Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015

Séance 3

Séance 3

Questions d’entropologie et de néguanthropologie

Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, « Séance 3 », dans Michel Blanchut, Victor Chaix (dir.), Le séminaire Pharmakon en hypertexte : 2015 (édition augmentée), Laboratoire sur les écritures numériques, Montréal, 2025, isbn : , https://pharmakon.epokhe.world/seminaire-hypertexte/2015/seance3.html.
version 0, 20/12/2025
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Il est prêt, donc nous allons pouvoir commencer. Je vous signale, j’en suis assez content et fier, que nos amis d’Equateur ne sont pas avec nous aujourd’hui, parce qu’ils donnent leur première conférence à l’université de Ya Chai, devant leurs collègues, leurs nouveaux collègues. Donc voilà, on leur souhaite bonne chance et bonne conférence. Je vais faire une reprise, comme je fais toujours en fait, des séminaires précédents, une réinterprétation des deux premières séances. Comme vous l’avez en mémoire sans doute, j’espère, l'objet de ce séminaire c’est de reprendre la question de l’organologie générale du point de vue de ce que j’appelle donc maintenant une néguanthropologie, où les processus d’individuation psychique, collectif et technique apparaissent constituer, ça c’est vraiment nouveau, enfin vraiment nouveau, je crois que c’est vraiment nouveau, des structures dissipatives. Je dois dire en passant d’ailleurs que, en m’inscrivant sous ce concept d'Ilya Prigogine, je tiens à préciser, j’espère que j’aurai le temps de faire une séance que j’ai beaucoup préparée, peut-être qu’on la fera pendant l’académie d’été, sur Edgar Morin et les structures dissipatives. Mais je dois dire que je ne suis pas du tout d’accord avec les généralisations que fait Edgar Morin lorsqu’il se réapproprie les structures dissipatives d'Ilya Prigogine. Je tiens à le préciser pour que les gens ne croient pas que je vais répéter Edgar Morin. Je tiens à le dire tout de suite, mais j’essaierai d’y revenir en détail. Je parle d'Edgar Morin, du livre qui s’appelle La nature de la nature, qui est le premier de sa série de trois livres. Donc, il s’agit d’analyser ces processus comme des structures dissipatives qui sont de trois types différents, disais-je, physique, collectif et technique, en relation transductive les unes avec les autres. Deuxièmement, il s’agit d’appréhender les rapports entropie et néguentropie du point de vue d’une organologie générale c’est-à-dire au-delà de la théorie de l’information. Précisément, d’ailleurs, le problème de Morin, c’est qu’il est enfermé dans... Même s’il critique lui-même cette théorie de l’information, à mon avis, il ne se donne pas les moyens de fonder sa critique. Troisièmement, il s’agit de poser la question de la protention du point de vue du néguanthropocène. Pourquoi parler de la protention ? Eh bien, parce que si nous vivons maintenant avec une épée de Damoclès au-dessus de notre tête, de terriens, qui est par exemple la catastrophe du changement climatique de 5 à 6 degrés d’ici à 50 ou 100 ans, qui rend la vie invivable pour les humains, en tout cas sur la Terre, c’est une protention que nous partageons tous. Vous pouvez aller partout dans le monde, en Chine, j’en ai beaucoup parlé, vous pouvez aller en Arabie saoudite, chez les Eskimos, qui sont très concernés d’ailleurs, ou n'importe où ailleurs, au cœur de l’Amazonie. Tout le monde vit avec cette protention négative dans la tête. Donc il s’agit d’étudier la protention du néguanthropocène et de l’anthropocène spécifiquement. Il s’agit aussi d’étudier la question de la protention dans la perspective de la nécessité impérative de construire une volonté du néguanthropocène. Et ça, ça suppose de revenir en détail, et j’espère aussi consacrer une séance à cela, dans les trois qui me restent, suffisamment développée, après la critique de la métaphysique de la volonté telle que l’ont développée pratiquement tous les philosophes français d’après la Deuxième Guerre mondiale. Enfin, en tout cas, pas tous, parce que ce n’est pas le cas de Sartre ou de gens comme ça, mais en tout cas, disons, de ce qu’on appelle les poststructuralistes. Et je pense qu’on ne peut pas en rester à cela, qu’il faut reposer la question de la volonté, évidemment, ce qui ne veut évidemment pas dire pour autant régresser dans une position pré -poststructuraliste, il suffit de dire, de la question de la volonté. Et ça, ça suppose de revenir à Heidegger. Ça suppose aussi de confronter Heidegger à la question de l’entropie et de la néguentropie, ce qu’il n’a pas fait. Ça suppose de revisiter la différance avec a de Derrida, aussi dans ces perspectives-là parce que Derrida non plus n’a pas confronté la différance avec a à l’entropie, à la néguentropie. Derrida a suivi Heidegger sur ce point, très largement. Ça suppose d’autre part de distinguer de manière absolument, je ne sais pas comment dire, pas essentielle, je ne sais pas si je dois dire fondamentale, en tout cas structurelle, disons, devenir et avenir. Et ça suppose, là on rabâche des choses que j’ai dites précédemment, je résume vraiment, d’appréhender le savoir rationnel, d’abord de revendiquer la rationalité, d’appréhender le savoir rationnel comme redresseur de devenir, c’est-à-dire producteur de bifurcation, c’est-à-dire producteur d’avenir, en sachant que, dans tous les cas, l’avenir retombe toujours dans le devenir. Nous sommes des poissons volants et des saumons, tout ça constituant des boucles, des intermittences. Le savoir, ai-je dis aussi, est néguanthropologique, c’est-à-dire qu’il est par essence néguentropique. Une structure de savoir, c’est une structure qui produit de la néguentropie, qui lutte contre l’entropie, contre sa propre entropie. Mais il est aussi néguanthropologique au sens où il est un rapport à l’anthropos qui est néguentropique précisément et qui constitue donc ce que j’appelle un néguanthropos. Et ce qui constitue le néguanthropos comme néguanthropos, c’est son savoir. Ça veut dire que ce contre quoi on doit lutter d’un point de vue néguanthropologique, c’est la prolétarisation. C’est donc un projet à la fois épistémologique, politique et économique. La perte de savoir, c’est ce qui destitue le néguanthropos, tandis que le savoir, c’est ce qui le constitue, et qui suppose aussi que le néguanthropos institue le savoir. La crise digitale que nous vivons, plus qu'une crise, comme disait Derrida, j’ai parfois cité cette formule, reconfigure les savoirs en totalité. Et donc c’est pour cette raison que le savoir aussi, pas seulement parce qu’il est le savoir de l’anthropocène, dans l’anthropocène, qui se vit comme une perte de savoir d’ailleurs, mais c’est aussi parce que dans l’anthropocène, au stade actuel de l’anthropocène, c’est le digital qui constitue, on pourrait dire, l’accélérateur de l’anthropocène, de l’anthropisation. Et dans ce contexte-là, les savoirs sont intégralement reconfigurés et radicalement menacés. C’est ce que j’essaye de montrer dans La Société Automatique, déjà dans le premier volume, mais que je développerai surtout dans le deuxième volume, en essayant d’affirmer « une volonté de savoir », si je puis dire. Voilà quelqu'un dont je n’ai pas parlé, Michel Foucault, dont il faudrait parler quant à la question de la volonté, mais je ne le ferai pas ici parce que je n’ai jamais lu sérieusement ce livre. Ce que je crois, c’est que dans ce contexte de la crise digitale des savoirs, nous sommes amenés au moment de la remontée à la source. C’est pour ça que j’ai affiché ce saumon. On le voit le saumon là ? Nous sommes dans le moment d’une remontée à la source d’une boucle. Et remonter à la source, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire reconsidération d’une bifurcation initiale que cette structure diagrammatique a pour ambition de penser. Comment s’est configurée cette structure ? Je dois dire d’ailleurs, puisque je parlais d'Edgar Morin tout à l’heure, qu’il y a chez Edgar Morin des ambitions un peu délirantes qui ressemblent aux miennes. Dans la fin, presque à la fin de La nature de la nature, Morin n’a pas peur d'essayer de conceptualiser comment, depuis l’inerte, l’inorganique, le minéral, le sidéral, est sorti de la soupe originaire, comme on dit, les probiotiques, les êtres probiotiques, les premiers éléments qui ont conduit aux vivants. Et j’admire ça, moi, j’aime beaucoup que des philosophes ou des penseurs se risquent à ce genre de choses. Mais en même temps, je ne suis pas convaincu par ce qu’il ne dit, en tout cas, pas tellement sur cet aspect-là, sur cet aspect-là d’ailleurs, mais sur la suite. Quoi qu’il en soit, quand je dis remonter à la boucle initiale, évidemment, il s’agit aussi de ce dont parle Morin. Pour, je rappelle des points de méthode, qui sont vieux maintenant pour moi, pour pouvoir faire une telle remontée, il faut sortir du milieu actuel. Sortir du milieu actuel, ça veut dire sortir du milieu digital, comme le fait ce poisson volant. Essayer non pas de s’extraire du milieu digital ou de l’oublier, mais de le prendre en vue dans son ensemble et à ses sources qui ne sont pas digitales et précisément pour réinscrire ce qui se passe aujourd’hui dans les boucles les plus récentes du digital de notre époque qui sont digitales, et le réinscrire dans une longue série de bifurcations. Le milieu digital, ce qu’on appelle comme ça, c’est ce qu’on appelle aussi l’information. J’ai ouvert une discussion il y a un peu plus d’un an maintenant avec Yuk Hui et Simondon, et un petit peu avec Jean-Hugues Barthélemy, sur le statut de l’information, qui joue un rôle, comme chez Morin, comme chez Atlan, comme chez tous ces gens-là, très important chez Simondon, et en posant que le savoir n’est pas l’information et que c’est la confusion des deux qui conduit à la prolétarisation. Si je le dis et le répète, c’est parce que, je l’ai déjà dit dans la session précédente, mais j'y insiste beaucoup, parce que c’est l’objet d’un grand débat avec Simondon et simondonien, qui, à mon avis, reste venir et dont j’espère que l’académie d’été va permettre d’ailleurs de s'y appesantir, de s'y enfoncer même. Alors, ce que nous appelons ici à l’IRI comme à Ars Industrialis et à Pharmakon, les Digital Studies, ça désigne l’étude de la néguanthropologie comme étude des savoirs dans un rapport toujours instable entre entropie et néguentropie et où le savoir doit toujours effectuer des remontées aux sources, sans arrêt. Anamnésique, c’est ça que désigne l’anamnèse. Je ne dis pas que c’est ce que Socrate a en tête lorsqu’il parle pour la première fois de l’anamnèse. Je n’en sais rien, à vrai dire. Mais en tout cas, c’est ce que j’ai en tête quand je le lis, lui. Donc les Digital Studies, c’est ce parcours-là, c’est cette considération des savoirs-là qui remonte toujours aux sources mais en passant, c’est ça qui s’appelle Digital Studies et au sens où Franck Cormerais a parlé d’études numériques, l'étude du rôle des doigts et pas simplement des binary digits, donc de la main et donc de l’origine de la bifurcation. Parce que c’est ça l’origine de la bifurcation. La bifurcation originelle, c’est la main qui se débarrasse de sa responsabilité motrice et qui s’embarrasse de sa responsabilité fabricatrice, c’est-à-dire du pharmakon. C’est la main du pharmacien, qui à l'époque n 'était même pas encore un chaman. Les Digital Studies, donc, c’est l'étude du savoir et de la néguentropie sous cet angle-là, en intégrant la question des supports appréhendés comme rétention tertiaire. Et donc l’histoire de... Les Digital Studies appréhendaient le numérique depuis l’origine de la bifurcation. C’est pratiquer les digital studies en tant qu’elles cherchent à appréhender toute l’histoire des savoirs, à partir de la question des supports. Sachant que parler de rétention tertiaire, comme je le fais en dialogue toujours avec Husserl et indirectement forcément avec Jacques Derrida, la question de la rétention tertiaire qui est faite par la main fabricatrice, c’est donc forcément la question du faire, disais-je l’autre fois. Mais je dirais que ce n’est pas simplement la question du faire, c’est plus précisément la question de faire la différance avec un a. Et ça c’est la question que Derrida n’a pas réussi à poser. Il n’a pas réussi à poser la question de savoir comment faire la différance, en passant par la rétention tertiaire, selon moi et comment lutter contre ce qui permet de faire l’indifférance. Car faire l’indifférance, ça s’appelle la prolétarisation. Et ça ne commence pas avec les ouvriers manuels et artisans transformés en prolétaires que décrivent Adam Smith et Marx. Mais ça commence bien avant Socrate lui-même qui parle déjà de faire l’indifférence. Parce que quand Socrate s’en prend aux sophistes et qu’il engueule les jeunes athéniens de les écouter, il leur dit arrêtez de faire l’indifférence. Il ne leur dit évidemment pas cela mais c’est bien de ça dont il s’agit. Socrate accuse les sophistes de faire l’indifférence. Je pense aussi que d’une manière ou d’une autre, Marx accuse le capital de faire l’indifférance, d’une manière ou d’une autre. Alors, tout ça nous l’inscrivons dans le contexte de l’anthropocène et c’est ce qui me conduit à dire que L'événement anthropocène, dont Bonneuil et Fressoz ont construit la pensée, l’analyse, l’histoire, magnifique, Je ne sais pas si vous avez eu le temps de lire encore le bouquin, mais je vous recommande de le lire. Je ne suis pas sûr qu’ils viendront à Épineuil. Peut-être. Je ne suis pas encore sûr qu’ils ne viendront pas. Enfin, il y en a un dont je sais qu’il ne pourra pas venir. Je crois qu’ils seront présents en vidéo. Nous ferons comme nous avions fait l’année passée avec Paul-Émile lorsque nous avions invité Barbara Glowczewski, elle ne pouvait pas venir. Nous ferons avec eux, je pense, un entretien en vidéo. Alors, à la différence de ce qui s'était passé avec Barbara Glowczewski, on lui avait demandé de parler du Dreaming, disons, de tout ce qu’elle sait en très peu de temps, des pratiques du temps du rêve chez les Australiens aborigènes. Là, ça sera un peu différent, on ne va pas demander à Bonneuil et Fressoz de résumer leur bouquin, ça n’a aucun intérêt, mais je vais essayer d 'ouvrir une discussion avec eux, un dialogue, une confrontation, parce qu’il y a des points de désaccord pour moi dans leur livre, et je voudrais en discuter avec eux et que cette discussion soit présente dans le dossier de l’académie d’été pour que nous puissions verser ça au dossier. Ce que je dis à propos de l’événement Anthropocène, que je crois qu’ils ne disent pas, c’est que l’événement Anthropocène, c’est l’événement thermodynamique. Et quand je dis que je ne crois qu’ils ne le lisent pas, c’est que je crois qu’ils ne prennent pas vraiment la mesure de ce que représente la thermodynamique du point de vue absolument révolutionnaire de Carnot, que Carnot instaure avec son analyse de la machine à vapeur. L’événement Anthropocène, c’est un événement épistémologique, de toute première grandeur, qui est de la portée de ce qui se passe en Grèce au VIIe siècle avant Jésus -Christ. C’est quelque chose de ce type-là. Parce que se passe -t -il en Grèce au VIIe siècle avant Jésus-Christ ? Il se passe que la question du cosmos se pose en tant que telle. Bien entendu qu’elle se pose aussi ailleurs. La question du cosmos se pose partout d’ailleurs, dans toutes les sociétés humaines. Il y a une cardinalité, une calendarité dans toutes les sociétés humaines, symboliquement constituées, qui constituent un cosmos. Mais le cosmos en tant que cosmos, ceux qu’on appelle les physiologues, ceux qui parlent de la physis, c’est ça la constitution du cosmos, ça commence au 7e siècle avant Jésus -Christ. Et c’est un événement, évidemment, absolument colossal, qui se passe sur la côte anatolienne en face de Patmos, dans un petit coin paumé. Absolument, voilà, c’est hallucinant de penser cela. Eh bien, je pense que ce qui se passe avec Sadi Carnot en 1824 à Paris, c’est de la même portée. C’est plus un petit trou paumé sur la côte anatolienne, c’est dans une des capitales de l’Europe occidentale. Et ça va déclencher quelque chose dont je crois que nous n’avons absolument pas encore pris la mesure. Alors là, pour le coup, je pense que Prigogine pose vraiment le problème. Je ne suis pas suffisamment compétent et qualifié pour juger vraiment de la portée scientifique de ses énonciations, qui sont absolument révolutionnaires. Mais il y a une chose dont je suis absolument certain dans tous les cas, c’est qu’il pose une question révolutionnaire. Et je suis stupéfait de l’absence, finalement, de portage, si je puis dire, philosophique, épistémologique de tout cela. C’est incroyable. Pourquoi ? Eh bien parce que précisément nous sommes dans l’anthropocène et qu’on ne peut pas, au moment où nous vivons l’anthropocène comme un entropocène avec un e, on ne peut pas ne pas se retourner vers Sadi Carnot, vers Clausius, vers tous ces gens-là. Je ne vois personne qui se retourne vers eux, à part Prigogine. Prigogine et quelques autres, bien entendu. Et par exemple, si Morin a parlé de tout ça dans les années 70, il n’en dit absolument plus rien aujourd’hui, et je trouve ça même étrange. Alors, tout cela se combine, enfin, tout cela constitue par ailleurs, disais-je également, Et là j’aurais fini mon résumé, je fais de longs résumés de 20 minutes, mais tout cela se combine avec le fait que la machine à vapeur c’est aussi la machine-outil et que l’événement thermodynamique et la machine à vapeur c’est aussi l’événement du processus de grammatisation des gestes, c’est-à-dire la sortie de la grammatisation du logos et l’entrée dans la grammatisation du somatique, du soma, et aujourd’hui, maintenant au XXIe siècle, en passant par toutes sortes d’autres stades, grammatisation de la perception à travers les technologies d'enregistrement analogique, photographique, phonographique, cinématographique, etc. Je dis en passant d’ailleurs, je sais que Dan Ross n’est pas là et je sais qu’il n’entend pas bien le français, donc il a reçu le texte du séminaire, mais il n’entendra peut-être pas ce que je vais dire là. Mais par contre, je pense que Sarah et Paolo pourront le lui dire  : l’audiovisuel et les technologies analogiques d’individuels sont une technologie de grammatisation qui décompose en grains photographiques, en amplitude, etc. Ce n’est pas parce que c’est du continu en apparence que ce n’est pas de la grammatisation. Je ferme une parenthèse d’un débat que nous avons eu l’année dernière juste avant leur départ, au moment où je devais partir en Équateur, sur la question de la grammatisation et du cinéma. Je ferme cette parenthèse. Quoi qu’il en soit, l’avènement de la thermodynamique, c’est aussi l’avènement d’un un nouveau stade dans la grammatisation qui aujourd’hui, en passant par tout ce que je viens de dire, est arrivé à la grammatisation des systèmes sociaux, c’est-à-dire des relations sociales, c’est-à-dire en fait à la destruction des relations sociales par ce qu’on appelle les réseaux sociaux qui sont en réalité les Big data. Les réseaux sociaux, c’est l’habillage d’un dispositif. Ça n’a pas été fait comme ça délibérément d’ailleurs, personne n’a voulu dissimuler quelque chose, ça s’est fait comme cela, mais le résultat est là. Le résultat, c’est que les Big data sont aujourd’hui arrivés à un stade d’intégration quasiment total de la grammatisation qui nous conduit à un capitalisme absolument computationnel, purement computationnel. Quand je dis absolument computationnel, je veux dire par là qu’il a totalement éliminé le non calculable. Et nous arrivons là à un point d’accomplissement véritablement de deux discours, celui de Max Weber sur la sécularisation du capitalisme d'origine religieuse et qui est un point de bascule, à mon avis, chez Max Weber. Une énorme difficulté du capitalisme. Ce n’est pas une contradiction dialectique comme chez Marx, mais c’est quand même une énorme difficulté du capitalisme, l’effondrement de la fidélité dans le capitalisme et donc de la confiance. Et d’autre part, évidemment, je l’ai déjà dit souvent, l’accomplissement de ce que Nietzsche décrit comme étant le nihilisme. Le nihilisme, c’est le capitalisme, bien sûr. Alors, euh... j’ai terminé la semaine dernière en parlant de deux choses, d’une part, il y a deux semaines, de la question du détour. J’ai fait une critique de Claude Lévi -Strauss, donc je ne vais pas y revenir, en disant que ce que Lévi -Strauss n’arrivait absolument pas à comprendre, c 'était la question du détour, c’est-à-dire du désir, c’est-à-dire aussi du somptuaire, de tout ce que Georges Bataille a décrit dans La part maudite et que rappeler cela contre Lévi-Strauss, ça a des conséquences très importantes en termes de, par exemple, de dire qu’il faut penser le désir depuis la néguentropie et réciproquement. La néguentropie en tant qu’elle est une néguanthropologie, en tout cas, il faut la penser comme un désir. Donc le désir, c’est une question de néguanthropologie pure et je soutiens que Diotima dit cela dans Le banquet et que du coup la question du savoir passe par cette conception du désir comme tension néguentropique et néguanthropologique. Et d’autre part, j’avais terminé le séminaire en relisant un poème que j’avais déjà un tout petit peu commenté il y a quelques années à Epineuil, qui est Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui de Stéphane Mallarmé où j’avais essayé de vous proposer une lecture, si je puis dire néguanthropologique de ce très célèbre sonnet, l’un des plus beaux de toute l’histoire de la poésie. Alors je ne vais pas y revenir maintenant, mais je voudrais vous dire maintenant en revanche que cet été, durant une autre académie d’été, d’ailleurs, que celle d 'Epineuil et de pharmakon, une académie d’été qui se tiendra à Tournai après celle d'Epineuil, la semaine d’après, au cours des rencontres inattendues de la musique et de la philosophie auxquelles l’IRI est associée cette année à travers toutes sortes de travaux et d’autre part avec des musiciens et des philosophes que nous avons invités, puisque en gros l’IRI est invitée à Tournai dans le cadre de ce festival. Dans ce contexte-là, et à l’occasion d’ailleurs d’un spectacle qui sera présenté par Benoît Peters, qui est un poète, écrivain, auteur de bandes dessinées, et un compositeur belge qui parlera de Paul Valéry, qui sera un travail autour de Paul Valéry. Dans ce contexte-là, je reviendrai sur le poème de Stéphane Mallarmé que je lirai à travers le cimetière marin de Paul Valéry. Donc voici le début. Je ne vais pas vous le lire, c’est un long poème. Je ne vais pas vous le lire, mais vous pourrez le lire tranquillement après coup. D’abord, vous le trouverez sur Internet, si vous ne l’avez pas dans votre bibliothèque. Alors, il faut le lire avec les vers de Pindare en grec, bien entendu, ça c’est très important et c’est un petit peu de ce dont je vais vous parler maintenant. Je voudrais m 'appesantir un peu sur la dernière strophe de ce poème. Quel est le rapport, quel rapport plus exactement est-ce que je fais, moi, entre ce poème de Paul Valéry et le poème de Stéphane Mallarmé dont je parlais à la session précédente ? Bon, tout le monde sait, vous savez, j'imagine que Paul Valéry était, comment dire, un disciple, disons, un auditeur en tout cas, et un ami de Stéphane Mallarmé. Donc, il a beaucoup fréquenté Stéphane Mallarmé. Il a évidemment été totalement ébloui et habité par notamment, par exemple, par ce sonnet que je disais l’autre fois. Je pense que Le cimetière marin, comme le poème de Mallarmé, prend acte de la situation anthropique de l’univers et dans l’univers, de la biosphère et dans la biosphère, de ce qu’on appelle l'être humain, que j’appelle moi-même plutôt le néguanthropos. Ce poème, Le cimetière marin, est extrêmement mélancolique. Lisez-le tranquillement. Les premières strophes sont des strophes d’après la mort de Dieu. Autrement dit, des strophes d’un monde où, oui, Sadi Carnot et tout ce qui accompagne tout cela, s’est imposé aux physiciens, aux philosophes et aux poètes, à Mallarmé et à Paul Valéry. Et puis, le dernier sixtin, comme on l’appelle, la dernière strophe du poème que voici, tout à coup, voilà, constitue une bifurcation. Une bifurcation qui est célèbre, qui est tellement célèbre qu’elle a donné le titre d’un roman japonais, que je n’ai pas lu d’ailleurs, qui s’inspire entre autres de Paul Valéry mais aussi de Thomas Mann qui se passe dans un sanatorium comme La montagne magique et ce livre de Tatsuo Hori a lui-même inspiré un film qui d’ailleurs est lui-même au départ un manga, dont voici une image. Et ce qui m’intéresse là, c’est la question suivante, que vient faire cet avion dans le poème de Paul Valéry ? C’est-à-dire aussi de Stéphane Mallarmé selon moi. En tout cas de Paul Valéry, ça c’est sûr. Que vient donc faire un avion ici ? Ces questions, si j’avais eu le temps de vous commenter le film, je ne l’ai pas, peut-être que j’en parlerai un petit peu cet été, nous rapportent au thème de l’Académie d’été de l’an passé, à savoir le rêve. Car dans ce film, alors maintenant, je parle du film qui est un manga, donc un dessin animé de Miyazaki, le héros du film rêve. Il rêve de devenir ingénieur, de voler et de faire voler. Il rêve de devenir un grand ingénieur aéronautique. Et cet ingénieur qui a existé, puisque ce roman raconte l'histoire d’un ingénieur qui a existé, c’est celui qui a fait cet avion. Excusez-moi, j’avais oublié de vous montrer. Ça, c’est l’affiche du film, qui est évidemment très éloquente. Là, vous voyez la première partie du cimetière marin, si je puis dire. C’est le cimetière. L’ingénieur dont j’ai oublié de noter le nom, l’ingénieur japonais qui est à l’origine de ce film, qui est réinscrit dans une histoire qui passe par Paul Valéry, Thomas Mann, Tatsuo Hori etc. c’est celui qui a fabriqué cet avion extrêmement célèbre, qui a fait que l’armée japonaise a quand même fait souffrir beaucoup l’armée américaine. C’est dans ces avions-là que les kamikazes se jetaient sur les bateaux, les porte-avions américains. Et ça a été un des grands acteurs, comme les Spitfires, les Stukas, etc., de la Deuxième Guerre mondiale. Et si je vous en parle, ça n’est pas pour rien. C’est parce qu'un spécialiste, professeur de lettres classiques et modernes, dont je ne me souviens plus de son prénom, mais qui s’appelle Frontier, qui est aussi écrivain, il y a un certain temps déjà, a remis en question la traduction consacrée des vers, je m'aperçois que j’ai oublié de la prendre cette traduction, des vers de Pindare qui sont au début, j’allais dire au début du film, qui sont au début du poème du cimetière marin. Et ces deux vers, Il y a dedans un mot extrêmement important dont Frontier va contester la traduction qui a été imposée par Puech puisqu’il y a une édition du poème du cimetière marin où on a pris la décision de traduire ces deux vers, ce que n’avait absolument pas fait Valéry lui, Valéry l’avait laissé en grec. Donc je pense que la maison de Gallimard, ou je ne sais plus qui était l’éditeur de cette version, a dû dire non, il faut quand même... Ce n'était pas l’époque de François Hollande et de, comment elle s’appelle, Najat Vallaud-Belkacem, c 'était... C 'était l’époque, ça devait être les époques 60, 70. Non, les gens ne comprennent plus le grec, donc il faut traduire. Et cette traduction porte sur macanan en particulier, là, Frontier va contester la traduction du mot macanan. Que va dire Frontier ? Eh bien, il dit que M. Puech, donc, qui a... En fait, j’aurais dû le savoir, c’est en 1921 qu’il a fait la traduction en français, a traduit ces deux vers de Pindare de la manière suivante. « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le chant du possible. Ça, il y a beaucoup à dire. Cette traduction qui est très contestable néanmoins nous dit pas mal de choses par rapport à Lévi-Strauss. Si on avait le temps, je reviendrais sur ce que disait Lévi-Strauss pour voir à quel point je crois que Valéry n’est pas du côté de Lévi-Strauss.

Quoi qu’il en soit, ce que dit Frontier, c’est, je le cite, cette traduction est malheureusement inexacte. Première inexactitude. « N’aspire pas à une vie immortelle ». Pindare enjoint à lui-même et à n'importe qui d’autre de couper court à cette vaine d’aspiration. Ça, ça m’intéresse énormément puisque, comme vous le savez, en tout cas ceux qui ont suivi mes cours pharmakon sur l’interprétation des vingt premières années des enseignements de Platon à travers Socrate, je soutiens que c'était ça l’enjeu socratique. Contrairement à tout ce qu’on dit, Socrate ne dit pas du tout qu’il faut aspirer à une vie immortelle. Non, au contraire, c’est un tragique. Donc, ce que Frontier oppose à Puech, c’est une lecture tragique plutôt que, disons, post-monothéiste. « La deuxième inexactitude, continue -t -il, concerne makanan, qui est purement et simplement ignoré par le traducteur, purement et simplement ignoré par M. Puech. « Or, tout me dit - c’est toujours Frontier qui parle - l’importance de ce mot dans la phrase, la place qu’il y occupe, le rythme qui le porte, la voyelle trois fois répétée qu’il fait entendre (deux a long encadrant le a bref) et peut-être, (ou j’exagère) la consonne initiale qui fait écho au du début. Tout me fait croire que l’essentiel du sens se trouve contenu dans makanan ; makanan, (grec classique, mechane, latin machina) c’est la machine, la machinerie, « la boîte à outils », dirait François Hollande. » - ça c’est rigolo – « les ficelles de la prudence » aurait dit Lautréamont (4e chant de Maldoror, strophe 2) ».

Fin de citation. Alors, vous comprenez pourquoi je crois que les lecteurs japonais de Paul Valéry, que sont Tatsuo Hori et Hayao Miyazaki, voient, lisent Pindare dans ces images. Ils lisent la mécanè, la machine. Alors voilà, pourquoi est-ce que je vous barbe avec tout ça ? C’est d’abord pour vous dire que contrairement peut-être à la philosophie finalement, la poésie, elle a tout à fait pris en compte la situation thermodynamique. Enfin en tout cas, c’est comme ça que j'interprète la chose. Et que les japonais, qui ont quand même beaucoup payé pour ça, parce qu’ils sont quand même passés par Hiroshima et Nagasaki, et bien d’autres choses d’ailleurs. Et puis récemment encore bien d’autres choses, Fukushima notamment, les japonais sont très sensibles à la dimension mécanique, machinique, technique de la problématique valérienne. Et Paul Valéry n’a pas cessé dans toutes ces... enfin je n’ai pas tout lu parce qu’il a énormément écrit, il y a plein de choses que je n’ai pas lues de Paul Valéry, mais par contre je lis régulièrement Paul Valéry en particulier ses conférences qui sont en général absolument éblouissantes. Il est obsédé par cette question. Et je rappelle, j’ai rappelé dans un livre, Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, que le premier qui pose le problème du pharmakon en grand, c’est Paul Valéry, en 1919, dans La crise de l’esprit. Et en commençant par ces mots que vous connaissez, évidemment. « Nous savons désormais que toutes les civilisations sont mortelles. » Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien, ça veut dire que l’entropie domine les civilisations. Nous le savons et il va falloir vivre avec dignement, comme disait Gilles Deleuze.

Alors, ayant dit tout cela pour enchaîner maintenant avec une tentative de dialogue, si j'ose dire, je ne sais pas si c’est un dialogue, en tout cas tentative de retour sur Heidegger et à travers Heidegger sur une grande partie de la philosophie post-structuraliste, etc. y compris Deleuze, parce que Deleuze est évidemment, malgré un certain nombre d’analphabètes qui s’imaginent que Deleuze ne lisait pas Heidegger, Deleuze est évidemment constamment en dialogue avec Heidegger. Ayant dit cela, je voudrais maintenant revenir vers ce que j’avais pointé dans les analyses des Les métamorphoses de la parenté l’an passé dans ce séminaire et en matière de reproduction de la gestation pour autrui. Donc apparemment, je passe à tout à fait autre chose. C’est pas du tout tout à fait autre chose. C’est la poursuite de ce que je viens de dire avec toutes les problématiques qui se posent à travers l’avion et le zéro Mitsubishi, parce que cet avion-là s’appelle le zéro Mitsubishi, ce qui se poursuit à travers la gestation pour autrui et tout ça, c’est toujours la même chose, c’est-à-dire la technicisation du monde. J’avais essayé de montrer là-dedans qu'un capitalocentrisme fondamental s’imposait dans le discours de Maurice Godelier, lorsqu’il défendait ce qu’il appelle les nouvelles formes de la parenté. Et quant à ce qui relève non seulement de nouvelles formes de la parenté, mais de ce que je préfère présenter d’abord comme de nouvelles formes de reproduction sexuée. De cette reproduction sexuée, dont vous vous souvenez que Claude Lévi-Strauss disait qu’il n 'y a que par là que l'homme est vraiment néguentropique. Ça n’est qu’en tant qu’il se reproduit, comme les rats, comme les pieds de maïs, etc., qu’il appartient encore au néguentropique ce avec quoi je suis totalement en désaccord. De ce point de vue-là, je suis certainement plus proche de Godelier. Mais en même temps, je ne suis pas sûr que Godelier ait pris la mesure lui-même de la question néguentropique et anthropique dont la technicisation de la vie et de la reproduction constitue évidemment un risque énorme d’entropisation de la reproduction. Je dis entropisation avec un e, c’est-à-dire de clonage, c’est-à-dire de destruction, finalement, de ce qui est, en tout cas, tel que je l’ai compris, à mes yeux, le darwinisme et ce qu’il y a de génial dans le darwinisme, c’est-à-dire un processus de production de différance avec un a, dirait Derrida d’ailleurs, donc de néguentropie, dirait Schrödinger. Bien sûr que, derrière tout ça, il y a la question de, appelons ça de poupées barbies vivantes, en chair et en os. Lévi-Strauss et Godelier ignorent, comme pratiquement tous les penseurs de l’anthropos, la singularité des processus anthropiques et néguentropiques induits par la forme technique de la vie, comme Marx, qui ne connaît pas la théorie de l’entropie négative, qui n’arrivera que 80 ans après lui, ou 70 ans après lui. En revanche, il connaît un petit peu la théorie de l’entropie tout court, mais ce n’est pas tellement lui qui en parle, c’est Engels, dans La dialectique de la nature. Donc Lévi-Strauss, Godelier et tant d’autres ignorent cette forme technique de la vie et donc de néguentropie qui apparaît avec l’homme et que Marx pose au point de départ de toute sa pensée dans L’idéologie allemande. Et j’avais souligné l’an passé, en terminant ce séminaire par une lecture de l’article de Jean-Pierre Digard, que quand même c'est étonnant puisque Godelier était un althussérien, lecteur de Marx, etc. En même temps, j’ai essayé de dire pourquoi ce n’est pas si étonnant que cela, puisqu’Althusser lui-même a quand même minoré L’idéologie allemande énormément et que les althussériens considéraient que Marx commençait après L’idéologie allemande. Donc, tout cela n’est pas si incohérent que Jean-Pierre Digard avait l’air de le croire. Pourquoi est-ce que je réagite ces questions du séminaire de l’an passé ici ? C’est parce que je voudrais insister sur la visée politique d’un néguanthropocène et sur la dimension intrinsèquement politique de ce que j’appelle une néguanthropologie, en rappelant d’ailleurs que Godelier lui-même disait dans les années 70 que l’anthropologie était absolument politique. Mais qu’il faudrait peut-être remettre tout ça à l’heure, si je puis dire, de ce qu’on appelle maintenant l’événement anthropocène. J’essaie, moi, dans ce séminaire, je voudrais, et on y reviendra, j’espère, dans l’académie d’été, j’essaie de poser cette question du néguanthropocène d’un point de vue politique et d’un point de vue d’une économie politique dans laquelle je voudrais intégrer, d’une part, ce que dit Nicolas Georges Georgescu-Rögen dont je vous ai déjà parlé et qui publie dans ce livre-làhttps://catalogue-editions.ens-lyon.fr/fr/livre/?GCOI=29021100235990↩︎, ça c’est un livre sur Nicolas Georgescu-Rögen d’Antoine Missemer mais à la fin du livre, il y a un texte de Georgescu-Rögen, un article qui a été publié par lui, traduit dans une revue dont j’ai oublié le nom d’ailleurs et que je vous recommande de lire. Et j’essaierai de parler bientôt de René Passet, L’économique et le vivant, qui, dans ce livre de 1979, qui à mon avis est un livre très important, publié par Economica, conteste en réalité l’analyse de Georgescu-Rögen. Il reprend un certain nombre de ses questions, dont la question de ce que Georgescu-Rögen appelle l’exosomatisation qui est une autre façon de formuler ce que j’appelle moi l’organogenèse. Mais exosomatisation, c’est intéressant comme expression, c’est plus intéressant qu’organogenèse. Parce que l’organogenèse, il y en a dans le maïs, c’est de l’organogenèse, tout le vivant en produit de l’organogenèse. L’exosomatisation, c’est spécifiquement néguanthropologique. Et donc, je m’intéresse beaucoup à Georgescu-Rögen, notamment à cause de cela et puis, bien sûr, parce qu’il a mis l’entropie et la néguentropie au cœur de sa théorie économique. Et ça, c’est très important. Il est revendiqué par les gens de la décroissance comme étant le penseur de la décroissance que contestent Missemer, par exemple, et moi aussi. Mais René Passet, lui-même, conteste la compréhension que Georgescu-Rögen a de l’entropie et de la néguentropie. Et ça, j’espère que j'y reviendrai, soit dans le séminaire, soit pendant l’Académie d’été. Je vais peut-être même essayer d’inviter René Passet à venir en parler.

Alors, ayant posé cela, à travers ce parcours, je vais essayer de nous acheminer dans les trois séances prochaines vers ce qui constituerait, ce qui pourrait constituer les traits majeurs de ce que je vais appeler une organologie de la volonté. Puisque dans l’anthropocène, pour moi, la question qui se pose, qui est une question économique, politique, philosophique... et néguanthropologique au sens le plus large, c’est la volonté, le pouvoir et la volonté de sortir de l’anthropocène. Ça c’est un autre point de malaise que j’ai avec l’événement anthropocène Bonneuil et Fressoz puisqu’eux concluent leur livre, si je l’ai bien compris en tout cas, en disant on ne peut pas sortir de l’anthropocène. Il va falloir apprendre à vivre dans l’anthropocène. Et moi je dis on ne peut pas apprendre à vivre dans l’anthropocène. L’anthropocène est invivable. Il faut sortir au plus vite de l’anthropocène. Et pour pouvoir sortir de l’anthropocène, il faut une volonté de sortir de l’anthropocène. Et donc nous devons reposer la question de la volonté qui constitue la volonté, ce qu’on appelle la volonté, on peut la regarder comme une la dimension de l'âme noétique dotée d’une autonomie, d’un libre arbitre, de tout ce qu’on veut, mais on peut aussi la voir comme une façon de produire une bifurcation. C’est-à-dire qu’on peut aborder le problème de la volonté du point de vue de la théorie des systèmes. Qu’est-ce qu 'un système capable de produire une bifurcation qui est issu d’un truc qu’on appelle classiquement la volonté ? Quel est ce type de bifurcation ? Quel genre de système peut produire quelque chose de ce type-là ? Ça, ça nous fait sortir de la métaphysique de la volonté, qui effrayait tellement Derrida qu’il avait toujours peur, à chaque fois qu’on prenait la parole pour un tout petit peu critiquer ce qu’il disait, qu’on revienne à la volonté, la maîtrise, Descartes, etc. Je crois que toutes ces questions-là, qui d’ailleurs doivent absolument s’articuler à la question de l'habitude et j’espère qu’un jour, nous verrons Julien Gauthier ici, parce que Julien Gauthier, qui fait partie d’arts Industrialis, qui est venu d’ailleurs la première année ou la deuxième année à l’Académie d’été, a fait un exposé sur l'habitude qui est extrêmement intéressant. On ne peut pas penser la volonté sans penser l’habitude et réciproquement. Et donc j’espère que nous pourrons y revenir avec Julien sur cette question et que nous pourrons faire mûrir cette question durant l’été et durant les mois de septembre, octobre et novembre jusqu'au 30 novembre où sera ouverte la conférence COP21. Car je pense qu’il faut que nous préparions un débat public pour poser la question aux Nations-Unies de qu’est-ce que c’est qu'une volonté aujourd’hui de sortir de l’anthropocène au moment de la négociation des Etats du monde entier sur les objectifs de réduction de CO2, notamment, beaucoup d’autres affaires, pendant cette conférence qui se tiendra donc du 30 novembre au 12 décembre. Et que nous reprendrons, nous, à l’IRI, au sein des Entretiens du nouveau monde industriel, en posant le problème d’une reconception du web qui deviendrait un web herméneutique, c’est-à-dire au service de la capacité à produire des bifurcations volontaires constituées par une activité herméneutique. Et comment concevoir une architecture de réseau, des protocoles de communication qui favorisent les bifurcations herméneutiques et donc volontaires ? Je dis « et donc volontaire » parce qu'à un moment donné, on décide d’interpréter. Tout ça pose le problème d’une entropologie de la décision. Je dis « entropologie » avec un « e » parce que ce que Derrida posait toujours, c’est que la décision n’est pas la volonté, simplement. Vous savez bien que tout le monde reproche à Derrida, moi compris à certains égards parfois d’ailleurs, c’est une certaine obsession de l’indécidable. En même temps, c’est ce qui est très grand chez Derrida, la question de l’indécidable. Donc je ne suis pas en train de rejeter comme les anti-derridiens cette question. Simplement, je pense que ce qui obsède Derrida dans la question de l’indécidable, c’est l’entropologie de la décision. C’est-à-dire le renversement toujours inscrit dans toute décision de la décision elle-même. C’est ça l’entropologie de la décision. C’est ce qui fait que je décide quelque chose, c’est-à-dire que je produis de la néguentropie. Une décision, c’est quelque chose de néguentropique, alors de manière absolument irréductible, c’est ça décider, ça veut dire créer une bifurcation justement, avec sa volonté et cette décision, Derrida dit qu’elle ramène toujours au contraire de ce pour quoi elle est faite. Il y a toujours un moment où elle est embarquée dans son entropologie avec un e. Alors, nous essayons donc de poser ces problèmes en termes d’habitude, de volonté, d'organologie de la volonté et sous l’angle d’une théorie des systèmes, si je puis dire, de la volonté. D’ailleurs, ça mériterait de revenir vers Schelling et de poser la question du système de l’idéalisme avec Heidegger chez Schelling pour rapporter ça en question de la théorie des systèmes de Bertalanffy et du XXe siècle. Là, je fais un petit raccourci, mais on en parle beaucoup avec Yuk Hui en ce moment, parce que Yuk est en train de travailler Schelling en ce moment. Et j’ai écrit quelque chose comme ça dans la préface de son livre qui paraîtra à la fin de cette année chez Minnesota Press. Et donc, il s'y est mis à fond sur la question de Schelling et du système. Alors, la question du néguanthropocène, ce n’est pas seulement celle de savoir en quoi l'être organologique peut produire à son échelle plus de néguentropie que d’entropie, ça c’est bien la première question. Et ici évidemment il y a une énorme difficulté théorique, celle des échelles justement, des ordres de grandeur, de la qualification des types, des régimes, des régions de néguentropie et d'entropie relative, etc. puisqu’un système néguentropique produit toujours de la néguentropie localement en redistribuant l’entropie en dehors de lui-même. Et évidemment, derrière tout ça, il y a mille questions dont une en particulier, j’ai fait un cours là-dessus à Berlin cette semaine, est ce que j’appelle la géographie de l’entropie et de la néguentropie et la géopolitique. Je peux par exemple dire, je ne sais pas, la Californie va produire énormément de néguentropie pour la Californie, mais elle va déverser de l’entropie dans le Pacifique ou ailleurs. Donc, il y a des très, grandes questions derrière cela de justice entropique et néguentropique et de relations internationales et aujourd’hui planétaires. Donc, je neutralise ces aspects malheureusement, je voulais signaler simplement vous signaler que je ne suis pas totalement ignorant de cette difficulté. Et donc pour vous rassurer un petit peu sur ce qui pourrait ressembler à mon inconscience.

La question serait en quoi une volonté politique et économique serait capable d’accomplir le saut dans le destin par-delà l’anthropocène ? Qu’est-ce que ça veut dire par-delà l’anthropocène ? Eh bien ça veut dire, en passant par ce que Heidegger appelle ici le Gestell. Qu’est-ce que c’est que le Gestell dans ce texte ? qui se trouve dans, je crois, le quatrième volume des Questions de Heidegger. Je crois que c’est sa Question 4. C’est ce qui a été publié chez Gallimard sous le titre Question 4. Donc dans un texte extrêmement célèbre qui s’appelle la fin de la philosophie et le tournant, la Kehre. C’est un très grand texte de Heidegger. Il y a une série de grands textes d’ailleurs dans Question 4, très important. Il faudrait les étudier à peu près tous mais on n’aura pas le temps évidemment. Qu’est-ce que c’est que le Gestell ? C’est ce que montre Miyazaki, c’est ce qui obsède Valéry et c’est la concrétion et la concrescence, j’emploie le mot évidemment en l’empruntant chez Whitehead, déposée et cristallisée par l’exosomatisation autour de la Terre. Derrida a beaucoup parlé de ça. Je vous ai déjà parlé peut-être, je crois en tout cas, d’un jeune chercheur allemand, qui n’est pas encore en doctorat d’ailleurs, qui s’appelle Armin Schneider, qui va donner bientôt dans mon séminaire à Berlin, une interprétation d’un texte de deux pages de Heidegger, où Heidegger commente un philosophe de la technique allemand, dont je n’arrive plus à retrouver le nom d’ailleurs, je m 'excuse, je l’ai quelque part, mais je ne l’ai pas noté, dont Armin soutient que c’est de là que vient le mot Gestell. Et dans ce texte, si je vous le signale, c’est parce que dans ce texte-là, Heidegger parle de la machine à vapeur. Et d’après Armin Schneider, c’est le seul endroit qu’il connaisse où Heidegger parle de la machine à vapeur. Et ça ne fait que deux pages. Alors, si je vous montre cet extrait fameux de La philosophie et le tournant, la fin de La philosophie et le tournant de Heidegger, c’est parce que derrière et devant tout cela, en deçà et au -delà de tout cela, Il y a aussi une discussion moins limitée à cet aujourd’hui que serait le Gestell, avec les questions d’abord de la technique, notamment comme Gestell, c’est-à-dire comme Anthropocène. Pour moi, ce que Heidegger appelle Gestell, c’est ce que nous appelons Anthropocène. Bien évidemment, je connais des centaines d’heideggeriens dans le monde qui, depuis 1960, parlent du Gestell quand ils parlent de technique. Et je pense que la plupart d 'entre eux, si je leur disais maintenant, mais le Gestell c’est ce qu’on appelle Anthropocène, ils résisteraient beaucoup. Mais je pense que c’est absolument évident. Donc ça va se combiner avec la question de la technique comme Gestell, c’est-à-dire comme Anthropocène, ce n’est plus la technique de Sein und Zeit, c’est la technique du dernier Heidegger, disons, la question de la mort, car l’anthropocène c’est ce qui porte en soi la mort, et la mort c’est la question chez Heidegger de l'être-pour-la-mort, et donc la question de la protention et de l’attente, puisque chez Heidegger la question de la mort c’est la question de la protention, qu’il ne qualifie pas comme telle, Il n’emploie pas les mots « rétention » et « protention », même s’il ne fait que commenter Husserl, il ne pense qu'à ça mais il n’emploie pas ces termes-là précisément, je pense parce qu’il a besoin de se libérer de quelque chose qui vient de la phénoménologie. Mais il ne parle que de cela. Or, pour moi, la protention, c’est l’attente. L’attente qui, d’ailleurs, je le dis surtout pour Igor, est aussi la question de l’attention. Il ne peut pas y avoir d’attention sans attente. Donc pour penser l’attention, il faut d’abord penser l’attente. Et pour penser l’attente, il faut penser le désir, etc. Quoi qu’il en soit, Heidegger ne parle pas de ces questions dans Sein und Zeit, ni à mon avis dans les grands textes innombrables qu’il a pu écrire autour de toutes ces questions. Mais en revanche, dans ce texte que je vous montre là, dans ce texte sur le Gestell, ici précisément, Il pose la question de l’attente, là, dans ce passage-là, que je vais vous montrer en plus gros maintenant. Il parle non plus du Dasein, mais de l’homme. Il ne l’appelle plus le Dasein, il l’appelle l’homme, qu’il définit comme celui dont « l’essence est, je le cite, d'être celui qui attend, celui qui attend l’essence de l'être en le gardant par la pensée ». Alors, je ne retiendrai pour ma part que le début de la phrase, « d'être celui qui attend ». L’essence de l 'être, ça, je le laisse de côté pour le moment. Pourquoi est-ce que je vous attire vers ces textes ? Eh bien, c’est pour vous poser, pour nous poser une question. Quant à nous, à six mois d 'ouverture de la COP 21, qu’attendons-nous ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ? Vous connaissez cette chanson ? ? Est-ce qu’il est temps de chanter cela ? Si vous lisez la page entière de Heidegger, d'où j’extrais donc cette phrase, il ne vous échappera pas que celui qui attend, plus originellement peut-être que celui qui questionne, je dis cela parce qu'au début de Sein und Zeit, Heidegger dit, le Dasein, c’est celui qui questionne, et là, 40 ans plus tard presque, ou 35 ans plus tard, il dit, l’essence de l’homme c’est d 'être celui qui attend. Donc c’est comme si l’attente précédait la question. Bon, ce n’est pas sûr. Moi j’ai répondu, enfin j’ai essayé de dire, celui qui questionne, non, ce n’est pas celui qui est questionne, c’est d’abord celui qui est mis en question par la technique, par le gestell et par la technique en général. Et c’est parce qu’il est mis en question qu’il questionne. Et donc ce qui précède la question, c’est d'être mis en question. Mais Heidegger peut-être répondrait là, oui, d’accord, mais s’il peut être mis en question, c’est parce qu’il attend. Sinon, il ne pourrait pas être affecté, simplement, parce qu’il ne pourrait pas être mis en question. Il attend quelque chose qui le mette en question. Et à partir de là, peut-être qu’il se met à questionner. Par exemple, les sens de l'être, dirait Heidegger. Moi, je ne dirais pas cela. Moi, je dirais la néguanthropologie, l’organologie. Quoi qu’il en soit, donc, il ne vous aura certainement pas échappé si vous lisez tout cela que Heidegger écrit tout cela au moment où il parle du pharmakon, sans nommer le pharmakon, mais en citant Hölderlin, ici même, « Mais où est le péril, croît aussi ce qui sauve. »  Tout le monde connaît ça. Personne ne connaît Hölderlin, mais au moins connaît cela. Et l’usage qu’on aura fait, enfin l’usage, la lecture, l’herméneutique qu’on aura faite. Heidegger, donc, qui dit que le Gestell, c’est-à-dire, disons-nous, le pharmakon, le pharmakon à l’époque de l’anthropocène, c’est là où est le danger, c’est le péril. C’est ce qu’il disait à la page précédente. Je vous redis là, c’est là, l’essence du Gestel est le péril. Comme péril, l'être se détourne de son essence vers l’oubli de son essence, etc. Et à la page suivante, il dit, « mais où est le péril, croit aussi ce qui sauve ». Et donc, le Gestel est à la fois le danger et ce qui sauve. Le Gestell, c’est le pharmakon. La pharmacologie, ce n’est pas l’obsession de Stiegler. C’est la question que pose Heidegger à partir des années 60. Evidemment, pas du tout dans les termes que j’essaie de promouvoir, mais néanmoins, c’est bien de ça dont il s’agit. A partir de là, je crois que pour nous, dont je demandais, mais qu’est-ce que nous attendons, nous, à six mois de la conférence de l’ONU sur le climat ? Pour nous, la question se pose de savoir comment penser la protention à l’époque de l’anthropocène et du point de vue d’une pharmacologie qui intégrerait, à la différence de Heidegger, la question de la néguentropie et de l’entropie à l’intérieur du Gestell, ce dont Heidegger ne dit rien. Mais il n 'y a pas que lui, comme je l’ai déjà dit, à part Deleuze en philosophie. Et puis finalement, quand même, il faut le dire, Edgar Morin, eh bien, personne en philosophie n’a porté ces questions-là. Par contre, il y a des économistes qui l’ont porté, Georgescu-Rögen comme je le disais tout à l’heure, René Passet. Il faut rouvrir ces questions, il faut les rouvrir en dialogue, en débat, avec Bonneuil et Fressoz, par exemple, ces historiens qui font un travail très important sur l’événement Anthropocène, il faut ouvrir un dossier. La question de la protention se présente ici comme celle d’une attente primordiale. Quand je dis primordiale, c’est-à-dire plus vieille que même la question de Sein und Zeit etc. L’attente étant, comme je le disais tout à l’heure, la condition de l’attention, c’est-à-dire de la Sorge, de ce qui est la question centrale de Sein und Zeit. Et ce à quoi il faut faire attention, c’est ce que nous dit Heidegger ici, ce qu’il ne disait pas, à mon avis, dans Sein und Zeit, c’est au pharmakon qui est le Gestell en tant qu’il menace de périr, de nous faire périr et en tant qu’il est le seul porteur de…alors je ne dirais pas d’un salut, je ne crois pas au salut, peut-être à la différence de Heidegger, c’est pour ça que je crois qu'aucun dieu ne peut nous sauver, je ne crois pas du tout qu’on puisse être sauvé tout simplement. Je pense comme Lévi-Strauss de ce point de vue-là que de toute façon rien ne sera sauvé. Mais par contre je crois que comme Georges Bataille, il est possible d'être somptueux. Et que donc la question ce n’est pas d'être sauvé, c’est de saluer, si je puis dire, de saluer le monde, somptuairement et somptueusement. Avec Paul Valéry, avec Mallarmé... tout ce que vous voulez. Si on avait le temps, je ne le prendrai pas dans ce séminaire, mais je le dis simplement pour vous encourager à le faire vous-même, si vous en avez le temps, on lirait aussi Identité-différence de Heidegger, un texte un peu de la même époque et qui va beaucoup plus loin dans les considérations pharmacologiques, vraiment, alors là, qui paraissent ouvrir vers une positivité pharmacologique, si je puis dire. Mais je ne vais pas le faire, je n’en ai pas le temps. Une telle lecture de la Kehre, du tournant, consiste avant tout à appréhender l'être-pour-la mort comme la protention de l’entropie telle qu’elle peut vouloir la néguentropie. Voilà ce que je dirais à la sortie de ces textes de la fin de la philosophie et le tournant. Ce dont nous héritons, ce dont nous avons à hériter avec Heidegger, c’est de cela. Et donc nous avons à hériter de la question de l’Entschlossenheit, ce qu’on traduit en français par résolution dont le pendant est l’Erschlossenheit, et ça vous pouvez le voir dans Sein und Zeit. Erschlossenheit, ça veut dire ouverture, c’est l’ouverture du Dasein, le Dasein en tant qu’il est ouvert, c’est-à-dire néguentropique. Ouvert, c’est un mot qui est utilisé par Bergson également, par Deleuze. Voilà, l 'être ouvert par les systèmes ouverts de Bertalanffy, de Prigogine, etc. Par, donc, comment s’appelle-t-elle, Isabelle Stengers. Et l’ouvert, donc, c’est la condition de l’Entschlossenheit, c’est-à-dire, de la… on traduit par résolution, qui n’est pas la volonté, bien entendu, mais dont la volonté est l’expression banale, si j’ose dire. Alors ce texte-là, de Sein und Zeit, il a été traduit de trois... moi, je connais trois traductions.

Alors, tout cela ayant été posé, je vais venir vers une conclusion pour cette session d’aujourd’hui qui va nous ramener vers l’actualité de ces questions. Je vais essayer de vous dire en quoi le Gestell, la Kehre, la Protention, l’Entschlossenheit, en particulier l’Erschlossenheit précisément, sont des questions d’une extraordinaire actualité et qu’il nous faut les lire d’une manière non heideggérienne en sortant de cette chapelle, pour essayer d'être à la hauteur de ce que Heidegger a pensé lui-même, mais en allant autrement que Heidegger, avec Heidegger. Le contexte de tout cela, c’est donc la question du climat. Je vous invite, quand vous aurez le temps, à regarder cet article de Libération. C’est une tribune dans la rubrique Rebond, signée de Nicolas Haeringer qui est un militant écologiste d’un mouvement qui s’appelle 305.org, dans lequel il s’en prend une autre tribune qui a été faite au même endroit par, non pas un écologiste, mais un physicien, je n’arrive plus à lire, un physicien qui s’appelle Jacques Treiner et qui dit, ce physicien, il est trop tard pour rester en dessous de la barre des deux degrés. C’est l’objectif, comme vous le savez, de l’ONU, sur la conférence sur le climat, comment faire pour rester en dessous de 2 degrés, puisque les climatologues disent en dessous de 2 degrés, ça sera compliqué, mais on y arrivera. Au-dessus de 2 degrés, ça deviendra plus que compliqué. Et comment ne pas se trouver pris dans une augmentation de 5 degrés, voire 5,8 degrés dans certains scénarii de la température sur la planète. La conclusion est une recontextualisation de ce que j’essayais de dire dans ce séminaire d’aujourd’hui. A partir de cet article qui est paru dans Libération il y a peut-être deux mois, d’un écologiste qui répondait à un physicien, l’écologiste donc, s’appelant Nicolas Haeringer et le physicien s’appelant Jacques Treiner. Jacques Treiner disant, grosso modo, il est trop tard. Exactement, l’humanité est résolument engagée sur la trajectoire du réchauffement de 3 à 5 degrés. Grosso modo, il dit, vu ce qui se passe, les courbes patati patata, maintenant ça y est, on est parti, de toute façon on va exploser les 2 degrés, on ira entre 3 et 5 degrés. Et Nicolas Haeringer répond, mais pas du tout, il n’est absolument pas trop tard, on ne peut pas accepter ce point de vue. Nicolas Haeringer va défendre un point de vue que je respecte tout à fait mais dont je ne vais pas parler fondamentalement. Moi ce qui m’intéresse ici c’est que veut dire résolument, l’humanité est résolument engagée sur la trajectoire de… Qui a eu cette résolution ? Absolument personne. Donc c’est la résolution du Gestell, si je puis dire, si je reprends la terminologie heideggérienne. C’est automatiquement le système. Alors on va dire si c’est le capital, c’est les grandes compagnies pétrolières, les grands acteurs industriels. Ce n’est pas si clair que ça. On ne peut pas. Bien entendu, on sait qu’il y a un conflit d’intérêt tout à fait évident. Mais bref, j'utilise cela un petit peu comme un prétexte pour revenir vers la question de la résolution et donc activer ma question de l’Entschlossenheit, de la volonté, et de notre discours contemporain face à cela. Parce que c’est un peu indigent ce discours. Quand je dis ça, ce n’est pas du tout ni contre Treiner ni contre Haeringer d’ailleurs, simplement c’est le discours quotidien d’aujourd’hui qui comme ça, avec une espèce d’étonnante naïveté quand même ou je ne sais pas comment dire, je n’arrive pas à qualifier l’attitude, on pourrait dire un peu d’irresponsabilité, voilà, emploie des mots qui n'ont plus de sens. L’humanité est « résolument engagée sur », ça n’a aucun sens, ce n’est absolument pas une résolution, donc cet adverbe est devenu totalement rhétorique, mais moi il m’intéresse de le prendre au pied de la lettre, de dire mais où est l’irrésolution là-dedans ? Ce résolument en fait veut dire irrésolument. Comme ça arrive très souvent d’ailleurs, très souvent, on entend des adverbes dans le sens contraire. Quand on dit par exemple, c’est sans doute quelque chose comme, ça veut dire c’est peut-être, alors que sans doute veut dire exactement le contraire de peut-être. Donc c’est courant en français de faire ce genre de machin. Mais le langage s’est totalement réthorisé ces dernières années. Et au moment où on parle d’un sujet extraordinairement grave, la question du climat, on peut dire d’une certaine manière, il n'y a pas plus grave comme sujet. On emploie des mots totalement rhétoriques, où on se demande comment les scientifiques peuvent-ils parler aussi légèrement finalement. Bon, ils ne savent pas ce que veut dire résolution, d 'où ça vient dans ce que je dis. Pourquoi est-ce que j'insiste sur tout ça ? C’est parce que je pense qu’il faut reprendre ce qui est derrière dans cet article et que le traîneur agite. Alors pas forcément exactement ce qu’il dit. D’abord, il parle de chaos. « Renoncer à cet objectif et admettre que nous nous orienterons vers un à trois degrés de réchauffement supplémentaire reviendrait à accepter que notre avenir soit marqué par le chaos et la catastrophe ». Voilà, c’est ce que dit contre Treiner Nicolas Haeringer. Il a raison, je pense. Chaos, mais en même temps, qu’est-ce que ça veut dire, chaos ? Chaos, ça veut dire entropie, ça veut dire désordre. Prenons ces mots sérieux, prenons le mot résolument au sérieux, prenons le mot chaos au sérieux, et prenons aussi au sérieux ce que soutient Haeringer. D’abord, il rappelle des choses, que « nous ne pouvons pas nous permettre de brûler plus de 700 gigatonnes de CO2 au cours des 35 prochaines années ». Si on brûle plus que ça, on explose en dehors de ça. « Les réserves de combustible fossiles actuellement exploitées représentent environ 3000 gigatonnes d’émissions potentielles ». Il nous fait mesurer la gravité des données, parce que là, ce sont des données. Et la question qu’il pose, donc, c’est de dire, de bannir, tourner définitivement la page des combustibles fossiles, interdire l’investissement… Je vous signale, vous l’avez peut-être lu dans la presse, là, il y a deux jours. Je voulais vous le montrer, malheureusement, j’ai perdu la feuille. Le Figaro, qu’il faut lire, c’est un des meilleurs journaux de France. Il n 'y a pas de doute, les meilleurs journalistes sont Figaro. Le Figaro, ce n’est pas mon truc, mais quand j’ai envie de lire un truc sérieux en économie en particulier, je lis le Figaro parce que les journalistes du Figaro sont beaucoup plus sérieux. Je ne parle pas des éditorialistes ou des chroniqueurs, pas de Zemmour ou de mecs comme ça, mais je parle des journalistes. Il y a de très, très bons journalistes au Figaro. Et dans le Figaro d’il y a deux ou trois jours, eh bien, on signalait qu’en ce moment, à Paris avait lieu une rencontre de grands industriels et financiers qui décident de désinvestir dans le carbone et qu’il y a quelque chose qui commence à concrétiser au niveau international. Certains investisseurs collectifs, fonds une pension patati patata. Non, non, non, non, on ne met plus de pognon dans l’exploitation du pétrole, dans le gaz de schiste, dans les sables bitumeux, etc. Et ça prend des proportions importantes. Ça, il ne faut pas l’ignorer. C’est très, très, très important. Il y a des éléments dans la protention négative. Qu’est-ce que c’est qu'un investisseur ? C’est quelqu'un qui produit des protentions. C’est un protentionnaliseur professionnel, un investisseur. C’est celui qui fait des protentions financières calculées, etc. Il y en a qui commencent à s’inquiéter. Mais attendez, on investit dans des trucs qui, à 35 ans, vont rendre tout investissement impossible, en gros. Donc il se passe des choses intéressantes. Alors pourquoi est-ce que j'insiste sur ce point ? Pour deux raisons. D’abord parce que je pense que quand un terrain comme ça se met à mûrir, à maturer, c’est qu’il est en train de se préparer une bifurcation. Dans des moments comme cela, on a besoin des philosophes. On a besoin de gens capables de construire des concepts qui vont dire voilà la bifurcation qui est en jeu. Et le fait de la nommer permet de la cristalliser. Ce que je veux dire c’est qu'aujourd’hui, il faut promouvoir la question du néguanthropocène au moment où des grands investisseurs internationaux commencent à prendre un petit peu au sérieux le discours de ce type qui s’appelle Nicolas Haeringer et qui lui proposent donc de désinvestir totalement des combustibles fossiles et de véritablement créer une nouvelle politique planétaire. C’est très intéressant de voir dans le Figaro, quand j’ai préparé ce séminaire, je n’avais pas lu l’article du Figaro. J’ai eu le plaisir, en allant à Berlin, de lire cet article et de me dire, tiens, mais finalement, il y a quand même des trucs vraiment intéressants. C’est très intéressant de l’articuler avec les propos que nous essayons de porter ici, d'essayer de construire des concepts rationnels en reprenant ces vieilles questions de l’attente, de la protention, c’est-à-dire l’investissement. etc. Au moment où, par ailleurs, on peut lire ce que dit Florian, 15 ans. Je vous recommande de lire ce texte. Je vais vous le lire à haute voix. Il a été publié dans une revue qui s’appelle l’impensable. L’impansable, ça s'écrit avec un a. C’est comme la différance avec un a. Et voici ce que dit Florian. « Tu sais, je crois que vous ne vous rendez vraiment pas compte de ce qui nous arrive. Quand je parle avec des jeunes de ma génération, ceux qui ont deux ou trois ans de plus ou de moins que moi, ils disent tous la même chose. On n’a plus ce rêve de fonder une famille, d’avoir des enfants, un métier, des idéaux, comme vous l’aviez quand vous étiez adolescent. Tout ça, c’est fini parce qu’on est convaincu qu’on est la dernière ou l’une des dernières générations avant la fin ». Voilà ce qui se dit aujourd’hui dans les jeunes générations. Et on ne peut pas laisser face à ce discours le silence du Gestell s’imposer. Donc c’est ça l’enjeu de ce séminaire et je pense que pour s'y confronter, il faut se retourner vers la thermodynamique et la question de la néguentropie. Voilà, je vais m 'arrêter là et on abordera ces questions plus précisément à la prochaine session.

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