’est une nouvelle spécification de l’ère cybernétique. Je dis cela dans la mesure où, vous le savez sans doute, on parle de la cybernétique de deuxième ordre, ou du deuxième âge de la cybernétique. On dit souvent Simondon appartient à la cybernétique du deuxième âge, Qu’est-ce que veut dire cybernétique du deuxième âge ou du deuxième ordre ? Je pense qu’il y a beaucoup de confusion en réalité là-dessus. Par exemple, les disciples de Francisco Varela et Maturana disent que c’est l’énaction, peut-être d’autres visions. En tout cas, je dirais pour ma part qu’il y a une troisième époque de la cybernétique qui peut-être est en train d’émerger. Je crois que dans ce que fait David Bates, il y a quelque chose de cet ordre-là. J’accorde extrêmement d’importance à ce que fait David Bates, personnellement et j’essaye d’enchaîner là-dessus dans une optique qui est la cybernétique herméneutique. Alors, à ce propos de cybernétique herméneutique ou de web herméneutique ou de technologie herméneutique, disons plus généralement, de computation herméneutique, nous avons dans le deuxième volet de ce séminaire, qui est le séminaire de l’IRI consacré à la question de la catégorisation, nous avons justement abordé, enfin en tout cas moi j’ai essayé d’aborder la question de la catégorisation sous l’angle de l’herméneutique, de la question herméneutique, que je voulais d’ailleurs présenter la question herméneutique comme une question de néguanthropie mais je n’ai pas eu le temps. Donc j’y reviendrai plus tard, l’année prochaine. Et cette question, cette approche-là a été poursuivie par Paul-Émile Geoffroy ici présent avec une lecture très rapprochée d’ailleurs, extrêmement riche de Expérience et Jugement de Husserl et une autre lecture par Anne Alombert d’Alfred Gell, suite à l’intervention qu’avait faite dans le contexte aussi de la discussion du premier séminaire des Etudes digitales Nicolas de Warren qui était venu nous parler ici du rapport entre Husserl à la sténographie et des conséquences qu’on pouvait en tirer concernant une politique de numérisation des archives Husserl à laquelle il réfléchit et à laquelle il m'avait dit qu’il aimerait qu’on s’associe un peu. Bon faudra qu’on en reparle parce que je n’ai pas reparlé avec lui depuis. Quoi qu’il en soit, dans ce contexte, il y a encore une séance à venir qui sera au cours de laquelle Igor Galligo fera une intervention dont je ne me souviens plus le thème d’ailleurs exactement. Tu t’en souviens ? Oui, c’est sur le concept de catégorisation en psychologie, disons, et en rapport évidemment avec tout ce qu’il fait sur l’attention, je suppose, en ce moment, puisque Igor anime un séminaire sur l’attention ici, en ce moment. Donc, quoi qu’il en soit, dans ce contexte-là, j’ai moi-même introduit des thèmes sur lesquels je vais revenir aujourd’hui. Aujourd’hui, disons, peut-être pas aujourd’hui, mais en tout cas dans ce séminaire, à travers quelqu’un que je considère être important et pas suffisamment commenté à mon goût et qui est Ludwig von Bertalanffy qui a écrit La théorie générale des systèmes, je ne sais plus très bien quand, en 1960, mais qui a démarré ses travaux assez tôt dans le siècle qui est un inspirateur important de beaucoup de questions. Lui prétend qu’il a posé bien avant les cybernéticiens un certain nombre de questions, comme par exemple sur les boules de rétroaction, etc. Je ne vais pas discuter ça, de toute façon je ne suis pas suffisamment savant pour avoir un avis là-dessus, mais je le signale, c’est important. En tout cas, quand on étudie la cybernétique et tout ça, il faut absolument étudier Ludwig von Bertalanffy. Alors, vous savez, je pense que nous parlons ici, à l’IRI d’un web herméneutique et que nous le faisons au moment où on parle, en particulier au W3C et en particulier dans la bouche de sir, comme on dit, Tim Berners-Lee, le directeur du W3C et l’inventeur du web, on parle de web sémantique. J’ai reçu ce matin même une invitation de Tim Berners-Lee à participer à des travaux qui font qu’on va pouvoir porter de manière officielle le discours de l’IRI. Ça, c’est très important. C’est très bien. Quoi qu’il en soit, nous, nous parlons de web herméneutique au moment où Tim Berners-Lee parle de web sémantique, mais aussi où on parle d’une façon très générale de Big data, c’est-à-dire aussi de, en anglais, Data Scientism et en français, Science des data. Je n'ai pas encore vu aujourd’hui circuler le mot Science des data en français. J’ai toujours vu Data Scientism. Je vous signale qu’à Berkeley, on a créé un département de Data Scientists et que ça se fait évidemment au détriment d’autres départements, parce que Berkeley n’a pas soudain décroché un jackpot lui permettant de créer un département. Enfin, je ne crois pas. Mais par contre, il y a eu des arbitrages qui ont été faits sur la... Par exemple, est-ce qu’il est très important de d’étudier le français en dehors de Français Langue Étrangère à Berkeley ? Je sais que c’est une question qui s’est posée puisque je connais quelqu’un qui m’a dit, voilà, on m’a remercié en Californie, on considère que ce n’est plus très important d’étudier le français. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas, je ne connais pas du tout les arbitrages qui ont été faits, mais je pense que dans tous les cas, dans la mesure où, par exemple, Chris Anderson dit il n 'y a plus besoin de linguiste, il y a besoin de Data Scientists, il y a de fortes chances pour que les départements de Data Scientists, de Data Scientism, c’est-à-dire de « scientisme des Datas », évidemment, il ne faut pas le traduire par scientisme, il faut le traduire par Science des datas. Mais je pense que cette Science des datas, c’est un scientisme en fait. C’est encore pire qu’un scientisme, c’est un technologisme extrêmement dangereux. Et c’est face à ce danger que je crois qu’il faut interpréter ce qu’on appelle aussi le Web Science. Par exemple, nous avons accueilli Matt Fuller hier ou avant-hier ici. Matt Fuller défend la Web Science. Et Harry Halpin. Et ce qu’on appelle la Web philosophie, c’est surtout ça que défend Harry Halpin, eh bien, ça doit être la Web philosophie d’un web herméneutique. Ça doit être une philosophie performative, c’est-à-dire qui propose une philosophie digne de ce nom, d’ailleurs, des actions, des façons de penser, et que cette façon de penser va intégrer l’herméneutique. Quant à moi, je pense que la question du Web, je dirais aussi quant à moi en tant que directeur de l’IRI, c’est celle de l’agencement entre automatisation et désautomatisation. Le web est avant tout une interface comme machine, intelligente, si j’ose dire, à tous égards, dans tous les sens du mot. Et en articulant automatisation et désautomatisation, le Web doit articuler Web sémantique et Web herméneutique. Je soutiens que cette différenciation entre Web sémantique et Web herméneutique, c’est-à-dire Web analytique et Web synthétique, on pourrait le dire aussi comme ça. Le Web sémantique, c’est un Web analytique qui repose sur des formats analytiques. Et le Web herméneutique, c’est forcément un Web synthétique, parce que c’est un processus d’interprétation. Et depuis Aristote, peri hermeneias jusqu’à aujourd’hui, en passant par Gadamer et Emmanuel Kant, l’herméneutique, je pense, c’est quelque chose qui relève du jugement comme synthèse. Je soutiens donc que le Web sémantique et le Web herméneutique doivent être distingués et articulés, comme l'entendement et la raison doivent être distingués et articulés, chez Emmanuel Kant. Que l’entendement orphelin d’une raison, ça devient un danger public, une machine folle et que la raison sans l’entendement n’a pas de main. N’a pas de main au sens où... J’avais écrit un texte qui s’appelait « Aux mains de l’intellect ». C’était le dernier chapitre du premier volume de Mécréance et discrédit et l’intellect a des mains, ces mains s’appellent l’entendement. Tout ça renvoie aussi à ce que Whitehead a appelé la fonction de la raison. Ce qu’à mon avis il a fait, théoriser ce qu’il a appelé la fonction de la raison, dans un livre qui s’appelle La fonction de la raison d’ailleurs, dans une perspective qui reprend, je soutiens, le point de vue kantien mais en le transformant, on y reviendra peut-être d’ailleurs plus tard, je vous montrerai peut-être sur pièce, c’est-à-dire sur les textes de Whitehead qu’il convoque des concepts kantiens, en particulier le concept de règne des fins, mais dans un contexte qui n’est plus kantien, plus exactement qui n’est plus newtonien, mais qui est un contexte thermodynamique qui donc relève de Sadi Carnot, Clausius, Boltzmann, Schrödinger, et qui est aussi celui de ce qu’Ilya Prigogine, mais ça, Whitehead ne le connaîtra pas car il est mort depuis longtemps quand Prigogine démarre ses travaux de chimiste et de physicien. Dans le contexte de ce qu’Ilya Prigogine, celui qui a écrit avec Isabelle Stengers La Nouvelle Alliance et plus récemment un ouvrage dont je vous parlerai peut-être, si on en a le temps, qui s’appelle La fin des certitudes, donc ce que Prigogine a appelé les structures dissipatives. C’est dans le contexte de la thermodynamique et des structures dissipatives qu’on peut et on doit, à mon avis, lire Emmanuel Kant avec Whitehead au service d’un Web herméneutique, pour penser à un web herméneutique. Pourquoi est-ce qu’il faudrait se mettre au service du web ? eh bien parce que le savoir, la connaissance, la raison et l’entendement sont toujours conditionnés par des rétentions tertiaires, comme Husserl l’a montré à travers L’origine de la géométrie par exemple. Les rétentions tertiaires qui conditionnent toute activité scientifique et savante aujourd’hui sont des rétentions tertiaires numériques et non plus littérales, comme à l’époque dont parle Husserl et que l’agencement plus néguanthropique qui soit, c’est-à-dire le plus producteur de raison qui soit, aujourd’hui, du point de vue numérique, c’est la réticulation par le Web. Mais il faut faire évoluer le Web, ce sera le sujet de notre rencontre des Entretiens du monde industriel, les 14 et 15 décembre prochains, au centre Pompidou. C’est dans cette optique que j’ai dit récemment, je ne sais plus où d’ailleurs j’ai dit ça, que le temps est venu d’une troisième cybernétique qui dépassera la notion d’information. En disant cela, je poursuis une discussion que j’ai commencée avec Yuk Hui l’année dernière, au mois d’avril, à Lunebourg, dans une discussion sur l’information chez Gilbert Simondon et que nous avons reprise ensuite dans l’Académie d’été également en présence de Jean-Hugues Barthélémy. Je pense qu’un des points faibles de la pensée de Simondon, et j’y reviendrai dans le séminaire, c’est sa notion d’information qu’il reprend trop directement et, à mon avis, sans suffisamment la problématiser à la cybernétique de son temps. Je pense que cette notion d’information empêche de penser ce que c’est que le savoir. Et je pense que le savoir pose un problème de néguanthropie qui n’est précisément pas le concept de néguentropie (Schrödinger) et d’entropie de Shannon, le théoricien de l’information. Et je pense que Simondon, comme beaucoup d’autres, par exemple Atlan ou Morin, dont je vous parlerai un petit peu tout à l’heure, n'ont pas vu cela et donc se fourvoient dans des questions qui sont des impasses. C’est d’ailleurs pour ça que cette question de la néguentropie, finalement, est marécageuse. Chaque fois qu’on parle de néguentropie, on se dit que les pieds vont s’enfoncer dans la vase. C’est marécageux depuis les années 60. Ça a été repris d’une façon non marécageuse, plutôt rocheuse, par Prigogine et Stengers dans la Nouvelle Alliance, mais sur un registre bien différent, de l’ordre et du désordre du côté des structures dissipatives. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas un registre intéressant. Au contraire, je vais y revenir d’ailleurs aujourd’hui même. Je pense qu’il est très, très important de relire La Nouvelle Alliance. Mais il faut la relire, je soutiens, du point de vue que je vais défendre maintenant, c’est-à-dire qui est évidemment un point de vue critique, critique voulant dire chez moi, non pas du tout, où je rejette la théorie, bien au contraire, où je l’adopte, en essayant de lui apporter une bifurcation, comme on dirait chez Prigogine et Stengers, c’est-à-dire quelque chose qui n 'était pas dans le système de Prigogine et Stengers. Pour conclure ce premier point et pour résumer ce que je viens de dire, il s’agirait de penser le savoir au-delà de l’information, mais avec l’information, avec le concept d’information, mais au-delà de l’information, avec le concept de système d’information, mais au-delà du concept de système d’information. Et dans cette interrogation du savoir, il s’agirait de conserver les acquis de la cybernétique, en particulier dans ces acquis la dimension d’origine systémique, dont je crois que les concepts de Bertalanffy jouent un rôle très important, comme organologie générale c’est-à-dire qu’il faudrait reprendre tout cela du point de vue de l’organologie générale, réinterpréter la cybernétique du point de vue de l’organologie générale, c’est à mon avis ce que fait David Bates. Il n 'interprète peut-être pas de ce point de vue dans cette terminologie-là, mais c’est à mon avis tout à fait ce qu’il fait, c’est-à-dire articuler les interfaces avec des individus et avec des groupes sociaux, c’est ça qu’on appelle l’organisation générale. Mais il faut le faire, il faudrait le faire en posant que tout savoir est un processus de transindividuation produisant des bifurcations néguanthropiques. Quand je dis tout savoir, je ne me limite pas au savoir académique, à la philosophie ou à la physique ou aux mathématiques. J’y intègre les savoir-faire, les savoir-vivre. Dans les savoir-faire, j’intègre le tennis de table, et dans les savoir-vivre, le fait qu’il ne faut pas mettre son doigt dans son nez quand on parle à la dame. Donc tout ça, ça fait partie de la chose. Et ces savoirs-là, je soutiens que ce sont effectivement des savoirs parce qu’ils produisent de la néguanthropie, ce qu’on appelle aussi de la culture. Pour aller très vite, tous ces gens qui ont essayé de penser en termes d’entropie et de néguentropie, qui nourrissent les réflexions que je propose ici, ont simplement fait l’impasse sur un fait. Quand on a affaire à un vivant organologique, et non pas organique, c’est-à-dire quand on a affaire à une âme noétique, ou à ce qu’on appelle couramment un être humain, qui a des lunettes, qui parle dans un micro, qui est assis sur une chaise et qui utilise Skype, par exemple, eh bien on a affaire à un processus d’entropie et de néguentropie du quatrième ordre. Le premier processus d’entropie c’est le processus de Sadi Carnot qui a été qualifié d’entropique par Clausius 30 ans après ou 40 ans après. Donc c’est la dissipation irréversible de l’énergie dans un système thermique. Le deuxième concept de l’entropie c’est le concept de Schrödinger. Boltzmann étant pour moi une extension du concept de Carnot-Clausius. Donc je ne le prend pas en compte en tant que tel, ça reste ce qu’on appelle de la thermodynamique, au sens de la physique. Le deuxième concept de Schrödinger, il vient donc d’une considération de la biologie où Schrödinger pose que l'être vivant est un être néguentropique et donc la deuxième théorie de l’entropie c’est le fait que dans l’entropie il y a ce qu’il appelle de l’entropie négative, ce que Longo appelle de l’anti-entropie, en tout cas quelque chose qui s 'oppose au devenir irréversiblement entropique de l 'univers. Et la troisième théorie ou le troisième monde anthropico -néguanthropique, c’est la théorie de l’information de Shannon qui est reprise presque telle qu’elle par la cybernétique, par Atlan et par Morin. Et aussi d’ailleurs d’une certaine manière, parce qu’il y a quand même quelques nuances, par Prigogine et Stengers. Et je soutiens qu’il faut une quatrième catégorisation, un quatrième ordre plutôt de la néguanthropie et de l’entropie qui est l’ordre organologique. Une machine à vapeur, c’est un organe artificiel d’un être humain. C’est par elle d’ailleurs qu’on va découvrir le caractère irréversiblement entropique de l'univers. Et ça n’est pas un hasard, c’est à travers une machine, une machine de l 'être humain. Cette machine, en tant que machine, n’a jamais été interrogée à proprement parler. Pas même par Isabelle Stengers et Ilya Prigogine, bien qu’ils aient consacré un chapitre à la question. Mais je pense qu’ils ratent le problème. Ce que je vais essayer de vous montrer, c’est qu’il y a un quatrième ordre de néguanthropie et que c’est parce qu’on n’a pas pensé ce quatrième ordre que, par exemple, on n’arrive pas à qualifier chez Atlan, ou chez Prigogine ou chez encore bien d’autres auteurs, on n’arrive pas à qualifier la question du rapport entre l’entropie et le savoir, puisque ça, c’est un point essentiel de la théorie physique en question. Quand les théoriciens, disons, la deuxième moitié du XXe siècle reprennent les travaux de Boltzmann en mécanique quantique et essayent de réinterpréter cette question de l’entropie du point de vue probabiliste de Boltzmann vers 1880, ils disent, Prigogine en particulier, que ce que soutiennent ces gens-là, mais aussi Léon Brillouin et beaucoup d’autres, c’est que la néguentropie ou l’entropie mesure l’ignorance qu’on a du fonctionnement d’un système. Ils disent que c’est une question de savoir, mais ils ne voient pas les conditions néguanthropiques et organologiques de constitution du savoir lui-même. Il y a une couche qu’ils ne voient pas fonctionner, un facteur dont ils ne tiennent pas compte, et à mon avis, le problème est là. Alors, ces généralités ayant été faites pour introduire le sujet, on va maintenant un tout petit peu plus détailler ce que je viens de dire. J’ai souvent présenté dans ce séminaire, depuis cinq ans maintenant qu’il se tient, cette structure que j’appelle l’idiotexte. Beaucoup d’entre vous la connaissent. Et si vous avez un tout petit peu d’intérêt pour les questions dont je viens de vous parler, qui sont quand même de très grandes questions d’épistémologie du 19e et du 20e siècle, pour moi les questions les plus importantes en réalité. Car en termes d’épistémologie fondamentale, pour que vous mesuriez bien de quoi il s’agit, dans La fin des certitudes, Ilya Prigogine propose une nouvelle définition du temps qui bouleverse radicalement les concepts fondamentaux de la physique contemporaine. Et donc, il y a des enjeux derrière ça, de cosmologie au sens très fort du mot, au sens de Whitehead, au sens de Kant, au sens d’Aristote, etc., au sens d’Empédocle aussi, dont je vais vous parler tout à l’heure qui sont absolument colossaux. Il est stupéfiant de voir à quel point le sujet n’est pas débattu aujourd’hui, à ma connaissance, ou évité. Il y a été, à une époque, un peu débattu, grâce à Isabelle Stengers. Mais justement, pour en avoir parlé avec quelques épistémologues de renom de l’époque, je pense qu’ils ont enterré le dossier. Je ne dirai pas ce qu’ils m'ont dit, mais ce n 'était pas très gentil. Quoi qu’il en soit, je vous parle de cette structure depuis pas mal de temps et pour ceux qui, parmi vous, sont un peu familiers avec ces questions de thermodynamique, de système dynamique, de structures dissipatives, vous n'ignorez pas ce genre de choses. C’est ce qu’on appelle des tourbillons de Bénard. Ça a une certaine homologie formelle avec cela. Les tourbillons de Bénard... On en reparlera peut-être si nous nous appesantissons un petit peu sur les travaux de l’école de Bruxelles. Ce qu’on appelle l’école de Bruxelles, c’est l’école d’Ilya Prigogine, puisqu’Ilya Prigogine, qui est prix Nobel de physique, a reçu son prix Nobel au titre des travaux qu’il a réalisés à Bruxelles avec un modèle mathématique qui s’appelle le Brusselator, que voici. C’est un état, un graphe produit par le Brusselator. Le Brusselator étant un modèle formel qui génère des structures de ce type-là que Prigogine appelle des structures dissipatives. Et je soutiens qu’en fait, ça c’est une structure dissipative, mais ça (idiotexte) aussi. Donc j’inscris mon travail personnel à l’intérieur des questions de Ilya Prigogine au titre des structures dissipatives. En ne sachant pas jusqu’à quel point je reprends vraiment ce concept à mon compte, y compris parce que je ne suis pas du tout physicien et que je ne m’autorise pas à valider un concept de la physique. Donc je suis en train de faire non pas une intégration du concept de structure dissipative en tant que telle, car je n’en ai pas les moyens, mais je fais une hypothèse qui est que ce que j’appelle l’idiotexte, qui est en fait la structure organologique, donc c’est très important pour tout ce qu’on fait, serait, pourrait être un cas particulier de structure dissipative, mais j’ajoute que ce cas-là, ni Prigogine ni Stengers ne l’ont pris en compte. Par conséquent, ça fragilise grandement leur thèse. L’an passé, je vous ai proposé une critique de l’anthropologie, dans cette même salle, du point de vue d’une organologie générale. Et en passant, d’ailleurs, j’ai rapproché tout ça de ce que Peter Sloterdijk appelle l’anthropotechnique. Je vous en parle parce que j’étais avec lui en Turquie le week-end dernier, on a beaucoup parlé de ça. Et la discussion était extrêmement intéressante, donc il est très possible que nous menions une discussion un jour sur ce sujet parce qu’il est tout à fait demandeur.

L’an passé, je vous avais proposé cette critique de l’anthropologie au nom de ce que j’appelle l’organologie générale, au nom de ce que Sloterdijk appelle l’anthropotechnique, à partir des réflexions de Maurice Godelier sur la parenté dans le livre Métamorphose de la parenté et à travers Godelier, à partir du point de vue de Lévi-Strauss parce que Godelier était l’assistant de Lévi-Strauss. Même s 'il s'oppose à Lévi-Strauss dans ce bouquin, il reprend néanmoins les thèses initiales de Lévi-Strauss, c’est-à-dire qu’il faut étudier l’anthropologie à partir des structures élémentaires de la parenté, etc. Et avec un point de vue sur la parenté bien particulier dont Je vous avais dit l’an dernier que j’allais l’approfondir cette année. Je ne le ferai pas. J’espère que je le ferai ailleurs, mais je pense qu’il y a plus urgent, que de toute façon l’essentiel avait été dit à mon avis sur Godelier pour ce qui concerne le point de vue que je propose ici bien entendu. Ceci ayant été dit, à la fin d’un livre que je viens de faire paraître qui s’appelle La Société Automatique, tome 1, l’avenir du travail, dans la conclusion de ce livre et après une conférence que j’ai donnée à Canterbury dans le cadre du colloque qui s’appelait General Organology, je crois, j’ai parlé d’entropologie avec un e et sans h. Et l’un des co -organisateurs de cette conférence a fait référence à Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques parlant d’entropologie avec un e et sans h. Je crois que je n’avais jamais remarqué ça. J’ai lu ce livre de Lévi-Strauss au début de mon petit parcours académique. Et ces questions-là, à l’époque, je ne suis même pas sûr que je savais ce que c’était que l’entropie, à ce moment-là, quand j’ai lu ça. Quoi qu’il en soit, ça m’a amené, finalement, puisque j’ai terminé La société automatique après la conférence de Canterbury, ça m’a amené à réintégrer le texte de Claude Lévi-Strauss dans la conclusion de La société automatique, tome 1. Et je vous en reparlerai peut-être tout à l’heure, si on a le temps, sinon la semaine prochaine, au début de la semaine prochaine. Quoi qu’il en soit, c’est à partir de cette lecture de Claude Lévi-Strauss, que j’ai donc faite dans le sillage de ma lecture de Maurice Godelier, que j’en suis arrivé à trois choses qui vont constituer les points fondamentaux de ce séminaire de cette année. Premièrement, appréhender le problème de l’anthropocène, avec un A et avec un H, au sens où en particulier Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz en parlent dans un livre qui s’appelle L’événement anthropocène que je vous recommande vraiment de lire. Ça fait partie des ouvrages qui constituent l’arrière-plan bibliographique de ces séminaires. Donc ces questions me conduisent à appréhender le problème de l’anthropocène dans ce séminaire d’aujourd’hui et comme un immense problème. Je prends le mot immense au sens strict. Immense, ça veut dire immesurable, qui ne peut pas être mesuré, qui dépasse tout calcul. Autrement dit, si on parle dans la langue française populaire, qui parfois est très philosophique, qui dépasse l’entendement. Effectivement, c’est un problème de la raison et non pas de l’entendement. Et donc je vais essayer de vous parler de l’anthropocène comme d’un problème de la raison et non pas de l’entendement. Le problème de l’entendement de l’anthropocène, c’est ce que les géophysiciens aujourd’hui, qui se mettent à vendre des solutions de capitalisme vert, qui vont résoudre le problème de l’anthropocène en faisant de la géothermie ou je ne sais pas quoi, prétendent régler uniquement avec l’entendement. Et ce que je soutiendrai dans ce séminaire, c’est qu’on ne peut pas régler le problème de l’anthropocène uniquement avec l’entendement. Il faut mobiliser la raison. Et ça pose un très gros problème qui est un problème fondamentalement politique. C’est un problème immense, le problème de l’anthropocène, au sens où c’est un problème limite, et au sens où je parle de limite comme Wittgenstein parlait des limites. C’est-à-dire qu’une limite, c’est ce qu’on ne peut pas voir. On ne voit qu’à l’intérieur des limites, mais on ne voit jamais les limites. C’est pour ça que c’est immense, le problème de la limite. Il se trouve que par ailleurs, cet immense problème, dont on ne voit pas la limite, et qui est précisément le problème de la limite, de manière très concrète, si on emploie ce langage, c’est le problème d’une vertigineuse augmentation de l’entropie. L’anthropocène, c’est ce qui fait non seulement que l’homme est devenu un facteur géologique, comme le dit Crutzen, le chimiste néerlandais qui a forgé ce concept, mais c’est qu’il produit énormément d’entropie. Et donc qu’il produit des très grands déséquilibres biosphériques, disons. La conséquence de ce que je viens de dire, et c’est le deuxième point, c’est que parler d’anthropocène, au sens de Fressoz et Bonneuil, par exemple, c’est aussi parler d’entropocène dans ce sens-là et que l’entropocène avec un e et sans h, je pense que c’est le sujet numéro 1. Et comme le disent Bonneuil et Fressoz, cet entropocène avec un e et sans h, c’est aussi ce qu’on appelle le capitalisme. Capitalisme qui, quand il est devenu en particulier purement computationnel, tend à ne produire que de l’entropie. Enfin, pratiquement un peu de néguentropie, de moins en moins de néguentropie et de plus en plus d’entropie donc il tend à s’auto-détruire. Par conséquent, troisième point, si l’on dit qu’il faut parler d’entropocène avec un e et sans h, alors il faut parler d’entropologie avec un e et sans h et de néguanthropologie avec un a et un h. Donc c’est pour ça que ce séminaire s’appelle Questions d’entropologie avec un e et de néguanthropologie avec un a et un h. Autrement dit c’est bien la suite du séminaire de l’année dernière qui était une critique de l’anthropologie et aujourd’hui c’est critique de l’anthropologie tome 2 si je puis dire ou deuxième partie, la néguanthropologie. Critiquer l’anthropologie c’est faire de la néguanthropologie. Et faire de la néguanthropologie, c’est penser l’anthropos comme un facteur néguanthropique plus qu’anthropique. Et c’est rendre à la fonction anthropologique, c’est-à-dire son statut, c’est-à-dire non pas l’objet simplement d’une description scientifique de ce que c’est que l’homme, mais la considération philosophique et aussi anthropologique au sens positif, bien sûr, du rôle de l’artefact et de l’anthropie et de la néguanthropie dans ce qu’on appelle l’homme, mais appréhendé d’un point de vue plus cosmique qu’anthropologique. Autrement dit, premièrement, Il s’agit de reconsidérer l’organologie générale comme étant l’organologie d’une néguanthropologie et d’une néguanthropologie qui est constituée par trois processus d’individuation, l’individuation psychosomatique, l’individuation technique, l’individuation sociale ou collective, qu’on peut aussi appeler l’individuation endosomatique, l’individuation exosomatique, et l’individuation organisationnelle. Je dis cela parce que ce que j’appelle en ce moment depuis des années l’individuation psychosomatique, aujourd’hui je l’appelle endosomatique. Je l’appelle ainsi parce que Georgescu-Rögen qui est un économiste dont je vais vous reparler beaucoup à la fin du séminaire, qui est un économiste qui a mis l’entropie au cœur de son économie et qui est un économiste tout à fait important, parle non pas d’organologie générale mais d’exosomatisation, c’est-à-dire de sécrétion d’organes artificiels. Il inscrit ça comme étant le cœur de l’économie. Donc il est très proche de ce que j’essaye de dire, ou plutôt je suis très proche de ce qu’il dit. Ce que je soutiens, c’est que ces trois processus d’individuation, endosomatiques, exosomatiques et organisationnels, ce sont des structures dissipatives, au sens de Prigogine, c’est-à-dire des systèmes ouverts, au sens de von Bertalanffy. Cela signifie, si on repend Prigogine, qu’ils sont capables de produire de l’ordre à partir du désordre. Par exemple, à partir de l’inorganique, du sable, du silicium, de produire de l’organique ou de l’organologique. Et réciproquement, qu’à partir de la néguentropie, ils engendrent aussi de l’entropie. Tous les trois processus d’individuation. Et j’ajoute que ces trois processus d’individuation constituent trois types de systèmes ouverts qui sont inséparables les uns des autres. Ils sont en relation transductive. C’est ce que j’avais déjà essayé un petit peu, mais sur un registre très différent et avec un autre vocabulaire, de décrire dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, de la pharmacologie. Ces relations transductives entre ces trois systèmes ouverts que sont les processus d’individuation constituent des formes très étranges et très spécifiques de ce que Prigogine et Stengers appellent des frottements et des fluctuations dans la Nouvelle Alliance. Les concepts de valeurs, frottements et fluctuations chez Prigogine et Stengers, ce sont des concepts scientifiques, c’est-à-dire que ce sont des fonctions qui décrivent leur modèle. Donc ils en ont un usage très précis, ils en ont une définition ou des définitions et ils les font fonctionner dans leur modèle. Je soutiens, moi, que ce que je décris là, à travers ces trois brins de l’individuation psychique et collective, c’est-à-dire individuation psychique, technique et sociale, eh bien, ils relèvent de ces notions, frottement, fluctuation, valeur, mais ils doivent être analysés d’un point de vue qui n’est pas simplement de la thermodynamique, mais à la fois une biologie, une psychologie, une sociologie, reconsidérées comme des régions inséparables d’une lutte néguentropique au sein de l'univers. Tout à coup, j’introduis le terme de lutte. Pourquoi ? Alors, j’aurais aimé avoir plus de temps pour en parler. Je vais aller très vite, mais peut-être que nous en reparlerons dans les sessions suivantes et peut-être tout à l’heure dans la discussion. Certains d’entre vous savent que Friedrich Nietzsche a intégré la thermodynamique, le point de vue de Sadi Carnot et de Clausius dans, je ne sais pas si on peut appeler ça sa cosmologie, mais enfin disons dans sa pensée du devenir, de ce qu’il appelle le devenir. Et peut-être que vous savez, je ne le sais pas depuis très longtemps, d’ailleurs moi je le sais depuis que j’ai eu une discussion avec ma fille, Barbara Stiegler, qui m’a incité à lire quelques passages de Nietzsche et qui m’a signalé les travaux de Paolo Diorio sur le sujet. Donc je suis allé voir ça, que Nietzsche a du mal avec la théorie entropique et qu’il tient un discours assez paradoxal. Il tient un discours assez paradoxal, mais je soutiens qu’il tient ce discours assez paradoxal parce qu’il ne connaît pas les travaux de Schrödinger, et pour cause parce que Schrödinger ne les réalisera que 40 ou 50 ans après la mort de Nietzsche. Nietzsche ne peut pas accepter que le devenir se réduise à la définition de Carnot-Clausius, de la thermodynamique. Donc il tient un discours... pas très satisfaisant. Mais en réalité, quand on le lit de ce point de vue que je viens de vous donner, il est très intéressant, au contraire. Il n’est pas forcément satisfaisant à proprement parler. Il est très signifiant. C’est que Nietzsche sent bien qu’il manque quelque chose. Quoi qu’il en soit, Nietzsche, lui, c’est un lecteur, vous le savez, il a commencé par des présocratiques, qui reconvoque des concepts comme Philotès et Naikos, amour, on dit souvent, alors que c’est amitié en réalité et haine, Naikos et puis Eris et reprenant Empédocle, notamment, pas seulement, mais en particulier Empédocle dont il parle beaucoup comme étant celui qui s’est jeté dans l’Etna, etc. Il dit, il faut penser la vie comme ce conflit, cette guerre entre Philotès et Naikos, cette guerre s’appelant l’Eris. J’ai beaucoup utilisé le concept d’Eris moi-même dans mes tout premiers travaux. Je crois qu’il faut relire Nietzsche à partir des questions que je vais essayer de soulever aujourd’hui et d’une certaine manière ce que je vais faire dans ce séminaire est une tentative de reprendre les travaux de Nietzsche au point où il ne pouvait pas aller plus loin, si je puis dire, mais où nous, nous pouvons aller plus loin. Évidemment, « cet aller plus loin » qui, bien entendu, vous l’avez compris, rapporte Philotès et Naikos à néguentropie et entropie. Mais c’est compliqué, parce que qu’est-ce que ça veut dire que Philotès, c’est de la néguentropie et Naikos de l’entropie, par exemple ? Bien sûr que non, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Quoi qu’il en soit, ça passe aussi par Freud, qui n’apparaît que dix ans après Nietzsche. On ne s’en rend peut-être pas toujours bien compte, mais Nietzsche disparaît, Freud apparaît. Ils sont contemporains. Nietzsche est mort après que Freud ait commencé à écrire ses études sur l’hystérie. Même s'il était fou, il n'écrivait plus mais à ce moment-là, Freud produit les concepts, enfin pas à ce moment-là, un peu plus tard, en 1920, Eros et Thanatos, qui ne sont évidemment pas sans rapport avec Philotès et Naikos, puisque ce sont la pulsion de vie et la pulsion de mort, ou de destruction et que bien entendu Eros et Thanatos, ça renvoie directement à entropie et néguentropie, ou plutôt à néguentropie et entropie. Je dis à néguentropie et entropie parce que l’éros, l’amour, qui conduit à la sexuation et à la reproduction, c’est la production de la néguentropie au sens biologique, c’est là que le vivant est proprement néguentropique. Et la destruction, c’est le nom qu’on donne aussi à l’entropie, c’est-à-dire l’entropie, la création du désordre, c’est le redevenir poussière comme dit la Bible, c’est la mort. Deuxième point, il s’agit en outre d’appréhender le rapport néguentropie-entropie du point de vue d’une organologie, pour moi ici, je vous l’ai déjà dit. C’est ce qui me conduira à parler d’une néguanthropologie comme d’une pharmacologie induite par l’organologie générale, telle qu’elle dépasse le point de vue organique et biologique sur l’entropie négative. Je n’avais jamais parlé de ces questions-là avant. J’en ai un tout petit peu fait des évocations parfois dans des parenthèses, mais je n’avais jamais développé le sujet. Maintenant je développe. Et ça pose la question de l’entropie et de la néguentropie, au-delà donc, c’est ce que je vous disais tout à l’heure, des seules sphères de la physique thermodynamique, Carnot-Clausius-Boltzmann, de la biologie, Schrödinger et après lui Atlan, et de la théorie de l’information, Shannon, Brillouin et Simondon. Et d’autres bien entendu, mais je cite ceux dont je vais vous reparler. Troisièmement, parler d’un néguanthropocène, ce que je n’avais pas encore fait jusqu’à maintenant et qui est le programme politique de tout ce que je suis en train de dire là. Pour moi, la néguanthropologie, ça n’a d’intérêt que pour produire un tel programme. Sinon, ça peut être intéressant pour satisfaire la libido sciendi, mais à l’époque de l’anthropocène, la satisfaction de la libido sciendi devient très insuffisante. Donc parler d’un néguanthropocène, et ça c’est un point extrêmement important dont j’espère que j’aurai le temps de le développer suffisamment et de manière suffisamment rigoureuse, c’est poser la question de la protention dans le jeu de l’entropie et de la néguentropie. Et dans ce jeu de l’entropie et de la néguentropie, du point de vue d’un néguanthropocène et d’une néguanthropologie, c’est poser que la protention, ce n’est plus tout à fait la question du Dasein, puisqu’en fait la question de la protention on la trouve chez Heidegger, comme étant la question de ce qu’il appelle l'être pour la fin, c’est-à-dire l’étant que nous sommes nous-mêmes, l’existant que nous sommes nous-mêmes en tant que nous anticipons notre mort, notre fin, Heidegger dit que nous sommes temporels uniquement parce que nous anticipons cela, ce qui veut dire que nous sommes néguanthropiques uniquement parce que nous anticipons notre propre entropie. Ça, je vais y revenir dans un instant. Heidegger n'utilise absolument pas le concept d’entropie et de néguentropie ce qui est à mon avis une énorme carence dans sa philosophie. Et c’est peut-être pour ça qu’il n’a rien compris à Nietzsche d’ailleurs, parce que je pense qu’il n’a vraiment pas compris Nietzsche. Quoi qu’il en soit donc, ce que j’essaye de vous dire c’est que le néguanthropocène et la néguanthropologie ça pose une question de protention où ce n’est plus le Dasein mais encore ce que nous sommes nous-mêmes, c’est-à-dire l’équivalent de ce qu’Heidegger appelle le Dasein, qui est confronté à une herméneutique d’un type très particulier, à savoir une herméneutique de l’entropie. Comment interpréter l’entropie que nous anticipons tous - alors que nous anticipions tous en tant que nous sommes tous mortels et c’est ce que montre Heidegger dans Être et temps - tout ce que nous faisons est un savoir de la mort, et donc le mot « anticiper » n’est peut-être pas juste, mais nous projetons et nous protentionnalisons le savoir de la mort dans tout ce que nous faisons. Tout ce que nous faisons est inscrit à l’intérieur de ce savoir que nous allons mourir. Qu’est-ce que ça produit, ça ? Lorsque nous savons aussi que l’humanité, maintenant, pourrait mourir. Et ça, c’est un nouveau type de protention. C’est ce que, dans la conférence de Canterbury, j’avais appelé la « protention négative », qui nous est commune à tous. Nous tous, ici, dans cette salle, nous savons maintenant et c’est documenté par le GIEC qui est un organisme international qui rassemble les plus grands savants en physique, en climatologie, en océanologie, etc., du monde. Nous savons, nous lisons ça dans les journaux tous les jours, et nous lisions en particulier, il y a un mois, dans un article du journal Libération qu’on étudiera la semaine prochaine, dans la prochaine séance, très en détail, qu’il ne nous reste plus que 35 ans pour éviter la fin, non pas de l’humanité à proprement parler, de toute façon l’humanité n’est pas un sujet pour moi, mais d’une vie vivable sur la Terre. Ça ne veut pas dire qu’il n 'y aurait plus d’êtres humains, mais il n'y aurait plus que des êtres humains réduits à la misère de l’anthropocène portée à ses dernières conséquences. Donc je pense qu’il faut quand même que vous réfléchissiez bien à ce que ça veut dire, les dernières conséquences de l’anthropocène. Vous avez vu par exemple qu’il y a 800 personnes qui ont péri dans la mer tout récemment à cause de la guerre de Libye, etc. Bon, c’est-à-dire à cause de Sarkozy et Hollande parce que Hollande a poursuivi le machin, et tout ça est un bordel qui a été semé par les Occidentaux, ce qui explique quand même pas mal de choses quant au djihadisme. Et on dit, mais ça devient plus possible, l’augmentation de la migration devient absolument insupportable, mais ça représente peanuts par rapport à ce qui va se passer avec l’anthropocène. Avec l’anthropocène cheminant vers sa conclusion, c’est-à-dire la diminution très importante des surfaces côtières, là où vivent toutes les grandes masses de population. Ça veut donc dire des millions, des centaines de millions et peut-être des milliards de migrants. Et donc, ce vers quoi nous nous acheminons n’est pas du tout joyeux. Peu d’entre nous jouent vraiment le jeu de réfléchir à calculer toutes les conséquences potentielles et tout ça, parce qu’à un moment donné on se dit il vaut mieux arrêter, on a envie de mourir tout de suite. Mais il faut le faire ce travail, il faut le faire, il faut se rendre compte jusqu’à quel point cette protention négative est en effet extrêmement négative. Et à ce moment-là il faut la polariser cette protention négative. J’emploie le mot « polariser » d’une façon assez précise, au sens où une diode en électronique permet de polariser un courant alternatif. Il permet de redresser le courant, il faut redresser le courant anthropique, alternatif, du désordre, pour produire une direction, une direction ou une règle pour la direction de l’esprit, comme disait le vieux Descartes. Moi, je dirais plutôt une fonction de la raison, avec Whitehead, pour transformer la protention négative de l’anthropocène en la protention positive du néguanthropocène. Moins par moins égale plus, comme vous le savez. Ce n’est pas de la dialectique. Je dis ça parce que dans la rencontre dont je vous parlais tout à l’heure en Turquie avec Sloterdijk, il y avait aussi Giorgio Agamben. Et donc cette discussion, il y a assisté évidemment, et il a dit mais d’accord, mais vous revenez à la dialectique. Et je lui ai dit non, c’est pas du tout de la dialectique. La polarisation dont je vous parle, c’est de la quasi causalité. C’est tout à fait d’un autre ordre. Et la pharmacologie n’est pas de la dialectique. Du tout. Alors, ceci que je viens de vous dire sur la question de la protention et de ce que j’appellerais en commentant Sein und Zeit, l’archiprotention, parce que c’est bien de ça dont parle Heidegger lorsqu’il Il parle de l 'être-pour-la-mort, il décrit une archiprotention, la protention de toutes les protentions à l’intérieur de laquelle toute protention se produit. Il faut que je sache que je vais mourir et d’un savoir irréductible que je ne peux jamais effacer pour pouvoir anticiper quoi que ce soit. Ça, c’est évidemment ce qu’il y a d’absolument admirable dans ce livre, parce que c’est grandiose la manière dont il construit ça. C’est vraiment une grande cathédrale de la pensée. Que se passe-t-il quant à l'être pour la mort et la protention en général lorsqu’on entre dans l’anthropocène ? Et en quoi ça constitue un nouveau problème d’herméneutique et un nouveau cercle herméneutique ? C’est cela dont je vais essayer de vous parler. L’herméneutique étant ici ce que j’appellerais l’activité la plus hautement néguanthropique qui soit. Si je vous dis la plus hautement néguanthropique qui soit, c’est parce que vous verrez la prochaine fois que Lévi-Strauss parle des plus hautes œuvres de l’homme comme étant entropiques. Et donc je veux m’attacher à étudier les plus hautes œuvres de l’homme, en particulier l’herméneutique, pour montrer que Lévi-Strauss a tort, qu’il ne pose pas le problème correctement. Alors, ceci ayant été dit, puisque là je passe par Heidegger et je vais y rester un tout petit peu, pas très longtemps, dans les dix minutes qui viennent, je dois redire ici, comme je l’avais fait à Canterbury, que Heidegger n’a jamais considéré les questions de thermodynamique à ma connaissance. Je dis à ma connaissance parce qu’il a énormément écrit, je suis loin d’avoir tout lu, et en plus il y a encore bien des textes qui ne sont pas traduits, donc même pas publiés. On a appris tout récemment qu’il y en avait qui étaient publiés qui font un nouveau scandale qui permet à tous les ânes de se dispenser de lire Heidegger en disant qu’il était antisémite, etc. Il était certainement antisémite, enfin, je n’en sais rien, mais en tout cas, qu’il ait été antisémite ou pas antisémite, dans tous les cas, il faut le lire. Voilà. Justement parce qu’il était antisémite, peut-être même. Et il faut savoir, par ailleurs, pour tous les gens qui l’ont lu, que jamais Heidegger n’a défendu, au nom de la philosophie un antisémitisme, quel qu’il soit. Pas plus que Nietzsche, d’ailleurs. Tout ça, je ne vais pas m 'y appesantir, mais il faut quand même le redire puisqu’on parle de lui. Il faut insister sur le fait que Heidegger n’a jamais parlé de question thermodynamique, en tout cas dans les grands textes et ça, les grands textes je les ai lus. Et Nietzsche, comme je vous le disais tout à l’heure, n’a pas connu la perspective de l’entropie négative. Donc, ça signifie qu’il faut reprendre les questions qui s'ouvrent avec Nietzsche en 1860 -80 et qui se poursuivent jusqu’à Heidegger à la fin des années 70, enfin jusqu’en 1976, en revisitant tout ce corpus là et celui de Derrida parce que Derrida est surtout un commentateur de Nietzsche et de Heidegger, même si je pense que Derrida comme Heidegger, d’ailleurs, ne sont pas des bons lecteurs de Nietzsche. Il faut revisiter tout cela à partir de la question de la néguentropie et de ce que je vais appeler une néguentropologie. Cette fois-ci, écrit comme cela, avec un e et sans h. Tout à l’heure, je vous parlais de l’entropocène avec un e. Maintenant, je vous parle de néguentropologie. Il faut étudier les conditions dans lesquelles se produit de la néguentropie sous toutes ses formes et cette question, c’est la question de ce que j’appelle donc une néguentropologie. Et dans cette néguentropologie, il y a la question de la différance avec un a. Pour tous ceux qui ont lu sérieusement Derrida, bien sûr dans De la grammatologie, mais aussi et surtout dans ce texte qui s’appelle La différance qui a été publié dans le livre qui a pour titre Marges de la philosophie, ce que Derrida appelle la différance avec un a est exactement un processus néguentropique. C’est exactement ça. La néguentropie c’est exactement ce que décrit la différance avec un a. Pourquoi est-ce que je dis ça ? C’est parce que la néguentropie telle que Schrödinger la présente, c’est ce qui fait que le vivant économise sa mort, donc diffère le temps de sa mort, diffère l’entropie. C’est donc bien, la néguentropie, une différance de l’entropie au sens derridien. Et cette différance de l’entropie produit une différenciation, c’est-à-dire une évolution, au sens darwinien si vous voulez, un buissonnement qui est exactement aussi ce que dit Derrida lorsqu’il dit que la différenciation est un espacement et cet espacement est une production de différence. Alors une production de différence au sens de Deleuze, de Nietzsche, de Heidegger, etc. A partir de là, il faut aussi repenser la différence ontologique, puisque la différance avec un a, c’est une façon de revisiter la différence ontologique de Heidegger, comme un processus néguentropologique. Il faut l’interpréter également en intégrant des problématiques scientifiques qui viennent de Gaston Bachelard, qui ont été reprises brillamment par Vincent Bontemps, comme étant la question des échelles et des ordres de grandeur. D’une manière ou d’une autre, on peut dire que ce que Heidegger appelle la différence ontologique, c’est-à-dire qu’il y a une différence entre ce qu’il appelle l’ontique, c’est-à-dire l’ordre des choses qui existe, l’étant, et l’ontologique, c’est-à-dire ce qui constitue la question de l'être, eh bien c’est évidemment une question d’ordre de grandeur, ou un changement d’échelle, disons plutôt. A ceci près que, en physique, le changement d’ordre de grandeur, c’est un changement dans ce qui existe. On change d’échelle dans l’existence, au sens newtonien du mot exister, c’est-à-dire être dans l’espace et dans le temps, tandis que là, c’est un passage de ce qui existe à ce qui consiste. Je parle dans mon propre vocabulaire. Cette question-là, de la consistance, c’est un certain rapport à la protention qui le constitue. Et précisément, c’est ce que tout à l’heure j’appelais, dans la langue de Heidegger, l'être-pour-la-mort. Mais chez Heidegger, l'être-pour-la-mort, c’est ce qui se concrétise, s’actualise et se manifeste à travers ce qu’il appelle l’Entschlossenheit, la résolution. La résolution ou la question de la protention ouvre en fait à la question de ce que dans le langage traditionnel de la philosophie de la métaphysique on appellera la volonté ou la liberté. Grande question également qu’on trouve chez Nietzsche bien entendu, la question de la volonté. Pour ma part, en essayant de lire Heidegger à travers tout cela, j’essaie de poser la question de la protention et de l’archiprotention de Heidegger à partir d’un concept qui a été fortement élaboré par Yuk Hui dans un livre qui paraîtra à la fin de cette année, qui s’appelle De l’existence des objets numériqueshttps://library.memoryoftheworld.org/#/book/a38c6e7b-51b9-44c0-9062-01246e580b47↩︎. Ça sera publié chez Minnesota Press. Il a développé le concept de protention tertiaire. Et je pense que j’essaierai de vous montrer, si j’en ai le temps, parce que le temps passe très vite, je m’aperçois. J’essaierai de vous montrer qu’aujourd’hui, à l’époque de l’anthropocène, il faut polariser l’anthropocène pour y produire la volonté du néguanthropocène. Cette question de la volonté du néguanthropocène qu’un derridien basique trouvera complètement ridicule et grotesque, considérera que la question de la volonté a été liquidée depuis très longtemps par la déconstruction - ça veut dire qu’il n’aura absolument rien compris la déconstruction d’ailleurs - la question de la volonté doit être, après la déconstruction, reposée dans d’autres termes. Et elle doit être posée à travers la question des protentions tertiaires qui permettent de produire de la volonté où la volonté n’est plus une fonction du sujet, simplement, mais une réalité néguentropologique qui pose le problème de la liberté à l’intérieur de l’organologique et du pharmacologique. Quand je parle de liberté, j’emploie le mot aussi au sens de Schelling dans son système de la liberté. Mais ça, j’y reviendrai plus tard. Alors, tout cela ayant été dit, les enjeux sont alors de repenser ce que j’appelais tout à l’heure l’idiotexte, comme étant le jeu de flux et de grandeur au sens de Prigogine et de Stengers comme constituant un processus irréversible au sens de Prigogine, c’est-à-dire constituant une temporalité, qui est aussi le cas du Dasein chez Heidegger, comme étant une protention de la fin, et pas simplement de la fin du Dasein lui-même mais de la fin de l'univers. Je ne sais pas si vous vous rendez compte d’ailleurs de ce que signifie la portée des conséquences de Clausius et de Boltzmann qui, par ailleurs, a été finalement confirmé par Hubble, l’astrophysicien, qui a montré dans les années 30 que l 'univers est en expansion et en augmentation de son désordre et de son entropie. C’est aujourd’hui une donnée physique primordiale, fondamentale de la cosmologie contemporaine et de l’astrophysique. Je ne sais pas si vous vous rendez compte ce que ça veut dire, en termes de changement de cadre de pensée que l 'univers s’achemine vers sa fin, pas simplement sur la Terre. C’est quelque chose de colossal. Penser dans un tel contexte est extrêmement difficile. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce contexte-là que je vous dis, le problème de la protention de la fin n’est plus simplement l'être pour la fin de Heidegger, c’est-à-dire « le Dasein est mortel et il finira par disparaître, mais après lui, il y aura d’autres vivants ou d’autres êtres humains ». Non, là, c’est la fin de l'univers et avant la fin de l'univers, la fin de la biosphère, dont on nous dit en plus que d’ici à 35 ans, elle deviendrait irréversible. C’est ce que disait un article du journal Libération dont je vous reparlerai bientôt. Ça fait réfléchir quand même. A moins que ça n’empêche de réfléchir, que ça produise une telle tétanisation de la pensée qu’il ne soit plus possible de penser. Puisque ça nous confronte à un problème de limite au sens de Wittgenstein. Bon, on y reviendra. En passant, je vous le dis, c’est pour ceux qui ont suivi le séminaire des années passées, que la question de la protention dans ce sens-là réactive les questions de traumatypes et de stéréotypes. Je ne crois pas que j’aurai le temps d’en parler dans mes interventions, mais je vous le dis pour ceux que ça intéresse, qui ont suivi ces sujets. Et d’autre part, et ça, ça vous est évidemment bien apparu depuis le début de mon propos, tout ça nous projette dans une dimension et des questions cosmologiques. C’est-à-dire que tout à coup, les problèmes d’organologie générale deviennent des problèmes de cosmologie où dans le cosmos se pose la question d’un néguanthropos, c’est-à-dire un mouvement de lutte contre l’entropie qu’est le cosmos, qui pose donc des problèmes d’être néguanthropique en ce sens-là et où le soin, parce que depuis des années j’appelle le soin, Sorge chez Heidegger, care chez quelques américains, c’est ce qui lutte contre l’anthropie en ce sens-là. J’emploie le mot anthropie là tel que les géographes l’emploient. Parce que ce mot-là d’anthropie, ce n’est pas moi qui l’ai fabriqué, c’est la géographie. Il y a des spécialistes de ce qu’on appelle les milieux anthropisés, par exemple les gens qui étudient les côtes, qui parlent d’anthropie et d’anthropisation dans ce sens-là, sachant que cette anthropisation est toujours à la fois productrice d’une néguentropie puisqu’elle construit, elle bâtit, elle organise et d’entropie. Je vous signale évidemment en passant que, vous le savez mais je le précise quand même, que toute production néguentropique a toujours un coût entropique. Il n 'y a jamais de production de pure néguentropie, ça n’existe pas. Parce que rien ne se perd et rien ne se crée, A partir du moment où je produis de la néguentropie et que je mobilise de l’énergie, je la prends ailleurs où je produis de l’entropie. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête, qui pose de très grands problèmes d’ailleurs et par rapport à quoi il faut essayer de clarifier ses idées. C’est ce que je ferai dans la prochaine séance en discutant avec Lévi-Strauss à nouveau. De ce point de vue cosmologique, où on pose le problème de l’entropique et du néguentropique dans ces sens-là, de ce point de vue cosmologique, le savoir et la science, au sens de l’épistémè et dans l’ère technoscientifique, c’est-à-dire dans une ère où le savoir est devenu technologique, c’est-à-dire transformateur du monde, la question du savoir dans un tel contexte c’est le problème du soin. Et c’est le problème d’un soin qui non seulement connaît la vérité, ce qu’on appelle le savoir scientifique en principe connaît la vérité, mais c’est ce qui pense la vérité comme celle du soin. Et d’un soin qui peut toujours, tout en étant vrai, donc dans le vrai, donc produit par la science, toujours ce soin peut se retourner en manque de soin, en incurie, en incuriosité, en négligence, finalement en destruction, en entropie. J’insiste ici sur quelque chose sur quoi j’avais déjà insisté dans un livre, je ne me souviens plus lequel c’est d’ailleurs, j’avais cité en exergue de ce livre, c’est qu’une des dernières paroles de Socrate c’est « ne soyez pas négligents, ne soyez pas dans l’incurie » et il dit ça au moment où il avale le pharmakon, c’est-à-dire la ciguë. Je pense que Socrate est un tragique, un penseur du pharmakon, y compris du poison qu’il avale au moment où il le boit. Son souci, c’est le soin. Comment prendre soin dans un monde pharmacologique ? Pour nous aujourd’hui, ces questions se posent en termes d’entropie et de néguentropie. Il y a eu une mathématisation, une quantification, une formalisation de toutes ces questions à l’échelle cosmologique et nous ne devons absolument pas nous priver de nous emparer de cette formalisation. C’est absolument fondamental. Ce n’est que comme ça que nous arriverons à discuter sérieusement avec des scientifiques, avec des ingénieurs, etc. Si j’avais eu du temps, mais je ne l’ai pas, je vous aurais indiqué le rôle que von Bertalanffy a joué dans la conception par Bertrand Gille, comme chez Simondon d’ailleurs, de la notion de système technique. Je n’ai pas le temps de le faire, mais je vous renvoie à ce texte que vous trouverez en ligne. C’est très facile d’y accéderhttps://classiques.uqam.ca/contemporains/Gille_Bertrand/Notion_systeme_technique/Notion_systeme_techniques_texte.html↩︎. La notion de système technique et cette épistémologie technique par Bertrand Gille. Et ça commence comme ça : « Si on voulait analyser les idées à la mode et les mots en vogue, on retrouverait en tête de liste le mot système. Ludwig von Bertalanffy, théorie générale des systèmes 1968 ». Il y a dans ce même ouvrage d’autres idées intéressantes. etc. C’est par là que Bertrand Gille introduit le concept de système technique. En arrière-plan de ce que je proposerais au cours de ce séminaire, il y aura toujours, outre les questions que vient d’évoquer, Franck Bertalanffy, la Nouvelle Alliance, la lecture de la Nouvelle Alliance, que je ne ferai pas en tant que telle parce qu’on n’aura pas le temps, ça prendrait beaucoup de temps, et puis des considérations sur le livre que Prigogine a publié il y a une dizaine d’années, peu de temps avant de mourir, qui s’appelle La fin des certitudes. Comme je vous l’ai dit, cette lecture que je proposerai de la Nouvelle Alliance est une critique, c’est-à-dire que j’essaierai de montrer qu’ils ne prennent pas en compte la question organologique et donc ça limite leurs propos, mais ça ne veut pas dire que ça l’invalide bien, au contraire. Un autre aspect qui limite leurs propos, à mon avis, c’est qu’ils ignorent Simondon. Il n 'y a pas une ligne sur Simondon, alors que ce dont ils parlent dans ce livre est extrêmement proche des questions de Simondon. C’est tout simplement parce qu’à mon avis, ils ne le connaissent pas. Ça explique peut-être d’ailleurs l’agressivité qu’avait développée Isabelle Stengers contre Simondon dans un colloque à Saint-Etienne, il y a une quinzaine d’années, qui avait surpris tout le monde. Où elle disait, mais pas du tout, la métastabilité, il n’a rien compris. C’était assez bizarre comme position et assez injuste. Derrière la question de Stengers et Prigogine, et avec les questions d’Atlan et d’Edgar Morin, il y a la question que je voudrais inscrire ici, au cœur de mon propos et au cœur de la question du néguanthropocène et de la néguanthropologie, à savoir la différence entre le devenir et l’avenir. Différence que Prigogine et Stengers négligent totalement quand ils posent la question des temps, Prigogine pose cette question dans son dernier livre très fortement et d’une manière extrêmement excitante et à mon avis très nécessaire. Néanmoins, ils ignorent totalement que la question de l’avenir n’est justement pas la question du devenir. Le devenir, c’est l’entropie. L’avenir, c’est la néguentropie. Heidegger le néglige tout autant qu’eux. Nietzsche également, puisque Nietzsche dit toujours le devenir contre l'être. Mais ce n’est pas le sujet. Le problème, ce n’est pas le devenir contre l'être, c’est l’avenir contre le devenir. C’est pour ça que Nietzsche patauge avec la thermodynamique et que son éternel retour est une espèce d’illustration de ce marécage. Je soutiens que si Stengers et Prigogine ignorent cette différence entre le devenir et l’avenir, c’est précisément parce qu’ils ignorent la question organologique et donc la condition pharmacologique, la question organologique et pharmacologique de la science elle-même. La science elle-même peut parfaitement produire de l’entropie et de la néguentropie. La science est, à mon avis, dans son essence néguentropique, mais la science, en tant qu’elle est une technoscience, en tant qu’elle produit des effets, par exemple la machine à vapeur, produit de l’entropie. Et donc il y a une question d’une pharmacologie de la science qui est la grande question du XXIe siècle. C’est la grande question de l’anthropocène. Comment faire en sorte que la science, aujourd’hui, et comme technoscience, produise de la pharmacologie positive. Pour le moment, aux yeux de la population, de l’opinion publique, la science est devenue surtout productrice d’entropie et c’est extrêmement dangereux. Toutes les grandes régressions politiques ou théologiques vers lesquelles nous nous acheminons procèdent de cela. Les régressions politiques type Front National, c’est une pharmacosophie qui prend un bouc émissaire pour payer le prix des conneries qui sont faites par la science ou la technoscience, c’est-à-dire ce qu’on appelle le développement, au sens de Jean-François Lyotard, et les régressions religieuses de type intégriste, et il n’a pas que dans l’islam, ce sont des régressions qui brandissent le diable comme étant la cause de tout cela, le diable du scientifique, le diable qui se cache derrière le scientifique, question qui est très ancienne, qu’on trouve au tout début du christianisme et même dans la Bible. Donc, d’une certaine manière, le serpent, c’est ça, le serpent du péché originel, c’est la science, c’est la connaissance. Donc, ce sont des questions extrêmement fondatrices de l’occident, pas seulement de l’occident, bien sûr. Nous avons à faire ici aux plus profondes questions de l’anthropos ou du néguanthropos. C’est ça que j’appellerais donc les questions d’anthropologie et de néguanthropologie.

Après notre approche critique de l’anthropologie comme science de l’homme à travers Les métamorphoses de la parenté de Maurice Godelier, cette année donc, je vais aller vers une conclusion, J’en ai plus pour très longtemps, encore 10 minutes. Nous étudierons la possibilité d’une néguanthropologie, mais nous le ferons dans un contexte bien particulier qui est celui de l’extrême automatisation dont ce que l’on appelle les Big data et la Science des data, c’est-à-dire la science purement computationnelle où il n 'y a plus d’incalculables, sont l’aboutissement contemporain de l’anthropocène. Ce que je soutiens c’est que l’anthropocène aujourd’hui, en 2015, est entrée, et je dis bien aujourd’hui en 2015 parce que c’est depuis 2015 véritablement que la question est venue au cœur de toute stratégie industrielle, politique, militaire - tout à l’heure, j’étais avec des gens de l’armée avec qui je parlais de ces questions, c’est vraiment au cœur de leurs préoccupations maintenant. C’est maintenant que l’anthropocène devient purement computationnelle, c’est-à-dire, à mon avis, purement entropique, avec un e. C’est extrêmement dangereux. À ce point, la possibilité factuelle de ce que Chris Anderson a appelé la fin de la théorie, c’est ce que nous devons appréhender comme le fait d’un devenir entropique du savoir lorsqu’il est automatisé, lorsque le savoir devient purement automatique, en fait il n’est plus du tout du savoir, il est devenu de l’information qui fonctionne en boucle et il détruit le savoir formel et le savoir conceptuel, tout comme il a détruit les savoir-vivre et les savoir-faire sachant que, comme j’ai déjà dit, le savoir conceptuel et formel dit rationnel est une activité et une fonction néguentropique. Et je prends le mot « fonction » au sens de Whitehead dans ce livre-là. Je vous recommande de lire ce livre. C’est vraiment un livre extrêmement important et en plus très lisible à ladifférence de la plupart des textes de Whitehead. Le savoir rationnel, c’est ce qui consiste à redresser les faits cosmiques. C’est comme ça en tout cas que je lis Whitehead. Au nom d’un droit, Et ce droit excipe, revendique une exception, comme on dit en droit, excipe ça veut dire revendiquer une exception. Il excipe d’une différance avec un a, au sens de Derrida, une différance de la loi du devenir. Une différance de la loi du devenir, ça veut dire je diffère l’exécution de la loi du devenir, sine die, je sursoie à l’exécution d’une peine, par exemple. C’est comme ça qu’on donne un sursis, etc. J’inscris un sursis à l’intérieur de la loi du devenir et je la transforme, cette loi du devenir qui est un pôle, le pôle négatif, en une loi de l’avenir, ce que je vais appeler un pôle positif de la néguanthropologie et de la pharmacologie. Cette loi constitue ce que je vais appeler un droit néguentropique qui est aussi un devoir. On retrouve ici des très vieilles questions de la philosophie et ça fait que je définirais ici la rais on, logos, et le droit, nomos, comme des redresseurs, non pas des redresseurs de tort au sens moral, mais des redresseurs au sens où on redresse un courant électrique, précisément à travers une diode, ce qu’on appelle un semi-conducteur, qui permet de transformer un courant alternatif en un courant continu. Ça c’est la fonction de base de l’électronique, ce que je vous montre là. Il se trouve que cette fonction de base de l’électronique, vous savez que l’électronique a énormément inspiré les réflexions de Gilbert Simondon, parce que Gilbert Simondon c’est d’abord quelqu’un qui réfléchit sur les tubes électroniques, pas seulement ça bien entendu, mais c’est extrêmement important dans sa réflexion. Les tubes électroniques, eux -mêmes, ont conduit à travers le silicium, à la théorie cybernétique, à la concrétisation de la cybernétique à travers les semi-conducteurs, puis au numérique, etc. Nous nous retrouvons exactement dans ce que nous disions tout à l’heure. Cela doit être repris dans une approche néguanthropologique qui permet de poser à nouveaux frais la question du fait et du droit, et du droit à redresser les faits au nom du droit. Je vous dis en passant ici que c’est une manière que j’ai de répondre à des questions que pose Antoinette Rouvroy en termes de droit, ce que je suis en train de dire là, et dans son rapport à ce qu’elle appelle la gouvernementalité algorithmique. Lorsque je transforme, avec un redresseur de ce type-là, un courant alternatif en un courant continu, je repolarise quelque chose qui avait perdu sa polarité. En passant, je vous signale que diode, ça fait penser à dyade. La dyade, ça joue un rôle extrêmement important chez Gilbert Simondon, la dyade indéterminée, qui constitue les polarités notamment de ce qu’il appelle la tentation et que c’est aussi un des grands concepts de Platon, la dyade indéfinie. C’est très très important. Donc ça n’est qu’une analogie, la diode n’est pas une dyade. N’empêche que la diode, en polarisant un courant alternatif, crée une sorte de dyade. C’est très important de noter cela. Et ce n’est pas par hasard que Simondon a étudié les tubes électroniques et les semi-conducteurs et a parlé de la dyade si abondamment. Alors ici, il est évidemment fondamental de poser que le droit, ça n’est plus ce qui se recommande de la loi de l 'univers, ce qui a été le cas depuis les Grecs. Le nomos revendiquait de l'être, c’est-à-dire de la physis, comme l’a très bien montré Heidegger. C’est au contraire ce qui excipe d’une exception dans la loi de l 'univers. Tel que dans un courant qui s 'écoule irréversiblement, et irréversiblement ça veut dire dans une entropie irrépressible eh bien il est possible de former des tourbillons locaux, temporaires dans une différance avec un a qui remonte le courant. Comme cecihttps://www.futura-sciences.com/sciences/photos/astronautique-images-satellite-terre-vue-espace-554/astronautique-allee-tourbillons-karman-dessus-madere-iles-canaries-8709/↩︎. Là vous voyez des tourbillons en mécanique des fluides où vous voyez que le courant qui s'écoule dans un sens irréversible, il produit son contraire. Il reverse, il se renverse et ça ce sont des structures dissipatives. Et c’est ça qui fait que Prigogine dit à partir du désordre dans certaines conditions avec des fluctuations à certaines grandeurs, on peut provoquer de l’ordre. J’ai toujours dans mes cours présenté la théorie de l’individuation et de la métastabilité en particulier, en me référant aux tourbillons de la rivière qui s’appelle le Cher, à 3 km de laquelle je donnais ces cours. Et puis je me suis souvent aussi, outre que je me rapportais aux tourbillons du Cher pour expliquer ce que c’est qu’un tourbillon noétique ou organologique ou d’une individuation collective, c’est-à-dire que je dis maintenant néguanthropologique et pharmacologique. J’ai aussi toujours dit qu’on pouvait remonter un courant que j’appréhende depuis fort longtemps comme un poisson volant. Vous avez remarqué, c’est étonnant ce poisson volant. On croirait qu’il fait des tourbillons de Bénard dans l’eau. Ça ressemble beaucoup à ce que je vous montrais tout à fait au début, que c’est des tourbillons de Bénard. J’en ai une autre photo, mais elle est moins belle que celle-là, où vraiment on pourrait faire la confusion. Qu’est-ce que c’est qu’un poisson volant qui sort de l’eau, mais il remonte le courant ? Mais il y retombe, tout comme le tourbillon se boucle d’ailleurs. Il y retombe sans arrêt. Et donc cette néguentropie, si vous voulez, cette négation, cette lutte contre l’entropie, elle est vouée à toujours y retourner dans l’entropie. Elle ne peut jamais y échapper. C’est ce que Lévi-Strauss n’accepte pas, et j’y reviendrai. Et ce que j’ai essayé de vous montrer aussi, c’est que la seule manière de lutter contre l’entropie, pour essayer d’intensifier, comme disait Gille Deleuze, au maximum la néguentropie, c’est de remonter aux sources. Remonter aux sources, sachant que cette remontée aux sources est elle-même temporaire, c’est-à-dire intermittente, au sens de Aristote. Et le premier à dire ça, ce n’est pas Aristote, c’est Socrate, au tout début de Protagoras, où il cite Pindare disant Dieu seul peut jouir du privilège d’être toujours, non pas dans la néguentropie bien entendu, mais dans l’acte. Il se trouve qu’un acte c’est un processus néguentropique, sinon ce ne serait pas un acte. C’est la production d’une bifurcation, c’est pour ça qu’on appelle ça un acte. La conséquence de tout ce que je viens de vous dire, c’est que la temporalité émerge toujours par la différenciation de l’avenir dans le devenir, et toujours par intermittence. Et que ça, ça incite à relire Heidegger, Nietzsche, un certain nombre d’autres, Derrida, mais aussi Deleuze, mais aussi beaucoup d’autres, sous cet angle. Je vois qu’il est tard. Je vais peut-être m’arrêter là. Je n’ai pas tout à fait fini, mais tant pis. Je reprendrai dans 15 jours la suite pour qu’on ait le temps de discuter un peu. Voilà.

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